marți, 13 august 2024

Ivory+Merchant+Prawer-Jhabvala

 


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L'histoire

Nous sommes en 1905. Lucy Honeychurch (Helena Bonham Carter), une jeune et charmante Anglaise de bonne famille, est en villégiature à Florence en compagnie de Charlotte Bartlett (Maggie Smith), une cousine plus âgée. Les hasards du voyage leur font croiser la route d’autres touristes britanniques : pour la plupart de dignes vieilles filles parties à la découverte du Continent comme Miss Lavish (Judi Dench) ou les sœurs Alan (Fabia Drake et Joan Henley)... Mais aussi des hommes : les uns aussi rassis que les mûres Anglaises peuplant la pension Bertolini tel le pasteur Beebe (Simon Callow) ; d’autres plus remuants à l’instar de George Emerson (Julian Sands), un jeune Londonien aussi déstabilisant que séduisant...

Analyse et critique

Fidèle à la construction du roman (1) d’E.M. Forster dont Chambre avec vue est l’adaptation, James Ivory choisit d’ouvrir et de clore son film en un espace identique - une pension de Florence pour touristes britanniques - dans lequel s’inscrit un même personnage : Lucy, l’héroïne de Chambre avec vue, interprétée avec une belle conviction par Helena Bonham Carter. Quelques mois seulement - sans doute guère plus d’une année - séparent ces séquences inaugurale et finale. Et pourtant la Lucy des derniers instants de Chambre avec vue diffère radicalement de celle des débuts du film, ainsi que le souligne élégamment la mise en scène de James Ivory. La première image de Lucy consistait en un gros plan cadrant en contre-plongée un visage encore poupin, à la puérilité accentuée par des yeux comiquement écarquillés et enserré par une coiffure des plus sages. À cette vision initiale répondra celle - ultime - d’une Lucy aux cheveux sensuellement déliées et dont le filmage en plan moyen dévoile un buste aux formes pleines se dessinant, comme en majesté, sur fond de paysage florentin... C’est donc, on l’aura compris, le récit d’une transition réussie de l’adolescence à l’âge adulte que met en scène James Ivory avec Chambre avec vue.

 

La passion amoureuse constitue le principal vecteur de cette mutation d’une Lucy presque encore enfant en une jeune femme accomplie. Puisque Chambre avec vue s’attache pour l’essentiel à dépeindre les affres sentimentales d’une héroïne dont le cœur balance entre deux hommes. Le premier d’entre eux est George, un représentant de la middle class anglaise empreint d’un idéalisme généreux et à qui le blond Julian Sands confère une séduisante présence. Quant au second des prétendants de Lucy, il s’agit du brun Cecil, un grand bourgeois londonien aussi intellectuellement sophistiqué que socialement méprisant. Le personnage est campé par un Daniel Day Lewis débutant mais au jeu déjà tout entier orienté vers la quête de la "performance"… que l’on appréciera ou pas, selon que l’on y voit une composition réussie ou du pur cabotinage ! C’est donc entre ces deux personnages tout à fait antithétiques que Lucy doit arrêter son choix : l’un - George - lui ayant déclaré sa flamme en lui volant un baiser passionné dans la solaire campagne toscane ; l’autre - Cecil - l’ayant très formellement demandé en mariage dans la quiétude d’un jardin anglais. Mais si le spectateur n’éprouve d’emblée aucun doute quant à l’inclination véritable de la jeune fille - Helena Bonham Carter fait sourdre du premier regard porté par Lucy sur George une attirance cruellement absente de ceux qu’elle accordera ensuite à Cecil - il faudra en revanche quelque temps au personnage pour prendre conscience de la réalité de son désir. Entre ce dernier et la jeune fille s’interpose en effet un ensemble de figures constituant autant d’empêchements à la compréhension par Lucy de ses propres aspirations.

