miercuri, 6 mai 2020

Retour sur Fritz Lang (II)

Retour sur Fritz Lang : Le recours à la psychologie (1)

10 Juin 2010 , Rédigé par RanPublié dans #Autour de Fritz Lang
Suite de ce long retour sur l’œuvre de Fritz Lang. Autour de quatre films – La Femme au portraitLa Rue rougeLe Secret derrière la porteHouse by the river – dans lesquels, entre film noir et intérêt pour la psychologie, il confirme toute l’étendue de son talent. 1/3.
  ----------------------------------------------------------------------------------------------------------


5) Le recours à la psychologie 1ère partie

             « Peu à peu je me suis persuadé que chaque cerveau possédait en lui-même une inclination au meurtre. Oui, chacun de nous est un tueur en puissance et qui n’aurait besoin que d’un déclic mental pour être envoyé devant un jury. Parfois cela me torture, mais parfois aussi cela m’amuse de penser que je suis un tueur en puissance.
Il est possible que chacun de mes films où le crime est représenté avec le plus d’horreur représente, de ma part, un meurtre virtuel. S’il en est ainsi, je suis heureux d’exercer une profession grâce à laquelle tous ces crimes dont je suis l’auteur sont commis uniquement dans le dessein de divertir, ou du moins de créer une diversion. »
 
   Fritz Lang[1]


IAlice Reed (Joan Bennett) et Richard Wanley (Edward G. Robinson)
dans La Femme au portrait (1944)

Une dizaine d’années après son arrivée à Hollywood, une trilogie dite « sociale » qui lui a permis de s’intégrer aux grands réalisateurs de la place, quelques déboires et un nouveau départ grâce à l’abondante production de films antinazis dans il réalisa quelques-uns des chefs d’œuvres, Fritz Lang se tourne, en 1944, vers un nouveau genre émergent – notamment grâce à l’immense  Assurance sur la mort de Billy Wilder sorti cette même année – qui va devenir très important, le film noir. Il semble prédestiné pour devenir un maître de celui-ci. En effet, notre auteur est, à l’évidence, l’un des précurseurs du genre. On sait que le film noir est une déclinaison du film policier et un enfant de la crise économique et de la société de consommation. Aussi n’est-il guère étonnant qu’un auteur ayant déjà tourné, et ce dès les débuts de sa carrière, de nombreux films policiers qu’il a rapidement relié à des thématiques sociales – et ce dès Docteur Mabuse, le joueur (1922) et plus encore, bien sûr, dans  M, Le Maudit (1931) – s’intéresse de près à ce nouveau genre. Et ce d’autant plus que si les thématiques du film noir naissant sont très proches de celles déjà abordées par Fritz Lang, on notera, en outre, que le genre qui se donne un côté « cauchemar réaliste » – ce qui le distingue du film de gangster – emprunte beaucoup à l’expressionnisme dont Lang est l’un des maîtres incontestés. Aussi, Lang va-t-il devenir l’un des très grands auteurs – le plus grand peut-être[2] – de films noirs et en réaliser de très nombreux. Pourtant, il ne réalisera jamais véritablement de film noir "canonique" – encore que les codes du genre restent relativement flous – comme ces nombreux films de la fin des années 1940 qui sont ancrés dans la société urbaine de consommation et présentent un couple formé d’un pauvre type ne comprenant pas vraiment ce qui passe et d’une femme fatale, les rapports entre les deux tournant invariablement autour du sexe et de l’argent – citons quelques chefs d’œuvre comme Les Tueurs (Robert Siodmak, 1946), Le Facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946), La Griffe du passé (Jacques Tourneur, 1947) ou La Dame de Shanghai (Orson Welles, 1948). Au contraire, tout en gardant certains éléments, Fritz Lang va systématiquement y incrémenter une forte dimension de psychologie, cette science nouvelle qui le passionne. Cela le situera donc quelque peu en marge et donnera surtout un cachet spécifique à ses films noirs et tout spécialement aux quatre premiers d’entre eux (dont il sera spécifiquement question dans ce texte) : La Femme au portrait (1944) ; La Rue rouge (1945) ; Le Secret derrière la porte (1948) ; House by the river (1949).

IICélia (Joan Bennett) dans Le Secret derrière la porte (1948)

Avant de s’intéresser à ces quelques films, un excursus est donc nécessaire pour remarquer que si Lang a donné pléthore d’interviews durant sa carrière et surtout après celle-ci, il n’est jamais véritablement apparu comme un théoricien de son art. Pourtant, au milieu des années 1940, il écrit quelques courts articles[3] – dont est extraite la citation qui ouvre ce texte – où il revient notamment sur sa fascination pour le meurtre ainsi que sur l’intérêt dramaturgique de celui-ci. Il résume ainsi sa théorie – et des films comme  Les Nibelungen : La Vengeance de Kriemhild (1924),  Furie (1936) ou  Chasse à l’homme (1941) montrent qu’elle a toujours été ancrée en lui – : « L’origine de la fascination exercée par le meurtre et la violence sur l’esprit humain est probablement inhérente à cet esprit »[4]. Au-delà de cette réflexion synthétique, il développe plus longuement son propos dans un célèbre article de 1947 nommé Pourquoi suis-je intéressé par le meurtre ? ; citons-en quelques extraits (un peu longs) particulièrement significatifs pour l’étude de son œuvre[5] :

                                    
« La vie humaine possède un caractère sacré dont, par un sens d’auto-défense, la société ne peut tolérer la profanation. Mais alors que l’étau se resserre autour du meurtrier, nous ressentons à son égard un sentiment croissant de pitié, voire de sympathie. C’est un sentiment complexe que j’ai essayé d’exprimer dans mon film M. Il ne s’agit plus de cette pitié qu’inspire n’importe quel fugitif mais de quelque chose de plus profond. 
Y a-t-il quelque chose en nous qui puisse nous faire abandonner les normes de la civilisation, et devenir un monstre ayant une apparence humaine ? N’existe-t-il pas, profondément enracinée en nous, l’angoisse que, dans certaines circonstances, chacun d’entre nous pourrait devenir un meurtrier ? (…)  

L’humanité ayant toujours fait preuve d’un état de fascination collective en face de la mort subite ou du meurtre, je suis amené à me demander de quel ordre est l’émotion qui étreint un individu lorsque lui sont révélés les détails d’un meurtre particulièrement horrible. Connaît-il du dégoût, de la sympathie pour la victime, de la colère, quelques craintes que l’assassin courre encore les routes, sans doute tout cela à la fois. Mais nous savons bien que ce n’est pas en vue de cet ordre d’émotion que les journaux relatent les circonstances du crime, fournissent des descriptions détaillées d’un corps déchiqueté ou d’un crâne broyé, reconstituent les images de  souffrance et de mutilation. Ne nous y trompons pas, s’il n’existait pas une demande massive de ce genre de littérature, elle ne serait jamais imprimée.
Le crime sexuel est une manifestation évidente de ces pulsions qui, lorsqu’elles cessent d’être contrôlées, font d’un être humain une bête et le poussent à tuer. On ignore peut-être qu’existe une étroite relation entre des actes de cruauté physique semblables à ceux décrits dans les journaux, et le désir sexuel.
Les pratiques sadiques étaient fréquentes au sein des tribus primitives et diverses souffrances (écorchures d’aiguilles, flagellation, etc.) étaient infligés avant l’acte sexuel. La connaissance de ces faits permet de mieux comprendre, mais non d’excuser, ceux qui se livrèrent à des actes de mutilation, de meurtre ou même de cannibalisme sur des femmes et des enfants. Il n’est que deux façons de posséder le corps d’autrui ; le manger est la façon la plus absolue et des expressions aussi innocentes que : je la mangerais bien ont des origines profondes.
J’ai parlé de l’attitude du tueur sexuel vis-à-vis de sa victime, à la fois comme exemple d’une impulsion qui, soudain, envahissante, mène à la brutalité et au meurtre, et aussi parce que je soupçonne les sentiments du lecteur d’un journal où il est question d’un assassinat d’être, à un degré infiniment violent, de même nature. Le reportage imprimé dans le journal pourrait même tenir lieu de catharsis. (…)

Ce qui est au centre de nos sentiments lorsque nous lisons une histoire criminelle est la peur latente (elle existe en chaque individu ; je la reconnais en moi et le lecteur de cet article peut-il, en toute honnêteté la nier ?) que nous aurions pu commettre le crime, qu’il y a assez de bestialité en nous pour nous pousser à de telles atrocités. (…)

Le meurtre, lui, a un caractère décisif. La mort est peut-être le seul événement absolu. On vole une banque mais le voleur est arrêté et l’argent peut être récupéré ; les amitiés se défont mais peuvent renaître ; les amants s’épousent puis divorcent ; un nouveau mariage suit le divorce. Mais la mort et le meurtre, la culpabilité du meurtrier, voilà des choses irrémédiables. (…)

