MULHOLLAND DRIVE – David Lynch (2001)
Roman d’amour dans la cité des rêves, hommage vitriolé à Hollywood, vertigineuse traversée des miroirs, le chef-d’oeuvre lynchien est tout incrusté de références au cinéma classique : Sueurs froides, En quatrième vitesse, Gilda… Mais le scintillement des mythes n’empêche pas une somptueuse création romanesque. Déstructuré en apparence, Mulholland Drive est aussi un film « normal », figuratif, dont on peut tirer l’histoire au clair — la première partie serait le songe ultime de l’amante délaissée. Son rayonnement est immense. Depuis sa sortie, en 2001, la mystérieuse faille médiane du récit, sorte de trou noir qui coupe le film en deux, a influencé beaucoup de réalisateurs — récemment encore, Miguel Gomes pour Tabou. Et ses deux héroïnes resteront parmi les plus belles apparitions du cinéma américain. De Betty la blonde ingénue, aspirante actrice, et Rita la brune amnésique, voluptueuse accidentée, qui est l’élue des dieux hollywoodiens ? Qui est la fille perdue ? Rendez-vous sur les hauteurs de L.A. et dans les profondeurs de l’inconscient pour un grand « trip » schizo et parano, grisant et vénéneux, qui fait un mal monstre et un bien fou. [Télérama – Louis Guichard (février 2014)]

Comme toutes les œuvres d’importance, Mulholland Drive (2001, prix de la mise en scène au festival de Cannes) engendre son lot de malentendus. Dès sa genèse, le film de David Lynch quitte vite sa route initiale. La compagnie A.B.C. ne donne pas suite au « pilote » réalisé par l’auteur de Twin Peaks, et ce n’est que par l’entremise d’Alain Sarde et de Studio Canal que s’opère sa mue en long métrage. Production française et film américain, Mulholland Drive accomplit une manière de miracle : une esquisse condamnée, considérée comme inutile, renaît de ses cendres pour devenir ce qu’il ne faut pas craindre d’appeler le premier chef-d’œuvre du deuxième siècle du cinéma.

Mais David Lynch fut en quelque façon pris à son propre piège et victime de son image : si le film connut une faveur critique extrême, provoqua un enthousiasme débordant chez les cinéphiles et se révéla être une excellente opération commerciale, le mystère de sa naissance ne manqua pas de se répercuter sur sa réception. Or, tout en convoquant les forces obscures qui habitent et dominent le monde de David Lynch, Mulholland Drive est une œuvre qui tend à la clarté (surtout si on la compare à Lost Highway), et dont l’exigence réclame davantage qu’un vague consentement, fût-il teinté d’hystérie. Placé au centre du dispositif cinématographique, le spectateur y est l’objet de toutes les attentions de la part d’un cinéaste assez diabolique pour imposer un ordre strict à sa fantaisie sensuelle et sensorielle. Il est ainsi désolant de noter que l’accès à l’œuvre fut pour ainsi dire bloqué par son succès même ; elle n’est pas une « bande de Moebius » ouverte à une infinité, voire à une simple dualité, d’interprétations ; elle est surprenante, fondée sur une articulation bouleversante du rêve, du fantasme et de la réalité. Et, même si Mulholland Drive comporte ses zones d’ombre et ne saurait être « traduite » et expliquée en tous points, sa structure est rien moins qu’obscure.

