luni, 12 aprilie 2021

vertigo 3

 https://lanuitartificielle.wordpress.com/2013/11/11/sueursfroides/

Problématique du spectateur (Sueurs froides, d’Alfred Hitchcock)

par LLH

PROBLÉMATIQUE DU SPECTATEUR

L’ouverture de Vertigo d’Alfred Hitchcock est la meilleure introduction au questionnement sur la place du spectateur.

1Le film raconte dans ses grandes lignes la fascination d’un homme pour une femme et ses conséquences. John Ferguson, surnommé Scottie, (James Stewart), policier sur la touche, est chargé de suivre Madeleine, la femme d’un de ses amis, prétendument habitée par une de ses ancêtres. Il la surveille jusqu’à ce qu’en trompant sa vigilance elle 3parvienne à se suicider. Mais bientôt elle semble revenue d’entre les morts en la personne de Judy, une jeune femme qui lui ressemble à s’y méprendre. La fin du film apprendra qu’il n’y a depuis le début qu’une seule femme. Judy est en fait la maîtresse de l’ami de Scottie et le couple adultère cherche à se 2débarrasser de la femme légitime. Scottie, n’ayant jamais vu Madeleine, croit la voir lorsqu’il rencontre en fait Judy… qui le mène à la baguette jusqu’au meurtre de la vraie Madeleine (l’épouse jetée du haut d’un clocher) qu’il croit être un suicide (prise de démence, elle se serait jetée volontairement).

4La clé de voûte du film réside dans le vertige du héros. Ne pouvant gravir un escalier pentu, il ne monte pas dans le clocher donc ne verra jamais que la morte en a été jetée. Croyant la voir ressuscitée quelques semaines plus tard, il ne comprendra pas qu’il a affaire depuis le départ à une comédienne et 5qu’il n’a en fait jamais vu la vraie Madeleine. Ces quelques phrases résument assez mal l’intrigue mais font j’espère ressortir le cœur du film : ou comment un homme, alors qu’il croit être agissant (enquêteur) face à une femme passive (possédée par une autre), est en fait spectateur d’une machination qu’il ignore (Judy 6lui joue une comédie très sophistiquée). Ce qui permet que Scottie soit trompé de la sorte est le mal qui l’habite. La définition de base du vertige recoupe d’une certaine manière celle du cinéma : la perception erronée du mouvement de corps en réalité immobiles. Le mal qui guette 7le cinéma est le vertige. Que les premiers spectateurs de film aient été effrayés face à l’écran relève de quelque chose comme le vertige. Ils ont soudain cru que le champ était continu entre l’intérieur du cadre (film) et l’extérieur (salle), donc qu’ils pourraient être atteints, frappés, par les objets qu’ils voyaient. Que Scottie soit souffrant avant  même d’entrer dans le cinéma géant que lui propose Madeleine enrichit l’analyse. Pour parler du cinéma, il ne faut pas seulement parler des films. C’est ce que la séquence d’ouverture raconte finalement.

Le générique est confié par Alfred Hitchcock à Saul Bass. Il s’agit de leur première collaboration (suivront La Mort aux trousses et Psychose). L’ouverture compte 3 plans différents :
– le panneau d’ouverture de la Paramount
– le visage de Kim Novak avec
– un ballet de spirales dessinées par Saul Bass et qui est de loin le morceau le plus intéressant.
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Tout commence vraiment, après le panneau de la Paramount, par de très gros plans sur le visage de la future Madeleine/Judy : bouche, yeux, œil droit. C’est sur le plan de l’œil que l’analyse peut débuter. Un filtre rouge teinte l’œil d’abord filmé en couleurs naturelles. Il semble se couvrir de sang au moment où apparaît du fond de la pupille le titre : « Vertigo ». Il s’approche de plus en plus du cadre jusqu’à disparaître au-dessus. Sort alors de la pupille une spirale qui vient, elle aussi, vers nous. La fascination et l’illusion viennent donc du visage de la femme semble-t-il. Le mal est dans on œil. La spirale, symbole d’envoûtement, grossit de plus en plus. Son cœur s’approche dangereusement du cadre et les lignes les plus éloignées de ce cœur disparaissent même dans le hors-champ. Il semble évident que la caméra (en tout cas le cadre) va y plonger, être aspirée par ce qui sort de l’œil.

9C’est au moment le plus critique, pourtant, que le mouvement d’approche du fond du champ vers le premier plan s’interrompt. La spirale continue de tourner et de chercher à envoûter, mais elle ne nous avalera pas. L’illusion ne pourra donc pas venir seulement de l’écran et de ce qui vient vers nous. Les 10spirales se succèdent les unes aux autres avec des couleurs différentes et des formes plus ou moins complexes. Et Scottie lui aussi aura affaire à une femme à plusieurs apparences : blonde puis brune, chic puis urbaine. Sur les écrans de cinéma, les acteurs, les intrigues, les décors changent en permanence, mais c’est le même effet qui est produit par les différentes formes, les différents genres : l’illusion.

11Si, donc, une équivalence est posée entre le spectateur de cinéma et Scottie et si la condition qui transforme Scottie en spectateur est le vertige, il nous faut comprendre que le cinéma, qui est une technique, ne crée par l’illusion à lui seul. Il est bien évident, pour commencer, que le cinéma a besoin 12de spectateurs. Mais puisqu’il est un art de l’œil, qui ne nécessite aucun apprentissage préalable (à la différence de la littérature qui suppose que nous sachions lire), pourquoi ne fonctionnerait-il pas sur les bêtes ? Il paraît que certains abattoirs passent Mozart aux bétails avant de les découper, que leur 13viande s’en trouve améliorée. Que se passerait-il si nous leur montrions des films d’Hitchcock ? Rien si l’on en croit le générique de Vertigo. Pour que l’illusion fonctionne, il faut des courbes qui nous charment et qui cherchent à nous endormir. Mais pour créer le vertige, il faut plus que cela : quelqu’un 14 aqui se plonge en elles. Nous attendons que les spirales avalent l’écran (avalent notre œil) mais elles s’y refusent. Pour être pris par la spirale, il faudra que nous allions la chercher. L’ouverture de Vertigo nous signale la nature du danger qui guette Scottie : un spectacle pur, projeté par l’œil de la femme. Il nous 15 ainforme aussi que ce seul spectacle ne suffit pas : il faut aussi un Scottie qui se jette dans les images qu’on lui projette. C’est-à-dire un Scottie qui donne autant qu’il reçoit.

