miercuri, 16 septembrie 2020

STANLEY KUBRICK (1928-1999)

 


2001 LE FUTUR SELON KUBRICK

UN LIVRE DE PIERS BIZONY

Edition Cahiers du cinéma
1984 (2000 pour l’édition française)

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 ANALYSE ET CRITIQUE

 Quelques mois avant l’entrée dans le troisième millénaire, les éditions des "Cahiers du cinéma" ont eu l’idée de traduire et de publier "2001 Le futur selon Kubrick". A cette époque le monde du cinéma est partagé entre la joie et la tristesse : joie de fêter enfin cette année rêvée par Kubrick en diffusant sur les plus grands écrans du monde une copie sublime de "2001 l’odyssée de l’espace" et tristesse d’avoir perdu le génie qui marquera à jamais l’histoire du cinéma et plus largement l’histoire de l’art.

Ce livre de 165 pages, présenté dans un très beau format, est le fruit du travail de Piers Bizony. Ce cinéphile quarantenaire a réunit une quantité de documents rares et d’entretiens passionnants qu’il a synthétisé dans un ouvrage qui se lit comme on regarde un "makin’ of" réalisé par un passionné (qui a dit Bouzereau ??).

Dans sa préface Bizony raconte sa première expérience 2001 : à 8 ans il insiste auprès de ses parents pour aller voir ce long métrage qui s’annonce comme le plus grand film jamais réalisé sur la conquête de l’espace. A la sortie ses parents, perplexes, lui demandent s’il a compris quelque chose. Le petit Piers leur répond alors "On est pas censé comprendre ! Il suffit de regarder !". Cette phrase résume le regard que continue à porter Bizony sur le film. Lors de l’écriture de son ouvrage il ne cherche jamais à convaincre que 2001 est le plus grand film. Il écrit juste de quoi ce chef d’œuvre est fait et, à travers différents chapitres très riches en photographies en dessins et en notes de production, Bizony plonge le lecteur au cœur de l’expérience 2001.

Tout d’abord il y a cette idée de Kubrick qui apparaît dans un contexte historique de guerre froide. A partir de 1961 les USA entrent en compétition avec les Russes à propos de la conquête spatiale. Kennedy promet la lune à ses concitoyens, la NASA devient le septième service public américain en terme de budget et les émissions TV en direct de Cap Canaveral battent des records d’audience. Hollywood doit réagir. Stanley Kubrick, jeune réalisateur auréolé du succès de "Docteur Folamour", débarque alors avec son projet. Il obtient le feu vert, un budget faramineux, tourne son film en toute indépendance et obtient un succès critique et public quelques années après la sortie du film. Dans un chapitre intitulé "Le Voyage ultime" Bizony raconte toutes ces péripéties et ce climat de guerre froide avec minutie. Il nous permet ainsi de mieux comprendre comment un chef d’œuvre d’une telle modernité a pu voir le jour dans l’industrie Hollywoodienne.

Le troisième chapitre qu’il appelle avec finesse "Le choc des Titans" décrit la rencontre entre Kubrick et Arthur C Clarke. En réunissant de nombreux témoignages il montre que cette réunion de talent est l’élément déclencheur du film. Sans Clarke, Kubrick n’aurait pas eu cette inspiration créatrice. Ce chapitre est intéressant car il permet de mettre un terme aux légendes narrant la mégalomanie et la solitude artistique du grand Stanley. Comme tout réalisateur de talent, il a toujours su s’entourer d’artistes, et de techniciens hors pairs, prouvant que le cinéma est et restera le fruit d’un travail d’équipe.

A partir de cette rencontre avec l’écrivain de science fiction, 2001 commence à voir le jour. Clarke écrit son roman et Kubrick l’adapte en un synopsis que Bizony nous offre dans son second chapitre. Les équipes se construisent autour de l’artiste, il leur insuffle son génie. Les effets spéciaux, les décors, et les premières images commencent à apparaître dans les studios londoniens. Cette énergie créatrice est abondamment décrite par Bizony dans les chapitres 4 (la construction des vaisseaux), 5 (les simulateurs de vol), 6 (une aube africaine) et 7 (marcher sur les murs). Cette partie du livre en constitue le cœur. A travers une masse de documents iconographiques, d’interview et de témoignages d’époque, le lecteur est plongé dans les coulisses de 2001. Parmi ces documents passionnant retenons le témoignage émouvant d’Andrew Birkin (le frère de Jane !) à qui Kubrick donna sa première chance : arrivé sur le tournage en temps que coursier, il se fait repérer par une remarque qui le propulse troisième assistant réalisateur !!! Ses souvenirs sont pleins de tendresse et de respect pour l’homme et l’artiste Kubrick …

