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luni, 14 septembrie 2020

KUROSAWA 6 / FILMOGRAFIE

https://journals.openedition.org/shakespeare/1513Shakespeare entre Nô et Kabuki : ou l’art dramatique élisabéthain cadré par Kurosawa Akira
Olivier Amour-Mayeur


http://www.ed-wood.net/akira-kurosawa.htm

L'Ange ivre

(1948)

Première collaboration entre Akira Kurosawa et celui qui allait devenir son acteur fétiche Toshiro Mifune, l'Ange Ivre, longtemps inédit en France, possède l'aura des grandes révélations cinéphiliques. C'est avec curiosité que l'on découvre les prouesses de Mifune en jeune yakuza tuberculeux, fier et colérique. Si le titre du film se réfère au personnage du médecin, brillamment interprété par Takashi Shimura (autre fidèle du réalisateur), la modernité du jeu de Mifune l'éclipse bien vite. Leurs confrontations ont du panache, une énergie peu commune, à la limite entre l'expansivité du théâtre occidental et, déjà, les poses du théâtre Nô. La première partie du métrage, qui noue la relation entre le gangster et le médecin, est ainsi d'une rare humanité et décrit une amitié naissante à grands renforts d'engueulades et de bravades. Stylistiquement, la mise en scène de Kurosawa fait preuve d'une belle nervosité tout en offrant quelques longs travellings qui longent le quasi marécage qui pollue les bidonvilles du Tokyo d'après-guerre. Ces plans, véritable leitmotiv de l'Ange Ivre, ne sont pas sans anticiper certaines visions de Tarkovski, en particulier dans Stalker.

La seconde moitié du film fait intervenir une figure de yakuza maléfique qui va précipiter la chute de Mifune. Son univers, son honneur et tout ce en quoi il pouvait croire vont disparaître en même temps que sa santé se dégrade à vue d'oeœil (maquillage exagéré à l'appui). Une sublime confrontation, âpre et inattendue dans son déroulement (on n'aurait jamais imaginé user de la peinture ainsi, sauf dans le cadre d'un gag) va clore les tourments du malade. La coda, un peu trop bavarde et explicative, tente à la fois de recentrer le récit sur le médecin et donner un espoir au sein de ce récit tragique, mais l'impression générale demeure. Celle d'un polar très noir, qui brille avant tout pour et par les deux anges déchus qui le rendent inoubliable.


Chien enragé

(1949)

Considéré comme le premier polar de l'histoire du cinéma japonais, Chien enragé est également remarquable dans la filmographie d'Akira Kurosawa. Annoncé par la réussite de l'Ange ivre et la rencontre décisive avec son acteur fétiche Toshiro Mifune, le triomphe artistique qu'est Chien enragé entame une suite quasi interrompue de chefs-d'œoeuvre, et ce, dès l'année suivante, avec l'essentiel Rashômon. En s'essayant au film policier à suspens, Kurosawa invente quelques unes de ses plus brillantes figures de style, en particulier l'influence des éléments naturels (ici une chaleur étouffante et omniprésente, qui s'épanche parfois en pluies diluviennes). La nervosité de la mise en scène, et surtout du montage, surprend dès les premières minutes du métrage. Poursuites, filatures, interrogatoires tendus, violence rare mais sèche, les qualités de Chien enragé sont certes « empruntés » au cinéma américain de l'époque (le Scarface de Hawks sorti en 1932 proposait bon nombre des effets les plus percutants contenus dans le film de Kurosawa), mais le metteur en scène insuffle à un schéma classique une intensité unique.

Le point de départ de l'oeœuvre (le vol de l'arme de fonction d'un jeune policier aux nerfs fragiles) permet à la fois de suivre la métaphore du « chien enragé » (le pistolet remplaçant la maladie, avec des effets similaires) et surtout de signer un grand suspens urbain ultra réaliste, au sein d'un Tokyo d'immédiate après-guerre. Outre la diversité des décors, le film propose de nombreux portraits d'existences plus ou moins bouleversées par la défaite et l'occupation américaine. Cette misère évidente, qui justifie en partie la rage qui saisit certains êtres, est doublée par la description quasi palpable de la chaleur de juillet. Pas un plan où les personnages ne transpirent, ne s'épongent, ne recherchent un peu de fraîcheur ou le souffle d'un ventilateur. Très crues, ces images de corps en souffrance demeurent puissamment évocatrices, comme par exemple dans la scène où les danseuses épuisées sont filmées au plus près de leurs visages las, sur lesquels coulent des gouttes de sueur.

Si le tandem Mifune et Shimura (déjà au cœoeur de l'Ange ivre) fonctionne toujours idéalement, les seconds rôles sont tous mémorables, en particulier la jeune Keiko Awaji. Accumulant les fausses pistes, les rebondissements, jusqu'à la toute fin des deux heures de métrage, Chien enragé n'est pas seulement un divertissement passionnant, c'est aussi une tour de force plastique, qui émerveille par le nombre de plans inoubliables qui le parsèment. Très inspiré par son sujet et son univers, Kurosawa cite aussi bien les clairs-obscurs d'Orson Welles que les poses de gangsters à la Hawks. Néanmoins, la confrontation finale, sommet de tension, qui trouve son aboutissement dans un décor champêtre, n'appartient qu'au metteur en scène japonais. Cette conclusion, toujours aussi impressionnante, permet au film de dépasser le cadre de la curiosité cinéphilique et de s'imposer comme un grand classique méconnu.


Les Sept samouraïs

(1954)

Peu de films dans l'histoire du cinéma se sont révélés aussi célébrés et influents que les Sept samouraïs d'Akira Kurosawa. Mais une fois dépassée l'aura de « chef-d'oeœuvre absolu intouchable », le monument retrouve ses attraits de film de genre, aussi imposants que directement divertissants. Archétype de tous les récits de mercenaires (qu'ils soient sept ou davantage) qui ont suivi depuis sa sortie, la fable de Kurosawa repose sur des bases très classiques, voire assez minces. Des faibles sont en danger et vont chercher secours auprès de plus forts qui vont s'unir malgré leurs différences, pour donner une bonne leçon aux oppresseurs. Ce résumé pourrait tout aussi bien s'appliquer à AlienS qu'à 1001 Pattes, tous plus ou moins redevables au marbre taillé par le réalisateur japonais. Non, Kurosawa n'a pas inventé cette trame avec ses samouraïs, avant lui il y avait eu plus d'un western et plus d'un film de guerre portés par des caractères bourrus, épiques et attachants.

Kurosawa ne crée peut-être pas tout, mais il magnifie, il imprime pour l'éternité des concepts et des figures qu'on ne peut que connaître, même sans avoir vu les Sept samouraïs. Du chien fou au taciturne, du gouailleur au grand seigneur, les protagonistes incontournables du cinéma populaire se croisent ici, mais au rythme kurosawien, en prenant le temps de se présenter et de nous laisser nous imprégner de leurs âmes et de leurs mystères. Cependant nous sommes assez loin des oeœuvres les plus contemplatives du maître, car entre humour et péripéties, les Sept samouraïs parvient à ne jamais ennuyer au fil de ses trois heures. Ce genre de constat s'applique si généralement aux blockbusters les plus réussis (rares et précieux), que l'on en vient encore à souligner combien les Sept samouraïs est devenu l'idéal du divertissement cinématographique, la perfection à atteindre.

Nous avons tous notre samouraï « favori » (il change parfois d'une vision à l'autre) et au moins une raison d'aimer ce film avec passion. Tout ce que l'on peut apprécier du cinéma de Kurosawa est là : des scènes de groupe virtuoses aux batailles chorégraphiées, en passant par les drames humains dont les évolutions psychologiques se déroulent en temps réel sous nos yeux. Et, bien sûr, il y a l'incroyable dénouement sous des trombes d'eau, tour de force artistique unique qui demeure, encore de nos jours, l'une des plus impressionnantes et mémorables séquences de l'histoire du cinéma.


Vivre dans la peur

(1955)

Etrangement emporté par la vague de films dédiés au danger atomique qui triomphait au début des années 50 et qui nous donna des classiques du niveau du Jour où la Terre s'arrêta ou du premier Godzilla, Akira Kurosawa signait avec Vivre dans la peur un récit résolument atypique. En effet, la dénonciation du nucléaire apparaît dès les premières minutes de métrage comme un simple prétexte pour réaliser une nouvelle chronique familiale dans la plus pure tradition du cinéma japonais réaliste. Le coeœur de Vivre dans la peur se situe dans la remise en question de l'autorité d'un patriarche essayant de sauver sa famille (maîtresses et enfants adultérins compris) d'une possible guerre atomique. En voulant abandonner tous ses biens, et en particulier l'usine qu'il a créé, Kiichi Nakajima met avant tout en péril l'équilibre précaire de sa demeure et voit tout son entourage (ou presque) se retourner contre lui et lui intenter un procès pour le placer sous tutelle. Sombrant de plus en plus dans la paranoïa, voyant toutes ses tentatives échouer, Kiichi s'effondre dans la folie. Son geste final, terrible et dérisoire, n'est pas sans anticiper la conclusion du Sacrifice de Tarkovski.

Longtemps inédit en France, Vivre dans la peur est malheureusement loin de rendre totalement justice à son sujet. Visiblement, Kurosawa n'est pas entièrement convaincu par le propos qu'il est censé défendre. On le constate sur plusieurs points qui manquent de faire chavirer le film vers les abysses des œoeuvres ratées. Premier aspect discutable, faire jouer le rôle d'un vieillard par Toshiro Mifune, 35 ans à l'époque du tournage. Grimé à outrance, dissimulé derrière d'improbables lunettes, l'acteur de génie, livré à lui-même, grimace, peste et gesticule comme rarement. A aucun moment on ne croit à un vestige de raison chez cet être dévoré par la nervosité et les égarements. Et lorsque le médecin-chef de l'hôpital psychiatrique entonne l'inévitable tirade sur l'air du « Est-ce lui le fou ou est-ce nous ? », avant que la caméra de Kurosawa ne s'attarde dans une séquence démontrant les délires de Kiichi, on se retrouve devant une contradiction évidente. Le propos général semble moins nuancé que trouble, hésitant entre un récit des effets de la peur sur l'homme, une diatribe anti-atomique ou un très classique drame familial.

Ce sont les tensions entre les enfants et leur père qui composent l'essentiel de Vivre dans la peur. L'intervention de juges censés départager les deux parties renforce ce thème. Que faut-il faire face à la folie d'un membre de sa famille ? Cette question suffit à faire resurgir tous les squelettes longtemps gardés dans les placards. Une séquence, sobre et très belle, montre l'une des filles légitimes en train de faire découvrir l'album de photos de la maison à une fille illégitime. On se demande alors si la déraison de Kiichi n'est pas plutôt causée par son incapacité à assumer l'existence dissolue qu'il a vécue et par sa volonté de réunir et réconcilier tout le monde sous un même toit, de préférence au Brésil, là où tout peut recommencer à zéro. C'est sous cet angle de lecture que Vivre dans la peur est le plus intéressant. Malheureusement le film est aussi un peu long, s'attardant sur des scènes légèrement superflues qui soulignent les hésitations du cinéaste face à la tonalité qu'il souhaite aborder. A découvrir aujourd'hui, cette oeœuvre méconnue demeure une curiosité, très intrigante, dont les excès, les faiblesses mais aussi les instants de grâce en font un document à voir pour les fans de l'auteur, mais les néophytes préfèreront sans doute les 7 Samouraïs ou Sanjuro….


Le Château de l'araignée

(1957)

Six ans après Rashomon et trois ans après les Sept samouraïs, qui lui ont valu une reconnaissance critique internationale, Akira Kurosawa offre avec le Château de l'araignée ce qui est peut-être son oeœuvre la plus esthétiquement radicale et sans doute la plus représentative de sa volonté de concilier cinéma et théâtre. Le réalisateur japonais accomplit un impressionnant travail d'adaptation du Macbeth de Shakespeare en le relisant suivant les codes du théâtre Nô, et une dynamique de mise en scène usant des plus beaux artifices du langage cinématographique. Kurosawa s'approprie l'ouvrage du plus grand des auteurs anglais en supprimant l'essentiel du texte pour mieux le remplacer par l'expressionnisme propre au Nô. Par exemple, Lady Macbeth perd ainsi ses virtuoses monologues chargés de culpabilité et de doutes pour mieux s'incarner dans la fixité inquiétante et quasi fantomatique de l'actrice, Isuzu Yamada. Dans sa volonté d'épure, Kurosawa transforme les sorcières en un spectre éminemment japonais, dont le chantonnement suggère l'essence de ce conte pessimiste, nimbé d'une atmosphère fantastique.

En jouant sur la quasi omniprésence du brouillard, qui semble même cerner les scènes d'intérieur les plus dépouillées, et en donnant au château de l'araignée une aura de lieu vivant et maléfique (en particulier lorsque Washizu rapporte la dépouille du seigneur Tsuzuki), Kurosawa retrouve les accents shakespeariens d'étrangeté menaçante. Au sein de cet univers morbide, Macbeth/Washizu, se débat, se précipite, s'exclame, en tentant en vain de contrôler un destin qu'il sait pourtant tout tracé. La vanité du samouraï se retournera finalement contre lui, dans un final qui n'hésite pas à flirter avec les codes du cinéma de genre. Car au-delà de l'austérité apparente de l'oeœuvre, le Château de l'araignée n'hésite jamais à se plonger dans les styles cinématographiques a priori les moins respectables. Il suffit pour cela de se souvenir de la conclusion du film, où le formidable Toshiro Mifune trouve une mort spectaculaire, tel un « méchant » indestructible comme le cinéma d'action les affectionne.