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La condition du spectateur telle que présentée par Hitchcock et Bass est bien celle-ci : un être transporté n’importe où, mais qui conduit toujours la voiture qui l’emmène (1). La vraie question qu’annonce le générique de Saul Bass et que développe ensuite le film pendant deux heures n’est donc pas celle de l’habileté de Kim Novak à inventer tout un labyrinthe dans lequel se déplacer, mais celle de la naïveté de Scottie. Tout n’est possible que parce que l’illusion se nourrit de son vertige. Et pour le spectateur de cinéma, l’illusion n’est rendue possible que par ce qu’il donne au film. A la fin du générique, les spirales se retirent et reparaît l’œil qui n’a pas bougé : il est toujours face à nous en très gros plan, impassible. Il nous rappelle qu’il n’a rien fait d’autre que projeter de la matière à illusion (les spirales) et que le reste est venu de nous. Si nous nous sommes pris à son jeu, il a fallu que nous plongions.

La très grande force du film, qui est sans doute le meilleur questionnement sur ce qu’est le cinéma et sur sa puissance, est de ne jamais oublier de montrer le spectateur. Hitchcock, en le représentant comme un malade, rappelle que les cinéastes ont à traiter les spectateurs comme des patients d’un genre particulier : à la différence du Scottie de Vertigo, en effet, nous ne guérissons jamais vraiment du plaisir de l’artifice. Très littéralement, nous continuons de nous donner aux films.

(1) Scottie passe son temps à être baladé par la fausse Madeleine à travers tout San Francisco (magasin de fleurs, hôtel étrange, forêt, Museum, et bien sûr Golden Gate Bridge). Ces déplacements sont rendus possibles par la voiture qu’il conduit plusieurs fois dans le film.

17Sueurs froides (Vertigo). Réalisé par Alfred Hitchcock. Scénario de Alec Coppel et Samuel Taylor d’après D’entre les morts de Boileau et Narcejac. Photographie de Robert Burks. Son de Harold Lewis et Winston Leverett. Musique de Bernard Herrmann. Décors de Sam Comer et Franck McKelvy. Costumes d’Edith Head. Montage de George Tomasini. Produit par Paramount Pictures (Herbert Coleman) et Alfred J.Hitchcok Productions, Inc. Format: 1,50:1 (VistaVision – Technicolor).
Avec : James Stewart (Scottie :, John Ferguson), Kim Novak (Madeleine Elster, Judy Barton), Barbara Bel Geddes (Marjorie Wood) et Tom Helmore (Gavin Elster).
États-Unis. 1958.

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Terminons l'année par un chef-d'oeuvre : Vertigo, d'Alfred Hitchcock (USA, 1959)

Publié le par Erwan Desbois

vlcsnap-442737Où ?

A la maison, en DVD zone 2

 

Quand ?

Courant novembre

 

Avec qui ?

Ma femme

 

Et alors ?

 

Vertigo (Sueurs froides en français) est un film d’amour sans amour ; un film de suspense sans suspense. C’est aussi un film de crime parfait, mais relégué au second plan – aucune excitation due à la réalisation de ce meurtre, ni d’enquête minutieuse pour le percer à jour. C’est avant toute chose un film sur la folie, qui s’en est approché si près que celle-ci est parvenue à perforer la toile de l’écran de cinéma pour hanter de grands cinéastes comme Brian De Palma (ObsessionPulsions…) et David Lynch (Mulholland Drive). C’est l’un des plus grands films de l’histoire.

 

Et ce film repose presque tout entier sur deux couleurs et une partition de musique.

 

Après un prologue mettant en place le McGuffin de l’intrigue (Scottie, le détective privé joué par James Stewart, est sujet au vertige), s’enchaînent une succession de séquences introductives en apparence normales, communes par leurs dialogues, leurs lieux, leurs protagonistes. Mais cette banalité est un trompe-l’œil : de scène en scène, la palette de couleurs se fait happer de plus en plus nettement par le rouge. Le phénomène commence de manière très légère dans la conversation entre Scottie et sa meilleure amie Midge (le fauteuil dans lequel il s’installe), devient plus marqué au cours de l’entrevue avec le commanditaire d'enquête ; et explose définitivement dans la première rencontre avec la femme à suivre et à surveiller, Madeleine (Kim Novak), dans un restaurant dont chaque partie – les murs, la moquette, les dossiers des chaises – est recouverte d’une étoffe au rouge vif improbable.

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Cette très courte scène est la véritable ouverture de Vertigo. En plus de ce rouge violent, elle introduit l’autre couleur primaire capitale dans le film, qui en est l’opposé : le vert éclatant de la robe de Madeleine. La scène lie les deux personnages principaux du récit de manière irréversible, de deux façons. En premier lieu, un mouvement de caméra irréel et hypnotique : le travelling démarrant sur le visage de Scottie, adossé au bar, et qui surplombe les tables de la salle jusqu’à atteindre Madeleine, sans aucune coupe dans le mouvement. Deuxièmement, le démarrage durant ce travelling du thème musical romantique, mais aussi inquiétant, composé par Bernard Hermann comme le messager d’un amour à la fois ardent et maudit, révolu. Pour s’assurer que rien d’autre n’existe que le symbolisme des couleurs et de la musique, Hitchcock pousse l’irréalité de la scène à son paroxysme. Des figurants parlent mais on ne les entend pas ; quand elle quitte le restaurant, Madeleine s'arrête juste à côté de Scottie sans autre raison que celle, cinématographique, que la caméra épouse alors le point de vue de Scottie et qu’ainsi Madeleine nous est présentée pour la première fois en plan rapproché. Un plan dont le cinéaste manipule l’éclairage à l’extrême pour extraire complètement Madeleine de son environnement, et transformer son cadre de cinéma en cadre de peinture qui met en exergue tout ce que son modèle féminin a d’unique et de saisissant.

