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HITCHCOCK / TRUFFAUT: A propos de REAR WINDOW (Fenêtre sur cour)
Fenêtre sur cour (Rear window)
Posté le 8 janvier 2021 par Benjamin Fauré
Alfred Hitchcock, 1954 (États-Unis)
Le magazine Blow up de Luc Lagier propose une rubrique appelée « collisions ». Sur le site d’Arte, depuis 2014 et jusqu’au 1 août 2114, on peut voir par exemple Quand Vertigo croise Bruges-la-Morte, ou, disponible depuis 2019 et un peu moins longtemps, Quand conversation secrète rencontre Psychose, deux fusions cinéphiles qui rendent compte des liens étroits que peuvent entretenir deux œuvres. Le mélange que nous envisageons à notre tour mériterait pareil montage, tout du moins j’imagine avec une certaine excitation ce que pourrait donner, dans un petit film tels que ceux-là, la collision entre Alfred Hitchcock et Christopher Nolan, une Fenêtre sur cour ouverte sur les mises en abîmes d’Inception (2010) et sur le parcours inversé autant que bouclé de Tenet (2020)
Pour opérer cette fusion, il faut un préalable. Commençons par rappeler que, comme la plupart des films de Hitchcock des années 1950, derrière son apparente simplicité, Fenêtre sur cour cache une grande complexité. Le film n’est pas seulement le récit d’un crime que Jeff (James Stewart), coincé sur son fauteuil roulant et depuis sa fenêtre, finit par révéler de ses trop libres indiscrétions (secondé à cette fin par Grace Kelly et Thelma Ritter, Lisa et Stella). De nombreuses analyses ont notamment démontré que Fenêtre sur cour était une métaphore du cinéma et que Hitchcock y donnait la définition de son propre cinéma (ce qu’ont écrit Chabrol et Rohmer, Truffaut bien sûr, Douchet et d’autres). En suivant ces réflexions, la cour de l’immeuble devient un écran sur lequel le photographe à la jambe en plâtre tue son ennuie et projette les histoires qu’il se raconte. Comme un split screen avant l’heure, les différentes fenêtres offrent autant de petites histoires : ses fantasmes (Miss Torso, les jeunes mariés), ses craintes (Miss Lonelyheart, le vieux couple et le chien) et ses pulsions (le couple Thornwald), toutes se rapportant aux représentations que Jeff se fait de la vie amoureuse.
Durant la première partie du film, Hitchcock place plusieurs éléments qui nous font douter un temps du drame qu’est en train de forger le voyeur à sa fenêtre : la forte température estivale, ses longues veilles (lui faisant les yeux rouges, ce que ne manque pas de lui faire remarquer Stella, l’infirmière « astrologue »), le sommeil contre lequel il ne parvient plus à lutter… Sans même parler de sa volonté plusieurs fois exprimée qu’un événement, quel qu’il soit, lui permette d’échapper au confinement imposé. A plusieurs occasions, un même mouvement de caméra lie également le décor éclaté de la cour et Jeff endormi sur son fauteuil, de telle manière que l’on en vient à penser que tout ce qui a été jusqu’alors vu du voisinage n’aurait été que le fruit de son imagination.
Complétant la métaphore qui ferait de la fenêtre un écran, ces plans sur Jeff endormi nous incitent à repenser l’organisation spatiale. La fenêtre marque une frontière, non plus seulement entre l’appartement et la cour, mais aussi entre un lieu réel et un autre imaginaire. Ainsi, l’appartement, filmé de l’intérieur, est l’espace matériel par excellence : Jeff y monte et démonte ses objectifs, se fait masser, la nourriture y apparaît en gros plan. Cet ancrage dans la réalité est encore confirmé par la jambe cassée, l’appareil photo brisé, ainsi que les clichés accrochés de la guerre, explosion nucléaire incluse (difficile de faire plus réel en 1954 que cet événement historique). A l’opposé, la cour de l’immeuble est le lieu de l’imaginaire et de la création artistique : sculpture, peinture, danse et… fiction criminelle. Dans cet espace, tout ne coule pas sous le sens, rien n’y est évident. Un gros bloc d’argile avec un trou est présenté comme une œuvre sur « la faim ». De même, on croit d’abord Miss Torso légère, avant de vérifier le contraire. Un vieux couple dort sur son balcon à la vue de tous… Des explications peuvent donc manquer dans l’espace de la cour, le spectateur vient combler lui-même les lacunes et sa réflexion rattrape (parfois sans difficulté) les nombreux hors-champs. Si le sens se perd, il est aussi possible de tordre la logique, cela afin que le récit d’une affaire criminelle, par exemple, finisse par convaincre les plus prosaïques.