 
 

Trahissant en cela une psyché encore immature, l’héroïne de Chambre avec vue se montre d’abord servilement soumise à la volonté de ceux que la norme sociale lui désigne comme de légitimes inspirateurs. Il en va ainsi de ses aînées - sa vieille cousine Charlotte, sa mère ou bien encore des amies plus âgées telles Miss Lavish ou les sœurs Alan - à qui la jeune femme abandonne régulièrement le soin de parler ou d’agir en son nom. On pense notamment à cette scène florentine durant laquelle Lucy - alors sur le point d’évoquer avec George le baiser qu’il vient de lui arracher - renonce finalement à se confronter au jeune homme, s’effaçant devant Charlotte - à la fois sa cousine et son chaperon - que James Ivory fait soudainement apparaître dans le cadre par un habile jeu de portes. S’intercalant spatialement entre Lucy et son amant, Charlotte fait physiquement obstacle à la parole de sa protégée, la réduisant au silence telle une enfant désobéissante. Demeurée seule avec George, Charlotte aura alors toute latitude de mettre un terme à une relation naissante qu’elle désapprouve. Et c’est avec la même passivité que Lucy se pliera dans un premier temps au mâle socialement dominant qu’est Cecil ; elle laisse par exemple celui-ci - lors de scènes d’une discrète cruauté - se moquer sourdement des maladresses de goût de ces bourgeois provinciaux que sont, aux yeux de ce dandy du West End, la mère et le frère de Lucy.

 
 

Mais le scénario de Chambre avec vue, là encore fort respectueux de l’architecture du récit d’E.M. Forster, ménage à Lucy de rares et essentielles occasions de se soustraire à l’aliénante présence de ces divers tuteurs. Ces échappées constituent certainement les plus belles séquences du film. Accompagnant la jeune fille dans une escapade solitaire à travers Florence ou bien encore lors de promenades dans les campagnes toscane et anglaise, la caméra aère spectaculairement un film se déroulant pour l’essentiel dans le cadre de somptueux - mais étouffants - intérieurs bourgeois. À la claustration et à l’ordonnancement impeccable de ceux-ci s’opposent alors des décors naturels à la fois ouverts - telle l’esplanade de la Place de la Seigneurie à l’ampleur dévoilée par un beau plan aérien - et foisonnants : les alentours aux allures préraphaélites de Windy Corner, la résidence de la famille de Lucy, n’ont rien à envier en luxuriance à celle des collines dominant Florence. En arpentant ces lieux - évidentes métaphores spatiales de la liberté - la jeune Anglaise pourra enfin prendre la mesure de ce à quoi elle aspire réellement.

 

James Ivory propose ainsi, avec Chambre avec vue, un très attachant portrait de femme en devenir, offrant une transposition cinématographique réussie d’un roman mêlant brillamment romantisme édouardien et réflexion féministe. (2)

(1) A Room with a View (1908) a été traduit en français sous le titre "Avec vue sur l’Arno". Il est actuellement disponible dans un volume de la collection Omnibus intitulé Rencontres et destins et incluant quatre autres romans d’E.M.Forster parmi lesquels Howards End (1910), un titre lui aussi adapté au cinéma par James Ivory, ou bien encore Route des Inde(1924), transposé en 1985 sur le grand écran par David Lean.
(2) Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler qu’E.M. Forster fut un ami proche de Virginia Woolf, faisant notamment partie des habitués du groupe de Bloomsbury. Et que l’auteure de Mrs. Dalloway proclama à plusieurs reprises son admiration pour l’œuvre d’E.M. Forster. On pourra se reporter, à ce propos, avec profit à la postface de Monteriano, le premier roman d’E.M. Forster récemment réédité chez Le Bruit du Temps.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 19 novembre 2012

L'histoire

Dans l’Angleterre de la première décennie du XXème siècle, Retour à Howards End narre les relations tumultueuses entre deux familles de la bourgeoisie londonienne. D’une part les Schlegel - une fratrie composée de Margaret (Emma Thompson), Hélène (Helena Bonham Carter) et Tibby (Adrian Ross Magenty) - parfaits exemples d’une middle class britannique intellectuelle, éprise de modernité sociale et esthétique. D’autre part, la famille Wilcox placée sous l’autorité patriarcale de Henry (Anthony Hopkins), un riche homme d’affaires formant avec Mrs. Wilcox (Vanessa Redgrave) et ses trois enfants une famille aussi traditionnelle que les Schlegel sont anticonformistes. Entre ces deux clans bourgeois viendra s’intercaler Leonard Bast (Samuel West), un jeune homme aux limites de la pauvreté qu’Hélène prendra en affection...