Nous voyons cette beauté, et Scottie la voit tout autant ; mais lui ne peut la supporter. Un rapide contrechamp le montre détournant le regard, refusant tout contact visuel ; il se place déjà dans une position d'amoureux transi qui ne se déclarera jamais, et qui ne sera jamais franc, sincère. La longue séquence, elle aussi muette, qui suit décrit sans plus attendre à quoi ressemble dans les faits cette passion amoureuse biaisée, inavouée – elle prend les traits d’une filature. Scottie use de son rôle de détective privé pour suivre l’objet de son désir dans tous ses faits et gestes ; il se rapproche ainsi d'elle en en apprenant énormément sur sa vie, pénètre son intimité, et toujours persiste à ne pas se présenter à elle. Le malaise inhérent à cette obsession grandissante est exprimé et par le montage, qui donne une place prépondérante aux plans de poursuite en voiture (un motif de cinéma dans lequel le suiveur, ici Scottie, est rarement présenté sous un bon jour aux yeux du public) ; et par la musique de Hermann, avec un morceau cette fois franchement menaçant construit autour de la répétition rapide d'une même unique note grave en surplomb d'une nappe de cordes plus aiguës. La menace est alors clairement Scottie, et la menacée Madeleine.

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Scottie n’est pas le seul à être coincé et jugé par le dispositif ainsi mis en place par Hitchcock. Sa position de voyeur est en effet également la nôtre : c'est son regard que la caméra épouse pour repérer les similitudes (le bouquet de fleurs, le chignon dans les cheveux) entre Madeleine et le portrait de Carlotta qu'elle regarde des heures durant, hypnotisée et immobile, au musée. Plus généralement, tout ce que nous savons de cette femme c’est Scottie qui nous l’apprend ; toutes les émotions qui nous parviennent de cette relation sont celles de Scottie.

Après une scène purement utilitaire de débriefing entre Scottie et l’époux de Madeleine, une deuxième séquence de filature muette et à bonne distance s’enclenche. Elle se conclut au pied du Golden Gate Bridge (rouge vif, faut-il le rappeler), où Scottie va se voir contraint à un premier contact physique. Madeleine se jette en effet sous ses yeux dans la baie, dont l’eau plus verte que bleue semble signaler que Scottie quitte à cet instant son monde à lui, rouge, pour entrer dans celui de Madeleine, vert comme sa robe lors de sa première apparition, et comme sa voiture aussi.

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La fusion entre les deux personnages est encore plus évidente visuellement dans la scène qui suit, où lui est habillé en vert et elle... en rouge. Mais l'éventualité d'un rapprochement physique volontaire et prolongé reste encore une lointaine chimère. Dans cette première scène intime entre eux, la distance qui se maintient en effet entre Madeleine et Scottie est soulignée dans le cadre par leur posture à l'un et l'autre (elle est assise par terre, lui est debout et la surplombe de sa grande carrure) et par la table clairement mise en évidence entre eux. Un contact finit bien par intervenir, par inadvertance, quand tous deux se penchent pour attraper la même tasse de thé ; mais il est immédiatement interrompu par un coup de téléphone.

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Ensuite ? La routine perverse semble reprendre ses droits, avec une séquence de filature dans laquelle Scottie trouve toujours autant son bonheur, comme si rien ne s'était produit la veille au soir. Une disposition que Madeleine est loin de partager, puisque c'est cette fois au domicile de Scottie qu'elle se rend – ce qui rend caduques tous les plans du suiveur-voyeur. Lequel n'a dès lors plus d'autre choix que d'accepter le pacte que Madeleine a à lui soumettre : vivre ensemble une relation réelle, bijective, intime. Le film s'adapte alors à cette tentative d'un amour intense et sans retenue, en s'exacerbant visuellement jusqu’à retrouver, et dépasser, l'ardeur de la scène inaugurale du restaurant. C'est le tapis sans fin de feuilles et de fleurs rouges au pied des séquoias géants au cœur de la forêt où Madeleine et Scottie ont leur première conversation fiévreuse d'amants ; ce sont les vagues s'écrasant violemment contre les rochers formant l'arrière-plan complètement irréel de leur premier baiser fougueux.

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Mais une menace rode encore et toujours, quels que soient les efforts mis par les amants à repousser au-delà de leur horizon le monde concret qui les entoure. Cette menace est comme toujours appuyée par la partition de Bernard Hermann, qui s'obstine dans ces moments d’intimité à renouveler le thème angoissant de la filature, appliqué désormais à l'obsession de Madeleine pour la mort, pour sa mort – c’est la fameuse et inoubliable scène du tronc d'arbre coupé, et de la réplique « I was born here... and I died there ». Scottie lui-même n'arrange rien en retombant fréquemment dans un rôle mécanique de mari jaloux et exigeant, plutôt que dans celui, plus incertain et délicat, d'amant prévenant et conquis. Au fond de lui, il refuse de baisser la garde, et de se fondre pleinement dans cette relation fusionnelle.

Le baiser au bord de l'océan marque l'aboutissement d'une grande part de ce que le récit portait en lui. Il est d'ailleurs suivi par un long fondu au noir, puis par une scène qui sonne comme le début d'un deuxième acte introduit de la même manière que le premier : une discussion entre Scottie et son amie Midge. La séquence suivante reprend à son tour un des motifs initiaux du film, mais pour un résultat beaucoup plus ironique. Il s'agit du vertige de Scottie, conduisant indirectement à la mort d'un être proche – très proche ici puisque l'on parle de nulle autre que Madeleine. Tout le monde connait les terrifiants plans qui scandent cette scène, ces travellings compensés (la caméra zoome vers l'avant tout en reculant en travelling ; une invention de Sir Hitchcock) épousant le point de vue de Scottie regardant vers le bas du clocher de l'église et sombrant dans son vertige.

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La prouesse visuelle a surtout pour rôle d'appuyer une prouesse narrative encore plus impressionnante : avec cette scène, Vertigo concrétise en effet son deuxième suspense, la folie de Madeleine, au moment même où l'on pouvait commencer à croire que le premier suspense, la concrétisation de la romance des deux héros, semblait en mesure de parvenir à le supplanter. Pour bien enfoncer le clou de ce renversement tétanisant, Hitchcock fait s'enfuir son héros, de plus en plus médiocre, du lieu du drame, en catimini, au lieu d'apporter son aide.

