miercuri, 6 mai 2020

RETOUR SUR FRITZ LANG (I)

Fritz Lang

F. Lang
M, Le Maudit (affiche)
Autour de Fritz Lang et des Nibelungen (1924) : Constantes et variations d’une œuvre majeure
Kriemhild.jpg
 Retour sur Fritz Lang

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Autour de Fritz Lang et des Nibelungen : Le paradoxe Fritz Lang

7 Novembre 2009 , Rédigé par RanPublié dans #Autour de Fritz Lang
Génie absolu – et reconnu – du cinéma, Fritz Lang n’en est pas moins, du fait que sa vie et sa carrière aient été coupées en deux par l’avènement du nazisme – un homme fait de multiples paradoxes. En ouverture de cette série – largement consacré aux Nibelungen –, je reviens sur ceux-ci. 
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Autour de Fritz Lang et des Nibelungen (1924) :
Constantes et variations d’une œuvre majeure   

I - Le paradoxe Fritz Lang

Il existe un paradoxe concernant Fritz Lang. Certes, plus personne ne remet en cause son appartenance aux monstres sacrés du cinéma[1] ; M le maudit (1931) compte parmi les plus grandes références du septième art et toutes les périodes du cinéaste viennois, qu’il s’agisse des allemandes ou de l’américaine[2], de la muette ou de la parlante sont considérées comme importantes. En fait, le malaise réside dans son rapport au nazisme.
Fritz Lang (1890 -1976)
Pour ses détracteurs, tout est simple. Fritz Lang – qui a tué sa première femme en 1920 – a été, dans les années 1920, un homme très proche de l’extrême droite ultranationaliste comme le montrent son appartenance à un syndicat de réalisateurs lié au parti nazi et surtout ses films notamment Les Nibelungen (1924), Metropolis (1926) et M le maudit, ce dernier – très admiré par Adolf Hitler – faisant l’apologie d’une contre-société qui sape les institutions officielles d’une République de Weimar sur le point de s’écrouler. Quant à son départ d’Allemagne en 1933, il ne s’agit pas d’un acte politique – Fritz Lang aurait été très tenté de devenir un cinéaste officiel du nouveau régime nazi – mais il a été, au contraire, motivé par des considérations pécuniaires, assuré qu’il était alors de pouvoir faire fortune aux Etats-Unis[3]. Pour ses thuriféraires, la vérité est toute autre. Fritz Lang – qui n’a pas tué sa première femme – était sans doute un homme de droite dans les années 1920 mais il n’est en rien responsable du contenu politique de ses films à cette époque. Celui-ci est dû à Thea von Harbou, sa seconde épouse et scénariste, dont nul ne peut remettre en cause les accointances avec le parti nazi dont elle fut rapidement membre et qu’elle soutint tout au long de son existence. La prise de conscience de Fritz Lang intervient avec M le maudit qui montre son aversion pour la justice populaire et le lynchage quand bien même il concernerait un pédophile et meurtrier d’enfants. Et le réalisateur quitte rapidement l’Allemagne à l’avènement du nazisme sans avoir aucune assurance concernant son avenir. Par la suite, il évoluera plutôt vers la gauche comme le montreront ses films américains.
Métropolis
Si – et je laisse, en partie, parler mon immense admiration pour Fritz Lang –, je suis beaucoup plus proche de cette seconde version, ma position est toutefois légèrement différente. Je ne prétends certes pas à l’objectivité – comment pourrais-je l’être dès lors qu’il s’agit de Fritz Lang ? – mais je pense que Lang – dont j’ignore s’il a, ou non, tué sa femme[4] –, dans les années 1920, est, comme la très grande majorité des Allemands humiliés par le « Diktat » de Versailles, sujet à une passion nationaliste parfois virulente. Mais il est vrai que,  s’il participe au scénario de ses films (scénariste fut d’ailleurs son premier métier dans le cinéma), il est avant tout passionné par la mise en scène ce qui est somme toute assez logique de la part d’un homme dont la formation est celle d’un architecte et d’un peintre. Il y exprime une tendance à créer d’immenses plans