Le drame commence lorsqu’une forte émotion est créée, et ceci par la description des conflits où entrent en jeu le désir et la volonté. Envisageons un groupe d’individus dans un ensemble donné de circonstances et menés par des forces conscientes ou inconscientes : leurs actes cumulent une intensité dramatique qui doit, d’une façon ou d’une autre, trouver sa solution. Le climax implique une forme de tension croissante, où l’émotion devient de plus en plus forte et de moins en moins contenue, jusqu’à une rupture brutale qui supprime toute discussion. Quel est le point de rupture le plus brutal et le plus péremptoire, le seul qui supprime effectivement toute discussion ? Tournons-nous du côté de Shakespeare (HamletMacbethOthello), du côté d’Homère ou de la Bible. Mors ultima linea rerum, dit Horace – la mort a toujours le dernier mot.
Si la mort est souvent le thème traité par l’écrivain tragique, c’est dans la mort brutale et le meurtre qu’il trouve l’argument le plus propice. Il peut, sur deux heures, et sans rompre l’unité dramatique, rendre compte des émotions contradictoires dont sera saisi le meurtrier dans l’exécution de son horrible dessein : le doute et la faiblesse qui, un instant, remettront en question sa détermination, le désir, la haine ou la concupiscence dont son acte mortel sera la conclusion, la terreur de la victime et la jouissance du meurtrier au moment de l’accomplissement, puis l’angoisse et le soupçon, la certitude d’être suivi, jusqu’à ce petit geste qui le trahira. (…)

J’ai parlé de climax et de solution. Quoique le meurtre puisse être le climax par lequel des normes nouvelles de pensée et de comportement modifient les personnages à la fin du drame, on ne peut considérer que le meurtre résolve les problèmes de l’assassin. Ces problèmes iront en se multipliant et en s’aggravant. (…) Si un amant déçu tue sa maîtresse, qu’en résulte-t-il ? Par son acte il n’a certainement pas possédé le corps de la jeune femme, il a même écarté définitivement toute chance de la posséder. C’est la situation d’un autre de mes films, Scarlett Street[6]. S’il tue son rival, il n’y gagne que la haine éternelle de la fille. Un frère tue l’homme qui menace sa sœur. Résultat, le frère est condamné à la détention perpétuelle et la jeune fille ne se pardonnera jamais le trop lourd sacrifice accepté en sa faveur. Les exemples abondent à l’infini et la seule personne dont les problèmes soient résolus est la victime : ses problèmes sont d’ailleurs non pas vraiment résolus mais terminés. (…)

Pourquoi suis-je intéressé par le meurtre ? Le meurtre surgit du point le plus noir du cœur humain ; il naît de désirs impérieux dont l’accomplissement, comme de longues années de civilisation nous l’ont prouvé, ne procure que malheur et frustration. Néanmoins, et quoique la civilisation nous ait apprivoisés et contienne nos désirs destructeurs au nom des intérêts de la société, il existe en nous assez de sauvagerie pour nous identifier momentanément avec le hors-la-loi qui défie le monde et s’exalte dans la cruauté. Le désir de mutiler ou de tuer est, nous l’avons vu, inséparable du désir sexuel, sous l’emprise duquel aucun homme ne peut agir en toute raison. Le meurtrier n’a qu’à apparaître pour libérer en nous un complexe d’émotions dont quelques-unes étaient enfouies si profond que nous les rejetons avec violence. Cette répulsion même est la preuve de notre anxiété, qu’il soit possible que vous ou moi devenions un meurtrier, par un concours de circonstances susceptibles de miner les contraintes imposées par des siècles de civilisation. Est-ce donc vraiment surprenant que je m’intéresse au meurtre ? »
  
  IIIStephen Byrne (Louis Hayward) et Emily Gaunt (Dorothy Patrick)
dans House by the river (1949)

Inutile de paraphraser longuement ce texte – que je regrette de ne pas reproduire dans son intégralité – qui se suffit amplement à lui-même. On remarquera simplement que Lang a une approche du crime, qui bien qu’empirique, a une réelle dimension psychologique et ce aussi bien en ce qui concerne son auteur que ses spectateurs. Pour lui, donc, chacun est un meurtrier en puissance – et cette pulsion est indissolublement liée au désir sexuel. Aussi le meurtre exerce-t-il sur chacun une fascination qui implique une identification – et comment ne pas reconnaître dans ces réflexions les thématiques d’un autre immense réalisateur, contemporain de Lang, Alfred Hitchcock qui ne les mettra peut-être jamais mieux en scène que dans Fenêtre sur cour (1954) – de la part du spectateur et un maelstrom de sentiments divers qui inclut notamment une forme d’empathie (décisive dans M, Le Maudit) pour le criminel. De plus, bien qu’il ne résolve rien, le meurtre constitue « le seul événement absolu » ; aussi est-il un matériau extraordinairement fécond pour l’artiste. Ce texte – d’autant qu’il en est contemporain –, je le crois, permet, en tout cas, de mieux approcher les premiers films noirs de Fritz Lang sur lesquels je me propose donc de désormais brièvement revenir.

Ran

 4) Fritz Lang antinazi 5) Le recours à la psychologie 2ème partie


[1] Cette citation est extraite d’un article écrit par Fritz Lang en 1947, Violence biblique, et republié dans Fritz Lang, Trois lumières, écrits sur le cinéma (présentés par Alfred Eibel), Paris, Ramsay, 2007 (première édition en 1964), pages 160-161.
[2] Ainsi la consultation de l’index de l’inégal mais utile ouvrage de Noël Simsolo consacré au film noir (Le Film Noir, Paris, Cahiers du cinéma, 2005) montre que si Assurance sur la mort est, logiquement, le film le plus cité, c’est par contre au nom de Fritz Lang qu’on trouve le plus de renvois concernant les réalisateurs.
[3] Ils sont repris dans le livre Trois Lumières cité plus haut.
[4] Voir Trois Lumières, page 160 (texte : Un metteur en scène parle de sang et de violence  daté de 1947).
[5] Voir Trois Lumières, pages 169-176.
[6] La Rue rouge.

Retour sur Fritz Lang : Le recours à la psychologie (2)

11 Juin 2010 , Rédigé par RanPublié dans #Autour de Fritz Lang
Suite de ce long retour sur l’œuvre de Fritz Lang. Autour de quatre films – La Femme au portraitLa Rue rougeLe Secret derrière la porteHouse by the river – dans lesquels, entre film noir et intérêt pour la psychologie, il confirme toute l’étendue de son talent. 2/3.
  ----------------------------------------------------------------------------------------------------------


5) Le recours à la psychologie, 2ème partie

a. La Femme au portrait
b. La Rue Rouge
  
5) Le recours à la psychologie, 2ème partie

IVAlice Reed et Richard Wanley dans La Femme au portrait (1944)