Enfin dans le dernier chapitre ("Un homme très secret") Bizony livre le secret de l’indépendance artistique du cinéaste. Il explique comment ce dernier a su cacher ses images à la MGM en réussissant même à se débarrasser des visiteurs du studio. "Kubrick épuisait les cadres du studio. Il n’avait pas d’ulcère, il en donnait aux autres" écrit Bizony. Il parle également des méthodes de travail du réalisateur avec son équipe et décrit son regard sur le cinéma et la critique… Véritable lettre d’amour à un artiste, ce dernier chapitre se termine tristement sur la mort de Kubrick évoquée simplement à travers une phrase du responsable des effets spéciaux, Con Pederson : "Je crois que nous pensions tous qu’il était immortel". Ces quelques mots qui ferment l’indispensable ouvrage de Bizony suffisent à rappeler la disparition du maître et nous poussent à redécouvrir son extraordinaire odyssée qui elle est éternelle…Par François-Olivier Lefèvre - le 23 octobre 2005

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STANLEY KUBRICK

UN LIVRE DE JOHN BAXTER

Date de sortie : 1 septembre 1999
Editions Seuil (Paris)
1997 (2° édition 1999)
Broché: 403 pages

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 ANALYSE ET CRITIQUE

"Si vous aviez raison, Stanley était prêt à l'admettre. Mais si vous aviez tort, il aurait dépensé un million de dollars pour vous le prouver."

Ecrire la biographie de Kubrick relève véritablement du défi tant on sait que l'homme était très secret et ce, autant autour de sa personnalité que de ses films. Néanmoins comme le dit lui-même l'auteur, "tout le monde a une petite histoire au sujet de Kubrick". Ainsi, pendant plusieurs mois, John Baxter a multiplié entretiens, recherches et coups de fil en tout genre afin de disposer des informations suffisantes pour un travail sérieux. Le résultat est ce Stanley Kubrick, ouvrage assez imposant et qui prend en compte presque l’entièreté de la carrière du cinéaste (le livre est sorti en 97, alors que Eyes Wide Shut était en tournage; cependant, Baxter a fait quelques rajouts suite au décès de Kubrick en 99).

Qui était réellement Stanley Kubrick ? Cette question est au coeur de tout l'ouvrage. A travers les nombreux témoignages récoltés auprès des collaborateurs du réalisateur, l'auteur cherche à cibler son mode de travail et essaie de décrypter son génie. En évitant soigneusement les pièges habituels (l'image d'un tyran misanthrope à la précision maladive), sans les exclure, Baxter trace, au fil des ans, le portrait de cet artiste, qui restera tout de même énigmatique jusqu'au bout.

Sa méthode est classique mais efficace : un film par chapitre. A chaque fois, l'auteur s'attarde sur la genèse de l'oeuvre, généralement l'aspect le plus long et le plus laborieux mais aussi le plus passionnant, sur le tournage toujours mouvementé et enfin sur l’accueil du public, très variable. Ainsi, de pages en pages, la personnalité de Kubrick s'affirme : un homme autoritaire, certes, mais la plupart du temps juste. Il était conscient que l'unique bonne manière de faire les choses était la sienne et il était prêt à se battre pour l’imposer.

L'une des raisons de cette assurance est le temps considérable que prenait le cinéaste à chaque étape de la conception du film. Il y avait d'abord une réelle maturation du projet dans son esprit qui pouvait prendre des décennies (raison pour laquelle il gardera un souvenir très désagréable du tournage de Spartacus pour lequel il fut appelé en dernière minute par Kirk Douglas en remplacement de Anthony Mann). Si Kubrick prenait une décision c'est qu'il avait fait le tour de la question et qu'il s'estimait prêt à répondre (ici, sa passion pour les échecs prend tout son sens). Cette approche presque inédite montre bien que ses directives, parfois troublantes, n'étaient pas insensées et que chez lui, rien n'est du fait du hasard. Le livre regorge d'anecdotes relatant ce trait de caractère, tournant parfois à une obsession, peu compréhensible par son entourage. On prend donc un certain plaisir à suivre les tribulations des scénarios années après années : Kubrick s’y intéresse d’abord, puis s’engage dans un autre projet, y revient ensuite, etc. Cette valse presque inévitable est à l’origine de tous ses films et lui valurent de nombreux ennemis. Et on ne parlera pas des tournages, véritables marathons, où Kubrick ne s’estimait satisfait qu’à la quatre-vingtième prise et qui mettaient les nerfs de l’équipe à rude épreuve.

Ce que voulait Kubrick en réalité, c’est que chaque personne s’impliqua corps et âme dans le film avec la même passion méthodique. Ne rencontrant que rarement un tel enthousiasme, il décida très tôt de tout prendre en charge lui-même. Ainsi, le moindre détail, même le plus insignifiant devait être réglé et tant pis si cela ralentissait la production. Baxter, sans tout à fait adhérer à cette approche, la respecte et démontre à plusieurs reprises son efficacité sans conteste.