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Une nouvelle scène volontairement lisse, presque quelconque (le rapide procès disculpant Scottie de toute responsabilité directe dans ce qui vient de se produire) sert de temps mort faisant retomber la tension, de respiration entre les deux moments les plus forts de Vertigo : la mort soudaine de Madeleine, et le cauchemar de Scottie. En rassemblant dans celui-ci de manière chaotique toutes les pièces du récit, en y bousculant violemment les fondations de la structure formelle de son film (qui devient l’espace d’une séquence un collage hétéroclite d'animation, de filtres colorés agressifs et empilés, de têtes séparées de leur corps, de silhouettes expressionnistes et de personnages de tableaux qui prennent vie) et en laissant carte blanche à Hermann pour relier le tout, Hitchcock réalise ce qui est peut-être bien la séquence cauchemardesque la plus ahurissante de tout le septième art.

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Ce cauchemar pourrait – et devrait, si Scottie n’était pas aussi borné et le cinéaste-marionnettiste qui le contrôle aussi déterminé à faire payer son personnage (pour exorciser par procuration ses propres fantasmes ?) – signer la fin de l’histoire. La séquence suivante à l'hôpital, où Midge vient au chevet de Scottie (c'est elle son véritable amour, même s’il refuse aveuglément de le voir) et l’accompagne dans sa convalescence, en serait alors l’épilogue adéquat. Il n’en sera rien. Scottie est obnubilé au-delà de toute rémission, et une fois remis sur pied passe ses journées à retourner sur les différents lieux marquants de sa passion pour Madeleine. Il n'y trouve bien sûr rien qui puisse calmer son manque ; le script d’Hitchcock pousse le sarcasme jusqu’à mettre sur son chemin des leurres ayant l’effet inverse – renforcer son accablement en le redoublant de la honte de montrer à la face du monde qu’il est le jouet de ses fantasmes. Le control freak, qui poussait cette obsession jusqu’à limiter au strict minimum toute interaction avec l’extérieur, perd sous nos yeux toute miette de contrôle.

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Et puis en pleine rue, pour la seconde fois, une femme en robe verte surgit dans sa vie. Elle se prénomme Judy, mais la transformation physique de Kim Novak qui accompagne ce changement de rôle est tout de suite divulguée par Hitchcock, de la manière la plus frappante qui soit : l’utilisation de l’exact même plan de profil que lors de la première apparition de Novak/Madeleine au restaurant. Quelques minutes plus tard, le réalisateur sera tout aussi prompt à révéler par un flashback ce qui s'est vraiment passé dans la tour de l’église. Une confidence faite uniquement au spectateur, dans le dos d’un Scottie maintenu dans l’ignorance de l’arnaque dont il a été le pion ; ce qui contribue à nous dissocier une fois de plus de ce dernier. Par cette insertion d’une scène qui rompt, pour la seule fois du récit, avec le point de vue subjectif de son protagoniste central, Hitchcock donne à ce qui va suivre – les efforts de Scottie pour reproduire le processus de métamorphose de Judy en Madeleine – une tonalité pathétique qui éclipse à nos yeux ce que l’opération peut avoir de magique pour Scottie. Tout ce que l’on voit, c’est un homme dont le savoir tronqué va le mener à sa perte, là où une compréhension – ou bien une ignorance – totale l'aurait sauvé.

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Le montage de la manière dont Scottie rassemble un à un les éléments qui lui permettront de recréer Madeleine marque le retour au fonctionnement du film depuis ses premières scènes. A nouveau Hitchcock nous fait partager le quotidien de Scottie, sa volonté de contrôle absolu sur les événements. Mais c’est maintenant contre notre gré que l’on suit dans son délire un homme aux buts et au comportement aussi violents (l’aparté qui le montre faire une clé de bras à Judy, les yeux exorbités, est sans appel). Pour l’époque, le cadre dans lequel Vertigo a été réalisé et l’acteur utilisé pour le rôle, un tel traitement du personnage principal est unique en son genre – et a probablement participé à l’échec critique et commercial initial du film. Pourtant, Hitchcock ne cherche ni à justifier les actes de Scottie, ni à échafauder un quelconque suspense sur le succès ou l’échec de la tâche qu’il s’est lui-même assignée. La mise en branle de celle-ci est immédiatement accompagnée d’un avertissement : dans la chambre d'hôtel où Scottie expose son plan à Judy, les couleurs rouge et verte s'entremêlent sans frontière claire sous l’effet des néons de la façade et des reflets divers. Autrement dit : si tant est que Scottie réussisse et que la vérité lui soit à son tour révélée, celle-ci sera synonyme d'un monde incohérent, incompréhensible – fou.

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Et quand Scottie arrive effectivement à ses fins, Hitchcock manipule à nouveau la lumière de la scène pour faire apparaître Judy/Madeleine littéralement sous la forme du fantôme qu’elle est devenue, coincée dans ces limbes où se rejoignent le rouge et le vert. La reproduction qui suit du cadrage de l’indélébile premier baiser de Madeleine et Scottie ne dupe que ce dernier, persuadé d’avoir acquis ce qu’il voulait. Nous, nous savons qu’il n'a fait que ressusciter un spectre sans consistance, une mascarade, et qu’en chemin il a perdu deux femmes prêtes à l'aimer, Midge et Judy elle-même (dont les sentiments pour Scottie nous ont été révélés au moment de la trouée créée dans le récit par le flashback du clocher). La musique d’Hermann est catégorique quant à la tonalité réelle de la scène : le thème instrumental joué alors pourrait être romantique, si la répétition de son motif central ne s'emballait pas aussi nettement à chaque nouveau passage jusqu'à devenir franchement menaçant à force de déployer tant d’énergie démesurée et incontrôlable.