Le premier de ses films noirs est donc La Femme au portrait, sorti en 1944 (année donc où le genre se formalise), entre deux de ses films antinazis, Les Bourreaux meurent aussi (1943) et Espions sur la Tamise (1944)[1]. Ce film – que Lang appréciait – lui permet de retrouver Joan Bennett, qu’il avait déjà dirigé avec bonheur dans Chasse à l’homme (1941). Celle-ci, qui joue Alice Reed, est la femme au portrait du titre. Une autre star – un peu vieillissante – occupe le haut de l’affiche, Edward G. Robinson, qui interprète le professeur, expert en psychologie criminelle (!), Richard Wanley. Faisons plusieurs remarques sur cet excellent film. Tout d’abord, il faut noter que le couple formé par Richard Wanley et Alice Reed n’est en rien un couple classique de film noir. Si le professeur est quelque peu torturé par le démon de midi et est attiré par cette femme, il ne se passera rien (sans doute parce qu’ils n’en auront pas le temps) entre les deux – si ce n’est, tout de même, que Wanley sera amené à tuer, en état de légitime défense, le riche amant d’Alice, Claude Mazard (Arthur Loft). En outre, Wanley est présenté comme un bon père de famille aimant sa femme et ses enfants et n’a, à l’évidence, aucun problème d’argent. Quant à Alice, on sait bien trop peu de choses d’elle pour véritablement la caractériser. Bref, on est loin du duo formé du pauvre type et de la femme fatale, les deux personnages étant réellement très sympathiques et tombant dans une sorte de cauchemar dont ils ne peuvent se sortir, cauchemar qui, d’ailleurs, ne mobilise en rien ou presque la lumière expressionniste. Ensuite, on remarquera le rythme parfait du film découpé en trois parties. La première, dans son exposition, place le film sous les auspices de la psychanalyse – on découvre le professeur Wanley lors d’un de ses cours et on voit clairement le nom de Sigmund Freud en haut du tableau noir – et du meurtre (Wanley, lors du même cours, parle du sixième Commandement, « Tu ne tueras point » et disserte sur les différents degrés de culpabilité) puis emmène Wanley jusqu’à sa rencontre avec Alice puis au meurtre de Mazard. La deuxième partie voit Wanley assister, en spectateur impuissant et de plus en plus terrorisé, à l’enquête sur ce meurtre, menée par un ami procureur (Raymond Massey). Comme toujours, Lang excelle à jouer avec les indices qu’il semés tout au long du film (les traces de pneus, le sumac vénéneux, les chaussures, les fibres du gilet, les ciseaux…) et qui commencent à faire peser un certain sentiment d’acculement sur le pauvre Wanley. Ce faisant, comme dans M, Le Maudit, Fritz Lang montre les ressorts d’une enquête scientifique[2]. Dans cette partie du film, la tension est extrême et le spectateur en pleine empathie pour le héros de l’histoire, fut-il un criminel. La troisième partie voit arriver un nouveau personnage, l’ancien garde du corps de Mazard devenu maître-chanteur (le toujours excellent Dan Duryea) qui apparaît immédiatement comme le vrai salaud de l’histoire. Celui-ci aussi mène sa propre enquête – et l’on retrouve une enquête parallèle comme dans M, Le Maudit ou Les Bourreaux meurent aussi – cherchant à soutirer de l’argent à Alice, à obtenir ses faveurs et à découvrir son complice[3]. Victimes du chantage, Wanley et Alice se retrouvent définitivement piégés et n’ont, dès lors, comme le dira Wanley, que le choix entre trois solutions : payer, avouer ou tuer le maître-chanteur. Ils se décident bien évidemment pour la troisième solution, enfermés qu’ils sont dans la spirale meurtrière, mais échouent lamentablement (ce qui fait reconnaître à Wanley, pourtant expert en théorie criminelle, qu’il n’est dans ce domaine qu’un amateur…). Pourtant, le maître-chanteur sera abattu par la police et pris pour le meurtrier (là encore à la faveur d’indices finement distillés par un Lang décidément maître de la construction scénaristique et dramatique) mais il est trop tard car Wanley, acculé, s’est suicidé. C’est alors que l’on découvre que toute l’histoire n’était qu’un rêve. Certains y virent une mauvaise idée. Lang, au contraire, la défendait. A juste titre, me semble-t-il, car cela permet d’éviter différents écueils concernant la culpabilité de Wanley. En effet, celui-ci est bien trop sympathique, bien trop positif aux yeux du spectateur pour être vraiment condamné (par son suicide) mais s’il n’avait pas fait de son histoire un rêve, Lang n’aurait pu éviter – pour des questions de censure – que Wanley subisse un châtiment. De plus, le réalisateur montre une bonne connaissance de la structure du rêve, d’une part en ayant cette excellente d’idée de nous montrer, une fois Wanley réveillé, que certains des personnages de l’histoire étaient des personnes qu’ils connaissaient (Mazard et le maître-chanteur sont ainsi des employés de l’hôtel dans lequel se trouve le professeur), et, d’autre part, en interrogeant les fantasmes de cet homme honorable qui rêvait bel et bien de tromper sa femme légitime avec une jolie jeune femme avant que cela ne tourne au cauchemar. Cela donne donc une autre dimension au film et lui offre de la profondeur. De plus, et c’est assez rare chez Fritz Lang pour être signalé, le prétexte du rêve permet à l’auteur de réaliser pour conclure son film une vraie scène comique[4] quand Wanley s’enfuit en courant en voyant une femme s’approcher de lui alors, qu’à travers la vitrine[5], il contemple, une dernière fois, la femme au portrait… Ainsi ce premier « film noir psychologique » de Fritz Lang est-il, sans conteste, une pleine réussite doublée d’ailleurs d’un réel succès commercial.

VLe maître-chanteur (Dan Duryea) et Alice Reed dans La Femme au portrait

Le deuxième, La Rue rouge, le sera plus encore et il faut s’arrêter un instant sur ses conditions de production. Notons tout d’abord qu’il s’agit de l’adaptation d’un roman – somme toute mineur – de Georges de la Fouchardière, La Chienne (1930), adapté au cinéma sous le même titre par Jean Renoir l’année suivante. Ce film est donc un remake d’un autre grand nom du septième art[6]. C’est aussi le premier des deux films – avec Le Secret derrière la porte – produits par la Diana Productions, petite compagnie fondée par Fritz Lang, son actrice désormais fétiche Joan Bennett et le mari de cette dernière, Walter Wanger[7]. Par ce moyen, Lang veut donc échapper aux ordres des producteurs – qu’il n’a jamais vraiment supportés depuis son arrivée à Hollywood – et si l’expérience s’avérera concluante pour ce premier film, elle le sera moins, on le verra, pour le second. Enfin, il faut remarquer que ce film est souvent présenté comme un double de La Femme au portrait. Cela me semble très imparfaitement vrai. Certes, le trio d’acteurs principaux est le même (Edward G. Robinson, Joan Bennett et Dan Duryea – mais son rôle est bien plus développé que dans La Femme au portrait) mais leurs rôles sont très différents. S’il y a bien une gémellité entre les deux films, assurément celle-ci n’est que fausse.

VIChristopher Cross (Edward G. Robinson) dans La Rue Rouge (1945)

Ainsi dans La Rue rouge – et bien que le film soit censé se dérouler en 1934 – les personnages sont beaucoup plus proches des héros canoniques du film noir. Alors que le Richard Wanley de La Femme au portrait n’avait rien, au départ, d’un perdant, Chris Cross (Edward G. Robinson ; on notera le jeu de mots) en est un. Vieillissant, c’est un caissier[8] n’ayant guère d’argent et marié à un véritable tyran domestique, Adèle (Rosalind Ivan) qui ne cesse de l’insulter, de se moquer de lui, s’en sert comme domestique et lui rappelle sans cesse son premier mari Homer Higgins (Charles Kemper). C’est, en outre, un talentueux peintre du dimanche[9]. Il rencontre, en voulant la protéger d’une agression, une jeune femme du nom de Katherine (« Kitty ») March et en tombe éperdument amoureux. Celle-ci s’avérera une parfaite salope, dépouillant Chris de son argent (et le poussant même à voler), l’humiliant (notamment lors de cette célèbre séquence durant laquelle Chris, à ses pieds, lui peint les ongles et qu’elle lui dit : « ce sera ton chef d’œuvre ») et s’attribuant la paternité de ses œuvres qui seront alors reconnues. Elle est poussée en cela par son amant Johnny Prince (Dan Duryea), celui-là même qui l’avait agressée lorsque Chris l’a découverte, avec qui elle vit une relation fondée sur le sexe, l’argent et la violence[10]. S’apercevant qu’il a été trompé, Chris va tuer Kitty mais c’est Johnny qui sera condamné pour le meurtre alors que Chris, après avoir échoué à se suicider, finira sa vie comme un clochard à moitié fou ne cessant d’entendre les voix de Kitty et de Johnny Prince[11]. Ainsi, dans ce schéma, où l’on retrouve un pauvre homme mené en bateau par une femme fatale et une omniprésence de l’argent, on est donc beaucoup plus proche du film noir classique que dans La Femme au portrait et ce d’autant que, dans l’ultime partie du film, Fritz Lang a énormément recours à un éclairage expressionniste qui donne un côté cauchemardesque à son film[12].

VIIKatherine March (Joan Bennett)
et Christopher Cross dans La Rue Rouge

Un élément cependant éloignera La Rue rouge du pur film noir. Il tient à la personnalité de Chris ; celui se sait – ou se pense – un raté (il le dira d’ailleurs explicitement), il n’est pas mû par la volonté de gagner de l’argent (il est d’ailleurs le seul des personnages principaux du film à ne pas avoir cette obsession et c’est un engrenage fatal qui le conduira à voler puis à tuer) et si son désir pour Kitty est évident, il reste – sans doute parce qu’il ne s’estime pas à la hauteur ce qui le conduira à se leurrer perpétuellement sur la nature de cette femme – très contenu (jusqu’au meurtre, bien sûr, réalisé – on peut y voir une métaphore sexuelle – avec un pic à glace ; l’article de Lang, cité plus haut, éclaire particulièrement la lecture de La Rue rouge). Il n’est donc pas typique et sans doute cela ajoute-t-il à la qualité de ce film qui, sans aucun doute, figure parmi les grands chefs d’œuvre de son auteur. La nature complexe de ce personnage explique d’ailleurs sans doute que Lang ait pu éviter qu’il ne soit victime d’une condamnation judiciaire (ainsi comme dans Les Bourreaux meurent aussi, c’est encore une fois un innocent – certes parfaitement antipathique – qui paye pour un crime qu’il n’a pas commis[13]) mais qu’il soit, à la place, sujet à une complète déchéance. Fritz Lang pose donc des interrogations de l’ordre de la morale à la fin de ce film remarquable ce qui ajoute à sa densité. Notons encore que son rythme est parfait et ce notamment parce que Lang a su construire une intrigue très riche qu’il introduit par une quadruple exposition (présentation de Chris Cross ; rencontre entre Chris et Kitty et naissance d’une relation fondée sur le mensonge ; exposition de Chris dans sa vie domestique ; mise en scène de la relation entre Johnny et Kitty) extrêmement complexe et parfaitement maîtrisée (car sans lourdeur aucune). Cela lui permet, dès l’entame, de poser tous les thèmes et toutes les problématiques du film et de présenter, en sus des héros, nombre de personnages secondaires décisifs pour l’intrigue. Comme bien d’autres films de son auteur, La Rue rouge est, sans aucun doute, une leçon d’efficacité dans la réalisation.

