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duminică, 31 august 2025

JOHN FORD

 Les Réalisateurs

JOHN FORD

Si l’Amérique possède une culture et une conscience nationales, elle le doit très largement à ce fils d’immigrés irlandais. Tout en cultivant la nostalgie de sa verte Erin, John Ford a été en effet le chantre inspiré d’une idéologie généreuse, qui avait ses racines dans les discours de Jefferson et de Lincoln.

Les débuts de John Ford sont entrés dans la légende hollywoodienne. Le cinéaste les a racontés à Peter Bogdanovitch, qui les a très fidèlement rapportés dans son précieux ouvrage d’entretiens paru en France chez Edilig, John Ford. C’était pendant la Première Guerre mondiale. Ford faisait l’accessoiriste, l’acteur ou l’assistant sur les films tournés par son frère, qui s’était fait connaître comme acteur sous le nom de Francis Ford.

John Ford – My Darling Clementine (1946)

Un jour, à l’occasion d’une inspection de Carl Laemmle, le patron de l’Universal, le directeur du studio où Ford travaillait s’aperçoit qu’aucun metteur en scène n’est là pour présenter une démonstration. Aussi lui demande-t-il d’improviser une scène de western. Ford s’en tire si bien que, quelques mois plus tard, Carl Laemmle décide de lui confier la réalisation d’un film en déclarant : « Donnez-lui le boulot, il braille bien. »

John Wayne et John Ford

Né le 1″ février 1894 dans l’État du Maine, John Martin Feeney était le fils d’un couple d’immigrés irlandais qui n’avaient jamais rompu les attaches avec la terre de leurs ancêtres. Très jeune, le futur réalisateur. de L’homme tranquille fut marqué par cette culture gaélique dont Lindsay Anderson, l’un de ses exégètes les plus pénétrants, considère qu’elle constitue une dimension essentielle de son génie : « Plus on connaît Ford, plus on amplifie l’importance de ses origines. Pas seulement en raison de son attrait pour la rébellion, les liens de sang et la boisson, mais surtout en raison de tout le lyrisme de son tempérament irlandais, avec sa douceur mélancolique sous-jacente, son sens de l’éphémère, le regret de ces départs, ces séparations qui brisent les liens amicaux ou familiaux les plus sacrés, les aspirations désespérées de ceux qui n’ont rien. » [John Ford, Hatier] C’est après avoir rejoint en Californie son frère Francis que John Martin Feeney adopte le même pseudonyme, avec pour prénom Jack, lequel deviendra John au générique de Cameo Kirby, en 1923.

John Ford – They Were Expendable (1945)

Les premiers films que Ford tourne pour l’Universal sont largement marqués par la personnalité de son acteur favori, Harry Carey, à qui il dédiera en 1948 l’un de ses plus beaux films, Le Fils du désert (Three Godfathers). Avec son jeu sobre et son instinct très sûr pour les interprétations réalistes, Harry Carey (1878-1947) a indéniablement contribué à former le style du cinéaste, qui réalise déjà des westerns caractéristiques de sa manière, comme l’observe Lindsay Anderson à propos du Ranch Diavolo (Straight Shooting, 1917). qu’il qualifie de « film modeste, mais qui reflète déjà le goût profond de Ford pour des situations authentiques, des personnages sincères que l’on retrouvera dans le meilleur de son œuvre ».


Jack Ford devient John Ford

Ainsi s’affirme un art qui va bientôt atteindre à sa plénitude et dont Philippe Haudiquet nous dit l’essentiel : « La technique mise en œuvre est donc pour ainsi dire imperceptible, de celle qu’on ne remarque pas. Ford n’aime pas ces lentes expositions qui correspondent un peu au premier acte d’une pièce dans le théâtre classique. Il attaque franchement une scène et peut, pour cela, avoir recours à un panoramique ample et rapide comme pour suggérer la menace d’un danger- ou, plus souvent, à l’aide d’un plan fixe, placer tout de suite des personnages dans un cadre et dans une situation donnés. » [John Ford, Seghers]

Cameo Kirby -1923

Ford, qui a quitté l’Universal en 1921 pour la Fox, va se voir confier désormais des productions plus importantes, qui lui permettront d’aborder à peu près tous les genres, le western demeurant néanmoins son domaine de prédilection. Jack Ford devient donc John Ford lorsqu’il tourne Cameo Kirby, un assez sombre drame qui attirera l’attention de la critique et dont Jean Mitry écrit qu’il marque « le point où l’artiste se révèle à lui-même, où l’artisan s’affirme en accédant à la maitrise » [John Ford, Éditions universitaires]. Et le grand historien français de noter que, dans ce film, « la stylisation du réel justifie la stylisation des personnages et des faits », ce qui sera « un des aspects les plus significatifs de l’esthétique fordienne ».