« Fenêtre sur cour tout entier est un processus mental, restitué par l’image », selon ce que disait Hitchcock (dans The Art of Alfred Hitchcock de D. Spoto en 1976). La cour sur laquelle s’ouvre la fenêtre de Jeff n’est pas l’arrière-cour partagée entre plusieurs immeubles de Greenwich Village à New York (dont le décor s’inspire), elle est la représentation de l’espace mental de Jeff. Autrement dit, c’est une image de son cerveau avec ses différentes « cases » et ses interactions.
C’est le personnage de Grace Kelly qui nous permet d’aller plus loin. Lisa Carol Fremont est amoureuse de Jeff et n’a en tête qu’une chose, lui passer la bague au doigt. Lui, le photographe baroudeur, redoute une vie rangée avec cette femme « trop » parfaite, dont la vie est tout entière tournée vers le monde de la mode et donc bien loin de l’exotisme recherché par Jeff. Leur principale dispute évoque d’ailleurs tout un genre au cinéma, la comédie d’aventure. Quand Jeff lance la réplique « des talons aiguilles dans la jungle », le spectateur peut songer à A la poursuite du diamant vert de Zemeckis (1984) ou, pour prendre un autre exemple que j’aime bien, au segment avec Dolores del Río et Gene Raymond, seuls sur une plage des tropiques, dans Carioca (1933). Et pourtant si Jeff rumine sur sa peine et ses ténèbres desquelles il cherche à faire sortir quelque distraction, Lisa, elle, apporte son amour, sa nuisette et ses lumières à l’histoire : les trois lampes allumées quand elle rappelle son nom complet, les « lumières » au sens propre, et la résolution du mystère par le principal indice retrouvé, au sens figuré. Grace Kelly, lors de sa première apparition notamment, est dans ce film absolument divine. Elle incarne peut-être l’inspiration, toujours est-il qu’elle fait avancer l’intrigue.
Afin de totalement séduire Jeff, lorsque l’occasion se présente, Lisa ne va pas seulement enjamber une rambarde à quelques mètres de hauteur et risquer sa vie dans l’appartement du tueur supposé. En pénétrant dans l’immeuble d’en face, Lisa franchit une ligne et, à l’instar de Mia Farrow dans La rose pourpre du Caire (Allen, 1995), passe de l’autre côté de l’écran de cinéma. Là, elle se retrouve dans un espace mental où tout est possible : elle est dans le cerveau de Jeff. Avec pareille représentation, comment résister à arranger cette collision entre Fenêtre sur cour et Inception ? Lisa Carol Fremont, femme sophistiquée et très en vue, se révèle « expérimentée dans l’art périlleux » de « l’inception » : la spécialité de l’amoureuse très décidée consiste alors à secrètement déposer le germe de l’idée de mariage, « au plus profond du subconscient de son sujet, pendant qu’il rêve et que son esprit est vulnérable ». On s’en rend compte, Lisa déploie des talents comparables (sinon supérieurs) à ceux de Cobb et se montre, bien avant lui, capable d’acrobaties suspendues dans l’espace (en robe et en talons aiguilles pour ne contourner aucune difficulté) à un autre niveau de perception. L’idée placée dans la zone appropriée de l’encéphale (précisément les deux fenêtres où Jeff se fait une certaine conception du couple) est matérialisée par l’alliance qu’elle montre à son propre doigt (également son totem ?). L’anneau est certes la preuve qui manquait à la résolution de l’énigme policière, mais aussi surtout le symbole d’une union à venir que souhaite tant Lisa.
Thorwald (Raymond Burr) est le meurtrier, Lisa vient de le démontrer. Le crime a donc bien eu lieu, il n’est plus imaginaire. Singularité spatiale, Thorwald peut alors à son tour franchir la frontière entre l’imaginaire et la réalité et pénétrer dans l’appartement de Jeff, comme le tueur en série fictif traversait l’écran et devenait atrocement réel dans Last action hero (McTiernan, 1993). L’anomalie est telle que la réalité ne peut que s’affaisser sur elle-même et Jeff de tomber dans les limbes. Lisa, qui a pu s’extraire avec succès de l’espace carcéral dans lequel elle avait été jetée, peut venir récupérer Jeff dans ces limbes et le couple, à l’image de Cobb et de Mal, véritablement se retrouver dans le monde réel.