VIIIL’« autoportrait » de Katherine March dans La Rue Rouge

Ran



[1] La Femme au portrait a été réalisé après Espions sur la Tamise mais est sorti avant.
[2] Dans son intérêt avéré pour le crime et sa traque, on voit donc que Lang s’intéresse à tous les aspects du sujet c’est-à-dire aussi bien les techniques scientifiques d’investigation policière que la psychologie du criminel avant, pendant et après le crime.
[3] Notons que dans cette troisième partie, le film, qui avait jusqu’ici toujours suivi Richard Wanley, change de centre.
[4] Il y a en une autre dans le film avec le reportage montrant le scout qui a retrouvé le corps de Claude Mazard.
[5] Comme très souvent chez Lang (songeons à M, Le Maudit), la vitrine joue le rôle décisif de mur entre l’accessible et l’inaccessible (ici le fantasme de cette femme).
[6] Il serait intéressant de comparer les deux films. Notons simplement que je juge le film de Lang assez nettement supérieur à celui de Renoir (avec Michel Simon et Janie Marese). Lang réalisera ultérieurement un autre remake d’un film de Renoir puisque Désirs Humains (1954) est une adaptation de La Bête humaine (roman d’Emile Zola de 1890) tout comme le film éponyme de Renoir (1938). Dans ce cas, l’œuvre de Jean Renoir me semble meilleure.
[7] Deux remarques : il était assez fréquent qu’un réalisateur (ce fut le cas de John Ford avec Argosy Pictures) tente, pour se souscrire aux contraintes des majors, de fonder une petite compagnie de production ; celles-ci n’eurent jamais une longue durée de vie… Fritz Lang et Joan Bennett furent-ils amants ? Je serai tenté de le croire mais il n’existe pas de preuve, certains affirmant que oui, d’autres que non. On sait, en revanche, que Bennett, avait bel et bien un amant dont le patronyme était… Lang.
[8] Le patron de Chris se nomme J.J Hogarth (Russel Hicks), qui a lui-même une jeune maîtresse, signe de ce à quoi Chris ne pourra jamais prétendre (« personne ne m’a jamais regardé comme ça » dira-t-il de façon pathétique au début du film). Il porte donc le nom d’un peintre célèbre. S’agit-il ou non d’un hasard ? Je n’ai pas d’informations à ce sujet.
[9] L’une des questions que l’on ne manque de se poser en voyant La Rue rouge est de savoir si les tableaux de Chris Cross sont réellement bons. Ils ont été réalisés par John Decker – un ami de Fritz Lang – et sont fortement influencés par ceux du Douanier Rousseau. Personnellement, je les trouve horribles mais je n’aime absolument pas l’art naïf et, s’ils ne sont bien évidemment pas des chefs d’œuvre, juger de leur réelle qualité est essentiellement une affaire de goût.
[10] On se demande d’ailleurs à quoi pouvait penser le bureau de censure quand il donna son autorisation à ce film car les dialogues (et même les gestes) entre Kitty et Johnny Prince sont très crus (Johnny appelle toujours Kitty : « Lazy legs »). Comme quoi, Fritz Lang qui ne cessait de fustiger la censure n’a pas toujours été si malheureux avec celle-ci…
[11] Dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich (page 70 ; références dans le deuxième texte de cette série), Fritz Lang dit que Chris Cross devient alors « un homme guidé par les furies ».
[12] Dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich (idem), Fritz Lang affirme que le côté cauchemardesque est volontaire après le meurtre. En fait, on remarque que les éclairages de type expressionniste sont mobilisés un tout petit peu avant lorsque réapparaît Homer Higgins, l’ancien mari d’Adèle, que l’on croyait mort.
[13] On peut peut-être y voir une discrète condamnation de la peine de mort par l’auteur. De plus, le procès de Johnny et le moment où il traverse le couloir de la mort (avec un ahurissant effet de perspective quand les tableaux de Chris en sont dépourvus) figurent parmi les très grandes séquences de La Rue rouge.

Retour sur Fritz Lang : Le recours à la psychologie (3)

12 Juin 2010 , Rédigé par RanPublié dans #Autour de Fritz Lang
Suite de ce long retour sur l’œuvre de Fritz Lang. Autour de quatre films – La Femme au portraitLa Rue rougeLe Secret derrière la porteHouse by the river – dans lesquels, entre film noir et intérêt pour la psychologie, il confirme toute l’étendue de son talent. 3ème et dernière partie.
  ----------------------------------------------------------------------------------------------------------


5) Le recours à la psychologie, 3ème partie
Sommaire actif :
a.Le Secret derrière la porte
b. House by the river
  


Réalisé après Cape et poignard (1946), son dernier film antinazi, Le Secret derrière la porte est, à l’inverse de La Rue rouge, parmi ses films l’un de ceux que Fritz Lang affecte le plus de détester. Il s’agit donc de la dernière production de la Diana avant que celle-ci ne fasse faillite et de sa quatrième et ultime collaboration avec Joan Bennett (qui partage l’affiche avec Michael Redgrave). Les problèmes financiers et la dégradation de ses relations avec sa star[1] pèsent sans doute sur le jugement de Lang à propos de ce film. Néanmoins des raisons plus objectives, qu’il expose dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich, sont également à relever ; citons ce long passage[2] :

                                                    
« Mais je vais vous dire quel était le concept général. Vous vous souvenez de la scène magnifique de Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940)[3] où Judith Anderson parle de Rebecca et montre à Joan Fontaine ses robes et ses fourrures ? Quand j’ai vu ce film (je suis très bon-public), Rebecca était présente, je la voyais. C’était un mélange de grande mise en scène, d’excellent scénario et de performance d’acteur. Et – c’est du vol, j’en conviens – j’ai eu le sentiment que j’arriverais peut-être à quelque chose de semblable dans mon film, quand Redgrave parle des différentes pièces. Mais soyons honnêtes – cela n’a pas marché pour moi.
Je pensais également que la voix du subconscient – les moments où nous entendons les pensées de Joan Bennett – devait venir d’une autre actrice. Tout simplement parce qu’il s’agissait d’une autre personne – une chose en nous que nous ne connaissons peut-être pas. Mais Joan m’a dit qu’elle n’aimerait pas du tout que je fasse cela, aussi ai-je laissé tomber. J’aurais du m’y tenir.
Un jour, j’ai eu une discussion animée avec un scénariste de mes amis, qui avait vu le film à la télévision. « Ce qui couronne le tout, lui ai-je dit, c’est la guérison rapide à la fin – après qu’il a tenté de l’étrangler avec un foulard – c’est ridicule. Aucun malade ne peut guérir aussi rapidement ! » Et il m’a répondu : « Tu sais, Fritz, à cette époque-là, on ne savait pas bien ce qu’était la psychanalyse. » Mais, moi, je le savais. »
  


IXCélia dans Le Secret derrière la porte

Reprenons ces différents éléments. Fritz Lang dit tout d’abord s’être inspiré de Rebecca. A voir Le Secret derrière la porte, cela paraît incontestable. Mais, en fait, le scénario du film semble être également directement influencé par deux autres films d’Alfred Hitchcock, Soupçons (1941) et La Maison du docteur Edwards (1945). Avec son film, Lang se confronte directement à l’œuvre du « maître du suspense »[4], son cadet de neuf ans et son concurrent jalousé car il jouit d’une position bien plus confortable – même si celle de notre auteur pourrait être bien pire – au sein du système hollywoodien. Le fait que Lang ne soit pas pleinement satisfait de son travail ne peut donc que l’affaiblir vis-à-vis d’Hitchcock et cela contribue sans doute à sa haine – le mot ne me paraît pas trop fort au vu des déclarations de Fritz Lang – pour son film. Concernant la voix off, le propos de Lang a le mérite de révéler le conflit qui l’opposa à Joan Bennett durant le film mais le problème me semble un peu différent de ce qu’il exprime. En effet, il ne vient pas tant du fait que c’est la voix de l’actrice qu’on entend en off (d’autant qu’elle sait la moduler) mais plutôt du fait que cette voix off est mal située. Omniprésente, elle est certes parfois une voix de l’inconscient de l’héroïne, Célia (Joan Bennett donc), mais de temps à autre, ses propos sont d’une grande banalité et n’ont rien à voir avec le subconscient. Le film aurait donc sans doute gagné à l’utiliser avec plus de parcimonie et à mieux l’identifier. Quant à la fin, on ne peut que souscrire au propos de Lang. Ce n’est d’ailleurs pas tant la guérison rapide de Mark Lamphere (Michael Redgrave)[5] qui pose véritablement problème mais plutôt le fait que le film connaisse deux climax – pour reprendre l’expression de Lang – successifs en moins d’un quart d’heure. Assurément l’un est de trop et il s’agit du second qui aboutit à la guérison de Mark (le premier avait laissé croire qu’il avait tué Célia et le voyait instruire son propre procès). Cela nuit donc au film – qui aurait gagné à être écourté – et Lang ne réussit pas à en faire sa grande œuvre psychologique. Or, on a vu que la psychanalyse intéresse beaucoup Lang et que bien comprendre cette science lui tient à cœur mais, dans ce domaine, un film comme  La Femme au portrait fait sans doute montre d’une plus grande finesse d’analyse quant aux phénomènes liés à l’inconscient.