Il s’agit du rêve de rachat d’une agonisante. Le film avance moriendo. Il entretient par là, en son principe même, une relation privilégiée avec son lointain modèle, Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950), qui, à un demi-siècle de distance, proposait également une réflexion sur les possibles de l’art cinématographique dans sa version hollywoodienne : emploi similaire d’un nom de rue de Los Angeles, même insistance sur le panneau indicateur, même absolue confiance accordée au « récitant », mort ou en train de mourir (Wilder avait d’ailleurs déjà expérimenté cette dernière option en 1944 avec Double Indemnity, autre film récemment convoqué par Woody Allen, Brian de Palma, et le David Lynch de Lost Highway). Pendant près de deux heures, Mulholland Drive possède tous les atours du rêve. Nouvelle Dorothée d’un très bizarre Magicien d’Oz, Betty vit sa version de l’american dream. Hollywood s’offre à la jeune prétendante avec une facilité que n’aurait osé espérer la Vicki Lester de A Star Is Born. Mais l’être de lumière interprété par la blonde Naomi Watts possède sa part d’ombre. D’abord figurée par la brune et sensuelle Laura Elena Harring, amnésique rescapée d’un terrible accident d’automobile, cette ombre ne cessera de croître tout au long du film. Lynch prend un évident plaisir à la satire up to date des mœurs hollywoodiennes : metteur en scène « artiste », production mafieuse, tueurs à gages tout droit sortis d’un film de Tarantino, dépravation plutôt généralement partagée. Pourtant, il ne s’attarde pas sur ce registre et lui confère le statut qui devrait rester le sien : le « milieu » n’est qu’un décor, une projection, un fantasme – cela même de quoi nos rêves sont faits. Telle est précisément la singularité de Mulholland Drive : si le film ne met pas lourdement en valeur ses procédés narratifs, ce n’est pas par amour du coup de théâtre ou de la manipulation. La dernière demi-heure a toute l’amertume du réveil dans la mesure où le spectateur s’était adonné à cette « suspension de l’incrédulité » que Coleridge jugeait indispensable à l’entrée dans toute fiction. Mais l’on aurait tort d’opposer tout uniment fantasme et réalité. Comme le rappelle le philosophe Stanley Cavell, le fantasme n’est pas un monde séparé de la réalité, un monde qui montre clairement son irréalité. Le fantasme est précisément ce qui peut être pris pour la réalité.
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L’étrangeté du monde présenté dans la première partie du film apparaît dès lors comme une forme d’égard, le spectateur étant mis sur la voie, pris par la main comme il l’est chez Hitchcock (Vertigo) ou Lang (L’Invraisemblable Vérité), autres maîtres que l’on ne saurait soupçonner d’illogisme ou de facilité. Mais l’habile construction et les savants dédoublements d’identité ne seraient que pur formalisme si la passion amoureuse et sa déception (échec et trahison) ne venaient donner à l’œuvre son caractère sublime et élégiaque. Mulholland Drive raconte l’histoire typiquement américaine d’une seconde chance, et renoue avec la noirceur d’une inspiration littéraire et cinématographique qui est peut-être ce que l’Amérique a donné de meilleur. » [Marc Cerisuelo. « Mulholland Drive de David Lynch (Les Fiches Cinéma d’Universalis)]

Du tragique à l’inquiétant – Yves-Jean Harder
Mulholland Drive déconcerte. Le film introduit dans le concert de surface entre les différents éléments du réel un trouble ; il déçoit les attentes du spectateur par rapport à la conduite habituelle d’un film, c’est-à-dire à sa progression dramatique ou à sa ligne narrative. On suppose que le cinéma hérite du théâtre un schème de développement : une situation initiale renferme un conflit qui se noue, puis se dénoue, soit dans l’union (comédie), soit dans la séparation (tragédie). On s’attend à ce qu’une question clairement posée au début du film trouve une solution à la fin.

De fait, Mulholland Drive contient tous les éléments d’une tragédie; en quelques mots: une jeune femme, ou plus exactement, puisque c’est le terme central du film, a girl, Diane Selwyn, a cru trouver dans le cinéma un moyen de se réconcilier avec ses parents, c’est-à-dire avec elle-même ; elle échoue, la conciliation est impossible, elle se sépare d’elle-même, elle se tue. L’inconciliable dont le film est le développement se marque par l’impossibilité d’être reconnue comme une grande actrice, voire comme une star, de trouver sa place dans le monde des héros, d’être invitée au festin des dieux, mais aussi par l’impossibilité d’être aimée par une star, ce personnage qui, à l’instar des empereurs romains, est déifié de son vivant, promu au rang d’objet absolu et universel du désir. L’érotisation du cinéma qui résulte du transfert d’un idéal parental avait en effet conduit Diane à aimer une star, celle qui incarnait l’image de ce qu’elle aurait voulu, mais n’a pas pu, devenir. L’amour de Diane pour Camilla, qui est au centre du film, est le substitut terrestre de l’apothéose imaginaire ; c’est déjà un compromis : faute de pouvoir être une déesse, être aimée par une déesse. Si ce compromis échoue, alors il n’y a plus d’issue. (…) [Du tragique à l’inquiétant – Yves-Jean Harder – Mulholland Drive – Les Editions de La Transparence / Cinéphilie (2007)]