Rembobinons le film. Dans le déroulé de ce récit imaginé, une chose encore attire notre attention. C’est une réplique du lieutenant Doyle qui ne veut accorder aucun crédit aux accusations de Jeff et Lisa. Agacé par leurs hypothèses cumulées concernant Thorwald et le corps de sa femme découpé en morceaux, il leur affirme : « Your logic is backward ». Jeff et Lisa raisonnent à l’envers : ils désignent un coupable et inventent les preuves dont ils ont effectivement besoin pour attester du meurtre. Un geste est à mettre en relation avec la remarque : les aiguilles de la pendule remontées par Hitchcock en personne dans l’appartement voisin du compositeur. Fenêtre sur cour fonctionnerait-il de façon intermittente sur le principe d’inversion qui régit tout Tenet, le film de Christopher Nolan ? Fenêtre sur cour se prête aux interprétations sans cesse renouvelées. Les boucles et les mises en abîmes du film d’Hitchcock et de ceux cités de Nolan ne font que renforcer leurs interactions distantes mais très possibles.
Cet article a été posté dans - a-z : Index pellicularum, Cinéma américain 1945-1980 et marqué comme Hitchcock, NOLAN par Benjamin Fauré .
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TITRE ORIGINAL : « REAR WINDOW »
Contraint à l’immobilité avec une jambe dans le plâtre, un reporter-photographe passe ses journées à la fenêtre, observant la vie de ses voisins. Peu à peu, il a le pressentiment que l’un d’entre eux vient de tuer sa femme… Fenêtre sur cour est à juste titre l’un des films les plus célèbres d’Hitchcock. Pendant près de deux heures, nous partageons la vision de James Stewart, Hitchcock nous mettant ainsi dans la position du voyeur. La construction est parfaite, le plus remarquable étant l’unité de lieu. C’est d’ailleurs un petit tour de force technique dans la mesure où la caméra reste dans une seule et unique pièce pendant tout le film (1). Outre le simple attrait du voyeurisme, le film séduit par la richesse des détails : c’est un véritable petit monde à échelle réduite que James Stewart a dans sa cour. Grace Kelly est d’une beauté époustouflante : sa première apparition (un gros plan sur son visage s’approchant de James Stewart endormi) est une véritable vision céleste. Il n’y a aucun temps mort, la tension monte progressivement et devient presque insoutenable vers la fin. Fenêtre sur cour est un film parfait.
Elle:
Lui :
(1) La caméra (où plus exactement le point de vue) ne quitte la pièce de James Stewart que pendant de très courts instants : à la mort du petit chien et à la toute fin. Sinon, nous sommes toujours soit en vision subjective, soit face à James Stewart. A noter que même la musique vient du petit monde de la cour, elle fait partie de la scène. Pendant le tournage, tous les acteurs portaient une oreillette couleur chair afin qu’Hitchcock puisse les diriger à partir de l’appartement de James Stewart. L’immeuble recréé en studio était si complet que Georgine Darcy (Miss Torso) aurait vraiment vécu dans son « appartement » durant tout le mois de tournage.
Remarques :
Le scénario de Fenêtre sur cour est tiré de « It had to be murder » (cela ne peut-être qu’un meurtre), une nouvelle de Cornell Woolrich (alias William Irish) qui se serait inspiré d’une nouvelle de H.G. Wells, « Par la fenêtre ».
Lors de la ressortie du film en 1968, Hitchcock a parlé ainsi de son film : « Si vous n’éprouvez pas de délicieuse terreur en regardant Fenêtre sur cour, alors pincez-vous : vous êtes probablement mort ! »
Remake :
Un remake sans grand intérêt a été fait pour la télévision américaine ABC :
Fenêtre sur Cour (Rear Window) de Jeff Bleckner (1998) avec Christopher Reeves et Daryl Hannah.
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Article écrit par Alexander Pradot
Réalisé en 1954, Fenêtre sur cour (Rear Window) se situe, dans la filmographie d’Hitchcock, après Le Crime était presque parfait et avant La Main au collet. Voici l’un des films les plus connus et les plus analysés du cinéaste. Le cadre de l’histoire est fort simple : L.B. Jeffries, reporter de métier, se retrouve cloîtré […]
Réalisé en 1954, Fenêtre sur cour (Rear Window) se situe, dans la filmographie d’Hitchcock, après Le Crime était presque parfait et avant La Main au collet. Voici l’un des films les plus connus et les plus analysés du cinéaste.