XMark Lamphere (Michael Redgrave) dans Le Secret derrière la porte

Au-delà de ces quelques éléments critiques, il est toutefois nécessaire d’en apporter d’autres pour évaluer à une plus juste mesure ce Secret derrière la porte, film que j’aime beaucoup. Nombre de points positifs sont ainsi à souligner pour relever la réputation du film. On notera qu’il recèle de très belles séquences notamment la scène initiale de combat – durant laquelle deux hommes se battent pour une femme et où Célia tombe amoureuse de Mark –, la visite des chambres où ont eu lieu des meurtres dans la demeure de Mark[6] et surtout ce premier climax, dont je parlais plus haut, durant lequel le spectateur ne manque pas d’être particulièrement effrayé. On remarquera d’ailleurs qu’il est (c’est en tout cas mon cas) quelque peu déçu par la réapparition de Célia – pour laquelle il n’avait pas une immense empathie – et qui le frustre du meurtre tant attendu (il n’y en a donc pas dans le film et on en revient aux propos de Fritz Lang cités plus haut), cet « événement absolu ». Par ailleurs, si des quatre héroïnes offertes par Lang à Bennett, celle de Célia est sans doute la plus décevante, les autres personnages sont, eux, très réussis notamment tous ces seconds rôles – David (Mark Dennis), le fils de Mark, Caroline (Anne Revere), sa sœur et surtout mademoiselle Robey (Barbara O’Neil), sa secrétaire – qui participent de l’étrangeté du film. Quant à Michael Redgrave, il est excellent dans le rôle de Mark Lamphere, personnage complexe et cyclothymique, autour duquel s’instaure une tension latente puis croissante. Au final, le film s’avère donc un excellent suspense et crée une extraordinaire atmosphère d’angoisse et ce notamment grâce à la magnifique photographie de Stanley Cortez et à la mobilisation d’éclairages mais aussi de décors expressionnistes[7]. Plus qu’un film noir, Le Secret derrière la porte est donc un très beau film à la lisière du fantastique.


XIJohn Byrne (Lee Bowman) et Stephen Byrne dans House by the river

Toujours est-il que le semi échec du Secret derrière la porte et la fin de l’aventure de la Diana productions fragilisent la position de Fritz Lang au sein du système hollywoodien et l’oblige à réaliser son film suivant, House by the river, pour le compte de la petite compagnie Republic Pictures. Celle-ci n’appartient bien sûr pas aux majors et produit essentiellement des films à tout petit budget. Toutefois, elle fait parfois appel à quelques grands noms d’Hollywood qui viennent réaliser un film en disposant de moyens faibles pour eux mais nettement plus importants que ceux que la compagnie offre à ses autres réalisateurs. Ce sera le cas d’Orson Welles pour son célèbre Macbeth (1948) ou encore de John Ford (qui réalisera plusieurs films pour Republic Pictures notamment L’Homme tranquille en 1952 – coproduit avec sa propre compagnie, Argosy Pictures) et donc de Lang pour House by the river, l’un de ses films les moins connus et pour lequel il ne dispose pas de stars au générique (Louis Hayward est la tête d’affiche). Pourtant, malgré ces conditions relativement difficiles, le film est très intéressant – et Lang d’ailleurs l’appréciait assez. L’intérêt vient largement du fait que le meurtre, comme dans La Femme au portrait, intervient au début du film et par accident. Ce n’est donc pas un élément de résolution mais de déclenchement. Le criminel, Stephen Byrne (Louis Hayward), est un écrivain médiocre qui a tué sa servante, Emily Gaunt (Dorothy Patrick) alors que celle-ci, légèrement dénudée, sortait de son bain. Il était éméché et cherchait à l’embrasser (rien n’atteste d’ailleurs qu’il l’aurait violée). Comme celle-ci se mettait à crier alors que passait une voisine très commère, madame Ambrose (Ann Schoemaker), il l’étrangle pour la faire taire et la tue sans le vouloir. Ce n’est qu’après qu’il révèle sa nature de parfait salaud (même s’il semblait avoir quelques prédispositions). Ainsi implique-t-il tout d’abord son frère John (Lee Bowman) dans le meurtre au prix d’un mensonge. Puis le scandale créé par la disparition puis la découverte du corps d’Emily lui permet de faire connaître son nom et il se livre donc à une exploitation publicitaire du crime afin de vendre ses romans. En outre, pour se constituer un alibi et créer une diversion, il vole les bijoux de sa femme Marjorie (Jane Wyatt) ce qui souille la mémoire de la défunte. Lors du procès, il ne fait pas grand-chose pour disculper son frère sur qui pèsent de lourds soupçons. Enfin, il a l’idée de tuer sa femme et son frère car il s’est rendu compte que l’assassinat est un moyen commode pour résoudre bien des problèmes. Ainsi apparaît-il comme un personnage qui a été libéré par son acte criminel (sa créativité l’est également) et jamais sa conscience ne se rappelle à lui même s’il lui arrive d’être (très) inquiet à l’idée que l’on retrouve le corps d’Emily et que sa culpabilité soit révélée. Le portrait de Stephen Byrne est donc plus qu’accablant. Mais, à côté de ce héros parfaitement négatif figure un double positif avec le personnage du frère, John Byrne. Autant Stephen est bon vivant, irritable, hypocrite, lâche, cynique et sans morale (et on notera l’excellente composition de Louis Hayward avec son petit sourire en coin), autant John (qui est infirme) se montre, lui, triste, travailleur, loyal et chevaleresque (et l’acteur campe ce personnage avec toute la gravité nécessaire). L’opposition, de nature morale, entre ces deux personnages est l’une des qualités de ce film et elle se cristallise autour de la femme de Stephen, Marjorie, que John aime secrètement. Ils finiront par se retrouver à la fin du film après que Stephen, échouant lamentablement dans ses plans, se soit tué (par accident une nouvelle fois). Au-delà des héros, la mise en scène par Fritz Lang d’une petite société repliée sur elle-même est plus qu’intéressante. On y retrouve la misanthropie ontologique de l’auteur. L’auteur montre le commérage qui sévit dans la petite ville, d’abord avec le personnage de madame Ambrose (mais celle-ci s’avèrera, au final, plutôt sympathique car elle est la seule à défendre publiquement John lors du procès), et surtout avec celui de la gouvernante de John, mademoiselle Bantam (Jody Gilbert), qui, ayant perdu son emploi (par sa faute), accable son ancien patron et Emily Gaunt. Elle participe à la naissance et à la propagation de la rumeur, John étant mis au ban de la société et victime d’un lynchage latent[8]. Au-delà, on remarquera que, comme souvent, le film est d’une efficacité redoutable et d’une grande densité (il dure à peine quatre-vingt-cinq minutes) et que son esthétique – malgré un budget limité – est de très bonne facture avec un très beau noir et blanc (et ça et là quelques touches d’expressionnisme) et surtout de magnifiques plans de ce fleuve (que l’on voit dès le générique) qui borde la maison où a eu lieu le crime et qui a recueilli le cadavre d’Emily…

XIIStephen Byrne dans House by the river

Malgré cette réussite certaine et le fait qu’il se soit intégré aux grands du film noir – une genre toujours aussi florissant dont il ne se détournera pas et dans lequel il signera son chef d’œuvre, en 1953, avec Règlement de comptes –, Fritz Lang reste dans une situation professionnelle délicate à la fin des années 1940 et la suite de sa carrière américaine sera marquée par de nombreuses difficultés. Cela explique peut-être partiellement (même si cela s’intègre évidemment dans une réflexion plus générale) l’abandon de ses idéaux, lui qui était déjà fort pessimiste, vis-à-vis de la société américaine  dans l’ultime partie de sa carrière hollywoodienne comme le montreront tout particulièrement ses deux derniers films américains, La Cinquième Victime (1955) et L’Invraisemblable Vérité (1956). Mais avant d’opérer un large retour sur cette partie de son œuvre américaine (ce qui sera l’objet du septième et avant-dernier texte de cette série), je me contenterai dans le prochain texte de faire un détour par l’un des films les plus importants mais aussi, a priori, les plus atypiques de Fritz Lang réalisé durant cette période, Les Contrebandiers de Moonfleet (1954).