Trois Sublimes Canailles (Three Bad Men) – 1926

Dès l’année suivante, en 1924, John Ford s’attire une immense notoriété avec un film d’une durée de près de trois heures. Le Cheval de fer (The Iron Horse). Ce western au thème rigoureusement historique (la lutte de deux compagnies ferroviaires pour la construction d’une ligne transcontinentale) permet au cinéaste de prouver « qu’il possède une vigueur peu commune, qu’il sait maintenir un équilibre entre des scènes de tonalités différentes. ménager de temps à autre des passages qui permettent de perdre haleine » [Philippe Haudiquet]. Mais tous les connaisseurs s’accordent pour admettre qu’il y a plus de métier que de véritable inspiration dans Le Cheval de fer, et que le vrai John Ford se découvre beaucoup plus profondément dans Trois sublimes canailles (Three Bad Men, 1926) et, surtout, dans Les Quatre fils (Four Sons, 1928).

Hommes sans femmes (Men Without Women) – 1930

Ce dernier film conte l’histoire d’une femme allemande qui, après avoir perdu trois fils pendant la Première Guerre mondiale, rejoint le quatrième, immigré en Amérique. Comme le fait encore judicieusement observer Philippe Haudiquet, « la pudeur et la mesure dont Ford fait preuve dans le traitement d’un thème qui se prête particulièrement à toutes sortes de surenchères lyriques semblent ici les traits les plus caractéristiques d’un cinéaste sincère, maitrisant pleinement son art ».

Une Femme survint (Flesh)- 1932

Les potentialités que John Ford avait révélées dans ses plus grands films muets vont s’épanouir avec le parlant, dans les années 1930. C’est toutefois à cette époque très fertile que va naître une équivoque. Certaines de ses réalisations parmi les plus célèbres vont justifier, notamment sous la plume de Jean Mitry, une interprétation assez inattendue. En effet, incontestablement sous l’influence du scénariste Dudley Nichols, avec qui il entame dans Hommes sans femmes (Men Without Women, 1930) une importante collaboration qui connaîtra son premier grand succès avec La Patrouille perdue (The Lost Patrol, 1934), Ford accentue radicalement une certaine tendance à enfermer le récit dans une dramaturgie serrée et dans une expression plastique dont Jean-Loup Bourget explique qu’elle consiste en « un cadre formel aussi contraignant que celui des tympans et chapiteaux romans » [John Ford, Rivages]. Cette tendance va culminer dans Le Mouchard (The Informer, 1935), une adaptation du roman de l’écrivain irlandais Liam O’Flaherty pour laquelle le cinéaste a reconstitué en studio l’atmosphère de Dublin à l’époque de la guerre de libération nationale.

Le Monde en marche (The World Moves On) – 1934

« Chez lui, écrit Jean Mitry dans son John Ford, tout semble se passer dans un monde où l’air serait plus épais et le ciel pesant comme un couvercle ; dans un monde à la fois réel et irréel, où l’irréel serait retenu au sol. incorporé à la matière ; un monde à la fois obscur et lumineux où la lumière elle-même participerait à l’étouffement des individus. » Cette esthétique, que l’on a parfois qualifiée d’expressionniste, trouvera son prolongement dans La Chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939) et, surtout, dans Les Hommes de la mer (The Long Voyage Home, 1940), qui permettent à Jean Mitry de voir en son auteur le « continuateur à la fois de Thomas Ince et de Josef von Sternberg ». Car Les Hommes de la mer« ce sont les quais huileux, les docks, les pavés gras, les bars à matelots pleins d’ancres et de cordages. les lumières blafardes, les détritus clapotant dans l’eau noire contre la coque fumante du cargo amarré, les silhouettes sombres qui se détachent sur le clair-obscur de la nuit ».

Judge Priest – 1934

Pour Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon, en revanche, cette tendance demeure très contestable et peu propice à l’expression de ce que Ford a de meilleur à nous dire. Estimant que La Patrouille perdue est un « monument d’ennui » et que La Chevauchée fantastique« tout aussi surfait, est l’un de ses moins bons westerns parlants », ils s’en prennent tout particulièrement au Mouchard, qui « n’atteint jamais la dimension tragique qu’il ambitionne, justement parce qu’il ambitionne trop », jugeant que son style formel « accentue la lourdeur du symbolisme, l’arbitraire d’une histoire qui sacrifie toute vraisemblance au profit d’un vague message moral et d’une poésie fabriquée » [Cinquante ans de cinéma américain].