Le cadre de l’histoire est fort simple : L.B. Jeffries, reporter de métier, se retrouve cloîtré dans son appartement car il a la jambe cassé. Pour se distraire, il « espionne » tous ses voisins. C’est alors qu’il commence à soupçonner Lars Thorwald, l’un de ses voisins, du meurtre de sa femme… Fenêtre sur cour mêle adroitement suspense et ressorts comiques. L’humour est omniprésent et le ton burlesque s’insère parfaitement dans cette histoire de voyeurisme. Le personnage de Grace Kelly, incarnation de l’idéal féminin selon Hitchcock, n’y est pas étranger, mais il a également le mérite d’appuyer une réflexion légère et comique sur les rapports hommes – femmes.
Mais Fenêtre sur cour vaut également parce qu’il offre matière à réflexion. Le thème du voyeurisme et du besoin indiscret d’épier la vie d’autrui déborde sur la question du subjectivisme : « Fenêtre sur cour est structurellement satisfaisant parce qu’il représente la quintessence du traitement subjectif. Un homme regarde, voit et réagit. Ce film est entièrement un processus mental illustré d’une manière visuelle » (Hitchcock). On peut même estimer que le spectateur, par le truchement de Jefferies, regarde par la fenêtre de l’appartement la projection de ses propres fantasmes. Le regard porté par le protagoniste sur l’extérieur ne peut être objectif, il n’est que le reflet des propres fantasmes, peurs et autres idées préconçues de Jefferies (par exemple, comme il considère lui-même le mariage comme une chose ennuyeuse, les différents couples qu’il voit à travers sa fenêtre ne sont qu’autant de confirmations de sa peur de s’engager). Voici dont abordée la question du subjectivisme par et au cinéma.
Le début du film voit la caméra agir comme un œil. A travers quelques mouvements de caméra chirurgicaux, on apprend tout ou presque du contexte. « C’est l’utilisation des moyens offerts au cinéma pour raconter une histoire. Cela m’intéresse plus que si quelqu’un demandait à Stewart comment il s’est cassé la jambe. Ce serait la scène banale » (Hitchcock, in Hitchcock – Truffaut, édition Definitive, p. 183). A remarquer que si, dans nombreux films d’Hitchcock, on passe du grand au petit, de l’universel au particulier, de l’extérieur à l’intérieur, le mouvement inverse est ici amorcé : on passe, au tout début du film, de la chambre de Jefferies à l’extérieur (avant de revenir vers la chambre de Jefferies).
Mais attention, l’œil d’Hitchcock devient rapidement notre propre œil. Du fait de l’identification constante entre Jefferies et le spectateur, c’est bien de nos propres fantasmes et de nos propres peurs dont il s’agit. Le spectateur est ainsi lui aussi pris à parti : « Nous sommes devenus une race de voyeurs. Ce que les gens devraient faire pour changer, c’est aller dehors et regarder chez eux pour voir ce qui s’y passe », dit Stella au début du film. Cette phrase résonne un peu comme le message du film : il faudrait non pas faire des projections psychologiques de nos propres affects mais plutôt une introspection au fond de soi-même. Mais la tentation du voyeurisme est trop forte, elle s’empare progressivement de tous les personnages. Lisa en particulier va être « contaminée », et sera prête à mettre sa propre personne en danger.
La position dans ce film du cinéaste sur les rapports humains (et notamment entre hommes et femmes) est aigre douce. « Fenêtre sur cour nous offre une vision assez charitable de l’humanité tout en laissant entrevoir qu’il n’y a que fort peu de chances que les gens changent » (Donald Spoto, in Hitchcock, 50 ans de films). Ainsi, lors de la dernière séquence du film, Lisa pose le magazine d’aventures qu’elle lisait pour faire plaisir à Jefferies et se replonge dans Harper’s Bazaar, ultime preuve que les gens ne changent jamais vraiment.
Pour finir, laissons le mot de la fin à Truffaut : « Quand j’ai vu Rear Window pour la première fois, j’ai écrit que c’était un film très noir, très pessimiste et même très méchant. A présent, il ne me semble plus méchant du tout et j’y vois même une certaine bonté dans le regard. James Stewart voit de sa fenêtre non pas des horreurs, mais le spectacle des faiblesses humaines » (in Hitchcock – Truffaut, édition Definitive, p. 188).https://www.iletaitunefoislecinema.com/fenetre-sur-cour-rear-window/
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