S'agissant d'une biographie, l'analyse des thèmes kubrickiens est malheureusement peu poussée mais cependant présente. La plupart du temps, elle n'est qu'un hiatus instructif d'une ou deux pages donnant quelques clés de compréhension. Ce n'est évidemment pas suffisant mais l'intérêt est ailleurs on le sait. Dès lors, on déconseillera l'ouvrage à ceux qui ne connaissent rien au cinéma de Kubrick. Ici, le public visé est le spectateur qui a déjà vu ses films ou la plupart et qui est curieux de connaître leur élaboration.

Le style de Baxter est agréable et très lisible même si on a parfois l'impression de lire un inventaire de faits. C'est d'ailleurs le principale réserve qu'on pourrait émettre : la structure chapitre/film devient trop systématique et lassante à la longue. Difficile donc de faire de l'ouvrage un livre de chevet; il s'agira plutôt d'une source d'informations appréciable et facile d'accès qu'on consultera à l'occasion (dans cette optique, l'index permet une recherche simplifiée). Cela reste plutôt gênant pour un portrait tout de même.

En revanche, l'un des atouts majeurs de l'oeuvre est qu'elle ne se borne pas à expliciter uniquement le point de vue de Kubrick mais prend parfois un recul appréciable qui permet de situer le film dans le paysage cinématographique de son époque (surtout pour les débuts, les années 50 furent en effet très mouvementées à Hollywood). Cette distanciation permet une meilleure compréhension de l'esprit visionnaire du cinéaste - il avait parfois des années d'avance en matière de technique (ses années d'apprentissage par la photographie ont grandement contribuées à en faire ce maître visuel) ou de promotion (la campagne publicitaire autour de Orange Mécanique) - ainsi que sa capacité à répondre aux questions de son temps, et même à celles des temps à venir. C’était peut-être là sa qualité la plus remarquable, point sur lequel Baxter insiste beaucoup, notamment dans sa conclusion inspirée.

Volume riche et sérieux, illutré par une trentaine de photos, Stanley Kubrick est une source non négligeable pour le passionné et la preuve, par l’intermédiaire d’un artiste de génie, que l’art est avant tout une question de volonté.

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Stanley Kubrick est né le 26 juillet 1928. Il s’est éteint le 7 mars 1999, tandis qu’il livrait de justesse un montage de son treizième film à la Warner.
Je vous invite à pénétrer ci-dessous, le temps d’une lecture, dans l’univers de celui qui est à mes yeux le plus grand cinéaste du 20ème siècle, l’un des plus respectés de la profession, de même que l’un des plus maniaques, l’un des plus épris de perfection : bref, l’auteur d’une des œuvres les plus singulières et les plus fascinantes de l'histoire du cinéma.

C’est à l’orée des années 50 que Stanley Kubrick fait ses débuts dans le monde du cinéma, un monde qu’il ne quittera qu’à sa mort, un demi-siècle plus tard.
Comme beaucoup de réalisateurs, Kubrick a débuté avec des courts-métrages, dont Flying Padre et Day of the Fight. Les deux sont des documentaires, l’un sur un boxeur, l’autre sur un prêtre. Dans certains de ses films ultérieurs, Kubrick adoptera un style de mise en scène proche du documentaire, comme dans la deuxième partie de Full Metal Jacket, par exemple.

Son premier long-métrage, l’introuvable Fear and Desire, date de 1953. Kubrick le réalise avec très peu de moyens, s’occupant de tout sur le tournage : il est à la fois scénariste, réalisateur, producteur, monteur, et directeur de la photo. Il faut savoir qu’il n’a jamais suivi de cours sur la pratique du cinéma. Il fait partie de ces gens autodidactes qui ont tout appris sur le terrain. La seule expérience technique que Kubrick a pu pratiquer avant de se lancer dans la réalisation est celle de la photographie. Il travailla dans ses jeunes années pour le magazine Look et effectua des séries de photos extrêmement réputées pour leurs qualités (en 1999, un ouvrage regroupant de nombreux clichés du cinéaste, datant des années 1946-50, a été édité). Par la suite, Kubrick attachera d’ailleurs une importance capitale à la photo de ses films.

La guerre est déjà le sujet de Fear and desire : Kubrick s’attache à suivre un groupe de soldats. Ils finiront par trouver une belle jeune femme qu’ils captureront et brutaliseront. Nous ne sommes pas très loin de la scène du viol au début d’Orange mécanique.