XIIIJeremy Fox (Stewart Granger) et John Mohune (Jon Whiteley)
dans Les Contrebandiers de Moonfleet (1954)

Ran

            6) Une oeuvre à part :


[1] Notons, pour le carnet rose, que Fritz Lang vit alors avec Silvia Richards qui a réalisé le scénario du film… que Lang jugeait exécrable.
[2] Page 77.
[3] Les films inspirés par Rebecca sont légion dans les années 1940 à Hollywood. Citons notamment l’excellent, mais trop méconnu, Château du dragon (1946), premier film de Joseph L. Mankiewicz.
[4] On sait que Fritz Lang espérait jouir d’un surnom – le « roi de l’étrange », par exemple – équivalent à celui d’Hitchcock. Hélas pour lui, cela ne fonctionna pas.
[5] Après tout, Lang dut ajouter des happy ends à nombre de ces films et cela ne les gâche pas pour autant (songeons à Furie ou aux Contrebandiers de Moonfleet).
[6] Notons qu’il s’agit d’un film dans lequel l’architecture joue un rôle central puisque Mark Lamphere est architecte et recrée des chambres où ont eu lieu des meurtres. On sait que Lang – qui avait suivi dans sa jeunesse des cours d’architecture – était passionné par cet art. Le fait qu’un film tournant à ce point autour de l’architecture lui semble, pour différentes raisons, peu réussi a peut-être participé de son désamour pour Le Secret derrière la porte tant ce thème lui tenait à cœur.
[7] Bien sûr, Fritz Lang n’appréciait guère le travail de Cortez. On peut d’ailleurs se demander pourquoi Lang n’aimait pas du tout – cela est valable pour Le Secret derrière la porte mais aussi pour Espions sur la Tamise – ses films américains les plus expressionnistes.
[8] On retrouve donc là, mezzo voce, l’un des thèmes très chers à Fritz Lang (voir le troisième texte de cette série). On remarquera que, dans sa mise en scène de la société, l’auteur effleure les thèmes du handicap et de la lutte des classes. Ajoutons qu’il aurait souhaité (voir ses entretiens avec Peter Bogdanovich, page 79) que la servante fut noire (comme il aurait aimé que le héros de Furie soit noir) ce que la production lui refusa.

Retour sur Fritz Lang : Une œuvre à part, Les Contrebandiers de Moonfleet (1)

25 Juin 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Autour de Fritz Lang
Grosse production et film d’aventure, Les Contrebandiers de Moonfleet est une œuvre bien singulière dans la fin de la carrière américaine de Fritz Lang. C’est aussi, notamment grâce à ses thèmes et son esthétique, l’un de ses sommets. Le film méritait donc bien un excursus dans cette longue série consacrée à l’auteur. A suivre



6) Une œuvre à part : Les Contrebandiers de Moonfleet (1955), 1ère partie

CI
Affiche des Contrebandiers de Moonfleet (1955)

Si j’ai choisi de faire, au cours de cette longue série consacrée à Fritz Lang qui suit un découpage par ailleurs strictement chronologique, un excursus uniquement consacré aux Contrebandiers de Moonfleet (1955), son antépénultième film américain, c’est qu’il s’agit là, à la fois de l’une des œuvres majeures de son auteur – sans aucun doute l’un des plus importants de ses films tournés à Hollywood avec  Furie (1936), Chasse à l’homme (1941) ou Règlement de comptes (1953) – mais aussi d’un film fort singulier. En effet, le cinéaste germanique se spécialise, à partir de La Femme au portrait (1944), dans le film noir et n’abandonnera guère ce genre – même s’il possède des limites floues et que Lang joue en permanence de celles-ci – jusqu’à son ultime film américain, L’Invraisemblable vérité (1956). Certes, il existe d’autres exceptions mais soit il s’agit de films sans guère d’intérêt (Guérillas en 1950[1]), soit de films d’un genre auquel il déjà touché (le western L’Ange des maudits en 1952). Aussi ai-je décidé d’extraire Les Contrebandiers de Moonfleet du dernier texte – qui sera donc le septième et avant-dernier de cette série[2] – consacré à la période américaine de Fritz Lang.

CII
John Mohune (Jon Whiteley), Jeremy Fox (Stewart Granger)
et le magistrat Maskew (John Hoyt)

Singulier, Les Contrebandiers de Moonfleet – adapté d’un roman de John Meade Falkner[3] – l’est car il s’agit donc d’un film d’aventures. Fritz Lang a certes déjà touché à ce genre – qui traverse toutes les époques et toutes frontières dans le cinéma – dans ses premières années allemandes (avec notamment le diptyque des Araignées en 1919-1920) et il y reviendra d’ailleurs, lors de son retour en Allemagne, avec le double film Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou (1959). Mais l’aborder à Hollywood, au milieu des années 1950, implique des conditions de production particulières. En effet, le genre – qui y a également toujours existé ; songeons à Robin des Bois (Allan Dwan, 1922) ou aux Aventures de Robin des Bois (Michael Curtiz et William Keighley, 1938) – s’est imposé comme majeur depuis quelques années avec des œuvres comme Scaramouche (George Sidney, 1952), Ivanhoé (Richard Thorpe, 1952), Le Prisonnier de Zenda (Richard Thorpe, 1952) ou Les Chevaliers de la Table ronde (Richard Thorpe, 1953). Mais il faut faire quelques remarques à propos de cette production. Il s’agit là de films certes très agréables mais qui sont conçus comme n’étant de que purs divertissements. Leur ambition artistique – et les films cités ne marqueront d’ailleurs que peu l’histoire de notre art alors qu’un réalisateur comme Richard Thorpe est aujourd’hui plus considéré comme un excellent faiseur que comme un monstre sacré de l’Hollywood de l’âge d’or – est donc réduite au contraire de leur volonté de drainer le plus large public possible. Aussi bénéficient-ils de budgets très importants ce qui se traduit notamment par des décors fastueux, l’utilisation systématique de la couleur (et Les Contrebandiers de Moonfleet ne sera que le quatrième film en couleurs de Fritz Lang après ses trois westerns[4]) et surtout du nouveau format du Cinémascope[5]. C’est donc dans ce contexte que Fritz Lang, après des succès comme Règlement de comptes et Désirs humains (1954) qui l’ont remis en selle à Hollywood après une période un peu difficile, est appelé par la MGM[6] pour réaliser, alors que le scénario est déjà complètement écrit, ces Contrebandiers de Moonfleet. Au surplus, la grande star des films d’aventure (déjà à l’affiche de Scaramouche et du Prisonnier de Zenda), Stewart Granger, tient la vedette.

CIII
Jeremy Fox et la danseuse (Liliane Montevecchi)

Pour le réalisateur, le film représente donc à la fois une chance mais aussi une somme de contraintes car il est loin d’être responsable du projet – d’où, sûrement, son jugement doux-amer concernant son film[7]. En tout cas, Lang s’acquittera parfaitement bien de sa tâche et respectera tous les codes et contraintes du genre – signant notamment de superbes scènes de bataille et utilisant avec talent le format particulier du Cinémascope –, spectacle et aventures espérés étant au rendez-vous des Contrebandiers de Moonfleet. Mais il fustigera le producteur incompétent (Darryl F. Zanuck en l’occurrence) qui ajoutera une fin que Lang détestait[8] et dira simplement à propos de son film : « Quand on signe un contrat, il faut faire de son mieux »[9]. Cela pourrait laisser à penser que Lang, s’il y a beaucoup travaillé, ne se sentait guère impliqué par Les Contrebandiers de Moonfleet. Le témoignage du grand compositeur Miklos Rozsa[10] tendrait à confirmer cela ; citons-en un extrait[11] :

                 « Le film ne sortait pas de la routine hollywoodienne. Lang fut engagé pour mettre en scène un scénario déjà complètement écrit et il quitta le studio dès son travail terminé. Nous déjeunâmes au restaurant du studio à la fin du tournage. Il était fatigué et désireux de quitter le film au plus tôt afin d’oublier cette expérience. »
  

Et pourtant à regarder Les Contrebandiers de Moonfleet, tout atteste que Fritz Lang, malgré les contraintes, s’est largement investi dans le projet – et ce, sans doute, justement parce qu’il disposait de moyens plus conséquents qu’à l’habitude. Le film n’est pas un simple exercice de style d’un réalisateur brillant mais bien, on l’a dit, l’un des sommets d’un maître du cinéma. Il s’agit, en effet, d’une œuvre d’une richesse toute autre que les multiples films d’aventures produits par Hollywood à cette époque. Logiquement, il élève ce genre à des sommets alors inconnus.

CIV
Lady Ashwood (Joan Greenwood), Lord Ashwood (George Sanders) et Jeremy Fox

Ran.