Analyse et critique

Mouvantes figures que celles mises en scène par James Ivory dans Retour à Howards End. La mobilité constitue en effet le trait commun à l’ensemble des personnages de cette troisième adaptation par le cinéaste d’un roman d’E.M. Forster. (1) Cette incessante propension au mouvement des héros du film - et que résume idéalement cette formule d’E.M. Forster apparaissant au chapitre XVIII d’Howards End : « Je ne sais pas où ils se placent » - est d’emblée annoncée par un générique programmatique. Ses toutes premières incrustations (détaillant les différents producteurs du film) au lieu de s’afficher de manière classiquement statique, glissent élégamment de la droite vers la gauche de l’écran, comme agies par une dynamique propre. L’arrière-plan, jusque-là entièrement noir, s’emplit bientôt des vives couleurs d’un tableau prolongeant cette évocation initiale du mouvement : c’est en effet un détail de La Danse (2), une œuvre d’André Derain, qui se dévoile alors aux yeux du spectateur. Les volutes colorées de La Danse disparaissent ensuite pour laisser place au titre même du long métrage. Son inscription à l’écran se fait, elle aussi, de manière fort mobile : puisque c’est par le biais d’une animation que se dessinent les lettres composant Howards End, émergeant avec raffinement du fond de l’écran telles des fleurs stylisées, déployant des courbes aussi dynamiques que celles des danseurs d’André Derain.

Une fois ces informations liminaires dispensées, se profile alors à l’image un premier personnage de Retour à Howards End. Il s’agit de Mrs Wilcox, campée par l’impressionnante Vanessa Redgrave. La mise en scène de cette apparition poursuit le motif de la mobilité. James Ivory prend en effet le parti de s’attacher aux pas de Mrs. Wilcox déambulant dans le jardin édénique d’Howards End, son splendide cottage sis dans un coin non moins idyllique de la campagne anglaise. Le temps d’un court plan-séquence, la caméra filme en gros plan la traîne de la robe de soirée de Mrs. Wilcox serpentant entre les hautes herbes elles-mêmes agitées par une brise vespérale. Cette image - superbement composée - confinerait à l’abstraction si elle ne donnait en réalité à voir l’essence même du mouvement - un corps mobile dans un décor pareillement mouvant - soulignant ainsi encore un peu plus l’importance dans Retour à Howards End du motif du déplacement.

 

Ce dernier hante en effet littéralement le film, et se manifeste d’abord scénaristiquement. Globalement fort fidèle au roman d’E.M. Forster, le script de Ruth Prawer-Jhabvala fait état des voyages répétés dans lesquels l’écrivain entraînait ses personnages. Les héros de Retour à Howards End ne cessent ainsi de se déplacer à l’intérieur du vaste espace londonien, mais aussi entre la capitale britannique et l’Angleterre rurale ou bien, plus lointainement, entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne, voire entre l’Europe et l’Afrique. En outre, ces pérégrinations multiples sont visuellement soulignées par la présence récurrente à l’écran d’objets emblématiques du déplacement (3) : des fiacres et autres véhicules hippomobiles, des trains emmenés par de rutilantes locomotives à vapeur, de massives voitures des premiers temps de l’âge automobile ou, plus modestement, des bicyclettes. Et lorsque - tel le jeune Leonard Bast, dont Samuel West livre une incarnation touchante - un personnage n’est pas suffisamment argenté pour s’offrir l’un ou l’autre de ces moyens de transport, c’est à pied qu’il arpente les rues londoniennes ou les poussiéreux chemins du Hertfordshire. Se déroulent alors de longues marches que James Ivory prend bien soin de restituer visuellement - nombreux sont les plans montrant Leonard marchant - ou bien encore par une évocation dialoguée, comme lorsque Leonard fait le récit à Margaret et Hélène d’une errance nocturne dans les alentours de Londres.

 

Montrés par la réalisation de James Ivory comme sans cesse en déplacement (4), chacun des personnages de Retour à Howards End apparaît ainsi comme engagé dans Le plus long des voyages, pour reprendre le titre d’un autre roman d’E.M. Forster. Mais si les odyssées des héros du film se traduisent à l’écran par autant d’évolutions spatiales, ces dernières doivent être en réalité comprises comme les représentations symboliques de quêtes d’ordre psychologique et social. Rejoignant en cela le propos de Chambre avec vueRetour à Howards End dépeint en effet des protagonistes œuvrant à s’assurer le contrôle de leur existence tout en se ménageant une place favorable dans la société ; ces deux objectifs allant de pair ainsi que le formule E.M. Forster dans le chapitre XV d’Howards End : « Osons admettre qu’une pensée indépendante a pour base, neuf fois sur dix, des moyens indépendants. »