Fear and desire n’a été que très peu diffusé après sa sortie, et, à la demande du cinéaste, il fut carrément retiré de tout circuit commercial et interdit lors de rétrospectives de son œuvre. Il a toutefois refait surface récemment, preuve qu’il existe toujours des copies du film. De plus, il faut signaler que Jan Harlan, dans son documentaire Stanley Kubrick – A life in pictures, a inséré un court extrait de ce premier film. Si l’on ajoute à cela que certains biographes ont pu visionner cette œuvre ‘fantôme’, il est désormais évident que la disparition totale de Fear and desire, malgré de nombreuses rumeurs, n’est qu’une légende.


En 1955, Kubrick réalise Le baiser du tueur. Très court (ce qui ne sera pas le cas de la plupart des films suivants), ce deuxième essai est un polar. Encore ici, Kubrick se charge de tout. La photo de son film, particulièrement réussie, prouve déjà son talent de technicien. L’histoire n’est pas très originale, mais la maîtrise formelle de l’ensemble fait oublier les imperfections et les approximations de ce qui n’est encore qu’un ‘galop d’essai’. A noter que la fin du film, optimiste, fera presque figure d’exception dans la filmographie du cinéaste.


L’opinion du cinéaste sur Fear and desire et Le baiser du tueur est la même dans les deux cas : il a toujours jugé ses deux longs-métrages assez maladroits. C’est en partie pour cette raison qu’à compter de son 3e film, Kubrick ne tournera plus que des adaptations de romans ou nouvelles.


C’est avec L’ultime Razzia (1956) que Kubrick se fait réellement connaître et s’impose comme un cinéaste prometteur. Ce polar est resté une référence du genre, et aujourd’hui encore est source d’inspiration (Reservoir Dogs de Quentin Tarantino est un clin d’œil à peine dissimulé au film de Kubrick). Ce long-métrage marque également la première collaboration Kubrick-Harris (James B. Harris va être le producteur et associé de Kubrick jusqu’en 1963, année où leurs routes se sépareront, Harris devenant lui-même réalisateur).


En 1957, Kubrick enchaîne avec Les sentiers de la gloire, d’après le roman de Humphrey Cobb, basé sur une histoire vraie. On aurait pu imaginer que le réalisateur se cantonnerait dans le polar (c’était ce que laissaient présager ses précédents films). C’était mal connaître le personnage : il met ici en scène un drame de guerre particulièrement réaliste et dramatiquement très fort. Le film, peu glorieux pour l’armée française (l’action se déroule en 1916 pendant le premier conflit mondial), sortira 18 ans plus tard dans nos salles (pour la petite histoire, l’Allemande qui chante à la fin du film deviendra l’épouse de Kubrick). Les sentiers de la gloire constitue le premier ‘scandale’ dans la carrière du cinéaste. Ce ne sera pas le dernier.

Après ce film, et pour la première fois depuis ses débuts de réalisateur, Kubrick est ralenti dans sa production, faute de trouver des financements suffisants. Les négociations sont difficiles avec les studios, d’autant que le duo Kubrick-Harris aspire à une certaine indépendance et une liberté de création. Ce ne sont pourtant pas les projets qui manquent : The German Lieutenant (dont le scénario, co-écrit par Kubrick, est disponible sur Internet), Brûlant secret (d’après Stefan Zweig), qui passionnera le cinéaste... James B. Harris s’intéresse également à un roman de Vladimir Nabokov, ‘Lolita’. Dans le même temps, un tournage se profile pour Kubrick : La vengeance aux deux visages, un western avec Marlon Brando dans le rôle principal. Le cinéaste et l’acteur collaborent étroitement à la préparation de ce film, mais, comme cela arrive lorsque deux fortes personnalités se croisent, ils ne tardent pas à se brouiller, et Kubrick est purement et simplement viré du projet. Du coup, c’est Brando lui-même qui assurera la réalisation, signant ainsi son seul film en tant que metteur en scène (film unique qui fera date : il s’agit en effet d’un western très réussi).

Tandis que James B. Harris essaie d’acquérir les droits de ‘Lolita’, Kubrick est appelé en 1959 sur le tournage de Spartacus. Le jeune cinéaste, sans projet concret à l’horizon, répond à l’appel, lancé par l’interprète du rôle-titre, Kirk Douglas, déjà acteur principal des Sentiers de la gloire.

Le comédien demande à Kubrick de remplacer Anthony Mann, qui avait débuté les prises de vue de cet ambitieux péplum. Cette expérience va être déterminante pour la suite de la carrière de Kubrick : il réalise sur le tournage de Spartacus que faire un film dont il n’est pas le scénariste et le maître d’œuvre (en l’occurrence, Kirk Douglas, producteur de ce péplum, fut un ‘handicap’ pour Kubrick, occasionnant de fréquents conflits artistiques) n’est pas un contexte qui lui convient pour travailler. Une pléiade d’acteurs prestigieux apparaissent dans le film (Laurence Olivier, Charles Laughton, Tony Curtis, Jean Simmons), véritable super-production qui raflera plusieurs Oscars, et éloignera définitivement Kubrick du système hollywoodien traditionnel.