larges dans lesquels se manifeste un goût pour la symétrie et le monumental[5]. Il cherche donc alors, par l’image – plus d’ailleurs que par le montage, Lang ne cherchant jamais (et ce toute sa carrière durant) à impressionner par des raccords spectaculaires – à édifier le spectateur. Quant au discours politique, il ne s’y intéresse sans doute guère – ce qui doit être porté à son débit – en en laissant sans doute la charge[6] à Thea von Harbou. Ainsi la si controversée conclusion de Metropolis[7] – la main et le cerveau qui doivent communiquer par le cœur c’est-à-dire une complète alliance entre le patronat et les ouvriers – ne lui appartient sans doute pas[8]. Quant à M le maudit, si l’on peut en tirer des analyses si opposées – qui sont toutes justifiées – cela s’explique pour moi par la tension qui habite Fritz Lang à cette époque et qui d’ailleurs fonde le génie du film[9]. Le cinéaste est ainsi en pleine remise en cause personnelle. Celle-ci est double. Artistique, d’une part. L’arrivée du parlant lui impose de se poser différemment la question du discours et il en tire la conclusion qu’il ne peut désormais laisser celui-ci lui échapper[10]. Politique, d’autre part. Face à la montée du nazisme ou plus probablement face au délitement de la République de Weimar, son opinion évolue. Il n’est sans doute pas encore cet homme de gauche modéré qu’il deviendra par la suite mais déjà ce en quoi il croyait auparavant – il ne tardera d’ailleurs pas à rompre (même si des raisons d’ordre sentimentales sont aussi en cause) avec Thea von Harbou – commence à lui poser problème. Ainsi, s’il ne sait sans doute absolument pas lui-même ce qu’il pense réellement quand il tourne M le maudit, son état de confusion répond à celui qui s’est emparé de son pays – même si les deux élans pousseront, in fine, dans des sens diamétralement opposés – et il l’exprime, dans son art, mieux que personne ne le fera jamais. Cela donne donc un chef d’œuvre – qui sera, pour des raisons identiques, immédiatement suivi d’un autre, Le testament du Docteur Mabuse (1933)[11] – et poussera, bien qu’il connaîtra sans doute un vrai temps d’hésitation à quitter – mais non fuir – l’Allemagne peu après l’arrivée des nazis au pouvoir.
M le Maudit
S’il a déjà été approché à l’époque par le cinéma américain – et notamment le producteur (et futur – grand – réalisateur Joseph L. Mankiewicz), il n’a pas encore de contrat assuré avec Hollywood et devra attendre trois ans – qu’il passera en partie en France – pour signer son premier film américain, Furie (1936). Celui-ci est un nouveau chef d’œuvre et donne le coup d’envoi d’une trilogie dite sociale – avec J’ai le droit de vivre (1937) et Casier judiciaire (1938) – qui montre clairement l’évolution politique du réalisateur. En même temps, Furie revient sur le thème du lynchage et est, à bien des égards, proche de M le maudit. Par la suite, Fritz Lang signera des films antinazis (Chasse à l’homme en 1941 ; Les bourreaux meurent aussi en 1943 ; Espions sur la Tamise en 1944 ; Cape et poignard en 1946) parmi les plus brillants de tous ceux produits par Hollywood et rien ne reviendra remettre en cause son appartenance au camp des libéraux[12] – c’est-à-dire des hommes de gauche au sens américain du terme.
 Spencer Tracy dans Furie 
L’homme a-t-il pour autant radicalement changé ? Cela me semble donc vrai mais en partie seulement. En fait, dès ses premiers films – c’est-à-dire dans sa période allemande, muette, nationaliste et apolitique –, Fritz Lang développe des thématiques et une vision (pessimiste) de l’humanité qui parcourront toute son œuvre. C’est le cas dans Docteur Mabuse, le joueur (1922) mais surtout dans Les Nibelungen notamment dans sa seconde partie, La vengeance de Kriemhild. Et, c’est sur ce dernier film que j’ai choisi de m’appuyer pour développer mon propos sur l’œuvre de Fritz Lang.
 Margarete Schön dans Nibelungen – La vengeance de Kriemhild