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La fin vers laquelle conduit Vertigo ne fait alors déjà plus de doute. Elle sera déclenchée par un détail, un moment d’inattention de Judy (elle porte un collier appartenant à Madeleine) qui met brutalement fin au conte de fées délirant de Scottie. Son soi-disant amour se révèle alors pour ce qu'il était réellement depuis le départ : une absolue obsession narcissique, qui n'accepte ni l’échec ni la compromission. Sa violence physique et verbale (il répète mécaniquement ses questions et accusations en hurlant toujours plus fort) monte encore d’un cran par rapport à la nervosité dont il faisait preuve au cours du remodelage de Judy en Madeleine. Etant pour sa part réellement amoureuse, Judy lui offre pourtant une nouvelle chance de pardonner, d’oublier, de se joindre à elle dans une union complice et dévouée, mais non : à sa supplique « Tell me you love me », Scottie répond « There's no bringing her back ». On pourrait lui rétorquer « There’s no bringing you back (from your sick addiction) », mais Hitchcock s’en charge pour nous. Car si Scottie n’est pas concrètement le meurtrier de Judy, il est ce qui s’en rapproche le plus par son comportement à son égard – il l’a tuée symboliquement dès le moment où il a refusé son identité propre au profit de celle de Madeleine. Il ne mérite donc aucune rédemption : et pour cette raison, le générique survient immédiatement après la chute de Judy, et fige Scottie pour l’éternité dans sa posture de coupable impuissant à rattraper ses actes. Le spectateur ne finit pas en bien meilleur état, malmené en profondeur par la spirale infernale d’une histoire qui sanctionne tour à tour par une fausse chute mortelle l’émergence d’une vérité (le baiser entre Madeleine et Scottie) ; puis par une vraie chute mortelle l’émergence du mensonge qu’était la manipulation de Scottie par son commanditaire.

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http://cine-partout-toutletemps.over-blog.com/article-terminons-l-annee-par-un-chef-d-oeuvre-vertigo-d-alfred-hitchcock-usa-1959-41963937.html
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Sueurs froides

 

Thème :tableau

(Vertigo). D'après D'entre les morts de Pierre Boileau et Thomas Narcejac. Avec : James Stewart (John 'Scottie' Ferguson), Kim Novak (Madeleine Elster / Judy Barton), Barbara Bel Geddes (Midge Wood), Tom Helmore (Gavin Elster). 2h06.
 
 

San Francisco. Sujet au vertige, John "Scottie" Ferguson a été limogé de son poste d'inspecteur de police à la suite d'une faute professionnelle grave : lors d'une poursuite sur les toits, il a été pris de vertige et un policier est mort en essayant de l'aider.

Un ancien ami de lycée, Gavin Elster, directeur d'une entreprise de construction navale appartenant à sa femme Madeleine, lui propose alors une mission délicate : suivre Madeleine, qui est hantée, possédée par une mystérieuse créature et se livre à de longues virées sur lesquelles Elster voudrait être mieux informé avant de la confier à des médecins. D'abord réticent, Ferguson accepte. La beauté de la malade, qu'Elster lui a fait entrevoir au restaurant Ernie's, a achevé de le convaincre.

Ferguson se met donc à suivre Madeleine en voiture au sortir de chez elle. Elle achète des fleurs, se rend dans un petit cimetière sur la tombe d'une certaine Carlotta Valdes dont elle va ensuite contempler longuement le portrait dans un musée. Elle a d'ailleurs le même chignon en vrille que la Carlotta du tableau. Elle se rend ensuite dans un vieil hôtel où elle a loué une chambre sous le nom de Carlotta Valdes.

Ayant demandé à Midge, son ancienne fiancée qui l'aime toujours, de lui faire connaître un spécialiste de la petite histoire de la ville à la fin du siècle dernier, Ferguson la suit chez un vieux libraire qui lui raconte la triste et célèbre histoire de Carlotta Valdes. Protégée par un richissime habitant de la ville qui avait construit pour elle la demeure où va parfois se réfugier Madeleine, Carlotta lui avait donné un enfant. Son protecteur l'avait ensuite abandonnée. Devenue folle, elle réclamait partout son enfant et se suicida à 26 ans (l'âge de Madeleine). Ferguson fait son rapport à Elster qui lui apprend que Carlotta Valdes était l'arrière-grand-mère de sa femme, ce que celle-ci ignore.

Ferguson suit de nouveau Madeleine qui va se jeter dans la baie de San Francisco sous le Golden Gate Bridge. Ferguson la sauve et la ramène chez lui. Avant de reprendre connaissance, elle murmure : " où est mon enfant ? ". Une fois revenue à elle, elle semble avoir tout oublié de sa noyade.

Ferguson la suit une troisième fois mais ne peut l'empêcher de se jeter du haut du clocher d'une église.

Son amie Midge lui permet de surmonter un fort sentiment de culpabilité et une violente dépression née des tragiques événements qui causèrent la mort de cette femme dont il était tombé amoureux.

A sa sortie de clinique, il se rend au restaurant Ernie's, au musée et croit voir partout Madeleine. Dans la rue, il aperçoit un jour une jeune femme qui, quoique brune, lui paraît le sosie parfait de Madeleine. Il la suit jusque dans la chambre d'hôtel où elle habite et l'interroge. Elle s'appelle Judy. Elle est vendeuse. Ferguson lui arrache un rendez-vous à dîner. Il reviendra la chercher dans une demi-heure. Après son départ, Judy, qui n'est autre que Madeleine, songe au piège tendu à Ferguson. Quand elle était montée au sommet de la tour, Gavin Elster, son complice et son amant, avait poussé dans le vide sa femme légitime et Ferguson avait cru voir tomber Madeleine. Ayant pour témoin de la mort de sa femme un ancien policier, Elster pouvait croire avoir accompli le crime parfait. Judy s'apprête à faire sa valise et à laisser un mot à Ferguson. Mais son amour pour lui est le plus fort et elle préfère l'attendre.

Dans les jours qui suivent, ils se revoient souvent. Fasciné par elle comme il l'était par Madeleine, Ferguson lui achète des vêtements, un tailleur semblable à celui que portait Madeleine. Il l'oblige à changer de coiffure pour ressembler à la morte. Elle ne peut s'empêcher de le laisser la transformer en Madeleine, quitte pour cela à risquer d'être découverte.

Un soir, alors qu'elle est redevenue physiquement identique à Madeleine, Ferguson voit à son cou un bijou semblable à celui que portait la Carlotta du tableau. Soudain, il comprend tout : la fausse noyade, le meurtre de la femme de Gavin Elster, l'utilisation que l'on a faite de son acrophobie.

Il oblige Madeleine-Judy à monter au sommet de la tour. Il découvre là-haut que son acrophobie a disparu. Une sœur de la mission apparaît près de Judy... que cette vision nocturne et quasi fantomatique impressionne ; elle recule et tombe dans le vide.