Certains des héros de Retour à Howards End semblent être déjà arrivés au terme de ce cheminement, tel Mr. Wilcox - un riche homme d’affaires - dont Anthony Hopkins incarne avec brio la suffisance sociale. Mais le scénario de Retour à Howards End, aussi riche en rebondissements que le roman d’E.M. Forster, confrontera in fine ce bourgeois rassis à un drame démontrant que l’emprise qu’il croyait exercer sur sa vie est rien moins que sûre. C’est ce même final tragique qui offrira, au contraire, l’occasion aux sœurs Schlegel - Margaret étant aussi remarquablement interprétée par Emma Thompson qu’Hélène par Helena Bonham Carter - de s’assurer enfin la maîtrise de leurs destinées. Et c’est victorieuses que les deux jeunes femmes atteindront le terme d’un processus d’émancipation faisant écho - selon une même tonalité féministe - à celui de Lucy, l’héroïne de Chambre avec vue. Mais d’autres des personnages de Retour à Howards End s’avèreront pour leur part moins chanceux, emportés par l’acmé tragique spectaculairement dépeinte par les ultimes séquences du film. À l’intention des lecteurs de cette chronique n’ayant pas encore vu ce film, on se gardera cependant de dévoiler son dénouement...

  

Ce dernier achève, en tous cas, de conférer à Retour à Howards End une dimension particulièrement âpre. Et d’ainsi faire de ce film un sombre pendant à Chambre avec vue qui délivrait, quant à lui, une vision heureuse des luttes menées par des héros en quête de liberté ; l’une et l’autre de ces œuvres de James Ivory constituant ainsi une manière de diptyque aussi réfléchi que touchant sur les heurs et malheurs de femmes et d’hommes agis par un même désir d’une vie à soi...

(1) Rappelons que les deux autres films de James Ivory tirés de livres de cet écrivain britannique sont Maurice (1987) et Chambre avec vue (1985). Ce dernier, ainsi que Howards End - la traduction française reprenant le titre original du roman paru au Royaume-Uni en 1910 -, est actuellement disponible dans un volume de la collection Omnibus intitulé Rencontres et destins et réunissant au total cinq œuvres d’E.M. Forster.
(2) Cette utilisation de La Danse est, peut-être, pour James Ivory une manière de dater l’action de Retour à Howards End, par ailleurs jamais clairement identifiée durant le film. C’est en effet en 1910 que des peintures d’André Derain furent présentées pour la première fois à Londres lors d’une rétrospective sur le postimpressionnisme.

(3) « Que de vaisseaux, de rails et de routes ! » écrit E.M. Forster dans le chapitre XIX d’Howards End, décrivant quelques lignes après la « mince traînée de fumée » d’un train ou bien encore une « charrette à poney », détaillant avec le même soin que le fera - cinématographiquement - James Ivory ces divers moyens de transport.
(4) Tout est prétexte au mouvement dans Retour à Howards End, y compris des prises de vue a priori génératrices d’images fixes. On pense notamment à ces plans d’ensemble, destinés à camper un lieu, que James Ivory dynamise en les filmant à l’aide d’un travelling latéral ou aérien.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 20 novembre 2012
Le film
Affiche du film

Les Vestiges du jour

(The Remains of the Day)

L'histoire

En 1959, Miss Kenton écrit à son ancien chef, Mr Stevens, au sujet de la mort récente du maître de celui-ci, Lord Darlington, un comte anglais ; ils ont été tous deux à son service avant-guerre, elle comme intendante et lui comme majordome. Elle évoque également un scandale qui a éclaté après la Guerre ayant impliqué le comte. Afin d'aller rendre visite à Miss Kenton, Stevens obtient un congé de son nouveau patron, riche américain nommé Lewis qui a racheté le domaine Darlington. Chemin faisant, dans la limousine que Lewis lui a prêtée, Stevens repense au jour de 1936 où il a engagé Miss Kenton.

Analyse et critique

The Remains of the Day est certainement un des fleurons des productions Ivory/Merchant, avec cette très belle adaptation du roman éponyme de Kazuo Ishiguro. Le récit narre l'introspection à laquelle procède le majordome Mr Stevens (Anthony Hopkins) alors qu'il s'apprête à retrouver Miss Kenton (Emma Thompson,) avec laquelle il fut au service de Lord Darlington (James Fox) près de vingt ans plus tôt au milieu des années 30. Il se souvient de ce qui aurait pu être, de leurs désaccords et attirances mutuelles, sacrifiée sur l'autel de la dévotion à leur maître d'alors. Pourtant, tout au long de ces souvenirs, Stevens se remémore un Lord Darlington engagé dans les grandes affaires du monde, aux intentions nobles peut-être mais aux alliances douteuses avec les ténors de l'Allemagne Nazie émergente dont il contribuera à rétablir l'éclat avec les conséquences que l'on sait. L'ensemble du récit questionnera ainsi la fidélité finalement vaine de Stevens, les occasions qu'il a manqué de vivre réellement plutôt que de s'oublier derrière un maître inapproprié.