Toute la ville en parle (The Whole Town’s Talking) – 1935

Pour Tavernier et Coursodon, dont les préférences vont « au Ford flâneur, dégagé de l’emprise d’une intrigue ou d’un principe dramatique », ses meilleurs films sont alors Judge Priest (1934) et Steamboat Round the Bend (1935), tous les deux interprétés par Will Rogers. acteur tout à fait extraordinaire qui, pour Lindsay Anderson, « symbolisait la sagesse de l’habitué du saloon. la sagacité de !’Américain moyen assis sur les marches de son perron ». Dans ces deux petits chefs-d’œuvre de liberté cinématographique, qui mêlent avec une fantaisie éblouissante le drame et la comédie, John Ford laisse effectivement percer son amour des petites communautés provinciales, mais aussi une générosité humaine qui le pousse à toujours prendre la défense des déclassés, des exclus, des marginaux… et des ivrognes. Pour Serge Daney, « il y a chez Ford un mélange de rigueur et de jeu, de hiératique et d’erratique. qui vient de ce qu’à la différence des moralistes de profession, ses ennemis de toujours, il laisse du jeu au jeu et s’y laisse lui-même aller » [John Ford, Cahiers du cinéma].

Le Mouchard (The Informer) – 1935

De cette même période datent également plusieurs films remarquables. comme Toute la ville en parle (The whole Town’s Talking, 1935), savoureuse comédie policière avec Edward G. Robinson le très original Je n’ai pas tué LincoIn (The Prisoner of shark Island, 1936), Révolte à Dublin (The Plough and the Stars, 1936), d’après une pièce de Sean O’Casey, et Hurricane (The Hurricane, 1937). lequel ne vaut pas seulement par les spectaculaires séquences de l’ouragan qui valurent un oscar aux auteurs des effets spéciaux. Et La Chevauchée fantastique mérite tout de même beaucoup mieux que le jugement quelque peu expéditif de Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon, auquel on peut opposer ce commentaire avisé d’André Moreau : « En quelques plans, en quelques minutes, John Ford fait de cette diligence et de ses passagers le plus étonnant des microcosmes humains, échappant aux pièges des stéréotypes et transformant ses personnages en des êtres de chair et de sang. » [Télérama]

Steamboat Round the Bend – 1935

C’est dans La Chevauchée fantastique que l’on découvre le célèbre site de Monument Valley, dont John Ford fera dans plusieurs de ses westerns non seulement le symbole de l’Ouest sauvage, mais aussi celui de cette « terre promise » que représente l’Amérique pour le fils d’immigrés qu’il est resté On ne peut comprendre le profond patriotisme américain de Ford sans cette dimension quasiment géologique. Et le cinéaste de déclarer : « Y a-t-il quelque chose de plus beau qu’un plan général d’un homme sur un cheval galopant librement à travers une plaine ? L’endroit où j’aime le plus tourner, c’est Monument Valley, sur la frontière de l’Utah et de l’Arizona. Un pays qui a fleuves, montagnes, plaines, désert. tout ce que la terre peut offrir ; je m’y sens en paix. J’ai été partout dans le monde, mais je considère cet endroit comme Je plus beau. le plus complet et le plus calme de la terre. » [Cahiers du cinéma, juillet 1965]

Marie Stuart (Mary of Scotland) – 1936

Un propos auquel fera écho celui de William Clothier, le chef opérateur des Cheyennes (Cheyenne Autumn, 1964), le dernier film de Ford tourné à Monument Valley : « Je ne vais pas en extérieur pour foutre un tas de peinture sur les rochers et sur les collines et tout ce genre de conneries. Je ne crois pas que ce soit nécessaire. Je pense que, quand le bon Dieu a créé ce monde, il a fait un sacré bon boulot. Et moi, ce que j’aime mettre sur l’écran, c’est ce qu’il nous a donné, à nous autres. » [John Ford, Cahiers du cinéma]

Révolte à Dublin (The Plough and the stars) – 1936

Mais, dans ces paysages, « l’homme ne cesse jamais d’occuper la première place », nous dit Philippe Haudiquet. Cette observation est capitale. Toute l’œuvre de John Ford est en effet centrée sur une certaine idée de l’homme. On rechercherait en vain dans ses films le sentiment panthéiste qui anime les grandes réalisations de King Vidor ou l’espèce de poésie tellurique des séquences les plus flamboyantes de Raoul Walsh. S’il aime tant l’Amérique, c’est qu’elle est une terre vierge propice à l’expérience de la démocratie.