 

Histoire d'amour défiant le temps, la morale et la vraisemblance, Vertigo offre l'un des plus grands vertiges émotionnels du cinéma. La figure de la spirale, l'utilisation magistrale des trois couleurs primaires-lumière, le fondu enchainé et le travelling circulaire, emportés par la musique de Bernard Herrmann, entrainent le spectateur dans une histoire d'amour tragique aussi sensuelle que cérébrale.

L'amour, comme une chute du haut du paradis

Un cache-cache tragique unit l'extrême sensualité et proximité physique des personnages (l'interprétation de Kim Novak a été reconnue comme l'une des plus animales de tout le cinéma américain) à une non moins extrême cérébralité, puisque tout le film est aussi le récit des gesticulations mentales de Ferguson pour appréhender l'être de Madeleine-Judy qui lui échappera dans la mort au moment où il croira l'avoir trouvé.

La tragédie des deux héros de Vertigo tient en ceci que, même dans l'amour, ils ne se rencontreront pas. Quand il est enfin sorti du piège des illusions qu'il se faisait sur elle, Ferguson tue celle qu'il aime (c'est à peu près le sens de la scène finale). Quand elle a à peu près tout fait ce qui était en son pouvoir pour rejoindre Ferguson, Madeleine-Judy le perd. L'un et l'autre se perdent avant de se trouver. Le crime auquel a participé Judy reste éternellement entre eux comme un obstacle insurmontable.

Le sentiment amoureux est ressenti dans ses différentes composantes à un moment ou à un autre de l'intrigue comme un sentiment d'infériorité (Judy), d'indignité (Scottie) ou désesperé (le personnage limite caricatural de Midge). Il s'agit d'une vision tragique où la chute (ici, celle de la femme dans le crime) et le vertige (ici, le désir maniaque de l'homme de connaître la vérité à tout prix) sont plus forts que l'amour. Comme un antidote à Vertigo, Hitchcock tournera l'année suivante La mort aux trousses son film le plus allègre et le plus tonique.

Mais ne plus souffrir du vertige c'est être mort, ou du moins ne plus aimer. Fasciné par le passé que porte Madeleine, Scottie n'approche pas de la vérité mais se prend d'un amour véritable et puissant pour la jeune femme. Le vertige qu'il ressent pour Madeleine est aussi physique : il en tombe amoureux au premier regard et il l'a vu nue en lui retirant ses vêtements mouillés. Cette dimension mythique de l'amour est accrue par l'utilisation de filtres de brouillard. Ces filtres sont certes justifiés par la dimension fantastique de Madeleine aux prises avec les forces d'une morte. Mais plus simplement, ils isolent les amants au sein d'un monde hors du réel. A contrario, les discussions avec son amie Midge, la caricature de celle-ci en Carlotta Valdes, apparaissent totalement dénués de romanesque.

De la surprise au Suspens et du classique au baroque

Le film comporte deux parties. La première partie se termine après la mort de Madeleine, sa chute simulée depuis le haut du clocher et la longue dépression de Scottie. La seconde commence lorsque Scottie croit voir Madeleine en chaque femme. Ce sera le cas pour Judy qu'il croise dans la rue et à laquelle il demande un rendez-vous. Le flash-back qui révèle au spectateur l'identité de Judy marque la césure entre les deux parties. A la fin de celui-ci, le spectateur en sait plus que Scottie, le personnage principal. C'est la définition que donne Hitchcock au suspens qui se différentie ainsi de la surprise. Le spectateur ne se pose en effet alors plus qu'une question : Quand est-ce que Scottie va comprendre ce que lui sait déjà ? La révélation vendra avec le fameux bijou gardé par  Judy,malheureusement pour elle. Ce bijou devient l'une des quelques icones majeures du cinéma d'Hitchcock avec le verre de lait de Soupçons ou le briquet de L'inconnu du Nord express.

Ce découpage en deux parties est aussi caractéristique de la place qu'occupe le film dans la filmographie d'Hitchcock. A partir de 1948, Hitchcock passe à la couleur et surtout devient son propre producteur en collaboration avec les principaux studios hollywoodiens. Treize films marquent cette période classique de La corde à La mort aux trousses en 1959. Suivent ensuite, de 1960 à 1975, sept films baroques, de Psychose à Complot de famille. Hitchcock accentue la nature irrémédiablement mauvaise des méchants. Leurs actes criminels ne s'expliquent pas par des raisons psychologiques mais par des névroses plus profondément enfouies.

Vertigo, réalisé en 1958 appartient à la période classique par sa première partie et à la période baroque par sa seconde.  La première partie combine des ingrédients de films de genre : le film policier (filature), fantastique (l'appel d'une morte), d'amour (la constitution d'un couple). Dans la seconde Scottie s'abandonne alors à la nécrophilie. Il assume l'idée de faire l'amour avec une morte. Scottie essaie de faire de Judy l'image vivante de Madeleine qu'il a tant aimée. C'est la réincarnation de celle-ci qu'il souhaite avoir sous les yeux lorsqu'il persuade Judy de s'habiller et de se coiffer comme elle, afin de faire l'amour avec l'une en pensant à l'autre.

L'expressionnisme de la couleur, la figure de la spirale, la musique donnent néanmoins une grande unité formelle à l'ensemble.

Couleurs, mouvements et spirales en musique

Les trois couleurs primaires lumière : le rouge, le vert et le bleu sont utilisées de manière expressionniste et marquent le spectateur qui reste imprégné de cette expérience comme le sont les deux personnages principaux par leur histoire. Le bleu, couleur plus bénéfique du ciel et de l'eau, présente des occurrences moins nombreuses. Le filtre rouge est utilisé dès le générique, il réapparaît lors du cauchemar de la fin de la première partie, il est la couleur dominante du bar dans lequel Scottie rencontre Madeleine pour la première fois, c'est aussi la couleur du pont de San Francisco sous lequel tente de se noyer Madeleine c'est enfin la couleur du bijou fatal. Le vert est la couleur de la robe portée par Madeleine lors de la première rencontre, la couleur de sa voiture. C'est la couleur des morts, celle du gazon du cimetière et de celui de l'église espagnole où auront lieu les deux chutes. Elle sera utilisée comme telle dans la fameuse séquence de la seconde partie éclairées par l'enseigne au néon de l'Hôtel Empire. Judy, par ses habits et son maquillage devient tout à fait telle que le souhaite Scottie. Elle sort de la salle de bains, nimbée de l'étrange lueur verte diffusée par l'enseigne au néon. Cette couleur façonne d'elle une image transparente et spectrale semblable à celle offerte par Madeleine lorsque Scottie l'avait vu pour la dernière fois avant qu'elle ne grimpe au clocher de l'église. (1)