La modernité du Château de l'araignée se situe aussi dans la réalisation de Kurosawa, qui n'a jamais été aussi tendue entre fixité et amplitude du mouvement. Le metteur en scène joue avec une virtuosité implacable sur le hors-champ (qui remplace magistralement l'utilisation de tout autre forme de trucages visuels) ou sur des travellings inattendus ou improbables (la scène présentant le plus de figurants costumés est presque entièrement masquée par des arbres et des branchages au premier plan). Aux soubresauts de la réalisation répond le jeu saccadé, scandé, des principaux protagonistes et bien sûr en particulier de Mifune, qui vampirise totalement le dernier tiers du métrage lorsque son esprit, comme son château, semblent emportés par une « tempête » proprement shakespearienne.

Les tensions entre l'affectation du théâtre Nô et la truculence du propos de l'écrivain, entre les percées épiques et la retenue souvent minimaliste de certaines séquences clefs (le meurtre central est un modèle de magnétisme quasi muet), permettent au Château de l'araignée de s'imposer comme l'une des oeœuvres maîtresses d'Akira Kurosawa, qui donne aussi libre cours à sa vision fréquemment très pessimiste de la nature humaine. Si le film pourra donc paraître très étouffant, voire impénétrable aux néophytes qui préféreront se tourner vers les Sept samouraïs ou vers la Forteresse cachée pour s'initier au style du réalisateur, il n'en demeure pas moins un chef-d'oeœuvre du cinéma mondial et un foisonnant livre d'images d'une perfection flirtant avec l'onirique


La Forteresse cachée

(1958)

Réputé et présenté jusque sur la jaquette du DVD comme étant LE film ayant le plus directement inspiré George Lucas pour le premier épisode de Star Wars (enfin, le quatrième), la Forteresse cachée risque de beaucoup décontenancer les nouveaux spectateurs alléchés par cette comparaison. En effet, si la Forteresse cachée est bien un grand film d'aventure, il l'est selon les critères du maître japonais, et donc nous sommes très éloignés des attentes du public désormais habitué aux règles plus ou moins fixées par les premiers blockbusters du tandem Lucas/Spielberg. Chez Kurosawa, en effet, l'action telle que nous la concevons à présent se limite à une grande scène de duel à la lance, admirable de chorégraphie et de tension, et à quelques brèves poursuites ou confrontations (parfois hors-champ) sur l'ensemble des 2h20 du métrage.

Si les quelques scènes de foule sont inoubliables (la révolte du début, le village, la cérémonie du feu), la Forteresse cachée se distingue plutôt dans la veine la plus minimaliste du genre épique. C'est avant tout, comme son titre l'indique, un fascinant récit topographique et une errance stratégique où chaque séquence se joue comme un mouvement aux échecs, le but étant de faire parvenir la princesse (la reine, la dame, peu importe), ainsi qu'une généreuse quantité d'or, d'un point à l'autre de la carte, en utilisant tous les stratagèmes pour éviter les troupes adverses, les traîtres, les pièges du terrain, etc… Donc, si l'on pourra avoir l'impression qu'il ne se passe que peu de chose, le film est en fait une ode au mouvement, à la tactique militaire du général Rokubura, prêt à tous les sacrifices et à tous les artifices pour remplir sa mission, que l'influence des jeux vidéos nous permettrait à présent de qualifier : « d'infiltration ». À ce niveau, l'œoeuvre n'a pas pris une ride, les subterfuges déployés par le personnage de Toshiro Mifune n'ayant rien perdu de leur maestria, et la mise en scène de Kurosawa, pleine d'inventions même lorsqu'il s'agit de cadrer une poignée de personnages immobiles, ne cesse encore d'impressionner.

Néanmoins, l'omniprésence du duo de paysans, dont les incessantes disputes ne prêtent plus que rarement aux sourires, occupe sans doute une trop grande partie du métrage. Si l'on comprend bien le propos de Kurosawa, qui a incarné en ces deux gens du peuple tous les vices mais aussi toute la tendresse rustre des paysans japonais, l'insistance sur leur vénalité, leur concupiscence, leur lâcheté et surtout leur bêtise s'avère assez rapidement redondante et entame fréquemment le rythme du film, pour laisser place à des numéros comiques relativement datés, voire ratés. Par contre, pour une fois, Kurosawa essaie de développer un personnage féminin positif, mais en le transformant en garçon manqué, qui évoquera forcément la princesse Léia et une flopée de donzelles équivalentes dans l'histoire hollywoodienne. Petite peste qui ne sait pas parler sans hurler (ce qui rend son « déguisement » en « muette » des plus appréciables), et qui prend constamment la pause la cravache à la main, elle distille un érotisme paradoxal qui fera date au sein du cinéma d'aventure et d'action.

La Forteresse cachée, dans son évidente richesse plastique et son ludisme parfois très inattendu, demeure l'une des oeœuvres les plus « légères » et accessibles de Kurosawa, comme une récréation glissée entre d'autres films beaucoup plus sombres et profonds (le Château de l'araignéeles Bas-fondsles Salauds dorment en paix), et qui offre à Toshiro Mifune un rôle de héros impitoyable, malin et moqueur, taillé dans le plus beau marbre du mythe cinématographique.


Les Salauds dorment en paix

(1960)

Trop longtemps le cinéma d'Akira Kurosawa a été connu et reconnu pour ses aspects les plus «exotiques» aux yeux des occidentaux. Certes, ses chefs-d'oeœuvre les plus marquants sont des films d'époque et de Rashomon à Ran en passant par les Sept samourais, difficile de nier qu'une grande partie de l'essence du génie du réalisateur japonais se situe au sein de ces films. Cependant, depuis quelques années, les oeœuvres «contemporaines» du maître sont redécouvertes et l'importance d'incontournables (autrefois introuvables) tels que Chien enragé ou Entre le ciel et l'enfer nous apparaît enfin. Les Salauds dorment en paix demeure ainsi une merveille rare qui surprend par sa construction passionnante et par la nervosité de sa mise en scène. En adaptant au Japon corrompu des années 50 les codes visuels d'un Jacques Tourneur (jeux d'ombres très marqués, cadrage chirurgical, scènes d'action rares mais intenses), Kurosawa signe l'une de ses œoeuvres les plus passionnantes mais aussi l'une des plus désespérées.

Dans le Japon de la reconstruction, la corruption règne dans le domaine du bâtiment, étroitement lié au pouvoir en place. Des scandales naissent des suicides en série, et l'étau se resserre autour des responsables haut placé de la société Dairyu et du département d'Etat : « l'Office ». Dans ce jeu de quilles, Koichi Nishi (Mifune, plus en nuances qu'à l'habitude) élabore une savante stratégie pour assouvir sa vengeance et tenir en haleine le spectateur. Dès la scène d'ouverture, une cérémonie de mariage en forme de tour de force de mise en scène et d'enjeux dramatiques, Kurosawa donne quasiment toutes les clefs pour envisager l'ensemble de la tragédie déjà en place. En une poignée de plans et de répliques, il caractérise les principaux protagonistes et nous situe au cœoeur de l'action, car nous ne vivrons que le dernier acte des Salauds dorment en paix.

Si la critique sociale est omniprésente et que le film se révèle implacable, Kurosawa n'oublie pas d'apporter une touche sensible, en particulier grâce au personnage de la mariée handicapée et à sa relation contrariée avec Nishi. Malgré ses 2h30, l'oeœuvre paraît presque trop courte pour dénouer toutes les implications de cette dénonciation de la corruption qui gangrenait la société japonaise. Pour avoir toute la liberté nécessaire, Kurosawa avait même créé sa propre société de production, et il ira encore plus loin dans cette démarche avec le virulent Dodes'kaden. Car les enluminures du thriller ne masquent jamais la vindicte du réalisateur, qui ne cesse de souligner l'injustice inhérente aux failles du système japonais et comment le sens du sacrifice, si honorable chez les samourais, peut être détourné par des fonctionnaires et des industriels sans scrupules. Le drame se joue donc bien au-delà des héros du film et on ne peut que partager l'impuissance et la rage qui submergent le dernier quart d'heure.

Rarement Kurosawa aura aussi brillamment détourné les clichés d'un genre pour les plier à sa vision du monde et à son propos engagé. Car le film est aussi, et presque avant tout, un divertissement prenant, l'un des plus rythmés de l'oeœuvre du cinéaste et dont la précision esthétique ne cesse de ravir. Le spectateur est ainsi d'autant plus sensible aux drames humains qui conduisent au plus inévitable des dénouements possibles. Mais le suspens est construit avec une telle maestria que jusqu'à la dernière minute, on en vient à s'attendre à un ultime rebondissement, le scénario n'ayant pas hésité à prendre à contre-pied certaines de nos attentes. Les Salauds dorment en paix s'affirme comme un monument du film noir, dans sa veine la plus humaine, et mérite de (re)trouver une place de choix auprès des plus belles réussites de Kurosawa.


Sanjuro

(1962)

Poursuivant dans le divertissement pur entamé par la Forteresse cachée, et dont l'apothéose serait peut-être le Yojimbo mis en scène un an auparavant, Akira Kurosawa offre avec Sanjuro (la « suite » de Yojimbo) un film de sabres d'une fluidité et d'une évidence cinématographiques mémorables. Comme dans ces deux œoeuvres précédentes, le réalisateur offre à son acteur fétiche, Toshiro Mifune, un rôle de samouraï rustre et solitaire, mais dont les capacités physiques et stratégiques semblent sans faille. Sous les oripeaux douteux de Sanjuro, mercenaire bourré de tics et peu avare en familiarités, Mifune bouffe littéralement l'écran, portant l'essentiel du film par son charisme hors normes. Si ses compagnons, sortes de 7 samouraïs inversés, obtiennent presque autant de temps de présence, ils sont quasi invisibles, réduits à des « poussins » qui suivent, avec admiration et crainte, les moindres gestes de Sanjuro.

Ici, pas de place pour le contemplatif, l'œoeuvre ne fait qu'une heure et demi, ce qui est rare pour Kurosawa qui a généralement besoin de plus de deux heures pour développer ses ambiances. Dès le premier quart d'heure, tous les enjeux et principaux protagonistes ont été exposés et une belle scène d'action a déjà eu lieu. Si, comme dans la Forteresse cachée, le suspens va se révéler essentiellement topographique (chacun cherchant ce qui se trouve en fait chez le voisin), les déplacements ne se font que sur des distances fort réduites, mais à la façon d'un jeu où la malice de Sanjuro (et ses talents de sabreurs) sont les seules règles. Dans le camp adverse, seul Muroto, arriviste qui assume parfaitement son immoralité, semble pouvoir tenir tête à un Mifune déchaîné, mais il sera trompé aussi sûrement que les autres.

Il serait dommage de réduire Sanjuro à un divertissement efficace mais un peu vain. En effet, de manière très subtile, Kurosawa parvient à rendre son anti-héros particulièrement attachant. De son patronyme qui signifie «Camélia» à sa maladresse auprès des femmes (certes décrites de manière très frivole, voire misogyne, comme souvent chez le cinéaste) en passant par sa solitude de « sabre nu », Sanjuro acquiert une humanité qui le rend d'autant plus attachant. Loin de la froideur ou des thèmes tragiques de nombreuses autres oeœuvres du maître japonais, le film est dans son ensemble léger et riche en moments comiques, ayant plutôt mieux supporté l'épreuve du temps que ceux de la Forteresse cachée.

Sanjuro est aussi passé à la postérité grâce à deux séquences particulièrement inoubliables. La première voit Mifune affronter une vingtaine de samouraïs à lui tout seul, et la seconde est bien sûr le duel entre Sanjuro et Muroto, qui conclut le métrage. L'aspect très exagéré du combat, a priori inéquitable, contre les sabreurs se retrouvera ensuite plus que fréquemment dans les films d'arts martiaux et dans le cinéma d'action en général. Mais le plan le plus connu de l'oeœuvre est sans nul doute le geyser de sang du duel final, effet totalement inattendu, l'un des premiers trucages « gore » du cinéma moderne, qui aura traumatisé plus d'un futur réalisateur (à commencer par le Tarantino de Kill Bill). En concluant son histoire par cette apothéose outrancière, Akira Kurosawa ouvrait la porte à un renouveau du cinéma d'exploitation, plus nerveux, plus violent, faisant la part belle aux héros marginaux et sans concession.


Entre le ciel et l'enfer

(1963)

Entre le ciel et l'enfer est une tentative de « polar total » qui s'affirme comme le grand film somme de la veine cinéma de genre d'Akira Kurosawa. Après avoir enchaîné la Forteresse cachéeles Salaud dorment en paixYojimbo et sa suite Sanjuro, Kurosawa a redéfini les critères du cinéma de divertissement des années 60 en lui insufflant à la fois une profondeur inédite mais aussi des exigences plastiques uniques. De l'amplitude de la scènes d'ouverture des Salauds dorment en paix au geyser de sang de Sanjuro, l'originalité de ces films va durablement transformer la notion de « série B ». De Leone à Coppola en passant par Peckinpah, plus d'un cinéaste viendra s'engouffrer sur les chemins défrichés par le maître japonais.

Entre le ciel et l'enfer synthétise toutes les idées de Kurosawa au sein d'un thriller dont le thème principal lui tenait particulièrement à cœoeur (la recrudescence des kidnappings au Japon). Sur ce canevas classique, il tisse une critique sociale évidente mais d'une rare force où le patron (interprété par un Mifune d'une grande justesse) devra sacrifier ses privilèges pour regagner son humanité. La première heure du métrage, en huis-clos et rythmée par d'immenses plans séquences, est à elle seule une performance inoubliable qui en remontre au Hitchcock de la Corde. La progression de la tension et surtout les nuances psychologiques déployées par Mifune transforment les passages obligés (enlèvement, appels du ravisseur, arrivée de la police, rebondissements) en suspens minimal mais passionnant. Kurosawa ne relâche pas le spectateur en enchaînant sur un autre tour de force cinématographique avec la remise de la rançon depuis un train express, où la nervosité des acteurs donne un réalisme d'autant plus frappant à la séquence.