La Mascotte du régiment (Wee Willie Winkie) -1937

La même année que La Chevauchée fantastique, Ford va nous gratifier d’une oeuvre d’une extrême importance : Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, 1939). En évoquant, sous les traits légèrement remodelés d’Henry Fonda, la jeunesse d’Abraham Lincoln, le cinéaste a voulu exprimer l’essentiel de ses convictions politiques et philosophiques. Pour lui, le futur vainqueur de la guerre de Sécession est sans doute celui dont Marx et Engels disaient qu’il était « un homme moyen de bonne volonté », un fils de paysans de l’Ouest formé à la rude école des champs et à la lecture de la Bible et de Thomas Jefferson. Il est aussi, ainsi que l’explique subtilement Jean Roy, celui qui « dit la Loi », fondement de la démocratie américaine : « La Loi, explique Jean Roy, se trouve posée comme expression supra-humaine, participant de l’ordre des choses, donc du divin. Lincoln en est le prêtre, celui qui lit le texte sacré, voire, dans une perspective historique, le messie, celui qui vient l’acconplir. » [Pour John Ford, Éditions du Cerf]

The Hurricane – 1937

Dans ce film à propos duquel Bertrand Tavernier n’hésitait pas à évoquer Plutarque, Ford réussit avec une simplicité impressionnante à exprimer le messianisme de Lincoln, sa façon quasi évangélique d’enseigner ses compatriotes, mais aussi son attachement aux traditions communautaires. Enfin, et c’est peut-être là l’aspect le plus extraordinaire du film, Henry Fonda paraît de bout en bout habité par le destin de cet « homme moyen » qui, tout jeune, composa à la ferme paternelle ce petit quatrain : « Abraham Lincoln / Sa main et sa plume,/ Il réussira, mais / Dieu sait quand.» .

La Chevauchée fantastique (Stagecoach) – 1939

II est bien difficile, et c’est heureux, de réduire John Ford à une formule. S’il affectionne tant le mélange de genres et s’il passe si aisément du style « hiératique » au style « erratique », comme dit Serge Daney, c’est qu’il est peut-être, ainsi que l’a si justement noté Jean-Loup Bourget, très profondément shakespearien. Toute affirmation, chez Ford, appelle immédiatement son contraire. Il exalte la vie communautaire, mais il se passionne pour ceux qui en sont les victimes ou qui s’en sont volontairement exclus, tel, à la limite extrême, le héros tragique et suicidaire de La Prisonnière du désert (The Searchers, 1956). Nordiste, il adore l’univers des petits Blancs du Sud, et, dans Je n’ai pas tué Lincoln, le vainqueur de la guerre de Sécession demande à sa musique de lui jouer Dixie, l’hymne des Confédérés. Enfin, s’il aime tant l’armée, c’est parce que cette communauté très fermée est peut-être, paradoxalement, l’ultime refuge de ceux qui ont rompu toutes les amarres avec leur communauté d’origine. Autant de contradictions qui sont le levain même d’une œuvre qui ne cessera de se renouveler et de surprendre.

Vers sa destinée (Young Mister Lincoln) – 1939

Le thème de la communauté, dont Ford offre une illustration joliment naïve dans Sur la piste des Mohawks (Drums Along the Mohawk, 1939), son premier film en couleurs, va connaître de passionnants développements avec deux chefs-d’œuvre, Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940) et Qu’elle était verte ma vallée (How Green Was My Valley, 1941).

Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath) – 1940

Le premier est beaucoup plus qu’une simple adaptation du roman de John Steinbeck, et cette déclaration du cinéaste suffit à montrer à quel point il l’a métamorphosé au prisme de sa sensibilité propre : « Tout m’a attiré, raconte-t-il à Peter Bogdanovitch, et en particulier le fait d’être parmi des gens simples. Et aussi que l’histoire rappelle la famine qui a eu lieu en Irlande, quand les gens ont été expulsés de leur terre et laissés sur les routes à mourir de faim. Ça a peut-être un rapport avec mon passé, avec la tradition irlandaise, mais j’aimais l’idée de cette famille qui s’en allait pour essayer de trouver sa place dans le monde. » C’est en effet une communauté désintégrée et erratique, en quête d’une « terre promise » où elle puisse se reconstituer, que nous dépeint John Ford dans ce film magnifique où. pour la première fois, un profond pessimisme court d’un bout à l’autre du récit et où une Amérique cruelle dévore ses propres enfants.