Corps à l’épreuve – Pierre Sorlin
Nuit noire. Des phares, un instant, violent l’ombre, agressent les visages. Une route, des voitures. Une femme à peine vêtue marche en trébuchant, l’air égaré. Robert Aldrich, 1955 ? Non, David Lynch 2001. On remplirait facilement un livre, plus gros que celui-ci, avec la liste des rappels, citations, clins d’ œil qui sont Mulholland Drive, mais ce serait priver le spectateur du plaisir qu’il va prendre en testant, avec ce gigantesque quiz, le niveau de sa cinéphilie. Mulholland Drive est le paradigme du post-modernisme, un collage, en apparence aléatoire, rigoureusement maîtrisé, de brefs pastiches et d’allusions transparentes, un glissement de Fellini à Woody Allen, de Buñuel à Scorsese, de Tarentino à Godard, de Coppola au « film noir ». Ce pot-pourri est intemporel, la silhouette des voitures rappelle bien les débuts du XXIe siècle, mais l’absence de gadgets électroniques (on ne voit aucun ordinateur dans les bureaux, les businessmen, au lieu de portables, utilisent d’antiques combinés à fil et à cadran, les jeunes femmes qui veulent se renseigner sur un accident vont lire le journal au lieu de se brancher sur Internet) nous ramène vingt ans en arrière, et le pré-générique, twist endiablé que dansent avec conviction des jeunes gens appliqués et sages, évoque le milieu des années 1950, vêtements, musique, éclairage, toute la mise en scène de ce long plan fixe nous oriente davantage vers East of Eden et Rebel Without a Cause (1955), que vers Pulp Fiction (1994) ou Blue Velvet. Rien d’étonnant à ce que l’une des protagonistes, ayant oublié son identité, emprunte celle de Rita (Hayworth) ni à ce que son amie, décrochant un téléphone mural à pièces, propose de faire « comme dans les vieux films policiers ». Le film n’a pas d’âge, il appartient aux meilleures années d’Hollywood comme à notre époque. Il n’a pas non plus de sens de lecture obligatoire, une affiche de Gilda (1946) épinglée à un mur nous revient à l’envers dans le contre-champ d’une glace et nous autorise à suivre le film en partant du début aussi bien qu’à préférer l’ordre inverse.

David Lynch s’est probablement beaucoup amusé en pensant aux commentaires que provoquerait son film. En dehors des exclamations superlatives, ou des dérives (parler d’autre chose en s’appuyant sur n’importe quel épisode, parler de l’Amérique, du gangstérisme, de l’amnésie, du reste de l’œuvre de Lynch), que peut-on dire sur ce flux délicieux et enfantin de plaisanteries macabres (le revolver qui, partant tout seul, oblige son propriétaire à devenir serial killer et à détruire jusqu’à un aspirateur), de grand guignol (la figure mystérieuse et sauvage rencontrée derrière un mur), d’amorces narratives avortées (le couple âgé, dans la voiture, qui semble rire du bon tour qu’il vient de jouer), de faux suspens (la rencontre d’Adam avec le Cow-boy), de romances à l’eau de rose (« Yo, llorando… llorando… por tu amor ») – sans compter la boîte magique, coffret d’Aladin modernisé, en version plastique, qui aspire les héroïnes ?

Résumer l’histoire ? Les multiples épisodes qui s’entrecroisent, parfois sans lien visible ente eux, rendraient tout sommaire incompréhensible. Et, si l’on se contente de suivre les deux actrices principales, une modification de leurs rôles et de leurs identités fait que se succèdent deux scénarios, fort inégaux en durée (cent cinq minutes contre trente), d’abord un hommage à un Hitchcock qu’auraient revisité Robert Aldrich et Brian De Palma, puis un coup de chapeau à un Douglas Sirk auquel Walerian Borowczyk aurait pris soin d’ajouter quelques scènes pornographiques. Ou encore, pour mieux situer l’atmosphère de ces deux segments, « La femme de nulle part », façon thriller années 1970, et « Cœur brisé », en référence aux mélodrames qui faisaient fureur vers le milieu du XXe siècle.

Je plaisante parce que le film y invite, parce qu’il écarte les hypothèses interprétatives au fur et à mesure qu’elles se présentent, parce que, mélangeant les genres et les personnages, il provoque une continuelle surprise. Mais, au-delà du kitsch, il est aussi séduisant grâce à la présence des actrices. Je ne parle pas de ce qu’elles miment, de leurs rôles tout en surface, des stéréotypes hollywoodiens qu’elles représentent, mais de leur vie à l’écran, de la manière dont elles – ou leur metteur en scène – situent leurs corps dans l’espace, dans le jeu, dans le montage. La séquence pré-générique a valeur d’indice, on y voit des corps qui se tendent, se serrent, se rapprochent et se repoussent, la danse, narrativement immotivée, ouvre une piste de lecture mais le film semble ensuite tout faire pour rendre presque insensible ce très fort investissement corporel. « La femme de nulle part » hiératise Laura