Stanley Kubrick s’exile en Angleterre pour tourner Lolita, dont Harris a finalement obtenu les droits. Réputé inadaptable, le roman de Nabokov est pourtant transposé à l’écran avec brio. Le film ne passe évidemment pas inaperçu, du fait de son sujet scandaleux : l’histoire d’amour d’un homme de quarante ans et d’une jeune fille mineure. Kubrick réussit habilement à en dire beaucoup sans franchir les limites de la décence. C’est d’ailleurs ce que le cinéaste regrettera le plus par la suite. Pour lui, Lolita aurait dû aller plus loin, surtout dans les rapports entre la jeune fille et son beau-père. Mais si l’on considère son année de sortie, le film est déjà bien ‘gonflé’.

C’est dans Lolita que Peter Sellers, acteur de comédie surdoué, est pour la première fois dirigé par Kubrick. Chacune de ses apparitions est prétexte à un déluge de paroles et à un jeu du déguisement hors pair... c’est aussi avec ce film que la méthode Kubrick se met en place : il choisit un roman digne d’intérêt, travaille sur l’adaptation avec des scénaristes ou des romanciers (Nabokov est crédité pour le scénario de Lolita, bien que Kubrick ait apporté un gros travail sur le script), puis met en scène le tout avec soin. Ainsi, en 1962, la carrière ‘personnelle’ de Stanley Kubrick démarre vraiment, d’autant que Lolita est le troisième et dernier long-métrage produit par le duo Kubrick-Harris.

En 1963, Kubrick, désormais installé en Angleterre, produit seul et réalise Docteur Folamour, une satire féroce sur la guerre froide. Le film est d’autant plus dérangeant que l’année précédente, aux Etats-Unis, le climat fut tendu à cause de la crise des missiles de Cuba. De plus, rappelons que c’est le 22 novembre 1963 que le Président John Kennedy est assassiné à Dallas. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la production puis la sortie de Docteur Folamour ont eu lieu dans un contexte politique assez agité. Vu le contenu du film, le résultat ne pouvait en être qu’encore plus dévastateur : un général américain, paranoïaque et à moitié fou, est persuadé que les communistes ont organisé un complot contre les Etats-Unis, et décide de lancer une attaque aérienne contre l’URSS. Le film sombre peu à peu dans la folie pure. De plus, les extraordinaires compositions de George C. Scott et Peter Sellers (qui joue 3 rôles différents) participent au côté loufoque de cette oeuvre déconcertante, qui ose rire de situations dramatiques. D’ailleurs, le réalisateur voulait au départ traiter le film de façon sérieuse, mais il s’est vite rendu compte que cela ne fonctionnait pas, le résultat tombant dans l’absurde... du coup, Docteur Folamour (au départ, un roman très sérieux intitulé ‘Red Alert’) est devenu une féroce satire de politique-fiction avec le dénouement mémorable et ô combien pessimiste que l’on connaît !

Après ce film, le dernier que le cinéaste tourna en noir et blanc, ce fut le silence pendant 5 longues années... le titre du prochain Kubrick était pourtant connu, 2001, l’odyssée de l’espace, mais l’anecdote est célèbre, les gens ont fini par croire que ‘2001’ serait en fait l’année de sortie du film !

C’est que, pour la première fois depuis ses débuts, Kubrick s’est engagé dans une oeuvre d’une ambition rarement égalée à l’époque. Après avoir écrit le scénario avec le romancier Arthur C. Clarke (d’après sa nouvelle ‘La Sentinelle’), le réalisateur travailla plusieurs années sur les effets spéciaux. Le résultat est que cette fresque tour à tour terrestre, lunaire et spatiale est d’une splendeur visuelle époustouflante, le scénario défie toute analyse, la musique classique se marie à merveille avec la valse des vaisseaux dans l’espace.
A sa sortie, le film ne fut pas un succès colossal. Le public fut probablement décontenancé par cette oeuvre qui débute à la Préhistoire, et s’achève dans le futur ! Mais avec le temps et les reprises en salles, 2001 est devenu une oeuvre incontournable, un classique de la science-fiction (qui obtint l’Oscar des meilleurs effets spéciaux) cité dans presque toutes les listes des plus grands films de l’histoire du cinéma.

Désormais prêt à s’attaquer à n’importe quel sujet ambitieux, Stanley Kubrick s’intéresse dès la fin des années 60 à son légendaire projet ‘Napoléon’. Fasciné par ce personnage historique haut en couleurs, le cinéaste accumule au fil du temps une masse impressionnante de documents sur la vie de l’Empereur, et cela lui permet d’écrire un long scénario. La préparation du film arrive à un stade avancé, des photos de décors potentiels sont rassemblées, les négociations avec les producteurs sont lancées... Mais la MGM, qui avait distribué 2001, ne veut pas soutenir le film, la dernière oeuvre cinématographique ayant mis en scène le célèbre Empereur ayant subi un échec commercial retentissant. Napoléon est donc repoussé, mais en aucun cas Kubrick ne renonce alors à le mettre en scène...