[1] Guérillas est un film de guerre et je ne devrais pas être aussi catégorique pour le juger n’ayant eu l’occasion de le regarder (il s’agit de l’un des trois films américains de Lang que je n’ai pas vus – avec Casier judiciaire (1938) et Les Pionniers de la Western Union (1941) – mais il est à peu près unanimement reconnu comme son plus mauvais film américain et très oublié. Pour expliquer pourquoi il l’a tourné, Lang se contentait de dire : « Honnêtement, j’avais besoin d’argent » (dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich, références dans le second texte de cette série, page 83).
[2] Il reviendra sur la carrière de Fritz Lang aux Etats-Unis entre 1950 (Guérillas) et 1956 (L’Invraisemblable Vérité), période durant laquelle le réalisateur a tourné neuf films – en comptant Les Contrebandiers de Moonfleet – mais je me contenterai de m’intéresser particulièrement à trois d’entre eux : L’Ange des maudits ; Règlement de comptes ; L’Invraisemblable Vérité.
[3] Nommé Moonfleet comme le titre original du film de Fritz Lang.
[4] Le Retour de Frank James (1940), Les Pionniers de la Western Union et L’Ange des maudits. Le diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou sera également réalisé en couleurs.
[5] Fritz Lang utilise pour la première et dernière fois ce format qu’il affirme détester. Il dit, dans Le Mépris – Jean-Luc Godard, 1963 –, qu’il « n’est utilisable que pour les enterrements et les serpents » et le confirme dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich (page 115). Il s’agit d’un format (d’on on ne se sert plus guère désormais) 2,35 : 1 (ou 7/3) – qui offre donc un écran très large d’où la remarque de Lang – et s’oppose aux formats plus classiques comme le 1,33 : 1 (4/3), 1,66 : 1 (5/3) ou 1,85 : 1 (16/9). Notons qu’à cette époque, même si le système des grands studios est loin d’être mort, Hollywood commence à souffrir de la concurrence de la télévision et cherche des innovations techniques (des films en trois dimensions – comme Le Crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock en 1954 – sortiront également durant la même période) pour continuer à intéresser les spectateurs. Celles-ci n’apporteront d’ailleurs pas grand-chose… Mais ces films d’aventure à gros budgets des années 1950 en Cinémascope annoncent, dans une certaine mesure (la longueur en moins notamment), les superproductions ruineuses du début de la décennie suivante dont le Cléopâtre (1963) de Joseph L. Mankiewicz restera le symbole.
[6] C’est la première fois que la MGM fait appel à Fritz Lang depuis Furie et selon le réalisateur, il s’agit d’une « certaine satisfaction de revenir » (entretiens avec Peter Bogdanovich ; page 116) c’est-à-dire d’une forme de revanche.
[7] Mais qui n’est toutefois pas totalement négatif comme cela lui arrive parfois – songeons à Espions sur la Tamise (1944) ou au Secret derrière la porte (1948). 
[8] Ce n’est pas la première fois que des producteurs hollywoodiens imposent une fin différente de celle que souhaitait Fritz Lang (FurieEspions sur la Tamise) mais, dans le cas des Contrebandiers de Moonfleet, le dépit du réalisateur sera particulièrement fort puisqu’il jugera l’ultime séquence du film « horrible » (entretiens avec Peter Bogdanovich, page 116). Cela apparaît un peu violent. Disons simplement qu’elle est inutile.
[9] Entretiens avec Peter Bogdanovich (page 116).
[10] Il avait déjà collaboré avec Fritz Lang pour Le Secret derrière la porte.
[11] Dans Trois Lumières (références dans le cinquième texte – première partie – de cette série ; page 133).

Retour sur Fritz Lang : Une œuvre à part, Les Contrebandiers de Moonfleet (2)

26 Juin 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Autour de Fritz Lang
Grosse production et film d’aventure, Les Contrebandiers de Moonfleet est une œuvre bien singulière dans la fin de la carrière américaine de Fritz Lang. C’est aussi, notamment grâce à ses thèmes et son esthétique, l’un de ses sommets. Le film méritait donc bien un excursus dans cette longue série consacrée à l’auteur. suite et fin.



6) Une œuvre à part : Les Contrebandiers de Moonfleet (1955), 2ème partie

Tournons-nous donc, pour commencer, du côté des deux héros de l’histoire, Jeremy Fox (Stewart Granger) et John Mohune (Jon Whiteley). Jeremy Fox, tout d’abord. On retrouve en lui toute la fascination que Fritz Lang pouvait éprouver pour le roi des bandits à l’époque de Docteur Mabuse, le joueur (1922) puisque Fox est le chef des contrebandiers mais, loin de partager les manières de rustre de ces derniers, il vit comme un seigneur, et même mieux qu’un Lord puisqu’il a infiniment plus de charme et de classe mais aussi bien plus de tenue que Lord Ashwood (George Sanders – parfait, comme à son habitude, en fripouille). Il est d’ailleurs, comme Mabuse (Rudolf Klein-Rogge) – et à l’inverse du Hagui (Rudolf Klein-Rogge) des Espions (1928) –, doté d’un corps parfaitement vigoureux et séduisant. Ainsi prend-on plaisir à le voir se battre montrant ainsi sa toute-puissance. Deux scènes le mettent particulièrement en valeur. D’abord, la correction qu’il inflige à l’un des contrebandiers, Greening (John Alderson), qui a tenté de le rouler puis son grand combat victorieux – il s’agit là de l’un des passages obligés du film d’aventures que Fritz Lang rend particulièrement spectaculaire – contre un autre contrebandier, Block (Sean McClory), celui-ci s’étant saisi d’une sorte de hallebarde quand Fox se bat à l’épée. Il est en outre un homme à femmes – et sera d’ailleurs trahi par l’une d’elles, miss Minton (Viveca Lindfors) – multipliant les conquêtes même si son grand amour reste la mère de John, Olivia Mohune, morte depuis bien des années et dont il avait du se séparer contraint et forcé par les puissants Mohune qui n’acceptaient pas la liaison d’une des leurs. Parallèlement, il peut se montrer cruel, froid, cynique et brutal ne manquant de proposer une personnalité complexe qui suscite des sentiments ambivalents chez le spectateur. Mais, in fine, celui-ci ne peut manquer de l’aimer et ce pour deux raisons. D’une part, il n’y a pas, parmi les autres hommes du film – à l’exception du pasteur Glennie (Alan Napier) – de contrepoint positif à Jeremy Fox. Assurément ni les contrebandiers, ni Ashwood, ni même le magistrat Maskew (John Hoyt) – qui ne rêve que de porter sur le gibet les malfaiteurs[1] – ne peuvent servir de référence au spectateur. D’autre part, le regard de celui-ci est quasiment le même que celui de l’enfant. Or John Mohune a immédiatement adopté Jeremy Fox qu’il considère comme son « ami » – il emploie le terme à de multiples reprises – ou plus exactement comme son père par procuration[2]. Avant de développer ce point, remarquons que différents éléments complémentaires sont nécessaires pour que Fox apparaisse totalement positif à la fin des Contrebandiers de Moonfleet. Tout d’abord, il porte en lui une blessure secrète – son amour brisé avec Olivia et les chiens qui ont été lâchés sur lui pour s’en débarrasser. Ensuite, il évolue vers le Bien – c’est-à-dire vers un sentiment d’amour paternel envers John – ce qui l’écarte de son destin qui consistait à devenir l’égal d’un Lord Ashwood[3]. Enfin, et c’est la conséquence logique du point qui précède, il meurt à la fin du film. Aucune autre solution n’était possible mais cela permet au spectateur de s’assurer du droit moral d’aimer ce bandit sans (trop – mais il n’est pas interdit de le faire) s’interroger sur la fascination qu’exerce ce type de personnage.

CV
John Mohune et Jeremy Fox

Mais le point-clé dans cette fascination que l’on éprouve pour Jeremy Fox réside donc dans le fait qu’on le voit à travers le filtre du regard du jeune John Mohune qui éprouve une admiration et un amour sans limites ni réserves pour son aîné. Celui-ci ne cesse d’ailleurs de le mettre en garde notamment lorsqu’ils sont lancés dans la quête périlleuse d’un diamant. Cela entraîne ce dialogue qui montre bien quels sont leurs rapports :

                 
« Jeremy : Si nous devons nous séparer, je t’abandonnerais sans la moindre hésitation.
John : J’ai peine à le croire, monsieur[4].
Jeremy : Si j’étais ton père…
John (l’interrompant) : Oh ! Oui.
Jeremy : Si j’étais ton père, je t’aurais appris à ne croire personne.
John : Mais je suis votre ami, monsieur.
Jeremy : Tu es mon compagnon dans une dangereuse aventure. »
  


Bien sûr, John est fort naïf quant à la réelle nature de Jeremy Fox mais, au final, il s’avérera qu’il a eu raison de lui faire confiance car il a su faire évoluer celle-ci. De plus, cette candeur et ces illusions – mêlées à une force de résolution peu commune – donnent une grande densité au personnage de John Mohune. Rarement les thèmes de la transmission, de la filiation choisie et du difficile passage à l’âge adulte n’auront aussi bien été mis en scène que dans Les Contrebandiers de Moonfleet. Rarement également, un enfant n’aura offert une aussi brillante composition que Jon Whiteley ce qui confirme d’ailleurs les qualités de directeur d’acteurs de Fritz Lang[5]. On notera que celui-ci semble d’ailleurs, même s’il n’en a jamais eu, tout particulièrement apprécié les enfants et Lady Ashwood (Joan Greenwood) – la femme de Lord Ashwood et l’une des multiples maîtresses de Jeremy Fox – se rendra définitivement antipathique quand elle avouera sa détestation de ceux-ci (et cela entraînera d’ailleurs la transformation définitive de Jeremy qui, ayant abandonné – avec moult remords – John, pour sa lancer dans une aventure avec les Ashwood les quittera, en tuant au passage Lord Ashwood, pour retourner, bien que blessé à mort, près de l’enfant). Toutefois si de nombreux enfants ont joué dans des rôles secondaires chez Fritz Lang (ainsi le mousse – Roddy McDowall – de Chasse à l’homme), voire ont constitué un véhicule dramatique majeur (Elsie – Inde Landgut – dans  M, Le Maudit – 1931 – ou le bébé de J’ai le droit de vivre – 1937), jamais aucun n’avait tenu un rôle premier dans l’une de ses œuvres. Cela contribue d’ailleurs à la singularité des Contrebandiers de Moonfleet dans sa carrière.