Pour cette scène où la caméra semble opérer son travelling circulaire de 360° autour des amants, Hitchcock a construit spécialement un décor qui permet de voir ce que Scottie imagine à ce moment, à savoir l'intérieur de la mission avant la chute de Madeleine. Le décor est filmé préalablement dans un panoramique à 360° qui combine images des murs de la chambre, un fond noir qui se transforme en la grange de la mission, fond noir, retour aux murs de la chambre, décor stylisé de la fenêtre pour terminer le plan et les 360° sur un fond vert uni. Le tournage de la scène proprement dite se fait donc avec les deux acteurs placés sur un plateau qui tourne dans le sens des aiguilles d'une montre. Ils sont devant la transparence où défile le décor, tournant lui-même à 360° dans le sens des aiguilles d'une montre. Scottie, voit enfin Judy transformée en Madeleine. Le plan commence lorsqu'il l'étreint et l'embrasse alors avec ferveur, libérant ses souvenirs. Les deux visages sont en gros plan jusqu'à ce que passe dans le viseur de la caméra la place dédiée à la salle de bain. Alors, avant que n'apparaisse ce qui devrait être la porte, la caméra recule et saisit derrière le couple un fond noir qui se transforme en la grange de la mission où Scottie avait embrassé Madeleine avant qu'elle ne s'échappe et (apparemment) saute du haut du clocher. Scottie assume alors de faire l'amour à une morte et après, une transition au noir, la caméra se rapproche à nouveau du couple, les saisit en gros plan avec, pour fond, le décor stylisé de la fenêtre pour terminer le plan et les 360° (du décor) sur un fond vert uni où les deux corps s'embrassent et se penche dans un crescendo de musique lyrique. Un long fondu au noir puis Scottie détendu dans son fauteuil discutant avec Judy dans la salle de bain avec, posé sur le lit, un dessous féminin noir, ne laissent aucun doute sur ce qui s'est passé après que les deux corps se soient penchés... précisément là où se trouve le lit. On sait d'ailleurs (2 et 3) que le mouvement oblique que devaient observer les deux acteurs sur le plateau tournant était délicat et a entrainé la chute de James Stewart lors de la première prise. On a dû fait appel à un médecin pour une blessure légère, mais James Stewart a refait la prise qui reste comme l'une des plus grandes réussites d'Hitchcock.

La figure de la spirale, utilisée comme telle dans le générique, revient comme un leitmotiv. C'est le chignon de Carlotta Valdes et de Madeleine. C'est le parcours de la voiture de Madeleine se rendant chez Scottie en preant comme repère la Coit Tower sur Telegraph Hill. C'est le tronc du séquoia du Big Basin State Park où Madeleine pointe sa propre mort avec un gant noir. L'escalier en colimaçon qui grimpe en haut du clocher de la Mission San Juan Bautista est une autre figure de la spirale. Et ce d'autant plus qu'Hitchcock combine travelling-arrière et zoom-avant sur son décor (le clocher de la mission, beaucoup moins haut, est reconstruit et filmé en studio) pour produire l'effet de vertige. La spirale évoque le cheminement de la vie. Elle tourne autour de la vérité, du centre, s'en approche, puis s'en éloigne, selon le sens dans lequel elle se déroule. Elle provoque le vertige.

La musique de Bernard Herrmann contribue fortement à créer ce sentiment d'amour impossible. Soulignant le romanesque de certaines scènes, elle se fait dissonante quand Scottie prend conscience qu'il aime une morte.

La musique que l'on entend dans le film d'Hitchcock n'est pas dirigée par Herrmann, mais par un musicien anglais, Muir Mathieson. Herrmann se faisait pourtant un point d'honneur à diriger les partitions qu'il écrivait pour le cinéma. Mais, en cette année 1958, une grève des musiciens obligea la Paramount à faire enregistrer la partition à Londres, puis à Vienne. Pendant longtemps la vraie musique de Vertigo n'était disponible que chez Mercury et comportait sept morceaux dirigés par Mathieson tirés de la musique du film. A l'occasion de la sortie de Vertigo en copie restaurée, Varèse Sarabande a édité une version plus longue à partir des masters stéréo et mono qui comporte désormais 16 morceaux. Sont particulièrement notables outre le Thème du générique, celui de la toute première séquence de filature qui conduit Scottie depuis le centre de San Francisco jusqu'au cimetière. Herrmann a composé une ritournelle obsédante qui commence comme une musique de quatuor, pour finalement laisser progressivement place à l'ensemble de l'orchestre. Le thème très doux qui ouvre la séquence où Madeleine se jette dans la baie sert de rappel aux deux précédentes scènes de filature. Il est soudainement interrompu par un fracas de cuivres et de cordes qui marque le début d'un contact physique entre Scottie et Madeleine. Les cordes prennent le relais dans une envolée fulgurante qui porte la signature de son auteur. By the fireside, the forest, the beach, the dream marquent la progression du désir entre Scottie et Madeleine. Du Thème du cauchemar, on note le son des castagnettes de Carlotta Valdes dans sa première partie et la chute de Scottie dans la tombe pour la seconde. Le Thème d'amour est inspiré par Tristan et Isolde de Wagner avec les deux accords de harpes comme climax qui seront ensuite répétés plus doucement sur le baiser final sur fond vert. The Letter accompagne le moment où Judy décide d'écrire à Scottie une lettre lui révélant qu'elle est Madeleine. Mais Judy a accepté de revoir Scottie, sans finalement le mettre au courant de son imposture. Ils se promènent dans un parc, entourés de passants, sous un soleil radieux. Herrmann choisit pour Goodnigt and the park une courte monté des cordes, d'une tristesse infinie qui reflète autant le désarroi de Judy, obligée de mentir à Scottie, que celui de Scottie lui-même qui retrouve chez la jeune femme les traits de la regrettée Madeleine.

