L'histoire
Nous sommes en 1905. Lucy Honeychurch (Helena Bonham Carter), une jeune et charmante Anglaise de bonne famille, est en villégiature à Florence en compagnie de Charlotte Bartlett (Maggie Smith), une cousine plus âgée. Les hasards du voyage leur font croiser la route d’autres touristes britanniques : pour la plupart de dignes vieilles filles parties à la découverte du Continent comme Miss Lavish (Judi Dench) ou les sœurs Alan (Fabia Drake et Joan Henley)... Mais aussi des hommes : les uns aussi rassis que les mûres Anglaises peuplant la pension Bertolini tel le pasteur Beebe (Simon Callow) ; d’autres plus remuants à l’instar de George Emerson (Julian Sands), un jeune Londonien aussi déstabilisant que séduisant...
Analyse et critique
Fidèle à la construction du roman (1) d’E.M. Forster dont Chambre avec vue est l’adaptation, James Ivory choisit d’ouvrir et de clore son film en un espace identique - une pension de Florence pour touristes britanniques - dans lequel s’inscrit un même personnage : Lucy, l’héroïne de Chambre avec vue, interprétée avec une belle conviction par Helena Bonham Carter. Quelques mois seulement - sans doute guère plus d’une année - séparent ces séquences inaugurale et finale. Et pourtant la Lucy des derniers instants de Chambre avec vue diffère radicalement de celle des débuts du film, ainsi que le souligne élégamment la mise en scène de James Ivory. La première image de Lucy consistait en un gros plan cadrant en contre-plongée un visage encore poupin, à la puérilité accentuée par des yeux comiquement écarquillés et enserré par une coiffure des plus sages. À cette vision initiale répondra celle - ultime - d’une Lucy aux cheveux sensuellement déliées et dont le filmage en plan moyen dévoile un buste aux formes pleines se dessinant, comme en majesté, sur fond de paysage florentin... C’est donc, on l’aura compris, le récit d’une transition réussie de l’adolescence à l’âge adulte que met en scène James Ivory avec Chambre avec vue.
La passion amoureuse constitue le principal vecteur de cette mutation d’une Lucy presque encore enfant en une jeune femme accomplie. Puisque Chambre avec vue s’attache pour l’essentiel à dépeindre les affres sentimentales d’une héroïne dont le cœur balance entre deux hommes. Le premier d’entre eux est George, un représentant de la middle class anglaise empreint d’un idéalisme généreux et à qui le blond Julian Sands confère une séduisante présence. Quant au second des prétendants de Lucy, il s’agit du brun Cecil, un grand bourgeois londonien aussi intellectuellement sophistiqué que socialement méprisant. Le personnage est campé par un Daniel Day Lewis débutant mais au jeu déjà tout entier orienté vers la quête de la "performance"… que l’on appréciera ou pas, selon que l’on y voit une composition réussie ou du pur cabotinage ! C’est donc entre ces deux personnages tout à fait antithétiques que Lucy doit arrêter son choix : l’un - George - lui ayant déclaré sa flamme en lui volant un baiser passionné dans la solaire campagne toscane ; l’autre - Cecil - l’ayant très formellement demandé en mariage dans la quiétude d’un jardin anglais. Mais si le spectateur n’éprouve d’emblée aucun doute quant à l’inclination véritable de la jeune fille - Helena Bonham Carter fait sourdre du premier regard porté par Lucy sur George une attirance cruellement absente de ceux qu’elle accordera ensuite à Cecil - il faudra en revanche quelque temps au personnage pour prendre conscience de la réalité de son désir. Entre ce dernier et la jeune fille s’interpose en effet un ensemble de figures constituant autant d’empêchements à la compréhension par Lucy de ses propres aspirations.
Trahissant en cela une psyché encore immature, l’héroïne de Chambre avec vue se montre d’abord servilement soumise à la volonté de ceux que la norme sociale lui désigne comme de légitimes inspirateurs. Il en va ainsi de ses aînées - sa vieille cousine Charlotte, sa mère ou bien encore des amies plus âgées telles Miss Lavish ou les sœurs Alan - à qui la jeune femme abandonne régulièrement le soin de parler ou d’agir en son nom. On pense notamment à cette scène florentine durant laquelle Lucy - alors sur le point d’évoquer avec George le baiser qu’il vient de lui arracher - renonce finalement à se confronter au jeune homme, s’effaçant devant Charlotte - à la fois sa cousine et son chaperon - que James Ivory fait soudainement apparaître dans le cadre par un habile jeu de portes. S’intercalant spatialement entre Lucy et son amant, Charlotte fait physiquement obstacle à la parole de sa protégée, la réduisant au silence telle une enfant désobéissante. Demeurée seule avec George, Charlotte aura alors toute latitude de mettre un terme à une relation naissante qu’elle désapprouve. Et c’est avec la même passivité que Lucy se pliera dans un premier temps au mâle socialement dominant qu’est Cecil ; elle laisse par exemple celui-ci - lors de scènes d’une discrète cruauté - se moquer sourdement des maladresses de goût de ces bourgeois provinciaux que sont, aux yeux de ce dandy du West End, la mère et le frère de Lucy.
Mais le scénario de Chambre avec vue, là encore fort respectueux de l’architecture du récit d’E.M. Forster, ménage à Lucy de rares et essentielles occasions de se soustraire à l’aliénante présence de ces divers tuteurs. Ces échappées constituent certainement les plus belles séquences du film. Accompagnant la jeune fille dans une escapade solitaire à travers Florence ou bien encore lors de promenades dans les campagnes toscane et anglaise, la caméra aère spectaculairement un film se déroulant pour l’essentiel dans le cadre de somptueux - mais étouffants - intérieurs bourgeois. À la claustration et à l’ordonnancement impeccable de ceux-ci s’opposent alors des décors naturels à la fois ouverts - telle l’esplanade de la Place de la Seigneurie à l’ampleur dévoilée par un beau plan aérien - et foisonnants : les alentours aux allures préraphaélites de Windy Corner, la résidence de la famille de Lucy, n’ont rien à envier en luxuriance à celle des collines dominant Florence. En arpentant ces lieux - évidentes métaphores spatiales de la liberté - la jeune Anglaise pourra enfin prendre la mesure de ce à quoi elle aspire réellement.
James Ivory propose ainsi, avec Chambre avec vue, un très attachant portrait de femme en devenir, offrant une transposition cinématographique réussie d’un roman mêlant brillamment romantisme édouardien et réflexion féministe. (2)
(1) A Room with a View (1908) a été traduit en français sous le titre "Avec vue sur l’Arno". Il est actuellement disponible dans un volume de la collection Omnibus intitulé Rencontres et destins et incluant quatre autres romans d’E.M.Forster parmi lesquels Howards End (1910), un titre lui aussi adapté au cinéma par James Ivory, ou bien encore Route des Indes (1924), transposé en 1985 sur le grand écran par David Lean.
(2) Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler qu’E.M. Forster fut un ami proche de Virginia Woolf, faisant notamment partie des habitués du groupe de Bloomsbury. Et que l’auteure de Mrs. Dalloway proclama à plusieurs reprises son admiration pour l’œuvre d’E.M. Forster. On pourra se reporter, à ce propos, avec profit à la postface de Monteriano, le premier roman d’E.M. Forster récemment réédité chez Le Bruit du Temps.
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