CVI
John Mohune entouré de plusieurs habitants de Moonfleet
lors de son arrivée dans la ville

Mais, au-delà de ces deux superbes personnages, ce qui fait la force et la magie de ce film tient à sa magnifique esthétique qui, si elle respecte les canons du film d’aventures, n’en est pas moins parfaitement propre à Fritz Lang. Pas d’expressionnisme et du « romanesque », comme dirait Peter Bogdanovich[6] – conformément à ce qu’exige le genre –, certes. Cette dimension est d’ailleurs nécessaire et participe largement de la réussite du film. C’est d’ailleurs une atmosphère à la lisière du fantastique qu’instaure Fritz Lang durant une bonne moitié de son œuvre. L’esthétique de cette île reculée et de la ville de Moonfleet est ainsi parfaitement cauchemardesque (n’oublions pas, en outre, que nous voyons le film à travers les yeux d’un enfant) avec ses personnages – notamment les contrebandiers – aux trognes repoussantes, ses histoires de revenants (les habitants de Moonfleet, superstitieux, croient aux fantômes), son cimetière dont chaque traversée est une épreuve et ses deux statues – celle d’un ange inquiétant au milieu du cimetière et celle de Barberousse, l’ancêtre de John Mohune, dans l’église – qui, bien que n’étant que pierres, amplifient l’impression de mystère. Mais, plus encore, ce que met en scène Fritz Lang, à côté de l’isolement horizontal, matérialisé par l’île (et signifié, dès le générique, par la mer qui vient frapper les rochers), c’est comme souvent – Docteur Mabuse, le joueur Metropolis (1926) ; M, Le MauditChasse à l’homme ; … – une opposition verticale entre le monde des bas-fonds, celui où se réalise la contrebande avec sa nécessité toujours renouvelée d’y descendre, et celui – guère plus reluisant[7] – du haut avec les prestigieux cénacles de la « bonne » société qui exercent une irrépressible attraction sur un Jeremy Fox, aussi à l’aise dans ce monde que dans l’autre. On le verra ainsi, par un brutal – ce qui est assez rare chez Lang, du moins à cette époque de sa carrière – et brillant raccord cut, passer d’une réunion de contrebandiers à une réception fastueuse organisée par Lord Ashwood. Nécessité de descendre, volonté de s’élever et parfaite mise en scène (avec une métaphore évidente) de cela, esthétique et thématique se rejoignent donc dans ces Contrebandiers de Moonfleet. On ajoutera qu’à ce travail sur l’espace, Fritz Lang ajoute la mobilisation – et il le fait mieux que jamais auparavant – d’une figure qui lui est chère : celle du cercle. On la retrouve presque partout dans le film. Quand John arrivant à Moonfleet, au début du film, se retrouve à demi-encerclé par les habitants de la ville aux têtes patibulaires[8], pendant la danse d’une gitane (Liliane Montevecchi) lors d’une réception chez Jeremy Fox ou lorsque Fritz Lang, nous rappelant sa passion pour l’architecture[9], filme une réunion des contrebandiers – dans le souterrain – alors que ceux-ci sont surcadrés par une voûte et dans laquelle Jeremy Fox, naturellement occupe le centre de la scène puisque ses comparses font cercle autour de lui. On retrouve encore cette figure lors du combat entre Fox et Block à travers les mouvements décrits par la hallebarde du contrebandier. Enfin, et surtout, c’est lors de la plongée dans le puits – sis au milieu d’un fort militaire – (encore une fois, on retrouve cette nécessité de descendre) faite par John pour récupérer le diamant des Mohune que les cercles sont omniprésents : avec le puits, bien sûr, mais aussi le tonneau dans lequel se trouve John ou encore la roue – entraînée par un âne – qui actionne le système de poulies. Et Fritz Lang, sûr de l’immense beauté de cette séquence, multiplie les angles pour mieux nous la faire partager. Incontestablement, donc, Les Contrebandiers de Moonfleet est l’un des sommets plastiques de son auteur.

CVII
Le gardien du puits, Jeremy Fox et John Mohune

Et pour l’ensemble de ses qualités, il est même l’un des principaux chefs d’œuvre d’une carrière qui en compte tant. On notera d’ailleurs que Fritz Lang, comme dans Chasse à l’homme , montre le poids du fatum avec cet instant d’hésitation qui condamne le héros. Ainsi, dans les ultimes minutes du film, en trahissant – contre ses sentiments mais conformément à ses habitudes – John avant de se raviser, Jeremy Fox se sauvera en tant que héros mais il rencontrera inévitablement la mort. Voilà qui montre une nouvelle fois que l’implication de Lang sur ces Contrebandiers de Moonfleet était bien plus grande qu’il ne laissait dire. De plus, le film a, comme toujours ou presque, les qualités qui font de son auteur un réalisateur d’exception c’est-à-dire la densité (le film dure à peine plus de quatre-vingt minutes), un rythme incroyablement soutenu et une efficacité jamais démentie. Et il y a donc, tous ces autres éléments – qu’ils s’agissent ou non de simples détails – qui lui confèrent une dimension toute autre et en font un joyau prouvant que Fritz Lang est bien un génie de son art. J’aurai l’occasion d’y revenir – une dernière fois en ce qui concerne la période américaine de l’auteur – dans le septième et avant-dernier texte de cette série.

CVIII
Le panneau indiquant la ville de Moonfleet
au début du film

Ran
Une oeuvre à part, Les Contrebandiers de Moonfleet (1)Suite : L'abandon des idéaux (1)


[1] Et, encore une fois, on peut voir avec ce personnage un discret plaidoyer de Fritz Lang contre la peine capitale.
[2] Cette procuration est d’ailleurs physiquement identifiée ; il s’agit de la lettre d’Olivia Mohune que John doit remettre à Jeremy Fox.
[3] Jeremy Fox dit que les Mohune l’ont envoyé au Diable mais que « le Diable et [lui] firent bon ménage ». John Mohune a donc un  double rôle de rédemption, à la fois vis-à-vis de sa famille et de Jeremy Fox. Il est d’ailleurs rare de voir un film de Lang flirtant si directement avec des thématiques religieuses – peut-être est-ce là directement dû au fait qu’il s’agissait d’une commande.
[4] Ce « monsieur » toujours utilisé par John quand il s’adresse à Jeremy Fox est très significatif. Il montre le respect de John pour Jeremy.
[5] L’autre grande référence concernant ce thème de la filiation choisie est bien sûr Clint Eastwood (avec, entre autres, Un monde parfait en 1993 et Gran Torino en 2008). Le jeune T.J. Lowther sera également extraordinairement bien dirigé par Eastwood dans Un monde parfait. En tout cas, et Whiteley et Lowther nous épargnent ces numéros de singes savants hélas trop communs quand le cinéma a recours à des enfants.
[6] Dans ses entretiens avec Fritz Lang (pages 114-117).
[7] Et on retrouve là la pensée politique et la misanthropie propres au réalisateur…
[8] Dans Rushmore (1998), Wes Anderson rendra un hommage appuyé à Fritz Lang en tournant un double de cette scène célèbre.
[9] Rappelons qu’il s’agit là d’une des formations initiales du metteur en scène. L’autre est la peinture. Fritz Lang dira d’ailleurs à Peter Bogdanovich (page 115) qu’il a dans une scène des Contrebandiers de Moonfleet copié un tableau de William Hogarth. Ainsi, Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975 ; 1ère partie, 2e partie) n’est pas le seul chef d’œuvre se déroulant pendant la guerre de Sept ans (1756-1763 ; L’action des Contrebandiers de Moonfleet se déroule en 1757) faisant référence aux maîtres anglais du XVIIIe siècle.

Niciun comentariu:

Trimiteți un comentariu