Elena Harring, en fait un modèle de beauté froide, sculpturale, distante, presque silencieuse et lui oppose une bavarde Naomi Watts tour à tour ingénue naïve et détective amateur en jupon – la brune (mystère, danger, passion) face à la blonde (tendresse, innocence). Le contraste, fortement mis en scène au début du film, trouve son point d’aboutissement avec l’avant-dernière séquence : les deux femmes, perdues dans l’immensité bleuâtre d’un théâtre vide, écoutent une chanson sirupeuse en se serrant l’une contre l’autre, elles sont devenues « les deux orphelines », la petite sœur secouée de tremblements convulsifs cherche refuge dans les bras de son aînée. Pure apparence dont le film cherche à nous faire tirer une interprétation que le second épisode, celui du « Cœur brisé », va rendre inopérante. L’affiche de Gilda ne se reflète pas au hasard dans une glace, le miroir nous fait signe, nous pousse au reversement, nous invite à commencer par l’épisode final. (…) [Corps à l’épreuve – Pierre Sorlin – Mulholland Drive – Les Editions de La Transparence / Cinéphilie (2007)]

« This is the girl » – Frédérique Toudoire-Surlapierre
Sacralisée et façonnée, magnifiée en égérie alors même qu’elle chute de son piédestal, l’actrice dans Mulholland Drive est une icône paradoxale, montrant, dans toute sa gloire, l’envers du décor. Le neuvième long métrage de Lynch est la fable d’une passion abandonnée, l’histoire d’une jeune fille venue à Hollywood pour avoir le beau rôle. Mais comment devenir une star hollywoodienne dans un film de David Lynch ? Si Lynch fait rêver l’actrice en movie star, la fable n’échappe pas à la désillusion (au réveil) parce qu’elle s’apparente au rêve : à Hollywood, ce qu’on croit voir est ce qu’on perd. Vue par Lynch, cette movie star-là transporte le rêve, faisant de la figuration un processus onirique. L’emprise mystérieuse de l’actrice (le fait qu’elle devienne une idole, c’est-à-dire une image représentative de l’objet idéal et adoré) est moins affaire de distinction que d’inégalité : la movie star est une création idolâtre, fétichiste et pulsionnelle, avec toute la dimension magique et irrationnelle que cela comporte. Elle fonde son pouvoir d’illusion, sa force fantasmatique aussi de la confusion de l’icône et de l’idole. Image figée dans sa représentation, la star est une actrice sur laquelle le spectateur a fait une fixation, elle ne l’est pourtant nullement dans sa fonction ni dans sa visée. Paradoxe d’une icône vivante que Lynch exploite (il en profite même) en faisant changer d’apparence, tout au moins de couleur de cheveux, et de rôle à ses deux actrices. Le dédoublement n’est pas seulement un jeu sur la duplicité inhérente à l’acteur qui est et qui n’est pas ; David Lynch choisit deux actrices principales (et non pas une seule) comme s’il fallait être deux pour atteindre ou altérer le statut de la movie star, celle que Betty Elms a rêvé de devenir, celle que Camilla Rhodes fait semblant d’être devenue. Mulholland Drive est la mise en scène affabulée (fantasmée, cauchemardesque et rêvée) de la réalité de deux actrices à Hollywood. La starification (processus qui fait de l’actrice une star) est une vision qui s’impose et supplante par là même toutes les autres.

David Lynch préfère ses actrices à une movie star hollywoodienne, ce que montre la présence conjointe de Naomi Watts et de Laura Elena Harring. Ainsi, le parcours des deux actrices est symétrique et exclusif : à l’assurance et à la gloire de l’une correspond l’égarement et la défaite de l’autre. Avec Lynch, la movie star n’est plus à l’affiche, elle s’imite et se reproduit (la movie star est à elle-même son propre objet), comme cette inconnue brune jouée par Laura Elena Harring choisissant comme prénom celui de l’actrice Rita Hayworth – et non celui du personnage éponyme, Gilda. N’est-ce pas toute la différence entre une movie star et une actrice lynchéenne, l’une s’imitant d’une certaine manière, se faisant ainsi la reprise d’elle-même – ne dit-on pas d’un film qu’il est une reprise ?-, l’autre s’inventant son propre rôle ? L’actrice lynchéenne renvoie à un « autre régime du faire » qui ne passe pas seulement par les différentes péripéties du film mais aussi par le rapport que l’actrice entretient au visible, par la façon même de se tenir – le faire renvoie à une position (la place, autant que la posture). Mais à Hollywood, ce à quoi on tient disparaît. Le plus périlleux n’est pas tant de jouer un rôle, ni même de vouloir devenir une movie star, que de se maintenir comme telle : l’actrice tient quelque chose en main, à l’instar du script que lit Rita et qui lui permet de donner la réplique à Betty pour répéter (anticiper) son audition. Comment, dès lors, devenir une figure iconique au (du) cinéma, comment faire durer cette illusion d’optique, ou, pour le dire un peu autrement, l’actrice peut-elle garder la préférence, rester la préférée – du cinéaste ? (…) [« This is the girl » – Frédérique Toudoire-Surlapierre – Mulholland Drive – Les Editions de La Transparence / Cinéphilie (2007)]
L’histoire


L’extrait