En 1971, le cinéaste revient en force avec l’un de ses films les plus puissants, tant d’un point de vue narratif que d’un point de vue technique : Orange mécanique. Le film sera rapidement retiré des salles en Angleterre, et fait parler de lui partout où il passe.

Pour la première fois, Kubrick, qui signe là son film peut-être le plus original (au moins formellement), écrit seul le scénario, adaptation du roman de Anthony Burgess. Il produit le film pour la Warner, studio qui aura le privilège de distribuer à partir de cette date tous les films de Kubrick. Le réalisateur filme lui-même les plans ‘caméra épaule’, il supervise le montage, puis la promotion et l’affiche du film. Le moindre détail qui touche de près ou de loin ce nouvel opus est contrôlé par Kubrick. Malcolm McDowell, qui interprète Alex, ne se remettra jamais complètement de son rôle, et son image restera toujours liée à celle de son personnage. Tout le film baigne dans un climat d’extrême violence : en 71, on n’avait jamais vu un tel déballage d’images-choc, mais au-delà de cela, le message de Kubrick reste toujours d’actualité aujourd’hui. Une oeuvre majeure, maîtrisée, qui confirme la place de Kubrick parmi les plus grands. Place qui ne sera pas remise en cause par la suite, bien au contraire...

A partir des années 70, et jusqu’à la fin de sa carrière, Stanley Kubrick va devenir de plus en plus exigeant, et pousser son souci de perfection jusque dans les moindres détails de la préparation de ses films. De plus, sa liberté est sans limite concernant la maîtrise et la gestion de ses projets, la Warner ayant par contrat accordé à Kubrick tous les moyens nécessaires pour mener à bien un tournage, du moment que le scénario ait été approuvé par le studio.

Après avoir de nouveau songé au projet Napoléon (le cinéaste contacta même Jack Nicholson pour lui proposer d’interpréter l’Empereur), puis pensé à réaliser un film érotique, Kubrick va finalement porter à l’écran un vieux classique de la littérature britannique, Barry Lyndon. Faut-il voir dans ce choix une ‘réponse’ à l’échec de sa nouvelle tentative de tourner Napoléon ? Toujours est-il que ce long-métrage prouve encore une fois l’éclectisme du cinéaste, puisque c’est une fresque historique se déroulant au 18e siècle que retrace le film. Ryan O’Neal et Marisa Berenson en sont les acteurs principaux.

Chaque plan de Barry Lyndon, minutieusement élaboré, est une véritable splendeur, comparable à des tableaux de maîtres. Il fut d’ailleurs reproché à Kubrick le côté froid et contemplatif de ses images, au détriment de l’aspect ‘vivant’ des personnages. Ce tournage aura été l’un des plus longs du réalisateur : la multiplication du nombre de prises, ajoutée à la maniaquerie de plus en plus poussée du cinéaste auront achevé de consolider sa réputation de perfectionniste. Il ira jusqu’à filmer certaines séquences en intérieur avec pour seul éclairage des bougies (un objectif spécial mis au point par la NASA aura été nécessaire pour photographier correctement ces plans sophistiqués).

Quatre Oscars récompenseront le travail technique sans précédent effectué sur Barry Lyndon. Encore aujourd’hui, très peu de films peuvent se vanter d’avoir atteint un tel niveau de réalisme dans la reconstitution historique, et Barry Lyndon est non seulement l’un des plus beaux films de Kubrick, mais c’est aussi l’un des plus beaux de toute l’histoire du cinéma.

Après ce travail long et minutieux, le cinéaste va mettre 5 ans avant d’accoucher d’un nouveau film. Plus les années passent, plus le projet Napoléon devient une ‘Arlésienne’ dans le monde du cinéma. Et comme à son habitude, Stanley Kubrick va ‘frapper’ là où on ne l’attend pas. Fidèle à son principe de ne pas faire deux films qui se ressemblent, il adapte un roman de Stephen King, maître de l’horreur et de l’épouvante : Shining.


Il faut croire que Kubrick était destiné à s’immiscer un jour dans le film d’horreur : en effet, au début des années 70, il avait été pressenti pour réaliser L’exorciste (comme nous le savons, c’est William Friedkin qui le porta finalement à l’écran). Kubrick adapte le roman, avec Diane Johnson, de façon assez libre (ce qui ne plaira pas à Stephen King). Ils en tirent un scénario complexe, véritable jeu de miroirs et de fausses pistes. Jack Nicholson, qui attendait peut-être secrètement de jouer l’Empereur, accepte le rôle principal de ce film, et va livrer une composition hallucinante, qui apporte à elle seule une bonne part de l’aspect terrifiant du film.