Le film prend alors une direction très différente en évinçant quasi totalement le personnage de Mifune et en se concentrant sur l'enquête menée par les policiers à la recherche du kidnappeur, drogué autodestructeur tout droit sorti d'un film de Fukasaku ou de Suzuki. Selon nos critères de spectateurs du 21e siècle, cette partie semblera souffrir d'une légère baisse de régime, en particulier lors de longs dialogues explicatifs un peu redondants. Heureusement, la dernière demi-heure du métrage emporte totalement l'adhésion en offrant une traque nerveuse dans un quartier chaud de Tokyo, ainsi qu'une scène de conclusion d'une intensité et d'une noirceur glaçantes.

Brillamment mis en scène, écrit et interprété, Entre le ciel et l'enfer est une excellente réflexion sur les enjeux d'un kidnapping, mais c'est avant tout un thriller policier réaliste et sophistiqué. D'un abord relativement aisé, le film se présente avant tout comme un divertissement palpitant, avant de révéler peu à peu sa profondeur. En ce sens, il fait partie, au même titre que les Sept samouraïs ou que Yojimbo, des oeœuvres de Kurosawa les plus recommandables pour les néophytes, qui pourront y admirer le génie du cinéaste pour insuffler des thèmes complexes et personnels au sein d'histoires évidentes et universelles.


Barberousse

(1965)

La filmographie commune d'Akira Kurosawa et de Toshiro Mifune est considérée, à juste raison, comme l'une des plus prolifiques et exceptionnelles de l'histoire du cinéma. Et de la jeunesse impétueuse du Kikuchiyo des Sept samouraïs à la sagesse bourrue de Barberousse, Mifune aura incarné les plus inoubliables héros du maître japonais. En 1965, Barberousse marque à la fois la fin de la collaboration entre Kurosawa et son acteur fétiche, mais aussi le dernier film en noir et blanc du réalisateur, qui, après l'échec douloureux de sa participation à Tora ! Tora ! Tora ! mettra cinq années avant d'offrir Dodes'kaden. Kurosawa est ici au sommet de sa maîtrise artistique en allant au bout de ce que le noir et blanc pouvait lui offrir. C'est un sujet assez classique, un hôpital pour miséreux du début du 19e siècle, qui lui permet de donner libre cours à ses penchants les plus mélodramatiques. Barberousse annonce la chorale des démunis de Dodes'kaden, avec encore plus d'âme et de cœoeur.

Si le personnage de Barberousse surplombe le film de son charisme et de sa bienveillance parfois brutale, c'est le jeune docteur Noboru Yasumoto qui se révèle, dès le départ, être le véritable héros. C'est par son regard que l'histoire est perçue, et c'est sa lente évolution, du dégoût à l'admiration, qui forme le moteur du scénario. Barberousse est un récit d'apprentissage dont les élans lacrymaux et l'aspect exemplaire sont parfois aussi naïfs que bouleversants. Kurosawa filme la souffrance et la pauvreté sans fard, délivrant des scènes d'agonie traumatisantes et paradoxalement d'une splendeur rarement atteinte au cinéma. La dureté des situations est contrebalancée par la douceur du regard de l'auteur, qui parvient à insuffler de la tendresse dans les récits les plus sordides. Rien n'est épargné aux malades qui se pressent au sein du dispensaire de Barberousse, et quand la vie s'accroche encore à eux, nombreux sont ceux qui opteront pour le suicide, quelle que soit sa forme. Mais même au fond du gouffre (ou du puit), se trouve l'espoir, la rédemption et peut-être le miracle.

La première partie du film se compose d'une succession de séquences dédiées à des cas désespérés que même Barberousse ne parviendra pas à guérir. Yasumoto y découvre la « beauté de l'instant de la mort », quand le dernier souffle et la dernière confession ne peuvent que nous tirer des larmes en libérant les êtres tourmentés. L'apprenti médecin va ainsi, peu à peu, mettre de côté ses ambitions et ses préjugés. En plein milieu du métrage, Barberousse sauve une très jeune prostituée, Otoyo, grâce à des talents martiaux aussi inattendus que spectaculaires (l'impressionnant travail sur le son du film est alors mis au service de douloureuses fractures). C'est le point de basculement de l'œoeuvre, qui, dans sa seconde moitié, va suivre la quasi résurrection de Otoyo, en la mettant en parallèle de sa relation avec Yasumoto. La fin du film évoque le sort du petit Chobo, au fil de quelques scènes particulièrement émouvantes.

Barberousse dresse un tableau aussi réaliste (dans les faits) que magnifié (dans son rendu visuel) du quotidien de l'hôpital. Kurosawa parvient à donner du sublime aux pires souffrances et l'intensité, parfois onirique, de certaines situations surprend encore par sa modernité. Le récit et la séduction mortelle de la «mante religieuse», les souvenirs fantomatiques de Sahachi, le regard perdu d'Otoyo, la bonté contenue de Barberousse, autant de moments et de plans faisant partie des sommets de la carrière du cinéaste japonais.

Le genre « médical » n'aura jamais été abordé avec autant de pudeur et de justesse et, si le film n'hésite pas à tirer la corde du larmoyant, Kurosawa compense par des portraits, parfois très crus, des différents protagonistes. Certains retrouveront sans doute, en particulier dans la première partie, une mysoginie latente que l'on a parfois reproché à l'auteur, mais le calvaire de Otoyo est si touchant que l'on en oublie les aspects les plus datés de l'œoeuvre pour se laisser entièrement porter par la grâce du film. Derrière la rudesse du personnage de Barberousse, c'est bien toute l'humanité de Kurosawa qui transparaît, permettant à cet accomplissement artistique de demeurer le chef-d'oeœuvre le plus méconnu, mais peut-être aussi le plus essentiel, du réalisateur


Dodeskaden

(1970)

Il semble toujours possible de trouver un film « maudit » au sein du parcours de tous les grands cinéastes, une œoeuvre détestée, soit par la critique, soit par le public, soit par le réalisateur lui-même, ou chahutée par un destin injuste. Parfois l'accumulation d'échecs liés à un film en fait quasiment l'archétype de l'œoeuvre incomprise mais loin d'être une erreur artistique, bien au contraire. Certaines sont redécouvertes avec les années (La Nuit du chasseurLa Soif du malLes Rapaces, Playtime, La Porte du Paradis…), d'autres, plus récentes, attendent encore leur heure et sont toujours sujettes à polémiques (le Coup de coeœur de Coppola, le 13ème guerrier de McTiernan…).

Mais le cas du Dodes'kaden d'Akira Kurosawa est peut-être le plus frappant et le plus tragique dans la liste des chefs-d'œoeuvre conspués, et s'il fallait le comparer à un autre monument dévasté, ce serait sans doute au Playtime de Jacques Tati, conçu et sorti dans un chaos total quelques années avant le film de Kurosawa. Si les deux films possèdent des thèmes et une atmosphère extrêmement différents, leurs visions « parallèles » de la modernité galopante, leurs audaces formelles et leur inadéquation flagrante entre les attentes du public et celles des critiques de leur époque, les rapprochent déjà de manière évidente. Mais c'est surtout leurs accueils catastrophiques et le résultat sur les deux metteurs en scène, pourtant largement adorés auparavant dans leurs pays, qui semblent lier étroitement ces films. Si Tati sombra dans un oubli progressif et ne parvint jamais à se guérir de ses désillusions, Kurosawa lui connût une véritable dépression qui l'amena jusqu'à la tentative de suicide.

Mais la « petite histoire » a tendance à faire oublier l'essentiel : Dodes'kaden est l'un des plus grands sommets du maître japonais. De ses expérimentations visuelles (là où Tati utilisait des silhouettes en carton pour remplacer des figurants, Kurosawa va jusqu'à peindre les ombres des décors sur le sol) à son propos extrêmement humaniste et nuancé, le film s'avère inoubliable. Pour la première fois, le metteur en scène utilise la couleur, mais c'est pour mieux scruter les ténèbres du Japon en pleine résurrection sociale et économique. Après la débâcle de la Seconde guerre mondiale, le pays s'est longuement cherché et reconstruit, et au moment où son essor devient irrésistible, c'est le plus prestigieux de ses cinéastes qui entreprend de dévoiler l'envers du décor. Dodes'kaden est un film « chorale » où les destins d'habitants d'un bidonville des abords de Tokyo viennent se croiser ou à peine s'effleurer en dressant un portrait très critique de la société nippone et de la nature humaine en général. Si l'amour est toujours présent, parfois de manière aussi inattendue que bouleversante (les enfants du brossier, la confession finale de la jeune fille abusée, la sagesse de l'ancien, la tirade du mari soumis…), c'est néanmoins la tristesse qui imprègne les images très colorées du métrage.

Le jeune homme qui s'invente conducteur de tram est l'idéal symbole de Dodes'kaden, l'image, empreinte de tendresse, n'en est pas moins terrible pour autant, métaphore d'une partie de la population japonaise réduite à fantasmer le progrès technologique et sa réussite sociale. Tous ces marginaux qui grappillent un peu de la réussite environnante, un peu de compagnie et de compassion, ne sont pas sans évoquer Los Olvidados de Buñuel ou, plus proche de nous, le Tombeau des lucioles de Takahata. L'espoir est sans cesse vacillant, suspendu à une parole ou à un geste. Si la lueur est bel et bien présente, comme lorsque l'ancien sauve, de manière malicieuse, un homme du suicide ou de la folie furieuse, c'est le plus souvent l'échec du pardon (de la femme infidèle) ou la fin des rêves (la déchirante histoire du clochard et de son enfant).

La magnificence plastique de Dodes'kaden ne suffit pas à transformer l'œoeuvre en conte, bien au contraire. Elle souligne l'impossible conciliation entre l'univers de l'imagination (les visions sont toujours présentées sous des formes hautement chatoyantes) et la réalité de cette terre uniformément grise, de ces montagnes de déchets que sillonne le tram fantôme, de ces quelques bicoques qui semblent encore surgir des décombres de la guerre. Inutile alors de chercher bien loin les raisons du fiasco du film auprès du public japonais. Trop d'actualité, trop étonnant dans sa forme, trop insoutenable dans sa vision du monde, l'oeœuvre ne pouvait pas convenir aux envies de son temps. Et si Kurosawa chercha longuement le souffle de résurrection qui donna naissance au sublime mais « étranger » Dersou OuzalaDodes'kaden demeure son chef-d'œoeuvre le plus intensément bouleversant et le plus délicatement humain

Le Chateau de l’Araignée

Vendredi 15 septembre - 20h45 - Cinéma Mercury

Publié le vendredi 15 septembre 2006.



de Akira Kurosawa


(drame, Japon, 1957, 1h50)


avec Toshirô Mifune, Minoru Chiaki, Isuzu Yamada


Dans le Japon du XVIème siècle, deux généraux, Taketoki Washizu et Yoshiaki Miki, sont perdus dans les brumes et la forêt au retour d’une bataille victorieuse. Ils rencontrent une sorcière qui leur prédit que Washizu deviendra commandant du fort septentrional et succédera à son seigneur Kuniharu Tsuzuki. Cependant, ce sera Yoshiteru, le fils de son ami Miki, qui régnera. Sous l’influence de sa femme Asaji, Washizu assassine le seigneur Tsuzuki, puis envoie ses hommes tuer Miki, mais son fils échappe à la mort.

Film 100% CSF, dans le cadre de notre série « Shakespeare au Cinéma » : venez nombreux !


TEXTE DE PRESENTATION


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Le Nô et l’Araignée


Le Château de l’Araignée n’est autre, on le sait, qu’une adaptation "libre" d’une des meilleures, des plus tragiques et des plus implacables pièces de Shakespeare, "Macbeth". L’histoire, originellement située en Ecosse est transposée au Japon à une époque un peu plus tardive (14e siècle au lieu du 11e). Le film ouvrait au moment de sa réalisation une trilogie historique parmi la filmographie d’Akira Kurosawa, précédant "Donzoko" (Les Bas-Fonds d’après Gorki, 1957) et "Kakushi toride no san akunin" (La Forteresse cachée, 1958). Lors de sa sortie en France, il divise une partie de la critique dans la meilleure tradition de la "guerre" que se mènent alors Les Cahiers du Cinéma (en préparation de Nouvelle Vague et qui a choisi Mizoguchi contre Kurosawa) et Positif. Les premiers préfèrent le Macbeth d’Orson Welles tandis que les seconds refusent de choisir entre deux chefs d’œuvres (ce sont eux qui avaient naturellement raison)... Que l’on revoie ou que l’on découvre seulement ce film près d’un demi-siècle après sa réalisation, la querelle de chapelle paraît presque surréaliste tant Le Château de l’Araignée appartient aujourd’hui aux plus grandes oeuvres de Kurosawa et, par conséquent, du Cinéma.


Kurosawa se montre tout à la fois fidèle et libre par rapport à la pièce de Shakespeare. Nipponisation oblige, il change bien entendu les noms et les lieux. Macbeth devient Washizu, Lady Macbeth se nomme Asaji, Banquo l’ami de Macbeth que ce dernier trahira prend le nom de Miki, le roi Duncan se transforme en Tsuzuki, etc. Les trois sorcières (numérotées 1, 2, 3 chez Shakespeare) ne sont plus qu’une, esprit malin de la Forêt de l’Aragne, lieu magique dont les sentiers tissés telle une toile protège l’accès au Château de l’Araignée occupé en début d’histoire par le seigneur Tsuzuki. Ce ne sont là bien sûr que libertés formelles auxquelles il faut adjoindre la fin de Washizu/Macbeth ou bien encore une révélation tardive concernant Asaji/Lady Macbeth, trouvaille géniale de Kurosawa et qui fit l’admiration du shakespearien patenté qu’était Laurence Olivier.