Kazuo Ishiguro avait mêlé l'intime et la grande Histoire avec une subtilité rare dans son roman. Il narrait ainsi le tournant politique critique des années 30 qui vit l'Angleterre (et d'autres nations européennes) soutenir le rétablissement militaire de l'Allemagne désormais gouvernée par Hitler pour préserver la paix, mais aussi par culpabilité à la suite d’un traité de Versailles abusif. En Angleterre ce mouvement se fit par des lords anglais sympathisant du régime nazi, par conviction ou en étant abusés. Par ses origines, Ishiguro se sera souvent interrogé sur les choix qu'il aurait eu à effectuer s'il était né une génération plus tôt dans un Japon totalitaire et s'il aurait suivi le mouvement de fanatisme collectif qui animait le pays. En replaçant cette idée dans cette Angleterre des années 30, l'auteur la situait à une plus petite échelle en confrontant un pouvoir qui se perd avec Lord Darlington et ses accointances suspectes, et un peuple s'interrogeant entre soumission aveugle et volonté propre représenté par le majordome Mr Stevens. James Ivory capture merveilleusement cela dans cette adaptation très fidèle où ces grands questionnements constituent un arrière-plan primordial mais diffus, et où ce sera surtout la terrible histoire personnelle de Stevens qui nous touchera au cœur.

Les sentiments, la nostalgie et les regrets de Stevens ne peuvent s'exprimer qu'à travers le souvenir. Ivory ouvre donc le film sur un ensemble de fondu enchaîné où s'entremêle le domaine de Darlington déserté du présent (et désormais occupé par le un propriétaire américain Mr Lewis (Christopher Reeve)) avec l'effervescence du passé, ces réunions au sommet, l'agitation des domestiques et surtout la présence de Miss Kenton. Le réalisateur reprend la structure du roman tout en l'allégeant (les rencontres du présent durant le voyage de Stevens son moins nombreuses, tout comme ces observations du panorama naturel anglais dont un passage donne son titre au livre) avec ce voyage physique mais surtout intérieur pour notre héros. Dans une sorte de métaphore entre colon et colonisé, Stevens est un masque sans émotion qui ne s'anime que pour satisfaire les attentes de Lord Darlington. Il excelle dans cette tâche où il croit contribuer à un grand dessein qui le dépasse, mais par lequel son maître va changer l'histoire pour le meilleur. L'arrivée de Miss Kenton comme intendante va bousculer ces certitudes et le confronter à ses manques. Ce seront d'abord ses carences relationnelles quand il s'avéra incapable de communiquer avec Miss Kenton dans le cadre de leur travail. Puis ses carences morales le montrant incapable de se révolter face aux dérives de Lord Darlington renvoyant deux servantes juives, et enfin la carence amoureuse où malgré des sentiments réciproques il ne saura répondre à l'amour de Miss Kenton.

Ivory reste totalement dans la continuité d'Ishiguro qui est un écrivain de la retenue et de la suggestion, où le bouillonnement des personnages est nié par leur voix intérieure faussement stoïque (ce sera tout aussi vrai dans Auprès de moi toujours) mais trahi par de subtil détail dans leurs réactions. Anthony Hopkins s'avère un bouleversant interprète pour exprimer cela. Le scénario de Ruth Prawer Jhabvala (reprenant le travail d'Harold Pinter pour une adaptation initialement destinée à Mike Nichols) agence ainsi des situations de plus en plus cruelles trahissant la coquille vide que semble être Stevens. Face au décès de son propre père, il n'oublie pas de renvoyer le médecin à un invité souffrant d'ampoules aux pieds, il se range aveuglément derrière l'opinion de Darlington lors du renvoi des jeunes juives et n'arrive pas à retenir une Miss Kenton bouleversée et sur le départ qui n'attend qu'une réaction de sa part pour s'affairer à une énième réunion politique de Darlington. Tout doit être sacrifié à l'atteinte de la dignité du grand majordome qu'il pense être, au soutien d'un maître qui en sait forcément plus et voit plus loin que lui (le scénario intégrant magnifiquement dans la narration toutes les envolées sur la définition d'un grand majordome, prétexte à de passionnantes réflexions dans le livre et montrant la vision étriquée de Stevens).