Citons ici l’image énoncée dans l’ouvrage de Tavernier et Coursodon, 50 ans de cinéma américain, qui rend vraiment hommage à Shining : ‘Esthétiquement, le film est aux produits courants du genre ce qu’une Rolls Royce est à une 2CV’. Tout est dit. La mise en scène de Kubrick écrase tout sur son passage : le travelling était peut-être la figure de style préférée du cinéaste. Avec ce film, cela devient une institution. A tel point que le travelling est à Shining ce que la violence est à Orange Mécanique. Ne rappelons que les plans qui suivent Danny sur sa voiture parcourant à toute vitesse tout un étage de l’hôtel. Sans utiliser un déferlement d’effets spéciaux, comme c’est souvent le cas dans ce genre de production, Kubrick réussit à installer un climat d’angoisse continuelle.

Le film sort en 1980, et remporte un succès conséquent. Kubrick est passé dans un nouveau genre, le film fantastique, et il a, comme chaque fois, fait mouche. Passer derrière lui ensuite s’avère en général très difficile. Beaucoup ont jugé Shining comme étant un simple exercice de style de la part du cinéaste, mais peu importe ses intentions premières : le fait est qu’il a signé l’une des œuvres majeures du genre.

Au début des années 80, Stanley Kubrick s’intéresse pour la seconde fois à la science-fiction : il projette de travailler sur l’adaptation d’une nouvelle de l’auteur Brian Aldiss. L’histoire met en scène une planète Terre recouverte par les eaux et peuplée de robots. Le projet de Kubrick va s’appeler A.I. (‘Intelligence Artificielle’). Le cinéaste s’associe tout d’abord avec Aldiss pour l’écriture du scénario. Puis les deux hommes entrent en conflit : leurs visions respectives de l’histoire divergent de plus en plus. La rupture est inévitable.
Kubrick décide alors de passer à autre chose. C’est curieusement la guerre du Viêt-nam qui l’emporte : Le Merdier, roman de Gustav Hasford, va devenir à l’écran le douzième opus du Maître, Full Metal Jacket.

Kubrick reconstitue le Viêt-nam dans la banlieue de Londres. Depuis longtemps déjà, il ne s’éloigne plus de chez lui pour tourner ses films. Le recrutement des acteurs se fait par visionnage de K7 vidéos envoyées par les intéressés. Lee Ermey, militaire de profession, est engagé comme conseiller technique sur le film. Il se retrouve bientôt dans le rôle du sergent-instructeur dans la première partie du film.

Dans Full Metal Jacket, la violence de certaines scènes est d’un réalisme impressionnant, et le style documentaire de la seconde partie du film renforce le caractère réel des situations.

Le film sort en 1987, et, fait curieux, Kubrick, qui fonctionne généralement en marge de ses collègues cinéastes, a porté son intérêt sur un sujet appartenant d’une part à un genre qu’il a déjà abordé, le film de guerre (même s’il est vrai que Full Metal Jacket est assez éloigné des Sentiers de la gloire), d’autre part, la guerre du Viêt-nam a été traitée récemment par d’autres réalisateurs : Michael Cimino (Voyage au bout de l’Enfer) et Francis Ford Coppola (Apocalypse now) à la fin des années 70, puis Oliver Stone (Platoon), qui a précédé Kubrick d’un an seulement. Même un film comme Le maître de guerre (1986) de Clint Eastwood, s’avère être très proche de Full Metal Jacket, au moins dans sa structure. Toujours est-il que, comme d’habitude, le nouveau Kubrick ne passe pas inaperçu. Son film fait date dans le genre. Pour l’anecdote, il faut signaler que c’est la propre fille de Kubrick, Vivian, qui a signé, sous le pseudonyme d’Abigail Mead, la musique originale du film (c’était déjà elle qui avait filmé le Making Of The Shining, un des rares documents montrant son père en tournage).