[1] Et, personnellement, je le place au tout premier rang de ceux-ci.
[2] Et son film français, Liliom (1934) ?  Quoique de grande qualité, on l’oublie souvent mais passons…
[3] On sait que le journaliste Patrick McGilligan a, dans son ouvrage Fritz Lang, the nature of the beast (1997 ; non traduit en français), démonté la jolie fable concernant le départ de Fritz Lang d’Allemagne. Celui-ci prétendait – il l’a raconté de très nombreuses fois à la fin de sa vie et Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963), dans lequel Fritz Lang joue son propre rôle, évoque cette histoire – avoir quitté son pays en une journée après avoir rencontré Joseph Goebbels qui lui proposait de créer le cinéma nazi et à l’issue d’aventures abracadabrantes. En étudiant le journal de Goebbels et surtout le passeport de Fritz Lang, McGilligan montre qu’il n’y a jamais eu de rencontre entre l’auteur de M le maudit et le chef de la propagande du IIIe Reich et que Fritz Lang a organisé son départ d’Allemagne en plusieurs mois. Si je ne peux que saluer le remarquable travail d’historien mené par Patrick McGilligan, je n’ai pas une grande sympathie pour ses grandes biographies de cinéastes faites par des journalistes américains – dont la plus célèbre reste celle de Donald Spoto sur Alfred Hitchcock (Alfred Hitchcock, the dark side of a genius) – qui n’ont pour vocation que de détruire des mythes et n’apportent rien – ou si peu – en matière d’analyse filmique. Quant à la version du départ de Fritz Lang de son départ d’Allemagne, sans excuser son mensonge – et surtout l’exploitation qu’il en a faite – elle me semble être la contraction, en forme de scénario de cinéma, de la vérité (ou, du moins, de ce qu’il imagine qu’elle est). Ainsi, s’il n’a pas rencontré Goebbels, on sait qu’il a bien été approché par des responsables nazis, ceux-ci lui offrant un poste important dans le nouveau cinéma allemand. De même, il a bel et bien – même si ce ne fut pas en une journée – quitté rapidement l’Allemagne. Aussi, je ne puis que conseiller d’écouter Fritz Lang raconter, avec son bel accent viennois, cette histoire – en gardant à l’esprit qu’elle est fausse et en imaginant Fritz Lang en train de la réaliser – dans un français un peu précieux.
[4] Dans cette affaire trouble, nul n’est en mesure d’affirmer quoique ce soit. Et Fritz Lang étant à l’époque relativement méconnu, il y a fort peu de chances pour qu’on retrouve un jour de quelconques archives permettant d’accéder à de nouveaux éléments sur ce fait divers.
[5] Que le cinéma nazi – et Leni Riefenstahl tout particulièrement – se soit inspiré de cette manière de filmer de Fritz Lang – qui l’abandonnera très largement à l’heure du parlant – est une évidence. Mais de cela, Fritz Lang ne peut être tenu pour responsable. On remarquera également que son contemporain Sergueï Mikhailovitch Eisenstein ou, plus tard, Stanley Kubrick manifesteront des goûts semblables…
[6] Sans que l’on puisse d’ailleurs savoir si Lang est en complète adhésion avec son épouse, s’il s’en moque ou s’il ne s’en rend pas compte.
[7] Notons que l’idéologie qui est ici développée n’est pas nazie, ni même réellement fasciste mais se rapproche plutôt de celles que développeront les dictatures corporatistes (comme l’Autriche de Dollfuss) à la fin des années vingt et au début des années trente.
[8] Fritz Lang dira plus tard qu’il était en complet désaccord avec ce propos lorsqu’il tourna ce film. Mais on sait – on l’a vu plus haut – que l’homme n’en est pas à un mensonge près…
[9] L’autre exemple d’un cinéaste réalisant un film alors qu’il est dans un état de confusion – par rapport à ses croyances personnelles et à l’état du monde qui l’entoure – tel qu’il se répercute dans son œuvre ce qui la rend extraordinaire est, bien sûr, Jean Renoir avec La règle du jeu (1939).
[10] Pour comprendre Fritz Lang, il faut, en effet tenir compte du côté démiurge de celui-ci.
[11] Ce dernier film sera d’ailleurs plus ou moins interdit par le régime nazi.
[12] En fait, en 1948, Fritz Lang soutiendra même un candidat situé à la gauche du démocrate – et président réélu – Harry Truman. Par contre, il ne sera jamais communiste – comme le montre notamment sa collaboration tendue avec Berthold Brecht sur Les bourreaux meurent aussi dans lequel, symboliquement, une scène dans laquelle le peuple de Prague est censé, pour Brecht, remettre dans le droit chemin l’héroïne (Anna Lee) se transforme, filmée par Lang, en pré-lynchage. Par ailleurs, l’idée que Lang aurait été sérieusement inquiété par le maccarthysme relève du mythe – encore – inventé par le réalisateur. Quant à l’évolution finale de Fritz Lang – que je qualifie de métapolitique –, j’y reviendrai en conclusion de cette série.