Une oeuvre qui irrigue le cinéma mondial

La réception du film aux USA fut d'abord mitigée. Son résultat au box-office fut une grande déception pour un film mettant en scène deux grandes stars sous la direction d'Alfred Hitchcock. Lors de sa première diffusion télévisée, le film obtint néanmoins un taux d'audience aussi inattendu que spectaculaire. Lors de sa reprise dans les salles américaines en 1984, le film était enfin considéré par tous comme l'une des plus grandes réussites d'Hitchcock. Dès 1982, il avait intégré le Top 10 du palmarès Sight and Sound pour venir, en 2002, contester la suprématie de Citizen Kane comme le plus grand film de l'histoire du cinéma et, finalement lui ravir cette place en 2012.

En mars 1959, Eric Rohmer affirmait dans les Cahiers du Cinéma : Tout comme Fenêtre sur cour et L'homme qui en savait tropVertigo est une sorte de parabole de la connaissance. Le détective, fasciné dès le début par le passé (figuré par le portrait de Carlotta Valdès à laquelle la fausse Madeleine prétend s'identifier), sera continuellement renvoyé d'une apparence à une autre apparence : amoureux non d'une femme, mais de l'idée d'une femme (...) Et c'est parce que la forme est pure, belle, rigoureuse et étonnamment riche et libre, qu'on peut dire que les films d'Hitchcock, et Vertigo au premier chef, ont pour objet (...) les Idées, au sens, noble, platonicien du terme.

Pour Jacques Lourcelles : "Vertigo contient, à l'état de condensé poétique, psychanalytique et métaphysique, tout ce que le cinéma peut offrir : une histoire d'amour, un récit d'aventures, un voyage que les personnages entreprennent au fond d'eux-mêmes, une énigme policière dont l'auteur se plaît à révéler la solution trente minutes avant la fin. Comme à son habitude, Hitchcock enserre le spectateur dans l'intrigue au point qu'elle devient aussi énigmatique que la réalité elle-même".

Le plus grand hommage rendu au film, sera le Obsession (1976) de Brian de Palma, qui tentera de dépasser le thème de la nécrophilie par celui de l'inceste et transformera le travelling à 360° par un plan final de cinq tours autour des personnages. Le tout emporté par une réflexion sur l'art, le double et la vérité. De Palma reviendra une dernière fois sur Vertigo dans Body double (1986), son dernier film hitchcockien.

La jetée (Chris Marker, 1963), L'armée des douze singes (Terry Gilliam, 1995), Suzhou river (Lou Ye, 2000) s'inspirent aussi des motifs formels de Vertigo en rapport avec la dramaturgie qui leur est propre. Plus secrets et discrets sont les emprunts à Vertigo dans Blue Velvet (David Lynch,) Un conte de Noël (Arnaud Desplechin, 2008), Espions (Nicolas Saada, 2009) ou Les herbes folles (Alain Resnais, 2009)

Jean-Luc Lacuve le 05/07/2012

 

Bibliographie :

1 - François Truffaut, Truffaut-Hitchcok, 1966

"Et la scène que je ressentais le plus, c'est lorsque la fille est revenue après s'être fait teindre en blond. James Stewart n'est pas complètement satisfait parce qu'elle n'a pas relevé ses cheveux en chignon. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu'elle est presque nue devant lui mais se refuse encore à enlever sa petite culotte. Alors James Stewart se montre suppliant et elle dit : " d'accord, ça va", et elle retourne dans la salle de bains. James Stewart attend. Il attend qu'elle revienne nue cette fois, prête à l'amour…

… Lorsque James Stewart suivait Madeleine dans le cimetière, les plans sur elle la rendaient assez mystérieuse car nous les filmions à travers des filtres de brouillard ; nous obtenions ainsi un effet coloré vert par dessus la brillance du soleil. Plus tard, lorsque Stewart rencontre Judy, j'ai choisi de la faire habiter l'Empire Hotel à Post Street parce qu'il ya sur la façade de cet hôtel une enseigne au néon vert qui clignote constamment. Cela m'a permis de créer sans artifice le même effet de mystère sur la fille lorsqu'elle sort de la salle de bain ; elle est éclairée par le néon vert, elle revient vraiment d'entre les morts"

 

2 -Bill Khron : Hitchcock au travail

"Hitchcock achète les droits du roman en 1955 et demande à Maxelle Anderson une première adaptation en parallèle avec Angus McPhail. Pui il travaille avec Alec Coppel. C'est ensuite Samuel Taylor qui rejoint l'équipe de réalisation. Samuel Taylor a insufflé la vie dans les personnages dès sa première version. Il élimina le petit ami de Judy (issu du roman) et attribua à Scottie une fiancée attentionnée (Midge). Dans ses versions de Sueurs froides, le changement discuté (dont Hitchcock et lui revendiquent tous deux la paternité) est d'ordre structurel : le flashback de Judy sur le meurtre dans le clocher. Le flashback révèle que Judy est Madeleine dès que Scottie la rencontre. Voulant garder une surprise en réserve, Hitchcock et Taylor avaient d'abord prévu de ne révéler qu'à la fin que Scottie a reconnu le collier que porte Judy : mais un peu plus tard, ils optèrent là aussi pour le suspens plutôt que pour la surprise.

L'invention par Taylor de Carlotta Valdez, l'ancêtre de Madeleine, a été moins appréciée. Elle allait pourtant affecter la totalité du film, de son style visuel à la musique incomparable de Bernard Hermann. Taylor créa aussi le personnage de papa Leibel, le libraire à l'accent allemand inspiré d'un personnage réel de San Francisco qui raconte l'histoire de Carlotta."

 

3- Patrick McGilligan : Alfred Hitchcock : une vie d’ombres et de lumière

"La célèbre scène du baiser circulaire n'était pas au programme avant le 16 décembre….La scène était difficile à tourner, car les acteurs devaient s'embrasser sous un certain angle tandis que la caméra circulait très près d'eux ; ils devaient s'incliner ensemble de façon à pouvoir finalement sortir du champ. A la seconde prise, Stewart glissa et tomba. Le tournage fut interrompu pendant une heure pour lui permettre de consulter le médecin du studio. Quand il revint, ce plan déchirant, d'une grande beauté romantique, l'un des plus beaux de toute l'œuvre d'Hitchcock, fut finalement terminé en fin de journée."

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