Après ce 12e film, Stanley Kubrick entre dans la plus longue période d’inactivité de sa carrière : 12 ans séparent en effet ses deux derniers films, et il n’est pas facile de reconstituer ce sur quoi il travailla durant cette longue période.
Le cinéaste effectue tout d’abord un retour en arrière, pour se replonger dans le projet A.I. On parle également d’une adaptation du magnifique roman de Patrick Süskind, Le Parfum. Le second projet est apparemment assez vite abandonné (hélas !). Pour ce qui est de A.I., on commence à le voir comme un ‘second Napoléon’.
Au début des années 90, pourtant, Kubrick semble enfin avoir trouvé un sujet ‘tournable’ : l’histoire d’un petit garçon, accompagné d’une jeune femme, qui traverse la Seconde Guerre Mondiale. A l’origine, il s’agit d’un roman de Louis Begley, ‘Une éducation polonaise’, que le cinéaste va rebaptiser Aryan Papers. Des repérages sont effectués en Europe de l’Est, et le projet prend vraiment une bonne tournure, à tel point que la presse spécialisée annonce le tournage imminent du nouveau film de Kubrick.
Mais au même moment, Steven Spielberg annonce qu’il prépare La liste de Schindler, et Kubrick se persuade alors que les deux films vont se ressembler. Peut-être se doutait-il également – et surtout – que Spielberg sortirait Schindler bien avant que lui-même n’achève Aryan Papers. Du coup, ce dernier projet passe à son tour à la trappe.

Les rumeurs sur A.I. continuent de courir, mais Kubrick, en perfectionniste averti, préfère semble-t-il attendre que les effets spéciaux progressent encore (un bond en avant est justement fait en 1993 avec Jurassic Park de Spielberg (encore lui !).
Puis c’est le silence radio jusqu’en 1996, date à laquelle un communiqué de la Warner nous apprit ce qui suit : ‘Stanley Kubrick va produire et réaliser Eyes Wide Shut pour Warner Bros, avec Tom Cruise et Nicole Kidman… une histoire de jalousie et d’obsession sexuelle…le tournage aura lieu à Londres. A.I. suivra Eyes Wide Shut’.

C’était donc officiel, Kubrick reprenait enfin la caméra, après neuf ans d’absence.

Il s’est dit que Eyes Wide Shut était un film qui trottait depuis longtemps dans la tête du cinéaste, peut-être à cause des nombreuses rumeurs qui couraient à propos d’un vieux projet de film érotique que Kubrick avait envie de porter à l’écran. Toujours est-il que le tournage débuta dans les derniers mois de l’année 96. Mais ce que personne ne savait encore, c’est que le film allait devenir une véritable croisade pour ses participants. L’acteur Harvey Keitel quitta purement et simplement le plateau, remplacé par le cinéaste Sydney Pollack (depuis longtemps ami de Kubrick). Tom Cruise fut rappelé bien après la fin officielle des prises de vue. Il devait retourner certaines scènes, et la comédienne Jennifer Jason Leigh, qui était engagée sur un autre tournage et ne pouvait donc plus revenir sur celui de Kubrick, fut purement et simplement rayée de la distribution et remplacée par une autre actrice.

Au final, le film détient le record du plus long tournage de l’histoire du cinéma avec quinze mois de durée effective. Après de nombreux délais non respectés et des rumeurs plus absurdes les unes que les autres, une date de sortie du film fut définitivement arrêtée : le 16 juillet 1999 aux Etats-Unis. Puis le 15 septembre, Eyes Wide Shut sortirait en France.

Le dimanche 7 mars 1999, tandis que la fin de l’ultimatum se rapprochait à grands pas, le drame s’abattit sur le monde du 7e Art : Stanley Kubrick décédait chez lui, apparemment dans son sommeil. Il allait sur ses 71 ans.
Par un heureux hasard, le cinéaste venait juste d’achever le montage de son film, qu’il avait fait visionner à Tom Cruise et Nicole Kidman, ainsi qu’aux dirigeants de la Warner, et il avait même fourni une bande-annonce.
Le film sortit comme prévu, et les critiques se défoulèrent : l’argument négatif principal fut que le film n’était pas à la hauteur de l’attente et de la réputation du cinéaste. Il est évident qu’à force de se gargariser entre eux de leurs propres inepties au sujet du film, les journalistes furent inévitablement déçus. D’autant qu’Eyes Wide Shut est un film a priori difficile à aborder : d’une durée de 2 heures 40, le rythme est très lent (comme souvent avec Kubrick). Cette dernière oeuvre, qui ne ressemble à rien de ce qu’il avait fait auparavant, est difficile à classer dans un genre précis, contrairement à la plupart des autres opus du Maître. Une nouvelle fois, Kubrick prouvait ainsi une capacité de renouvellement rare dans la profession.

A l’enterrement de Stanley Kubrick, des personnalités du cinéma étaient présentes : Tom Cruise, Nicole Kidman, Steven Spielberg (réalisateur qui aurait pu selon toute vraisemblance travailler avec Kubrick sur A.I. si le destin en avait décidé autrement).

Stanley Kubrick est rentré de son vivant dans la légende, et est devenu un mythe du cinéma depuis son décès. Ce qui compte, c’est qu’il reste vivant pour tous les cinéphiles grâce à son œuvre, certes peu dense par sa quantité, mais d’une grande richesse et d’une immense ampleur par ses qualités.

Par John Anderton - le 1 janvier 2003

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