Le personnage aurait pu être détestable sans un Anthony Hopkins dont le phrasé distingué et impersonnel est constamment trahi par ce regard vacillant d'amour mais incapable d'être suivit par un mot ou un geste. Si l'on s'amuse des échanges revêches entre Stevens et Miss Kenton (comme des enfants l'amour ne pouvant s'exprimer que par le conflit), c'est par les timides expressions de son trouble qu'Hopkins bouleverse et rend ce majordome psychorigide si humain. Toute manifestation affective ne passe que par l'angle froid du travail, d'un "vous être très importante pour cette maison" lancée pour la remercier de ne pas avoir démissionné, ou ce moment terrible où il évoque un problème domestique alors qu'elle est en larmes suite à son attitude. Et parfois le temps d'un instant suspendu l'armure se fend dans la plus belle scène du film illustrant parfaitement leur relation. Miss Kenton taquine Stevens sur un ouvrage qu'il lit et ne souhaite pas lui montrer (un livre d'amour), elle s'agrippe à lui en lui retirant doucement le livre des mains tandis qu'il demeure immobile, l'observant fasciné et amoureux dans la pénombre sans pouvoir répondre à ce rapprochement. Emma Thompson, ardente, vindicative et lumineuse est absolument magnifique et le couple si troublant façonné par Ivory dans Retour à Howards End (1992) dégage toujours autant d'alchimie.

Le récit est d'autant plus cruel qu'en plus de ne pas (chercher à) comprendre les liaisons dangereuses de son maître, Stevens ne voit même pas à quel point elles méprisent sa propre condition sociale. Autant avec le personnage de Stevens que celui de Lord Darlington (excellent James Fox) le récit semble effectuer une transition de deux générations. On passe de l'anglais flegmatique plaçant l'honneur avant toute chose quitte à se faire duper (Darlington avec les allemands, Stevens avec Darlington) à celui plus lucide voyant au-delà de la surface représenté par le personnage de Hugh Grant, le virage étant annoncé par l'américain joué par Christopher Reeve (une idée renforcée par Ivory fusionnant en un seul personnage dans le film l'américain participant à la première réunion et celui possédant Darlington Hall à la fin) qui traitera judicieusement ces gentlemen pétris de bonnes intentions d'amateurs. A l'échelle de l'Histoire cela causera le déshonneur de ceux qui n'ont pas su voir et laisser envenimer la situation jusqu'à l'explosion de la Deuxième Guerre Mondiale. A un niveau plus intime ce sera une vie gâchée et des regrets éternels avec l'ultime entrevue entre Stevens et Miss Kenton, bien trop tard. Une fois de plus l'échange informel trahit le trouble de chacun et la détresse ne peut s'exprimer qu'une fois l'autre suffisamment éloigné avec les yeux baignés de larmes d'Emma Thompson, et un Anthony Hopkins brisé et immobile sous une pluie battante. Un grand film et une magnifique adaptation.

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 19 juillet 2024


luni, 20 mai 2024

THE BRIDGE ON THE RIVER KWAI (Le Pont de la rivière Kwaï) – David Lean (1957)

 



DAVID LEAN (1908-1991)

Filmographie

Réalisateur

1942 : Ceux qui servent en mer (In Which We Serve) coréalisé par Noel Coward
1944 : Heureux Mortels (This Happy Breed)
1945 : L'esprit s'amuse (Blithe Spirit)
1945 : Brève Rencontre (Brief Encounter)
1946 : Les Grandes Espérances (Great Expectations)
1948 : Oliver Twist
1949 : Les Amants passionnés (The Passionate Friends)
1950 : Madeleine
1952 : Le Mur du son (The Sound Barrier)
1954 : Chaussure à son pied (Hobson's Choice)
1955 : Vacances à Venise (Summertime)
1957 : Le Pont de la rivière Kwaï (The Bridge on the River Kwai)
1962 : Lawrence d'Arabie (Lawrence of Arabia)
1965 : Le Docteur Jivago (Doctor Zhivago)
1970 : La Fille de Ryan (Ryan's Daughter)
1984 : La Route des Indes (A Passage to India)

THE BRIDGE ON THE RIVER KWAI (Le Pont de la rivière Kwaï) – David Lean (1957)