La Route au tabac (Tobacco Road) – 1941

C’est que les communautés populaires chères au cinéaste n’appartiennent guère qu’à un passé rêvé, et c’est à la fois son génie et son courage que de ne nous avoir jamais bercés d’illusions. Ainsi, dans Qu’elle était verte ma vallée, voit-on mourir une société quasi idyllique, celle des mineurs du pays de Galles à la fin du siècle dernier, et c’est avec une nostalgie formidable que Ford se fait le peintre rétrospectif des jours heureux, de cet âge d’or quand l’abondance et la décence régnaient dans le foyer des mineurs, quand le pater familias réunissait autour de la table une gens fière de sa condition et allègre au travail, tels ces ouvriers de l’ancien temps dont Charles Péguy célébrait la joie et l’honneur.

Qu’elle était verte ma vallée (How Green Was My Valley) – 1941

Cette lucidité, qui lui a fait mesurer le fossé qui sépare l’Amérique réelle de celle qu’avait voulue le Lincoln de Vers sa destinée, ne devait pas pour autant entamer son patriotisme, et sans doute aurait-il pu faire sienne cette maxime de Rudyard Kipling : « Right or wrong. my country. » Et lorsque, à la suite du bombardement de Pearl Harbor les États-Unis entrent en guerre contre les forces de l’Axe, il est l’un des premiers cinéastes à se mettre au service de son pays.


Ford perd un œil à Midway

C’est dans la marine, où il accédera au grade d’amiral, que John Ford va donner toute la mesure de son engagement. Dans J’ai grandi à Hollywood, le cinéaste Robert Parrish raconte comment John Ford, dont il était alors le collaborateur, a obtenu de filmer la bataille de Midway, qui mit un coup d’arrêt à l’expansion japonaise dans le Pacifique. Après les prises de vues, durant lesquelles le cinéaste perdit son œil gauche, celui-ci demanda à Parrish d’en assurer le montage avec cette seule recommandation : « Ce sera un film pour toutes les mères américaines, pour qu’elles comprennent que ça fait cinq mois qu’on se fait botter le cul, et que c’est maintenant seulement qu’on commence à riposter. » Lorsque le film, intitulé La Bataille de Midway (The Battle of Midway, 1942), fut présenté à la Maison-Blanche, le président déclara après la projection : « Je veux que toutes les mères américaines voient ce film. »

Les Sacrifiés (They Were Expendable) – 1945

Quant à John Ford, il continuera à sillonner les champs de bataille avec ses opérateurs, de l’Extrême-Orient à l’Afrique du Nord et à la Normandie, ce qui lui vaudra de recevoir les plus prestigieuses décorations : la Legion of Merit, le Purple Heart, I’Air Medal et la Commendation. La guerre terminée, c’est avec un hommage aux combattants qu’il reprend sa carrière hollywoodienne : il y a dans Les Sacrifiés (They Were Expendable, 1945) une absence de grandiloquence et un souci de vérité humaine qui tranchent sur la plupart des films de guerre de l’époque. « Mon but, dira le cinéaste, était de décrire les événements tels qu’ils s’étaient déroulés. »

La Poursuite infernale (My Darling Clementine) – 1946

Mais son grand retour, John Ford va l’accomplir avec La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946), film évoquant la fameuse fusillade d’O.K. Corral. qui vit le shérif Wyatt Earp (incarné par Henry Fonda) exterminer toute une famille de hors-la-loi avec l’aide de ses frères et du légendaire « Doc » Holliday (Victor Mature). « Je connaissais Wyatt Earp, devait expliquer John Ford. Au tout début du muet, deux fois par an, il venait rendre visite à des copains. des cowboys qu’il connaissait à Tombstone. Beaucoup d’entre eux faisaient partie de la même compagnie que moi. Je crois qu’à l’époque j’étais assistant accessoiriste. Je lui donnais une chaise et une tasse de café. et il me racontait le règlement de comptes d’O.K. Corral. Dans La Poursuite infernale, j’ai montré exactement ce qui s’est passé. Ils ne se sont pas contentés de remonter la rue et de se canarder, c’était en fait une manœuvre militaire très intelligente. » [Cité par Peter Bogdanovitch dans son John Ford]

Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache) – 1948

Ce western exemplaire ne vaut évidemment pas seulement par sa véracité historique et anecdotique, encore que celle-ci contribue puissamment à sa beauté et à sa réussite. Surtout, La Poursuite infernale constitue comme un compendium du style et de la pensée de John Ford. D’une construction très libre, le film frappe néanmoins par la rigueur de son architecture plastique. Quant à l’histoire, elle met en relief la fragilité de toute institution communautaire. Et si celle-ci, après l’épreuve, retrouve la paix et l’équilibre, c’est grâce à deux hommes qui n’en font pas véritablement partie : « DOC » Holliday est le type même du héros marginal fordien, solitaire et rebelle aux normes établies, tandis que Wyatt Earp ne pourra l’intégrer qu’au terme d’une sorte d’initiation. Mais inversement, ce que le shérif apporte à la communauté, c’est une loi qui rappelle singulièrement celle que Lincoln dispensait dans Vers sa destinée et qui sera à nouveau énoncée par James Stewart dans L’homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962). C’est dire la richesse thématique et dramatique de ce film qui corn. porte des séquences inoubliables, telle celle où Wyatt Earp, comme pour célébrer rituellement son intégration, danse une gigue maladroite sur les planches d’un bal-parquet, au son du violon.

Le Fils du désert (Three Godfathers) – 1948

La très fordienne dialectique du « hiératique » et de l' »erratique », parfaitement assumée dans La Poursuite infernale, va connaître un nouvel épisode avec deux films très proches par leur inspiration religieuse et néanmoins rigoureusement opposés quant à la mise en scène. Adapté d’un roman de Graham Greene par Dudley Nichols et photographié par un chef opérateur enclin aux effets de lumière, le Mexicain Gabriel Figueroa, Dieu est mort (The Fugitive, 1947) renoue plutôt anachroniquement avec la veine « expressionniste » du Mouchard et des Hommes de la mer. Le film n’a plus guère, aujourd’hui, de défenseurs, tant il déçoit par sa lourdeur dramatique et sa redondance plastique. En revanche, Le Fils du désert (Three Godfathers, 1948) enchante à chaque nouvelle vision par sa fraîcheur et sa sensibilité.

La Charge héroïque (She Wore A Yellow Ribbon) – 1949

Dédié, comme nous l’avons déjà vu, à la mémoire d’Harry Carey, « brillante étoile au firmament des premiers westerns », ce film est un remake des Hommes marqués (Marked Men, 1919) où John Wayne reprend le rôle d’Harry Carey. C’est l’histoire de trois bandits (John Wayne, Pedro Armendariz et Harry Carey Jr., le propre fils du dédicataire) qui, poursuivis dans le désert et traqués par la soif autant que par le shérif, recueillent un nouveau-né. Seul survivant du trio, John Wayne ramènera à bout de forces l’enfant dans une bourgade appelée New Jerusalem et se laissera condamner à une peine de principe sous les acclamations de la population. Pour André Moreau, « John Ford nous invite à suivre l’odyssée de ces trois parrains, trois hors-la-loi devenus trois rois mages, et dans cette aventure stupéfiante tout devient symbolique » [Télérama]. Mais jamais, dans Le Fils du désert, le symbole ne pèse sur la vérité humaine, et jamais non plus la parabole christique n’empêche le récit de se développer librement, comme au fil de l’inspiration d’un cinéaste qui n’avait peut-être jamais autant laissé libre cours à son génie cinématographique.

Le Convoi des braves (Wagon Master) – 1950

Étudiant le christianisme de John Ford, Jean-Loup Bourget fait cette remarque judicieuse : « Cette qualité de compassion, cette sensibilité, naturelle et dépourvue de condescendance, pour tout ce que l’Amérique compte de marginaux, de déclassés, de faibles ou de minorités, est (…) pourtant chez Ford une constante qui équilibre, complète et corrige son goût de l’héroïsme et de l’épopée. »

Rio Grande – 1950

Quelques mois avant Le Fils du désert, John Ford avait tourné Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948), premier volet d’une trilogie consacrée à la cavalerie dans les guerres indiennes et dominée par l’inprétation emblématique de John Wayne, personnification des grandeurs et servitudes militaires chères au cœur du cinéaste. Dans Le Massacre de Fort Apache, Ford et son scénariste, l’excellent Frank S. Nugent (dont le rôle allait être beaucoup plus positif que celui de Dudley Nichols), décrivent l’affrontement entre un colonel incapable (Henry Fonda) et un capitaine expérimenté (John Wayne), affrontement qui se soldera par une cuisante défaite du colonel face aux Apaches et par un mensonge du capitaine qui, pour sauver l’honneur de l’armée, laissera la légende glorifier le « sacrifice » de son supérieur, alors que la réalité était infiniment moins héroïque et reluisante.