Le fond de l’histoire non modifiée - à savoir l’exposition d’une ambition obsessionnelle, voire comme l’ont écrit certains critiques, du "mal absolu" - c’est bien alors au niveau de la forme que le film de Kurosawa fait la différence. Et le cinéaste étant japonais, il recourt à la forme la plus japonaise qui soit pour habiller le sujet : le nô. "Le grand problème était d’adapter Macbeth au goût japonais. Les sortilèges sont différents en Occident et au Japon. J’ai adopté la forme du nô. Cette forme est sans aucune complexité. La construction d’ensemble, les comportements des personnages, et leur mise en place, tout a été accompli dans ce dessein. Pour cela on a employé le moins possible de gros plans, tout est en plans d’ensemble. Même dans les scènes pleines de passions, la caméra ne s’approche pas des personnages. Les techniciens étaient perplexes devant cette nouvelle mise en scène." (Akira Kurosawa, Notes à propos de mes films, Etudes cinématographiques, vol. 54). Le spectateur occidental, lui, loin de se retrouver perplexe, est confondu d’admiration devant le résultat obtenu. Même sans rien savoir du théâtre nô, de ses codes et de ses conventions, il saisira d’instinct cet étrange mariage du message shakespearien, universel et intemporel, et d’une forme où le symbole joue le premier rôle. Mais ne nous y trompons pas. Si Le Château de l’Araignée, par ses emprunts systématiques au nô, regorge de ces symboles, il n’en dégage pas moins un fort accent de réalisme dont Kurosawa sut d’ailleurs toujours se montrer un maître. Sans entrer dans les détails, indiquons tout de même, avec Kurosawa lui-même, quelques caractéristiques du nô : "Dans le nô, l’acteur s’exprime par "l’omote" (le masque, la stylisation extérieure du jeu). Il s’appuie d’abord sur cette forme de mimique extérieure pour atteindre un langage dramatique expressif. C’est le contraire du jeu." ("Comme une autobiographie", p. 312). Force est alors de constater (et contrairement à bon nombre d’idées reçues) que si Asaji, cette Lady Macbeth au visage aussi blanc que son kimono et aux traits impassibles renvoie très directement au nô, elle n’est pas la seule. "Chaque plan du Château de l’Araignée correspondait exactement à chaque expression de l’omote." (A. Kurosawa) Toshiro Mifune lui-même dans son interprétation de Washizu relève de cette technique, bien davantage que du kabuki auquel ont cru bon de le rattacher certains critiques (Kurosawa n’ayant jamais hésité par ailleurs à faire connaître sa détestation pour ce genre théâtral). Tout aussi important que le jeu ou plutôt, pour reprendre le terme de Kurosawa, le "non-jeu" des acteurs, il faut y ajouter le décor et les costumes relevant eux aussi du nô.


Kurosawa, s’il reste fidèle, on l’a vu, à l’histoire shakespearienne malgré quelques licences personnelles, n’emplit pas son film du verbe shakespearien. Probablement par difficulté de traduction ("Kurosawa abandonne la poésie du verbe pour celle de l’action" écrivit Satyajit Ray dans ses Ecrits sur le cinéma). Mais aussi par son choix de porter l’accent ailleurs, sur l’ambiance, l’atmosphère, l’univers du récit. Du premier au dernier plan, le film se déroulant en forme de boucle, le spectateur est immergé dans un monde à part, baigné par un brouillard qui teinte l’écran en une permanence de gris d’où se détachent parfois des tâches blanches éblouissantes (la sorcière ou Asaji) ou, au contraire, se fondent des silhouettes noircies et presque invisibles (Washizu et Miki dans la forêt). Le brouillard noie la forêt qui elle-même cache le château. Il installe aussi des sentiments permanents d’incertitude, d’hésitation, de menace et de peur, échos directs de ceux habitant les cerveaux enfiévrés des personnages.


Au brouillard s’ajoutent la topographie et l’architecture des lieux. Cette forêt tout d’abord, dont on a vu qu’elle tissait sa toile en protection du château avant de se retourner contre lui lorsqu’elle "bougera" conformément aux prédictions de la sorcière. Cette forêt permet à Kurosawa des instants de pure magie cinématographique. La chevauchée éperdue (et perdue) de Washizu et Miki qui ne cessent d’aller et venir à la recherche du château, ruisselant de pluie et harcelés par les rires d’un esprit malin qu’ils tentent de repousser par d’illusoires jets de flèches... L’apparition de la sorcière, tissant (au sens propre) le fil du destin... Kurosawa, cinéaste japonais, ne pouvait que se montrer inspiré en filmant une sorcière plus proche d’un fantôme que d’une simple Parque ! Un fantôme, on en verra un vrai dans une scène de banquet, admirable, à comparer avec celle de la version d’Orson Welles dans son Macbeth présenté il y a six mois par CSF. Ajoutons au chapitre "fantôme" un superbe plan-séquence sur lequel j’attire votre attention par avance. Asaji va chercher l’urne de saké qui endormira les gardes de Tsuzuki. Elle disparaît littéralement de l’écran, happée par le noir dans lequel elle se fond en sortant de la pièce. Le plan reste fixe et la voit réapparaître hors du noir pour revenir dans la chambre. Par sa disparition/réapparition à l’intérieur même du plein champ, Asaji est ainsi assimilée très directement, me semble-t-il, à un "esprit malin"...


Le château constitue lui aussi, et bien évidemment, un élément primordial du film auquel il donne son titre. Que le spectateur ne s’attende pourtant pas à voir surgir une forteresse de facture classique. Celui-ci est bâti comme à plat, on a même du mal à en comprendre ses contours : "Nous avons construit le château au pied du Mont Fuji. J’ai voulu du brouillard. Contrairement au château habituel, je l’ai fait de forme plate de sorte qu’il serpente au ras du terrain, pour donner une impression terrifiante afin que l’on pressente un événement de mauvais augure." (A. Kurosawa, Notes à propos de mes films). Si l’ensemble du château apparaît bien à plat, ses immenses portes d’entrée, elles, se dressent face aux hommes lui faisant face, ce qui nous vaut encore deux séquences mémorables.


Les intérieurs participent eux aussi de cet esthétisme purement théâtral. Ainsi de la pièce du fort où nous découvrons pour la première fois Asaji aux côtés de son époux. Au côté sombre de la pièce, l’extérieur tranche par sa blancheur surexposée, presque irréelle.


Dès son titre, le film se place sous le signe de l’araignée. L’image renvoie non seulement à celle de la toile dont la proie ne parvient jamais à se libérer, prisonnière d’une ingéniosité démoniaque mais aussi synonyme de plusieurs idées contradictoires : fragilité et solidité, délicatesse et robustesse, beauté et terreur. L’araignée tend sa toile afin d’y capturer toute créature qui viendrait s’y aventurer, comme hypnotisée par l’élégance de sa dentelle. Le château et la forêt symbolisent cette toile. Washizu est l’insecte bourdonnant qui, poussé par sa reine, va s’engluer dans ses fils (notons que son étendard représente un scolopendre, c’est à dire... un insecte). Et comme l’insecte pris, plus il se débattra plus il scellera son destin. Tous les personnages du film ressemblent à de gros insectes, caparaçonnés dans leurs armures tels des scarabées. Regardez donc cet extraordinaire plan de Tsuzuki au début du film, entouré de tout son "état-major". Ils sont treize, assis en ligne, répartis symétriquement et assis exactement de façon identique. Leurs casques semblent ornés d’antennes et de cornes tandis que les étendards agités par le vent dans le dos du messager agenouillé ressemblent à des d’ailes. Cette identification des personnages aux insectes, la sorcière la souligne en quelque sorte : "Hommes au destin pitoyable ! La vie sur Terre n’a qu’un temps éphémère. Comme la vie des insectes, toute vie est précaire. Stupides sont les hommes qui se battent pour rien..." Le caractère éphémère de la vie, voilà bien une préoccupation shakespearienne essentielle et récurrente. Que l’on songe un instant aux réflexions d’Hamlet sur ce "pauvre Yorick" (Hamlet, V, 1) ou, d’une manière générale, à la "morale" des tragédies historiques dans lesquelles derrière les rois tout puissants, se cachent des hommes en attente de se retrouver poussière. Le message ne diffère en rien dans Le Château de l’Araignée : à quoi bon l’ambition démesurée, le pouvoir et le cortège de cadavres qu’il traîne avec lui puisque tout passe, tout trépasse ? A quoi bon la puissance enracinée dans la folie des grandeurs ? N’en sort que du mal, encore et encore avec, au bout, l’inévitable mort...


De même que Lady Macbeth s’impose comme le personnage le plus intéressant de la tragédie shakespearienne, Asaji fascine. Elle pèse sur tout le film par sa froide détermination, son calme, la monotonie effrayante de sa diction (ajoutant à son côté "fantômes") et bien sûr son physique. Asaji provoque la tragédie tout en ayant prescience du désastre possible. Mais ses sentiments de peur ou de remord arrivent trop tard et c’est encore elle qui gèrera la suite des événements. Comme l’a très bien noté Michel Estève, "le sang du suzerain assassiné passe des mains de l’homme à celles de la femme, suggérant avec une force exceptionnelle une communion dans le mal qui a vaincu toute résistance" (Etudes cinématographiques, vol. 54). Ce sang qu’elle va ensuite laver mais qui lui collera encore aux doigts une fois disparu et l’entraînera vers la folie. Image sans doute la plus célèbre de la pièce "Macbeth" que ces mains, frottées avec frénésie mais en vain : "Ce sang, il est toujours là..."


Enfin, on ne peut parler du Château de l’Araignée sans évoquer l’extraordinaire scène de fin, entièrement re-créée par le génie de Kurosawa et que je vous laisse découvrir. Le destin a fini par rattraper Washizu/Macbeth et la toile de l’araignée par l’étouffer par une transposition visuelle extraordinaire. Cette scène dure près de trois minutes. Peut-être les trois minutes d’agonie les plus terribles que l’on ait vu sur un écran de cinéma.


Philippe Serve

Kurosawa 5 / TRONUL INSANGERAT / 1957

 




Le Château de l'araignée

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Le Château de l'araignée
Titre original蜘蛛巣城
Kumo no sujō
RéalisationAkira Kurosawa
ScénarioShinobu Hashimoto
Ryūzō Kikushima
Akira Kurosawa
Hideo Oguni
William Shakespeare (pièce)
Acteurs principaux

Toshirō Mifune
Isuzu Yamada
Takashi Shimura

Sociétés de productionTōhō
Pays d’origineDrapeau du Japon Japon
GenreJidai-geki
Durée105 min
Sortie1957


Le Château de l'araignée (蜘蛛巣城Kumo no sujō?) est un film japonais réalisé par Akira Kurosawa, sorti en 1957.

Il s'agit d'une adaptation de Macbeth, une pièce de théâtre de William Shakespeare. Le lieu de l'intrigue a été transposé dans le Japon médiéval.

Synopsis

Alors qu'ils traversent une forêt après une bataille, les généraux Washizu et Miki rencontrent un esprit. Celui-ci prédit que Washizu deviendra seigneur du Château de l'araignée, mais que ce seront les descendants de Miki qui lui succéderont.

Mise dans la confidence, la femme de Washizu va influencer son mari pour que la prophétie se réalise seulement à l'avantage de celui-ci.

  • Distribution

    Production

    Le décor extérieur du Château de l'araignée a été monté sur les pentes du mont Fuji, mais les scènes se déroulant dans la cour intérieure ont été tournées dans des studios de la Tōhō, à Tamagawa. Dans un souci de continuité visuelle, l'équipe a rapporté de la terre volcanique pour en recouvrir le sol du studio. Les scènes d'intérieur ont, quant à elles, été tournées dans un plus petit studio de Tokyo. Pour les séquences en forêt, la production s'est déplacée à Aokigahara, et des scènes additionnelles ont été tournées en studio. Enfin, la propriété servant de décor pour le domaine de Washizu a été trouvée dans la péninsule d'Izu3.

    Concernant le tournage du film, Akira Kurosawa a déclaré : « Le film a été très compliqué à réaliser. Nous avions décidé que le décor du château devait être monté sur les pentes du mont Fuji, non pas parce que je voulais montrer la montagne, mais parce que ses pentes inclinées correspondaient au paysage que je voulais filmer. Et il y a souvent du brouillard à cet endroit. J'avais décidé que je voulais beaucoup de brouillard dans ce film. Construire le décor a été très difficile car nous n'avions pas assez de monde, et aussi parce que nous étions très loin de Tokyo. Par chance, le Corps des Marines avait une base dans les environs et ils ont été d'un grand secours ; une unité de la police militaire nous a également prêté main-forte. Nous avons tous travaillé très dur pour aménager le terrain et monter le décor. Je me rappelle que nous étions littéralement épuisés d'avoir à travailler dans cet endroit plongé dans le brouillard ; nous en étions presque malades3. »

    Pour la scène finale — au cours de laquelle les propres archers de Washizu lui tirent dessus — les flèches n'ont pas été ajoutées par surimpression ou simulées par des effets spéciaux. Il s'agit de vraies flèches, décochées par de vrais archers. L'idée était de renforcer le réalisme des expressions faciales de Toshirō Mifune, son personnage étant censé être terrorisé. Dans la scène, on voit l'acteur faire de grands mouvements avec ses bras, apparemment pour écarter les flèches qui se sont fichées dans la paroi derrière lui. En réalité, ceci permettait aux archers de savoir dans quelle direction le comédien allait faire son prochain mouvement

    Récompenses

    LA CRITIQUE DU FILM

    Washizu (Toshiro Mifune) et Miki (Minoru Chiaki) écoutent, après une bataille, un esprit prophétiser leurs destins. La scène renvoie évidemment aux sorcières de Macbeth, lorsque Macbeth et Banquo les écoutent leur prédire leur avenir. Seulement, Akira Kurosawa change le cadre : deux samouraïs du XVIe siècle (la sanglante ère Sengoku, dont l’auteur est un adepte) tiennent lieu de chevaliers écossais, et à la place des sorcières, un Esprit Malin (Chieko Naniwa) à la sinistre apparence de vieillard. Dire de Le Château de l’araignée qu’il reprend la pièce de Shakespeare ne révèle rien de la singularité du film de Kurosawa. Le cinéaste japonais ne se contente pas de transplanter dans le temps et l’espace le drame anglais : il l’adapte à une culture qui le bonifie.