Le colonel anglais Nicholson et ses hommes sont faits prisonniers par l’armée japonaise, dans la jungle birmane. Ils doivent obéir au sanguinaire colonel nippon Saito et construire un pont sur la rivière Kwaï pour assurer la liaison entre Bangkok et Rangoon… Cette superproduction guerrière, loin de se complaire dans les clichés d’usage, ­radiographie scrupuleusement la folie destructrice qui ronge le cœur des hommes. Si le début du film peut laisser craindre une opposition bêtement manichéenne entre le flegme britannique et la sauvagerie japonaise, la suite dément ce pronostic. Il n’y a pas de grande différence entre la psychologie du gradé japonais et celle du colonel Nicholson (génial Alec Guinness)… On trouve dans les deux cas le même délire mégalomane, le même instinct de mort. La mise en scène de David Lean, sans atteindre les sommets de Lawrence d’Arabie, exploite merveilleusement les possibilités du format Scope, autant dans les scènes de gesticulations militaires que dans les séquences où ses élégants travellings rendent grâce aux beautés de la jungle birmane… Immense succès dès sa sortie, le film n’a pris que peu de rides. Ni chef-d’œuvre ni monument d’académisme, il témoigne de la personnalité de David Lean, cinéaste à la fois efficace et contemplatif. [Olivier de Bruyn – Télérama.fr (10/2022)]


Se félicitant du succès international obtenu par Le Pont de la rivière Kwaï (The Bridge of the river Kwai), la presse anglaise a unanimement rendu hommage « au film qui a réussi l’exploit de ramener de longues files de spectateurs devant toutes les salles où il était à l’affiche »… Il est vrai que le cinéma britannique, qui s’essoufflait à exploiter les formules ressassées – comédies ou drames psychologiques – qui avaient fait son succès dans les années 1940, avait alors bien besoin d’un tel stimulant.

Rien pourtant ne semblait prédestiner David Lean, spécialiste des atmosphères intimistes et des adaptations littéraires raffinées et très soignées, à un tel coup d’éclat, alors que ses deux précédents films, Chaussure à son pied (Hobson’s Choice, 1954) et Vacances à Venise (Summer Madness, 1955), n’avaient connu qu’un médiocre succès. Après ces deux œuvres mineures, Le Pont de la rivière Kwaï amorce une orientation décisive dans une carrière désormais placée sous le signe des superproductions de prestige comme Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia, 1962), Le Docteur Jivago (Doctor Zhivago, 1965) et La FilIe de Ryan (Ryan’s Daughter, 1970).

Le roman de Pierre Boulle avait déjà tenté plusieurs réalisateurs, et non des moindres, puisque Henri-Georges Clouzot avait très sérieusement envisagé de le porter à l’écran, mais son projet n’aboutira pas car les producteurs français étaient alors fort sceptiques quant aux chances de réussite commerciale d’une telle entreprise. Sam Spiegel, pour sa part, n’hésitera pas à prendre des risques : distribution prestigieuse, moyens techniques énormes, plus d’un an de tournage (en grande partie à Ceylan pour les extérieurs) et un budget dépassant la somme astronomique pour l’époque de trois millions de dollars. Le producteur n’aura d’ailleurs pas à regretter son investissement, puisque Le Pont de la rivière Kwaï, massivement plébiscité par le public international et par les critiques, sera aussi le grand gagnant de la course aux Oscars.

Il était pourtant hasardeux de miser sur un tel sujet et le flair de Sam Spiegel n’en apparaît que d’autant plus remarquable : si le film de guerre hollywoodien avait connu un second souffle éphémère avec la guerre de Corée, l’évocation de la Seconde Guerre mondiale ne faisait plus guère recette. C’est donc tout le mérite de David Lean d’avoir su renouveler de l’intérieur, sans renoncer au classicisme rigoureux de la mise en scène, un genre alors voué aux clichés. Les exemples ne manquent certes pas de films de guerre offrant une étude de caractères et une analyse psychologique nuancées et complexes, mais la grande originalité du Pont de la rivière Kwaï, à l’époque, c’est le refus du manichéisme réducteur qui fait de l’ennemi une entité maléfique abstraite et impersonnelle. Par-delà le conflit militaire, ce qui intéresse le réalisateur, c’est la confrontation de deux cultures, de deux conceptions de la vie différentes.