L’Homme tranquille (The Quiet Man) – 1952

Inspiré de la défaite historique du général Custer à la bataille du Little Big Horn, ce film passionnant n’égale toutefois pas en beauté et en émotion le deuxième volet de la trilogie, La Charge héroïque (She wore a Yellow Ribbon, 1949). Écrit par Frank S. Nugent et admirablement photographié en couleurs, ce film, dans lequel Ford a voulu retrouver le climat des tableaux du peintre américain Frederic Remington, est surtout une œuvre formidablement nostalgique, une « déchirante promenade crépusculaire ». [Tavernier et Coursodon] Mais cet adieu à la grande famille militaire que constitue La Charge héroïque, traversé par la figure, merveilleuse de douceur, de Joanne Dru, est aussi un prodigieux moment de bonheur cinématographique. Au fond, on dirait que c’est dans le cinéma même que Ford avait puisé ses racines et que c’est en tournant des westerns dans les paysages qu’il affectionnait tant qu’il pouvait trouver son équilibre personnel, parmi ses collaborateurs et acteurs familiers. C’est tout un petit monde que l’on retrouve dans La Charge héroïque. de John Wayne à Victor McLaglen, de Harry Carey Jr. au vieux Francis Ford, demeuré indéfectiblement fidèle à son frère, toute une communauté de travail, et c’est précisément ce sentiment d’appartenance qui confère leur chaleur aux images et leur authenticité aux idées qu’elles expriment.

Deux Durs à cuire (What Price Glory) – 1952

Dans Rio Grande (1950), qui clôt la trilogie, Maureen O’Hara fait sa grande entrée dans l’univers fordien. Elle incarne l’enracinement familial opposé à l’enracinement militaire, et tel est le conflit intime que doit résoudre John Wayne dans ce film tourné la même année que Le Convoi des arbres (Wagon Master, 1950), réjouissante et très humaine variation sur le thème désormais classique chez Ford de la liberté individuelle et de la communauté. Thème auquel il va donner une dimension presque féerique dans L’Homme tranquille (The Quiet Man, 1952), où le retour d’un Américain dans la patrie de ses aïeux offre au cinéaste l’occasion de peindre une Irlande de rêve, celle que tous les Immigrés et fils d’immigrés ont cultivée au fond de leur cour.

Mogambo – 1953

La dernière période de John Ford comprend des films au discours d’une rare gravité et des œuvres dont la liberté et la modernité d’écriture n’excluent pas pour autant, parfois sous les dehors de la farce, l’expression des valeurs fondamentales auxquelles le cinéaste reste attaché. Ces valeurs sont essentiellement d’ordre humaniste, comme dans Le Soleil brille pour tout le monde (The Sun Shines Bright, 1953), où Ford reprend le sujet de Judge Priest, à savoir l’histoire d’un magistrat sudiste du début du siècle qui, en pleine campagne électorale, n’hésite pas à prendre la défense d’un Noir injustement accusé de viol. Cet antiracisme viscéral. qui trouvera une expression encore plus nette dans Le Sergent noir (Sergent Rutledge, 1960), est généralement accompagné chez Ford d’une haine de toute forme de puritanisme, sentiment dont il usera avec une certaine audace dans Mogambo (1953), où la brune et volcanique Ava Gardner est malicieusement opposée à la blonde et prude Grace Kelly, et surtout dans son tout dernier film, l’extraordinaire Frontière chinoise (Seven Women, 1966), où une jeune femme, médecin dans une mission en Chine, fait don de son corps à un seigneur de la guerre pour sauver la petite communauté des missionnaires. « Pour la seule fois dans toute l’œuvre, conclut Jean Roy, mais à une position hautement privilégiée, l’incarnation de la figure lincolnienne se fait sur un personnage qui n’est jamais castrant, qui n’est pas un messie ; qui n’est pas un surhomme, et qui assume simplement et totalement sa sexualité et sa mortalité tout en restant cependant l’incarnation de l’idéal fordien, signe de la possibilité d’une société nouvelle. »

La Prisonnière du désert (The Searchers) – 1956

Cette possibilité d’une société nouvelle, dont Vers sa destinée énonçait solennellement les principes, John Ford l’avait traitée sous un mode tragique dans La Prisonnière du désert, somptueux western où le conflit entre liberté individuelle et appartenance communautaire, étroitement associé au conflit entre racisme et intolérance, était poussé à un paroxysme presque insoutenable, mais aussi dans L’homme qui tua Liberty Valance, qui voyait l’instauration du nouvel ordre Iincolnien sur les décombres du vieil ouest sauvage, la substitution de la loi écrite à la loi non écrite, passage obligé que Ford décrivait avec conviction mais non sans un certain déchirement. Enfin, avec ses sublimes Cheyennes, il reconsidérait toute histoire américaine en réparant la profonde injustice sur laquelle elle était fondée.