    Transplanté dans le Japon médiéval, le bois de Birnam, devenu la forêt de l’Araignée, met en lumière le fantastique latent dans la pièce de Shakespeare. Par ses brumes opaques, ses rires terrifiants et ses formes floues, la forêt de l’Araignée rend sensible la proximité, typique du shintoïsme, entre le monde des esprits et le monde des hommes. Cette proximité a beau être étrangère au monde anglo-saxon, elle s’inscrit parfaitement dans la logique de l’œuvre en soulignant la perte de repères de Washizu/Macbeth.

    Le jeu des acteurs suit la même direction. Moins psychologique que dans le théâtre européen, le jeu quasi-expressionniste des acteurs de Kurosawa, en particulier de Toshiro Mifune et d’Isuzu Yamada (Asaji/Lady Macbeth), perturbe car il exhibe sur des visages déformés, à la limite du grotesque, des terreurs inconscientes. Le regard affolé de Mifune, abattu par ses propres hommes lorsqu’il voit la forêt de l’Araignée monter à l’assaut de son château, donne un visage à l’angoisse d’un général conscient de sa chute. À l’inverse, les traits impassibles de Yamada et son sourire pervers font du personnage un masque kabuki expressif, qui présente à Washizu les désirs souterrains qu’il n’ose s’avouer.  

    Si Kurosawa apporte ainsi des éléments étrangers à la pièce de Shakespeare, c’est pour en faire ressortir la folie inhérente. Mais dans Le Château de l’araignée, il n’est jamais question d’étude psychologique ou d’introspection : la folie ne s’aborde qu’en tant que force émotionnelle. C’est un cinéma de la surface, de l’énergie vive, que revendique Kurosawa.

    Cette surface se caractérise par sa grande mobilité. Outre les nombreux travellings, le cinéaste se plaît à multiplier les transitions en volet – idée qu’un certain George Lucas lui empruntera pour sa future saga Star Wars –, qui révèlent l’écran en tant qu’écran dynamique. L’écran mobile et le visage-masque d’Asaji vont de paire : sur une surface plane transparaissent les mouvements souterrains de la psyché humaine.

    Le cadrage est donc particulièrement important dans le film, car il définit le point de manifestation d’une émotion incontrôlée. Un plan, magistral. Washizu se vante d’avoir été nommé commandant de la Citadelle du Nord sans avoir eu besoin d’assassiner son suzerain, et sort du cadre, le visage fier ; mais lorsque sa femme, assise à même le sol, imperturbable, suggère que son suzerain ou son ami Miki le trahiront, Washizu revient dans le cadre, regard inquiet, bouche bée : le visage même de la terreur.
    À l’instar de ce plan, Le Château de l’araignée s’appréhende comme un espace où les émotions se métamorphosent, et passent avec fracas du bonheur au malheur, de la gloire à la chute.

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    Cinexpress #29 – Le Château de l’Araignée (1957)

    Plus besoin de présenter Akira Kurosawa, l’un des réalisateurs japonais les plus connus et talentueux, qui a par la même occasion su marquer l’histoire du cinéma de son empreinte en réalisant une flopée de films de renom et de très grande qualité. C’est ma cinquième rencontre avec le réalisateur, après le mystique Rashomon (1950), l’épique Les Sept Samouraïs (1954), le culte Yojimbo (1961) et sa suite Sanjuro (1962). Il est donc temps de découvrir Le Château de l’Araignée !

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    Affiche de Le Château de l'Araignée (1957)
    Affiche de Le Château de l’Araignée (1957)

    • Genre : Drame
    • Réalisateur : Akira Kurosawa
    • Année de sortie : 1957
    • Casting : Toshirô Mifune, Minoru Chiaki, Isuzu Yamada
    • Synopsis : Poussé par sa femme ambitieuse, le général Washizu tente d’accomplir une prophétie ancestrale afin de devenir le seigneur du château de l’araignée. (senscritique.com)

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    Toshirô Mifune et Isuzu Yamada dans Le Château de l'Araignée (1957)
    Toshirô Mifune et Isuzu Yamada dans Le Château de l’Araignée (1957)

    Le réalisateur japonais adapte ici le Macbeth de Shakespeare et se réapproprie l’oeuvre pour la contextualiser dans le japon médiéval, une période qu’il affectionne beaucoup. Washizu (interprété par Toshirô Mifune) et Miki, deux généraux, rencontrent un esprit mystérieux dans une forêt. Celui-ci leur apprend que Washizu est destiné à devenir le prochain maître du Château de l’Araignée, mais que ce seront les descendants de Miki qui lui succéderont. Ainsi, si les deux généraux accueillent la nouvelle avec une certaine légèreté, la femme de Washizu va tout faire pour que la prophétie se réalise. Très philosophique, presque fantastique par moments, Le Château de l’Araignée est un film qui plonge dans les racines de la nature humaine et y sonde les aspects les plus négatifs pour les faire éclater au grand jour.

    Similaire à un Rashomon dans l’intention, il présente les Hommes comme des êtres faibles et influençables, lâches et prêts à tout pour survivre et prendre du galon. Ici, Kurosawa ne se contente pas d’adapter à sa manière l’oeuvre de William Shakespeare, il se l’approprie et en tire un travail tout à fait personnel mais surtout magnifié par son fond et sa forme. S’il s’agit presque de ce que nous pourrions qualifier d’un pamphlet sur l’ambition et l’envie, il s’agit également d’une superbe oeuvre cinématographique. Quand Les Sept Samouraïs permettait à Kurosawa d’exploiter toute sa technique sur trois heures et quart de film, il parvient ici à la concentrer en un peu plus d’une heure et demie, et ce avec une maîtrise dont lui seul avait le secret.

    Toshirô Mifune dans Le Château de l'Araignée (1957)
    Toshirô Mifune dans Le Château de l’Araignée (1957)

    Chaque plan s’observe et s’admire avec la même fascination. La composition très soignée et construite du réalisateur parvient à créer une véritable ambiance propre au film, lui donnant tantôt l’aspect de peintures, tantôt l’aspect de pièce de théâtre. Les scènes d’extérieur se déroulent souvent dans un léger brouillard, créant une atmosphère mystérieuse, laquelle est encore plus présente lors des scènes en forêt, lieu le plus représentatif des aspects mystique et fantastique du film. Symbolisant l’inconnu, camouflant le danger, le brouillard est l’un des éléments-clé du film, puisqu’il ne permet pas de tout entrevoir, de la même manière que les protagonistes, bien que supposés connaître leur destinée, demeurent incapables de maîtriser leurs actes et de la réaliser.

    Le Château de l’Araignée est l’une des œuvres les plus complètes et les plus abouties d’Akira Kurosawa. Le réalisateur montre ici sa capacité à brillamment mettre en scène ses films, à s’approprier un classique du théâtre et de la littérature, et à en restituer une oeuvre très philosophique et puissante. Satire d’un monde où l’Homme, pensant être tout puissant, n’est qu’un pion facilement manipulable, plus victime que maître de son destin, Le Château de l’Araignée est de ces œuvres intemporelles, pierre angulaire de la filmographie d’un maître du septième art, et classique du cinéma.

    Note : 8,5/10.

    Bande-annonce de Le Château de l’Araignée

    https://www.youtube.com/watch?v=m4KMDzNx1Xk

    ===========================================================================http://www.allocine.fr/film/fichefilm-1581/critiques/spectateurs/

    NOTE MOYENNE
    3,9 
    645 notesdont 63 critiques
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    63 CRITIQUES SPECTATEURS