Prisonnier et geôlier, le colonel Nicholson et le colonel Saito ont d’autres points communs que l’équivalence de leurs grades (culte des valeurs héroïques et aristocratiques, sens chevaleresque du devoir, obéissance aveugle aux ordres et aux principes supérieurs… ) et il n’est donc pas étonnant qu’ils puissent parvenir à une sorte de « gentleman’s agreement ». Mais le respect mutuel qu’ils éprouvent l’un pour l’autre ne peut cependant masquer leur appartenance à deux civilisations profondément différentes. Dans cet univers clos qu’est un camp de prisonniers, chacun se sent investi de la mission sacrée de représenter et de défendre l’idéal qui lui a été inculqué.

C’est le bushidô, le vieux code guerrier de l’honneur, qui gouverne les actes du colonel Saito : au début du film, on le voit revêtu du kimono traditionnel et son sabre de cérémonie ne le quitte jamais. Saito ne peut que mépriser les Anglais, qui, dit-il « n’éprouvent pas de honte à être vaincus ». Pour lui, en cas d’échec, la mort est la seule issue envisageable. Il sait que si le pont est finalement détruit, il choisira le suicide rituel plutôt que le déshonneur.

Pour Nicholson au contraire, la persévérance et l’endurance sont des vertus militaires essentielles et il est fermement convaincu que l’Empire britannique a pour mission de faire régner l’ordre et la loi : « Sans loi, pas de civilisation », dit-il à Saito. Aussi ne peut-il concevoir qu’il existe d’autres règles que les siennes. Endurant stoïquement la torture au nom des conventions de Genève, il accepte de construire le pont afin de démontrer à des Barbares la supériorité morale et technique des Britanniques, sans même envisager, un seul instant, les conséquences stratégiques de sa conduite.

Bien différent apparaît l’Américain Shears (interprété par William Holden). Incarnation d’un monde moderne et matérialiste où les moyens techniques et l’efficacité sont les seuls critères respectés, Shears n’obéit pas à un inflexible code d’honneur, pas plus qu’à un idéal patriotique ; pour lui, la guerre n’est nullement un « jeu » héroïque aux règles strictement définies, mais uniquement une affaire de survie, où le plus fort l’emporte. Dans le livre de Pierre Boulle, le pont restait debout, comme un symbole de l’inanité de la guerre. Le faisant sauter, David Lean souligne aussi l’absurdité tragique du conflit, à travers la logique démentielle du comportement de Nicholson : « folie, folie », dit le médecin, seul témoin neutre tout au long du film. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]


L’HISTOIRE

Un détachement de prisonniers de guerre anglais arrive au Siam, dans un camp japonais commandé par le colonel Saito (Sessue Hayakawa). Celui-ci veut les employer à la construction d’un pont, qui doit relier deux tronçons du tristement célèbre « chemin de fer de la mort ». Il enjoint aux officiers de participer aux travaux aux côtés de leurs hommes. Mais Nicholson (Alec Guinness) le colonel anglais, refuse toute coopération, en se prévalant des conventions de Genève. Plutôt que de donner à ses hommes l’ordre de se mettre au travail, il préfère les garder debout toute la journée, sous le soleil ardent. Cherchant à briser la volonté de Nicholson, Saito le fait jeter dans un cachot torride, le soumettant à la torture de la soif. A l’occasion d’une fête japonaise, Saito offre une trêve à son adversaire et tous deux concluent une sorte d’accord. Nicholson réalise en effet que l’inactivité peut être pernicieuse pour le moral des prisonniers. Il va donc se donner tout entier à sa tâche, voyant dans ce pont qu’il doit construire le symbole de la supériorité de l’armée britannique, sans s’apercevoir qu’il fait ainsi le jeu de l’ennemi. Pendant ce temps, un prisonnier américain qui s’est évadé, Shears (William Holden), a pu gagner un village voisin et, grâce à l’aide d’une jeune indigène, il réussit à rejoindre le quartier général allié. Alors qu’il espère être rapatrié, le major Warden (Jack Hawkins) lui ordonne au contraire de guider un commando spécialement entraîné dont l’objectif est de faire sauter le pont. Shears regagne donc la rivière Kwai, accompagné de Warden, pour remplir sa périlleuse mission. Au camp, une petite fête est organisée pour célébrer l’achèvement du pont. Au cours d’une dernière inspection, le colonel Nicholson découvre les charges de dynamite posées par le commando de Shears. Il avertit Saito et tous deux suivent les fils pour repérer le système de mise à feu. Lors de l’affrontement qui s’ensuit, Shears, Saito et Nicholson sont tués. Mais Nicholson tombe sur le détonateur et fait sauter le pont au moment précis où passe un convoi militaire. « Folie, folie », murmure le médecin du camp, qui a assisté, horrifié, à la scène.