L’Aigle vole au soleil (The Wings of Eagles) – 1957

Ce patriote, qui ne ménagea pas son soutien au président Nixon et qui n’hésita pas, avec Vietnam ! Vietnam ! (1971), à apposer sa signature sur un documentaire de propagande en faveur de l’intervention américaine en Indochine, était capable de remettre en cause les mythes historiques de son pays en rendant un bouleversant hommage à la cause des Indiens. Cette contradiction n’était qu’apparente. Péguy avait montré, en France, que l’on pouvait être nationaliste et dreyfusard. Pour Ford, le patriotisme était consubstantiel à un idéal de liberté et de dignité : ne s’était-il pas brutalement opposé à la chasse aux sorcières qui, à l’époque du maccarthysme, avait sévi à Hollywood ?


De grands moments de bonheur

Ce que John Ford n’a jamais accepté, ce sont les idées reçues en tout genre. Et il n’est jamais aussi convaincant, aussi généreux et, probablement, aussi véritablement génial que lorsqu’il filme pour le plaisir, sans souci des conventions cinématographiques, tout à la joie de nous dire que l’homme n’est jamais tout à fait mauvais, que te monde peut être un enchantement et que la vie, si elle est souvent un combat, n’est jamais une vallée de larmes. A ses accès de pessimisme succèdent toujours de grands moments de bonheur tout simple, voire d’intense rigolade.

L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance) – 1962

C’est de toute évidence l’incorrigible Irlandais qui reprend te dessus dans la meilleure séquence (cette du train qui se moque des horaires) de Quand se lève la lune (The Rising of the Moon, 1957), dans ta sérénité teintée d’amertume de La Dernière fanfare (The Last Hurrah, 1958), où un vieux et sympathique politicien (Spencer Tracy) achève sa carrière sur un échec électorat, dans Inspecteur de service (Gideon’s Day, 1959), désopilante chronique d’un policier londonien qui compte parmi tes œuvres tes plus surprenantes et aussi, malheureusement, les plus méconnues de Ford, ou encore dans La Taverne de l’Irlandais (Donovan’s Reff, 1963), une farce à la fois paresseuse et débridée dans laquelle le grand cinéaste exalte le plaisir de vivre en commun, témoigne un souverain mépris de la « réussite » et, en bon catholique, règle sardoniquement son compte au bigotisme bostonien.

Les Cheyennes (Cheyenne Autumn) – 1964

Comparant l’œuvre de John Ford à celle de Charles Dickens, Alain Ferrari écrit : « Le fait est là : la défense des intérêts personnels est, pour nos deux auteurs, le signe suprême de l’affirmation de l’individu. Nous voici donc plus loin que jamais d’un individualisme mal entendu : leurs personnages ne sont pas des égotistes, ce sont de merveilleux égoïstes qui, tel Spencer Tracy dans La Dernière fanfare, s’efforcent en souriant de concilier aux mieux leurs intérêts propres avec des buts lointains, buts qui sont ceux évidemment de la démocratie américaine. Inutile de dire que, lorsque le choix se fait pressant entre ces intérêts et les valeurs spirituelles, ce type d’homme préfère poursuivre la lutte pour la victoire de ce qu’ils jugent sacré. » [Présence du cinéma, mars 1965]

Frontière chinoise (Seven Women) – 1966

Et s’il fallait conclure sur un film de John Ford, peut-être faudrait-il choisir L’Aigle vole au soleil (The Wings of Eagle, 1957), époustouflante biographique, à la fois héroïque, burlesque et fraternelle, du scénariste Frank W. Wead, qui fut également une grande figure de l’aéronavale.


MOGAMBO – John Ford (1953)
Ava Gardner est contrainte de rester dans un camp d’un chasseur de fauves rustre, Clark Gable, dont la moustache frémissante rappelle son rôle de Rhett Butler. Leur marivaudage en Technicolor commence, Ava buvant du whisky au goulot et tapant dans le dos du mercenaire. John Ford, bien que critiqué pour son manque d’inspiration pour orchestrer ces duels de géants, manie l’ironie et le désenchantement alcoolisé avec brio. L’arrivée de Grace Kelly, une oie blanche tombant amoureuse de l’aventurier, ajoute une dimension supplémentaire, Gable y croit un temps à cet amour sage, mais « mogambo » signifie « passion » en swahili.


LE GRAND RETOUR DU WESTERN
Après de retentissants débuts dans le sonore, le western connut une alarmante baisse de popularité au cours des années 1930. Mais dès la fin de la décennie, il redevint un des genres préférés du public.