    anonyme
    Un visiteur
    5,0
     Publiée le 11 août 2018
    Le Château de l’araignée prouve deux choses : Le talent exceptionnel du réalisateur Akira Kurosawa et l’universalité de l’œuvre de William Shakespeare. Macbeth s’active dans le Japon féodal comme s’il y était né. Le personnage de Lady Macbeth prend encore plus de dimension dans le souffle du théâtre nô comme si cela venait mettre en exergue sa relation avec le diable. Les deux comédiens qui incarnent le couple maudit permettent à la production d’atteindre le niveau tragique que commande originalement la pièce. Elle tout en retenue et en profondeur, lui d’une intensité démesurée. Même s’il nous est plus difficile de juger la justesse de leur interprétation, la frénésie soutenue dans leur jeu, les décors épurés et la prise de vue géométrique propre au cinéma japonais viennent souligner l’aspect rituel de leurs actions et le caractère fabuleux de l’histoire. La photographie est magnifique et puissante. Le brouillard naturel qui sévissait pendant les extérieurs, et qui rendait la tâche particulièrement difficile à l’équipe de tournage, crée au final un climat empreint de mystère très approprié. Les séquences équestres, l’ambiance sonore, les scènes à grand déploiement tout en sobriété, il n’y a rien qui fait défaut. Il se dégage beaucoup de poésie de la violence souterraine que recèle l’univers shakespearien et l’œuvre de Kurosawa l’exprime de manière sublime. Au milieu XVIe siècle on hésitait entre croire aux prophéties ou forcer le destin. Cinq cents ans plus tard, on remercie le ciel pour la rencontre Shakespeare-Kurosawa.
    4,5
     Publiée le 2 septembre 2014
    Japon, durant le moyen-âge, un seigneur apprend par un messager qu’une rébellion a éclaté dans certains de ses forts mais deux généraux arrivent à retourner la situation pourtant mal embarquée. Sur le chemin les menant au seigneur, les deux hommes se perdent dans la forêt de l’Araignée et rencontre un esprit qui leur prédit un avenir de commandant et de seigneur…Transposition de la pièce « MacBeth » de Shakespeare dans le Japon médiéval, « Le Château de l’araignée » s’avère être une grande réussite. Passionnant de bout en bout, Akira Kurosawa nous fait suivre le destin de cet homme peu à peu manipulé par sa femme et par sa soif du pouvoir qui va inéluctablement le mener à sa perte. Les personnages sont intéressants et souvent ambigu, et les enjeux sont toujours bien retranscrits. Comme le montre les séquences d’ouverture et de fin, Kurosawa se fait humaniste et appelle à la raison.Très bien rythmé, il s’attarde aussi sur la psychologie de ses personnages. L’action ne se déroule que dans trois lieux différents et il les exploite à merveille, notamment dans le château et dans la forêt. La mise en scène du japonais est superbe, il met en place une atmosphère, à l’image du temps prédominant dans son film, brumeuse, fantastique et envoutante. Plusieurs scènes sont mémorables à l’image de celle finale ou des apparitions dans la forêt. Mais la réussite du film tient aussi à son esthétisme et au régal visuel qu’il procure. Chaque plan est savamment pensé et truffé d’idées sans que ce ne soit jamais trop lourd. C’est d’ailleurs là l’une des facettes du génie de Kurosawa, qui s’appuie sur l’image au détriment des dialogues pour faire avancer son film. Les reconstitutions du château et de la forêt sont excellents, tout comme le travail réalisé sur les décors et les costumes. Kurosawa nous emmène littéralement à cette époque.Toshiro Mifune incarne le personnage principal de la plus belle des manières. Il rentre dans la peau de ce général et retranscrit à merveille sa déchéance et ses obsessions, tout en lui laissant une part d’honneur et de dignité. Une passionnante relecture de Shakespeare qui s’avère brillante, tant sur le fond que sur la forme.
    2,5
     Publiée le 22 mars 2009
    Quel film difficile à noter! Entre zéro étoile ,car grande fut ma déception passé les 20 premières minutes ou l'on tombe dans le grotesque sans plus jamais le quitter et 4 étoiles pour la qualité de l'œuvre,le soin apporté, les prouesses des acteurs et la force des images.Mon problème est d'être sorti du film quand le cinéma est parti pour être remplacé par une sorte de thèatre en plein air ou plus aucune émotion ne circulait entre la toile et mon cerveau.Cela arrive parfois et en faire une analyse plus fine est bien difficile puisque le vocabulaire manque...La langue française n'est pas assez riche pour critiquer l'art cinématographique trop récent comme elle le fait pour les œuvres littéraires qui laissant toutes leurs parts à l'imaginaire permet de mieux analyser la forme.Ici ,je saurais à la rigueur parler de mon imaginaire mais en aucun cas de celui des autres puisque ce que kurosawa montre est à des années lumières de nos préoccupations quotidiennes;donc d'écrire une critique utile à tous.je m'arrêterai là en ajoutant que ce que je retiendrai de cette belle histoire,c'est que l'oracle prédisait des événements simples qui avec le temps se seraient sans doute réalisés d'une façon naturelle sans violences mais que en connaissant l'issue,Asaji (lady Macbeth)à tout voulu précipiter, ce qui à donné cette tragédie.Moralité:ne pas connaitre son avenir c'est mieux.
    4,5
     Publiée le 20 juillet 2010
    Un magnifique film aux confins du fantastique dont le début est de toute splendeur, les scènes dans le brouillard sont vraiment envoûtantes de plus l'intrigue cruelle (inspirée de Shakespeare) est parfaitement servi par des acteurs prodigieux. Énigmatique et fascinant Le Château de l'araignée se regarde avec plaisir jusqu'à son final saisissant.
    2,0
     Publiée le 11 février 2011
    Librement adapté du "Macbeth" de Shakespeare,ce film de sabres du grand Akira Kurosawa adapte cette histoire tragique au Japon médieval,du XVIème siècle plus précisément,gorgé de trahisons et de luttes de pouvoirs.Influencé par une sorcière,le général Washizu se débarrasse pour régner sur le château de l'araignée.Il sera perdu à la fois par sa trop grand crédulité envers les prédictions,et par les manipulations de sa femme Asaji.Toshiro Mifune,fameux acteur nippon des années 50,avec son air sévère et son expressivité étonnante,adopte la méthode du théâtre nô:peu de mots,statisme et jeu outrancier.Kurosawa se sert de ce comportement fou,irréaliste,pour diriger une métaphore sur l'échec des entrées en guerre du Japon contre la Chine ou les Etats-Unis.Le thème de la rebellion contre un maître-félon était assez osé,alors que le film de sabres était très codifié et porté sur l'honneur.La mise en scène épurée,presque fantastique,avec ce château caché au millieu d'une forêt embrûmé accouche néanmoins d'une oeuvre trop lente,peu active,à peine relevée par 2-3 scènes plus agités,comme bien sûr le criblage de flèches final.Du pur Kurosawa.
    3,0
     Publiée le 4 décembre 2011
    L'ensemble est de qualité autant dans la mise en scène que dans le scénario mais on regrettera l'absence de Kurosawa qui semble mettre de côté le questionnement subtil qu'il introduit généralement dans l'image action. Le film manque de sens et cela se ressent particulièrement dans le final.
    4,0
     Publiée le 27 novembre 2011
    Doté d'une superbe mise en scène, cette adaptation du " MacBeth " de Shakespeare fait clairement partie des plus grosses réussites du grand Akira Kurosawa. Mais si ce long métrage s'avère aussi captivant à suivre après chaque vision, il le doit aussi grandement par rapport à la grosse performance d'un des acteurs fétiches du réalisateur japonais, à savoir Toshiro Mifune qui est on ne peut plus brillant. Notons également une très belle photographie en noir et blanc de Asakazu Nakai et une BO de Masaru Sato qui apporte sa dose de mystère.
    2,5
     Publiée le 4 juillet 2016
    Pas vraiment emballé par ce film qui bien que possedant de belles images ,une realisation digne du maitre Japonais (les scenes dans la foret sont sublimes de beautés) et des acteurs convaincants manque surtout de rythme : de longs plans fixes et un traitement tres (trop) theatrale nuisent en effet a un ensemble finalement classique.Kurosawa adapte Shakespeare (Macbeth) que je n'ai pas lu ,c'est peut etre aussi la raison pour laquelle je n'ai pas apprecié + que ca cette histoire de manipulation et de trahison sur fond de guerres feodales.Les rares scenes exterieures sont tres reussies et aèrent un peu un lourd canevas respirant trop le theatre.Mifune est comme a son habitude "enorme" de par sa presence et son charisme de chaque instant (quel regard !!!!) a l'image de l'affiche ,certainement le + grand acteur Japonais.
    2,5
     Publiée le 7 septembre 2008
    L'art d'Akira Kurosawa réside dans la mise en correspondance des motivations humaines avec les phénomènes naturels. «Kumonosu-jô» (Japon, 1957) s'offre pour parfait exemple en adaptant MacBeth de Shakespeare dans le Japon féodal. Quoi mieux que le monde selon Shakespeare, régit par les forces surnaturelles du destin, pour représenter dans le même signe les desseins des hommes et les actes de la nature ? Les brumes exhalées des landes ténébreuses figurent les noires intentions que nourrissent en secret les généraux Washizu et Miki, MacBeth et MacDuff japonais. Les scènes de la forêt ramènent ceux qui s'y perdus à leur intériorité, les soumet à communiquer avec eux-mêmes, en face à face avec leur propre corruption. Dès lors quand Washizu et Miki rencontrent l'oracle, Kurosawa ne fait que figurer un dialogue intime, passant pour se faire par des grimages aussi délirés que l'hallucination des esprits qu'ils incarnent. En rendant si patent la présence du surnaturel, Kurosawa souligne, mieux que Welles ou Polanski, la question liminaire posée dans la fable de MacBeth ainsi que l'écrivît Shakespeare : La prophétie se serait-elle accomplie si ceux qu'elles concernaient ne l'avaient pas entendus ? En faisant appel à l'esthétique du Japon féodal, aux costumes fastueux du théâtre populaire et traditionnel japonais, Kurosawa met en évidence les richesses humaines rendues désuètes face aux courroux du destin que guide notre inconscience. Celle-ci est alors nécessairement rendue visible pour les besoins du cinéma, ceux de voir et d'entendre. Procédant à cette esthétique des pensées intimes, Kurosawa flirte parfois, à trop de maquillage, avec le grotesque. Masque de cire pour face de Mifune, la frénésie de l'acteur sait revenir au devant pour rappeler au film sa réussite : celle d'être une tragédie psychologique et esthétique où s'interrogent les notions de destin. Connu pour son humanisme, Kurosawa questionne avec «Kumonosu-jô» la capacité de l'être à disposer de son avenir.
    2,5
     Publiée le 25 février 2009
    Avec Le Château de l'araignée Akira Kurosawa revisite Macbeth. Pour moi ce film a le même gros défaut que l’Othello de Welles, à savoir être adapté d’une tragédie de Shakespeare. Tout est tellement prévisible, sur des rails, que toute la force et la beauté de la mise en scène de ces grands réalisateurs ne suffisent pas à m’éviter de trouver la trame grossière. Que demande le peuple ? ‘’Mais heu !’’ Il n’y a pas de mais heu qui tienne. Il n’avait relire le mythe d’Œdipe. En voulant échapper à son destin il s’y précipite, soit mais là les personnages n’essayent même pas de changer quoi que ce soit, il s’enfonce les yeux grand ouvert dans leur propre marasme. On a juste envie de leur foutre des baffes.
    5,0
     Publiée le 26 septembre 2010
    A force je me demande vraiment ce que je vais pouvoir écrire de plus tant mes superlatifs semblent être usés jusqu'à la corde. Une adaptation de Shakespeare exceptionnelle qui doit aussi énormément au talent du légendaire Tôshiro Mifune. Les calculs politiques, les tourments intérieurs, les trahisons... tout est étudié au peigne fin et joué à merveille. Mais le film qui aurait pu chez certain se contenter d'une mise en scène très théâtrale (bref ce qu'aurait fait n'importe quel réalisateur français), arrive à surprendre notamment dans la spectaculaire scène finale avec la chute de Washizu, une séquence tout simplement incroyable. Kurosawa restera quand même le premier à m'avoir fait découvrir et aimer Shakespeare.
    5,0
     Publiée le 12 octobre 2015
    "Le Château de l'araignée" est l'adaptation de la célèbre pièce de Shakespeare, "Macbeth", avec dans le rôle principal l'acteur fétiche de Kurosawa, Toshirô Mifune. Que ce dernier interprète un général qui sombre progressivement dans la folie sonne comme une évidence, tant son investissement et son expressivité sont remarquables et donnent au film une force d'incarnation stupéfiante. Mais comme chez Shakespeare où l'on ne peut dissocier Macbeth de Lady Macbeth, on ne saurait ici parler du général Washizu sans évoquer sa femme Asaji, un personnage joué par la formidable Isuzu Yamada, qui semble réellement hantée. Et si les acteurs sont au sommet de leur art, la mise en scène de Kurosawa n'est pas en reste. D'une limpidité impressionnante, elle transcende avec une puissance inouïe les grandes thématiques de l'oeuvre (accomplissement du destin, soif de pouvoir, basculement dans la folie), inscrites dans des décors qui tendent à démontrer que la frontière entre réel et fantastique est poreuse. Il suffit de voir comment Kurosawa filme les personnages perdus dans la forêt, toujours à une distance conséquente pour prendre le point de vue d'un esprit alors invisible. Mais une fois la sorcière identifiée, c'est la brume qui entoure les deux généraux (Washizu et Miki), une façon de laisser penser que tout ceci n'est qu'un rêve. Même dans un lieu habité (le château), les ambitions politiques - inévitablement rattachées au réel - sont toujours liées à l'apparition du fantastique, notamment dans l'incroyable scène où Washizu délire, avec une caméra qui montre successivement l'apparition et la disparition de la figure imaginée par de lents travellings arrières et circulaires. Le vrai et le faux cohabitent mais sont constamment en tension, jusqu'à un final mémorable qui vient clore ironiquement sur cet étrange alliage : la scène de la forêt mouvante est en effet l'aboutissement de la vision déployée par Kurosawa, le cinéaste réalisant-là un film sidérant de bout en bout, complexe, riche et visuellement ébouriffant. Un chef-d'oeuvre !
    3,0
     Publiée le 17 septembre 2017
    Pour ceux qui n’ont pas peur du noir et blanc et qui ne connaissent pas encore Akira Kurosawa ou encore Toshiro Mifune, ce film est une excellente occasion de découvrir cette génération du cinéma japonais qui tend malheureusement à tomber en désuétude. Cette interprétation plutôt originale du "Macbeth" de Shakespeare ne manque ni de force ni de charme.
    5,0
     Publiée le 29 septembre 2006
    Aprés avoir adapté "L'Idiot" de Dostoievski (assez brillament d'ailleurs), Kurosawa s'attaque à Shakespeare (Macbeth en l'occurence mais vous le savez déjà) en le transposant au Japon Médieval (il y reviendra avec "Ran", adapté du "Roi Lear") et en libére l'essence bien mieux que la majorité des adaptations "classiques" (Il faudrait offrir le DVD à Monsieur Branagh). Le mal est montré dans toute sa toxicité, tel un parfum qui procure ivresse autant qu'horreur, enraciné en l'être si profondément que le plus juste des justes peut en être la proie et le bras armé. Revu aujourd'hui, ce film est d'une actualité étonnante lorsque l'on voit apparaître sur nos écrans des films tels que "History of Violence" (qui fait aussi penser à Peckinpah). Les grands réalisateurs ne meurent jamais.
    5,0
     Publiée le 29septembre 2006
    Transposition de «Macbeth» dans le Japon du XVIème siècle, «Le château de l'araignée» (1957) est l'un des deux ou trois plus grands chefs-d'oeuvre de Kurosawa, mais aussi la plus éblouissante traduction cinématographique du drame de Shakespeare, supérieure à mon sens à celle de Welles (1948). Il faut dire que le réalisateur japonais ne recherche pas une fidélité littérale à l'auteur élisabéthain mais s'essaye plutôt à une transmutation de l'essence même de la tragédie dans les conventions du théâtre traditionnel Nô, peut-être davantage compatible avec les exigences propres du cinéma que celles du théâtre anglais du début du XVIIème siècle. Ainsi, pour donner un exemple, une grosse part du texte de lady Macbeth disparaît purement et simplement mais se voit admirablement traduit dans son contenu par la seule attitude hiératique et hallucinée de Asaji (Isuzu Yamada). Et cela crève sans doute mieux l'écran que de longues tirades théâtrales surlignant inutilement l'image cinématographique et son pouvoir suggestif propre. On remarquera d'ailleurs combien le travail graphique de Kurosawa est proprement hallucinant. La précision du cadrage, la beauté et la netteté du dessin, le dosage subtil des éclairages, l'usage profondément contrasté du noir et blanc sont stupéfiants. Les acteurs, en particulier Mifune, assument merveilleusement les exigences du jeu extrêmement stylisé du Nô et les scènes d'ensemble sont chorégraphiées avec une maîtrise absolue. Plusieurs morceaux d'anthologie sont inoubliables. On évoquera seulement celui où Washizu et Miki rencontrent la sorcière dans la forêt ou encore celui, spectaculaire, de l'assassinat final de Washizu (Mifune) sous une pluie de flèches. Kurosawa a signé là un monument intimidant de perfection!- Sortie en version restaurée : 17 avril 2019- Année de production : 1957https://cineclub.ens.fr/wp-content/uploads/2015/04/07-08-Le-chateau-de-laraign%C3%A9e.pdf

    Notre avis : Le film de Kurosawa s’ouvre sur un blanc létal qui, en se dissipant, révèle un poteau élevé à la mémoire du château qui donne son nom au film. À la fin, ce même poteau se recouvre peu à peu de brume, au son du chant lugubre entendu au début. Comme un poème, cette tragédie de fureur et de sang s’achève par où elle commence, en un sinistre cycle éternel. Dès les premières images, tout est consommé : l’histoire a déjà eu lieu, le destin a fait son œuvre, il a détruit le château et tous les misérables qui y ont vécu ; car, et c’est ce que dit le chant, ce que dit le fantôme, les humains sont les jouets dérisoires d’une fatalité ironique qui se joue d’eux.
    Macbeth, donc. Transposé dans un Japon médiéval sans date explicite mais qui évoque aussi bien ce lointain passé que l’après-guerre contemporaine du film, cette après-guerre qui n’en finit pas de réfléchir sur la culpabilité. On pourrait s’attendre dès lors à des batailles grandioses, des cavalcades épiques ; mais le cinéaste respecte l’origine théâtrale en privilégiant le récit (celui des messagers ou des serviteurs qui commentent l’action) ou l’ellipse : ainsi la mort du suzerain ou celle de Miki, l’ami trahi, sont-elles hors-champ. Là où la fureur des armes était attendue, c’est une tragédie intime qui se noue avec l’arrivisme cruel de Macbeth-Washizu. Sa femme, son âme damnée, le conduit à éliminer tous ceux qui peuvent lui barrer la route du pouvoir, en jouant à son avantage des prédictions d’un esprit. Elle l’entraîne dans l’engrenage de la violence folle et finit folle, comme son époux qui attaque des fantômes à l’arme blanche.
    Ce refus du spectaculaire se retrouve dans les décors rongés d’un brouillard éternel, et en particulier dans le Château de l’Araignée ; rien d’aussi peu flamboyant que cette bâtisse abstraite, amas de bois qui dessine sans cesse des lignes horizontales et verticales et enferme les personnages au propre comme au figuré. L’utilisation du cadre participe de cet emprisonnement : c’est lui qui borne la chevauchée dans la brume de Miki et Washizu. De même la forêt labyrinthique est-elle résumée par un premier plan de branches enlacées qui disent assez leur situation inextricable.
    Sans être statique, la caméra de Kurosawa, renforcée par la longueur des plans, figure l’enlisement des personnages. Hagard comme Washizu ou hiératique comme sa femme, ils bougent peu, à la manière du théâtre nô . Et si, quand Washizu harangue sa troupe, le cinéaste joue classiquement de la contre-plongée, il préfère la plupart du temps des effets moins visibles, et surtout une composition très équilibrée, avec une recherche permanente de la symétrie, qui s’oppose à la folie sanguinaire du personnage ; comme si Kurosawa représentait un monde serein voire méprisant ou ironique dans lequel se débat un homme rongé par un mal intérieur.
    A travers un réseau serré de correspondances (les deux harangues, les deux complots de la femme, les commentaires des serviteurs en ouverture d’une séquence, entre autres), Kurosawa fait de son film un engrenage terrible qui parle de folie et de cupidité, de pouvoir et d’instinct de mort, sans l’emphase de Shakespeare mais avec des dialogues aussi riches que signifiants. La beauté plastique, la recherche scénographique, qui trouveront d’évidents échos dans Ran, font de cette œuvre forte un poème tragique, dans lequel un maître au sommet de son art examine sans pitié la condition humaine.

      
     
    1957

    Voir : Photogrammes L

    e château de l'araignée

     
    Genre : Drame épique

    (Kumonosu jô). D'après Macbeth de William Shakespeare. Avec : Toshirô Mifune (Taketori Washizu), Isuzu Yamada (Lady Asaji Washizu), Akira Kubo (Yoshiteru Miki), Hiroshi Tachikawa (Kunimaru Tsuzuki), Minoru Chiaki (Yoshiaki Miki), Takamaru Sasaki (Kuniharu Tsuzuki), Takashi Shimura (Noriyasu Odagura). 1h39
     

    Voir : édition DVD
     

    Dans un paysage de brume, finit par se découvrir la stèle commémorant la disparition de ce qui fut autrefois le château de l'Araignée. Chantées, les paroles suivantes commentent :

    "Voyez donc ! Voyez ce qui reste des rêves de ces hommes. Les obsessions dont ils étaient prisonniers résonnent encore en ce lieu. Hantés par les passions les plus folles ces hommes sont tombés dans la voie du sang. Hommes d'hier, hommes d'aujourd'hui rien n'a changé."

    Au Moyen Age japonais, le seigneur Tsuzuki apprend par un messager que son vassal Fujimaki, maître de la baronnie du Nord a déclenché une rébellion attaquant les forts 5,4, 3 et 2 pendant que le seigneur voisin, Inui, attaque le fort 1. Seuls les forts 2 commandé par Miki et 1 commandé par Washizu résistent encore. Alors que la bataille semble perdue, Miki et Washizu retournent la situation à l'avantage du Seigneur.

    Appelés chez celui-ci, les deux généraux, Washizu et Miki se perdent dans l'inextricable forêt de l'Araignée. Ils rencontrent l'esprit de la forêt qui leur prédit que Washizu deviendra commandant de la baronnie du Nord et succédera à son seigneur Tsuzuki, mais que ce sera pourtant le fils de son ami Miki qui régnera. Il dit en outre à Washizu qu'il ne sera pas inquiété " tant que la forêt ne sera pas en marche...".

    Sous l'influence de sa femme Asaji, Washizu assassine le seigneur Tsuzuki, puis envoie ses hommes tuer Miki, dont le fils échappe à la mort. Asaji met au monde un fils mort-né, et devient folle, tandis que Washizu a des hallucinations en voyant le fantôme de Miki, dont le fils Yoshiteru attaque le "château de l'Araignée " de Washizu.

    La prophétie de la sorcière se réalise lorsque les hommes de Yoshiteru, ayant coupé les branches de la forêt, s'avancent dans la brume avec ce camouflage, donnant l'illusion de la forêt en marche. Terrorisés, les hommes de Washizu se retournent contre lui, et le transpercent de leurs flèches.

    Retour à la stèle du début avec les mêmes paroles en guise d'avertissement.

     

    Kurosawa mit plus d'un an pour réaliser ce film, pour lequel il fit construire un château sur les pentes du Mont Fuji. La critique le jugea pourtant trop grand-guignolesque à l'époque, et le film fut un échec. Kurosawa transforme assez profondément le sens de la pièce de Shakespeare où le guerrier succombe à la tentation du pouvoir qu'il porte obscurément en lui tout en gardant sa grandeur jusque dans la chute.

    Ce sont en effet moins les passions profondes des individus qui sont révélées ici que leurs erreurs. La séquence d'ouverture, qui sera reprise à la fin, indique assez clairement le message humaniste de Kurosawa. Le tragique des passions humaines s'accompagne d'un message bouddhiste appelant l'homme à se détourner du sang et des passions et à jouir sainement de la brièveté de la vie. C'est du moins le discours de l'esprit de la forêt :

    "Misérables passions humaines. Stupides sont les humains car ils se font souffrir pour rien. La vie des fleurs est courte ; elle en dure qu'un instant. Elles finissent par faner et mourir puis pourrissent sur la terre. Mais les hommes refusent cette condition. Dès leur naissance, ils sont prisonniers de leurs passions, ils brûlent leur vie immodérément dans les flammes des cinq Désirs. Ils se frottent sans vergogne dans l'eau des cinq souillures. Pêchés après pêchés, ils augmentent leurs souffrances. Et quand ils atteignent le plus profond des doutes, ils meurent et leur corps pourri. Et sur cette pourriture vont pousser des fleurs. C'est ainsi que l'odeur de la pourriture se transforme en délicate fragrance. Elle porte vraiment à rire, la vie de ces pauvres humains"

    C'est moins la brume qui cache aux humains leurs passions que cherche à décrire Kurosawa que l'inextricable réseau d'erreurs dans lesquels ils errent.

    C'est pourquoi la brume n'est plus, comme dans la plupart des adaptations, le domaine des sorcières. Plus universelle, omniprésente dans les séquences d'extérieur, elle confond temps et espace pour les hommes enfermés dans la même confusion qui les fait agir avant de réfléchir. Parmi les plus longues séquences du film, on compte d'ailleurs l'errance dans le brouillard qui suit la prophétie de l'esprit de la forêt.

    Les impressions d'enfermement et d'aveuglement seront renforcées par la mise en scène des cavalcades de Washizu et Miki dans la forêt de l'araignée derrière des branchages et sous la pluie. La forêt de l'Araignée, comme il est souligné par Miki puis Inui, est une métaphore de l'égarement : on est amené à y tourner en rond sans trouver son chemin.

     
    La forêt de l'Arraignée (voir contexte : forêt)

    La dimension intérieure n'est pas pour autant abandonnée. La maison de la baronnie du Nord où Washizu et sa femme Asaji complotent la mort du seigneur reflète le vide intérieur de Washizu qui se laisse dominer par le discours de sa compagne.

     

    La chambre de l'exécution, tachée du sang d'un traître qui y mourut vient rappeler, la permanence de la traîtrise et préfigure via le paravent de flèches le sort de Washizu.

     
    prémonition de la mort de Washizu (les flèches) et de la folie d'Asaji (le sang séché) (voir : sang)

    Cette séquence magnifique permet de renvoyer à la fin l'épisode de la tache de sang imaginaire que lady Macbeth ne peut enlever de ses mains. Remarquable aussi le glissement du kimono d'Asaji, presque irréel comme si celui-ci transportait celle-là plus sorcière que femme.

    La grandeur est absente du personnage de Washizu. Ce n'est que par un stratagème (que n'a pas besoin d'utiliser Lady Macbeth, seulement plus clairvoyante de ce qui anime son mari) qu'Asaji convint Washizu de tuer le fils de Miki : elle fait croire qu'elle est enceinte.

    De même, Washizu ne sera pas tué en combat singulier. Il déclare à ses soldats proche de la trahison qu'il ne perdra aucune guerre tant que la forêt de l'araignée ne bougerait pas, tant qu'elle n'attaquera pas le château. Quand celle-ci le fait, ses soldats le criblent de flèches.

     
    folie et mort surjouées : "stupides sont les humains.."

    Chez Shakespeare, Macbeth garde la prophétie (Il ne sera vaincu que lorsque la forêt de Birnam viendra à Dunsinane) pour lui. Ce n'est que lorsqu'il comprend la seconde (absente ici) : "aucun être né d'une femme ne peut nuire à Macbeth" qu'il succombe.

    Une trentaine d'années plus tard, Akira Kurosawa transposera le Roi Lear au temps des samouraïs, avec Rân.

    Jean-Luc Lacuve le 18/03/2007

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    LE PICOTEMENT DANS LES POUCES – Le Château de l’Araignée d’Akira Kurosawa (1957)

    Vincent Capes

    Jan 27, 2017

    Commentaires ferméssur LE PICOTEMENT DANS LES POUCES – Le Château de l’Araignée d’Akira Kurosawa (1957)

    « Et, comme le dit le vieux proverbe : ‘La peur peuple l’obscurité de monstres’. »


    Akira Kurosawa, Comme une autobiographie[1]

    Quatre grands traumatismes sont à l’origine de la sensibilité d’Akira Kurosawa. D’abord un métro renversé. Puis un incendie. Ensuite, le grand séisme de Kantō, le 1er septembre 1923. Kurosawa raconte dans son autobiographie publiée par Les Cahiers du Cinéma que son grand frère Heigo l’amena voir les victimes du tremblement de terre, l’obligeant à regarder. Car il faut voir. Il faut aller voir. Il faut savoir voir. « […] il faut regarder ce qui nous déborde de partout, faire jeu égal avec le monde. »[2] Du haut de ses 13 ans, cette expérience sera profondément ancrée, imprimée sur l’espace vierge entre les paupières et la rétine du jeune garçon. C’est là que naît la profonde compassion du plus célèbre des cinéastes japonais. Celui qui a une façon toute personnelle et toute particulière d’accompagner les personnages et les situations dans leurs derniers mouvements avant leur disparition. Celui qui est devenu, par la force des choses et par amour des êtres, psychopompe.


    Akira Kurosawa veut d’abord être peintre. Issu d’une ancienne famille de samouraï, c’est dans un second temps qu’il se dirige vers le cinéma, sous l’influence, encore une fois, de son frère, qui est benshi. À l’époque du muet, les benshi étaient les narrateurs et commentateurs des films, lisant les intertitres pour un public largement analphabète et énonçant les dialogues des acteurs en direct durant la projection. À la disparition du muet, Heigo, jeune surdoué adoré par sa famille, se suicidera. Voilà le quatrième trauma d’Akira Kurosawa. Selon ses propres dires, son frère n’eut pas l’indécence de vivre au-delà de trente ans. On sent dans cette pensée la lignée de samouraï.

    S’il y a des auteurs qui trouvent leur style très tôt, comme Orson Welles, Luis Buñuel, ou encore Dario Argento, d’autres ont besoin de plusieurs films pour découvrir leur voie, tels Antonioni ou Bergman. Kurosawa appartient à la seconde catégorie. C’est avec son huitième long métrage, L’Ange ivre sorti en 1948, qu’éclot son style. Ce film est acclamé par la critique et affirme la réputation de son réalisateur. Il marque également les débuts de l’acteur Toshirō Mifune. On considère souvent L’Ange ivre (1948) comme un second premier film – Kurosawa le considère comme son premier personnel – et l’ouverture de sa seconde période, qui, bien que certains disent qu’elle s’arrête avec Les Bas-fonds en 1957, va jusqu’à Barberousse en 1965, date à laquelle se stoppe la collaboration avec Mifune, avec qui il réalisa 16 films.

    Non seulement Kurosawa fait connaître le cinéma japonais à l’Occident avec Rashômon (1950) en remportant, entre autres, le Grand prix du festival de Venise, mais avec Les sept samouraïs (1954) il redonne vie au jidai geki (genre du film historique dont un des meilleurs représentants reste La Vengeance des 47 rōnin de Kenji Mizoguchi en 1941) qui se meurt au sortir de la Seconde Guerre Mondiale.

    Dans ses films, Kurosawa dépeint la société japonaise d’après-guerre, cette société qui n’en finit pas de réfléchir sur la culpabilité, cette société faite de prostitution, de bureaucratie (Vivre, 1952), de marché noir (Chien enragé, 1949), d’injustice sociale, d’ascensions et de chutes (L’Ange ivre). Profondément humaniste, il cherche à changer les êtres humains mais jamais les régimes politiques, auxquels il ne croit pas. Sans dogmatisme, il y a dans son cinéma des petites leçons de sagesse, que certains considèrent comme un certain moralisme prétentieux. La filmographie d’Akira Kurosawa alterne entre les genres : action avec La Légende du Grand Judo (1943) ou le diptyque Yojimbo/Sanjuro (1961-62) ; fresques historiques et épopées avec Les sept samouraïs, Kagemusha (1980) ou Ran (1985) ; thriller existentiels influencés par le film noir avec L’Ange ivre, Chien enragé, Scandale (1950) ou Entre le ciel et l’enfer (1963) ; drames psychologiques intimistes avec Rashōmon ou Vivre ; mélodrame social avec Vivre dans la peur (1955), Barberousse ou Dodeskaden (1970) ; adaptations avec L’Idiot (1951), Les Bas-fonds, Le Château de l’Araignée (1957).

    Comme on le sait, Le Château de l’Araignée est une adaptation de Macbeth de William Shakespeare – dramaturge sur lequel Kurosawa reviendra en adaptant Le Roi Lear 28 ans plus tard avec Ran. Si son adaptation reste somme toute fidèle dans son déroulement des événements, ce n’est pas tant la pièce elle-même que l’écho de Macbeth réverbéré sur les parois du château de l’Araignée que Kurosawa capture, transposant une histoire écossaise dans le Japon médiéval – transposition qui rappelle les peintures de la Renaissance relisant les Évangiles en drapant apôtres, Christ et Vierge d’habits du 15ème siècle. Comme Nicolas Saada l’explique avec justesse, Kurosawa procède à une extraction plutôt qu’à une adaptation.


    Macbeth est certainement la pièce de Shakespeare où le Mal est présenté dans sa version la plus profonde et la plus noire. Il n’y est pas relatif mais absolu. Macbeth, c’est un mélange d’ambition et de remords, tous deux propres à une petite bourgeoisie mesquine. C’est une poésie noire et désespérée. Macbeth, c’est l’histoire d’une conscience, l’histoire d’un remords qui conduit à la folie. C’est un cauchemar conscient où l’on plonge dans les abîmes de l’imagination. Le Mal y est symbolisé par la « maladie » de la nation (la rébellion combattue par Macbeth et Mcduff) et son essence spirituelle prend chair dans la maladie mentale et physique, télescopant la maladie politique. Comme le souligne Alain Bonfand, les personnages sont « ancrés dans une ‘terre malade’ et hantée par la maladie »[3]. L’état malade de l’Écosse dans Macbeth est utilisé par Kurosawa pour évoquer les affres de son pays, non pas à l’époque médiévale mais aujourd’hui. Les guerres sont internes et non extérieures, elles sont à l’intérieur du pays, le mal qui ronge est à l’intérieur de l’humain. L’idée vertigineuse de Kurosawa (qui sera reprise par Laurence Olivier) est de faire d’Asaji/Lady Macbeth une femme enceinte.

    Bien qu’on parle du Mal absolu, les personnages ne sont pas mauvais en soi chez Shakespeare comme chez Kurosawa. C’est la proximité avec le pouvoir qui corrompt l’humain. Edo ou Meiji, féodal ou démocratique, tout système ou pouvoir détruit les hommes. Comme chez Ionesco (Macbett), le pouvoir fait de tout homme un criminel. Même Duncan est un criminel (car le froid qu’il jette lors de son monologue sur la tyrannie dans l’acte IV n’est en rien estompé par le retournement rhétorique de fin). C’est en gardant à l’esprit ce point précis que Kurosawa reste profondément un humaniste malgré la noirceur avec laquelle il traite son sujet, lui-même désespérément noir. Comme dans la pièce, le mal n’est pas propre à l’humain mais vient du dehors, des esprits, d’entités autonomes. Le mal demeure un mystère, mais compréhensible en tant que phénomène qui agit sur les actions des humains. Il reste néanmoins inexplicable en terme de volonté et de causalité, où « le concept de volonté est absent. »[4]. Macbeth est une réflexion sur la tentation, la damnation, la corruption, l’ascension et la chute d’un héros tragique. L’enfer perçu comme un état psychologique est un lien direct avec le Faust de Marlowe.

    Les adaptations de Macbeth sont nombreuses et souvent fameuses. Il y a bien évidemment celle d’Orson Welles en 1948 et celle de Roman Polanski en 1971. Mais ce qui distingue celle de Kurosawa des autres, c’est qu’en parlant pas anglais, il s’évite peut-être le problème de la fascination de la langue. Les monologues de Lord Macbeth n’ont plus de raison d’être chez Kurosawa, et ils sont systématiquement remplacés par de superbes transcriptions visuelles. Là où Shakespeare développe par les mots le doute de Macbeth, Kurosawa nous dévoile un personnage perdu errant dans la brume. C’est la raison qui fait dire à Satyajit Ray que le film de Kurosawa est supérieur à ses yeux à celui d’Orson Welles, car il abandonne la poésie du verbe pour celle de l’action[5]. Malgré tout, Le Château de l’Araignée n’est pas si éloigné de l’adaptation de Welles, avec laquelle il partage de nombreux points communs dont l’omniprésence de la brume, le cloisonnement du décor donnant l’impression d’un univers en vase clos (certainement l’influence de Dostoïevski chez Kurosawa, qu’on retrouvera dans Les Bas-fonds) ne cherchant nullement à faire oublier ses origines théâtrales, et la façon de filmer la forêt qui avance.

    Outre les coupes opérées dans le textes (il y a en tout et pour tout moins de 35 minutes de dialogues dans Le Château de l’Araignée), la seconde grande différence entre le film et la pièce se situe dans le travail de distanciation qu’effectue Kurosawa – il employait déjà régulièrement ce terme avec son compositeur précédent, depuis la scène de La Valse du coucou dans L’Ange ivre. Il faut noter à ce sujet l’absence de gros plans et le nombre extrêmement limité de plans rapprochés dans Le Château de l’Araignée. Ce phénomène de distanciation, Kurosawa l’utilise souvent lors des climax : le combat aux allures burlesques dans Rashōmon ou l’utilisation de la peinture dans L’Ange ivre, le jeu de Mifune dans la scène des flèches du Château de l’Araignée a un aspect « grotesque » qui rend le personnages précieux et pathétique, comme le dit Jorge Luis Borges. Dans une tragédie, on ne sait si le personnage est libre de son destin ou s’il le subit – ou le provoque. Chez Shakespeare, cette ambiguïté dure tout le long de la pièce et permet au spectateur une identification. Chez Kurosawa, on est presque dans du déterminisme, dans le fatum. Il va chercher cette forme de distanciation pour éviter de tomber dans le pathos. Pour se faire, il va utiliser les codes du théâtre Nô. Le Nô, c’est le geste théâtral ritualisé à l’extrême. Dans Vivre, on voit déjà dans le visage « masqué » de Shimura les prémisses de l’utilisation du Nô. Cette distanciation sera traitée de façon différente dans son film suivant tourné la même année, Les Bas-fonds, autre adaptation théâtrale, de Gorki cette fois.

    Le doute, l’horreur des actes, l’infamie, la peur du surnaturel, les puissances inconnues, l’atmosphère fantastique… Tout participe du climat désordonné du Château de l’Araignée, où réel et surnaturel permutent. Quand Macbeth/Washizu (interprété par un Mifune en état de grâce) est nerveux, tremble et s’active, Lady Macbeth/Asaji (Isuzu Yamada, sublime) est quasiment immobile, bouge imperceptiblement, parle du bout des lèvres. Lorsqu’il se croit invincible et devient statique, c’est elle qui s’agite et en devient la version mobile (lors de la scène de somnambulisme dans laquelle elle se lave les mains). Lady Macbeth est la face sombre de Lord Macbeth[6]. Comme le souligne Freud en citant Ludwig Jekels[7], Macbeth et Lady Macbeth ne sont pas deux personnages mais bel et bien deux aspects de la même personnalité. Personnages métaphoriques, ils ne sont qu’une seule et même entité. Et la forêt s’impose comme l’objectivation de leur inconscient. Haut-lieu symbolique de cette zone de l’esprit, la forêt nous entraîne à errer et à nous perdre. Comme il est dit dans le film par Miki, puis par Inui, la forêt est une image de l’égarement : on est amené à y tourner en rond sans trouver son chemin. Nous errons dans une forêt de symboles. Les impressions d’enfermement et d’aveuglement sont renforcées dès le début par la mise en scène des cavalcades, derrière des branchages, sous la pluie. La forêt revient à trois reprises dans le film : au début, Washizu et Miki s’y perdent et tourne en rond ; la seconde fois, Washizu va y chercher une réponse qui sera sa perte ; la troisième fois, c’est elle qui vient à lui, qui le rattrape et lui fait perdre la raison.

    Avec Le Château de l’araignée apparaît une obsession pour les cycles historiques à la violence sauvage et inexorable. Les chants au début et à la fin et lors de la scène du repas nous rappellent que l’histoire se répète si l’on n’y prête pas attention. Dans ce film, la liberté n’existe pas, la seule loi existante est celle de causes et effets dont les événements qui en découlent sont inscrits dans une boucle qui se répète indéfiniment : Washizu assassine son seigneur qui lui-même a assassiné son propre seigneur des années auparavant pour s’emparer du pouvoir.

    Le Château de l’Araignée est peut-être le film le plus épuré, austère et ascétique de Kurosawa. C’est l’aboutissement esthétique de sa période noir et blanc (les équivalents en couleurs seront Kagemusha et Ran), touchant une perfection formelle et cherchant des expérimentations autour du jeu d’acteur (jamais il n’ira aussi loin par la suite). Suscitant respect et admiration, c’est aussi la représentation sobre de la folie, « couche glaciale [sous laquelle] on sent passer un souffle barbare, vivifiant »[8]. Un tel cadre permet par ailleurs à Kurosawa de faire intelligemment et de manière voilée une critique de la première partie de l’ère Shōwa qui fut militariste, d’évoquer la dérive militaro-nationaliste qui a conduit le Japon à la guerre (contre la Chine pour les U.S.A.), puis à la défaite, et à l’humiliation (et ses élans anti-américains). Car à l’horreur du séisme de Kantō s’ajoute chez Kurosawa celle de la Seconde Guerre Mondiale, la militarisation du Japon, la dégradation et l’effondrement des valeurs morales. Tout son cinéma est une tentative désespérée de sauver ces valeurs afin de sortir du chaos. Savoir regarder le Mal en face et ainsi peut-être le reconnaître afin d’exorciser le chaos, l’absurde de la mort et de la destruction, et enfin se débarrasser l’ambition dévorante. Il y a la constante de l’autodestruction chez Kurosawa. Lui qui fut un grand rêveur mélancolique sait pertinemment que l’ivresse du pouvoir rend fou. Comme Nagisa Oshima plus tard, tout son cinéma ne parle que de ça : la féodalité qui contamine la démocratie, les rapports de domination, les ambitions et les l’abus de pouvoir[9].

    Le cinéma de Kurosawa déploie et explique (ce qui veut dire la même chose) le hiatus entre la culture traditionnelle japonaise empreinte de féodalité et fondée sur la négation de l’individu, et la responsabilisation personnelle, l’apprentissage de la liberté et de la solidarité dans un monde corrompu par le pouvoir et ses dérives. Le fossé qui sépare individualisme et individuation. Comme le souligne Aldo Tassone dans son livre[10], les conflits sociaux, bien que présents, ne sont pas le sujet de ses films mais le support reflétant les conflits des personnages. Des personnages tout d’abord seuls dans ses premiers films, puis deux dans L’Ange ivre, puis quatre dans Rashōmon, puis une myriade dans Les Sept samouraïs et Les Bas-fonds. Ce qui vient toujours en premier dans les films de Kurosawa, c’est la catastrophe individuelle. C’est « le mouvement dans les choses qui intéresse Kurosawa. Cette énergie emmagasinée dans les corps mortellement atteint ou dans la terre lorsqu’elle tremble. »[11] C’est l’histoire à échelle humaine qui l’intéresse et le hante. Deux choses sont significatives dans le cinéma de Kurosawa : il ne filme que les défaites et la grande Histoire est toujours repoussée hors-champ. Comme les meurtres sont hors-champ dans Le Château de l’Araignée (sauf celui du messager de la mort de Miki). Comme les archers sont hors-champ (Washiku est frappé par une force quasi-surnaturelle, les militaires ressemblant à des spectres dans la brume). C’est comme si Washizu recevait les flèches qu’il a tirées au hasard dans la forêt au tout début du film (encore cette image de la boucle). Chez Kurosawa, on filme les répercussions sur les humains, jamais la grande Histoire. On retrouve quelque chose de cette évocation indirecte si chère à Buñuel.

    Il y a un équilibre dans le cinéma de Kurosawa entre l’influence du néoréalisme italien d’un côté (approche sociale, les personnages offensés, le petit peuple) et une approche expressionniste de l’autre. Kurosawa le dit lui-même : « Quand je prépare un film, j’imagine d’abord comment je le tournerais si c’était un film muet. Les personnages parlent mais ça ne doit pas être explicatif. […] Aujourd’hui, on a trop tendance à expliquer. Il ne faut pas être explicatif. C’est facile de se faire comprendre avec le dialogue, mais on risque alors d’expliquer au lieu d’exprimer. »[12] Savoir mettre en image plutôt qu’en scène. Une leçon que ferait bien se rappeler certains réalisateurs aujourd’hui.

    Vincent Capes, janvier 2017

    [1] Éd. Cahiers du Cinéma, Paris, 1985, p. 95

    [2] Serge Daney, Ciné journal volume II/1983-1986, éd. Petit Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, Paris, 1998, p. 218

    [3] Alain Bonfand, Le cinéma d’Akira Kurosawa, éd. Vrin, Paris, 2011, p. 126

    [4] G. Wilson Knight, présentation de Macbeth, éd. Gallimard/Flammarion, 2010, p. 24

    [5] Lire à ce sujet Ecrits sur le cinéma chez Ramsay poche.

    [6] Après avoir exploré les relations maître/élève dans ses films avant 1947, Kurosawa pose, à partir de L’Ange ivre (1948) à jusqu’à la fin des années 70, une opposition entre deux personnages, deux caractères contradictoires qui se confrontent. Les deux faces de la même médaille.

    [7] Lire à ce propos Sigmund Freud, Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, éd. Folio/Essai Gallimard, traduit par Bertrand Féron, Paris, 1985

    [8] Aldo Tassone, Akira Kurosawa, éd. Flammarion, coll. Champs Contre-Champs, traduit par Brigitte Blanche et Françoise Pieri, Paris, 1990, p. 184

    [9] Tous les films de Kurosawa qui se passent à l’époque d’Edo parlent de trahison, d’ambition, d’absence de scrupules, de violence et d’absurdités des actes.

    [10] Aldo Tassone, Akira Kurosawa, éd. Flammarion, coll. Champs Contre-Champs, traduit par Brigitte Blanche et Françoise Pieri, Paris, 1990, p. 304

    [11] Serge Daney, Ciné journal volume II/1983-1986, éd. Petit Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, Paris, 1998, p. 221

    [12] Interview d’Akira Kurosawa dans le documentaire Kurosawa contre Toshirō Mifune, bonus du DVD de L’Ange ivre, éd. Wild Side, 2016