Autour de Fritz Lang et des Nibelungen : l’humain chez Lang, première vision

10 Novembre 2009 , Rédigé par RanPublié dans #Autour de Fritz Lang
Le diptyque des Nibelungen, et plus particulièrement sa seconde partie, La vengeance de Kriemhild, explore le thème – languien par excellence – de la folie vengeresse. Ainsi, si le cinéaste connaîtra bien des variations dans son approche de l’humain et de la société, certaines constantes existent du début à la fin de sa carrière.
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Autour de Fritz Lang et des Nibelungen (1924) :
Constantes et variations d’une œuvre majeure
III - Les Nibelungen, la vengeance de Kriemhild, l’humain chez Lang : première vision

 Kriemhild (Margarete Schön) dans La vengeance de Siegfried
Ainsi mon propos est-il de montrer que certains des thèmes majeurs de Fritz Lang apparaissent dès sa carrière allemande et muette. Dans Docteur Mabuse, le joueur (1922), on voit poindre cette fascination languienne pour le génie du mal. Si Lang prendra progressivement conscience des dangers de celle-ci – comme le montre l’évolution de la série des Mabuse [1] –, elle ne le quittera pas pour autant comme le montrent les personnages de Schränker (Gustaf Gründens) dans M le maudit (1931) ou de Jeremy Fox (Stewart Granger) dans Les contrebandiers de Moonfleet (1954). Autre élément que Lang n’abandonnera jamais au cours de sa longue carrière, un goût prononcé pour les films d’aventure dans lesquels les événements se succèdent sans que le spectateur ne puisse – car Lang est un maître du rythme – trop longtemps reprendre son souffle. Ce goût sera alimenté par son intérêt de plus en plus croissant pour les faits divers, beaucoup de ses films américains étant inspirés de faits réels. [2]. Mais si j’ai choisi de me concentrer sur Les Nibelungen (1924) et plus spécifiquement sur sa seconde partie, c’est qu’on y rencontre, pour la première fois, un thème majeur de l’œuvre de Fritz Lang : celui de la folie vengeresse.
Kriemhild et Siegfried (Paul Richter) dans Siegfried
C’est bien sûr le personnage de Kriemhild (Margarete Schön) qui porte ce thème ce qui est présent jusque dans le titre de la seconde partie du film – La vengeance de Kriemhild. Là où se manifeste la vision de l’humain de Fritz Lang est dans l’évolution du personnage. En effet, celui-ci apparaît dans le première partie des NibelungenSiegfried, comme très en retrait, voire à la limite même de l’effacement. Elle est, en tout cas, sans charisme aucun et ses vêtements perpétuellement blancs montrent bien sa tendance pacifique affirmée. En tout cas, son personnage est alors infiniment moins intéressant que celui passionné, ambitieux et complexe de Brunhild (Hanna Ralph) auquel on ne peut manquer de la comparer car il s’agit des deux seuls personnages – si l’on oublie celui de la reine Ute (Gertrud Arnold), mère de Kriemhild et du roi Gunther (Theodor Loos) – féminins du film. Or, Kriemhild change complètement dans le second film. Désormais vétue de vêtements sombres – afin de souligner qu’elle ne cesse de porter le deuil de son défunt mari Siegfried (Paul Richter) mais aussi la force maléfique qui s’est emparée du personnage –, elle semble très éloignée du personnage un peu falot qu’elle composait précédemment. Au contraire, perpétuellement hiératique, Kriemhild n’est plus animée que par une obsession : se venger du meurtrier de Siegfried, Hagen de Tronje (Adalbert von Schlettow). Son personnage semble ainsi presque celui – notamment dans les deux derniers chants de La vengeance de Kriemhild – d’une princesse satanique et il est de ceux qui aspirent la lumière [3] et semblent créer le mal autour d’eux. Ainsi, rien ne la fera reculer dans sa volonté de se venger et elle n’hésitera pas à détruire toute une civilisation – celle des Burgondes – et à laisser tuer ses frères pour que s’assouvisse son désir. C’est bien cette évolution vers la violence absolue qui intéresse Fritz Lang. A la toute fin du film, Kriemhild livre la clef de son comportement. A un personnage qui lui dit qu’elle n’est plus humaine, elle répond : « Non, je suis morte quand est mort Siegfried ». Ce n’est certainement pas l’histoire d’un amour absolu et sans limites que Fritz Lang met là en scène mais bien la dérive d’un personnage qui, voulant se venger du mal – réel – qu’on lui a fait subir, ne connait alors plus aucunes limites dans sa détermination et son action.
Kriemhild dans La vengeance de Kriemhild
Car, pour Fritz Lang, l’être humain est ainsi fait que même le plus pacifique d’entre tous – comme pouvait l’être Kriemhild dans Siegfried – est capable, dès lors qu’il a été blessé au plus profond de lui-même, de la plus grande violence. Si je suis en mesure d’affirmer cela, c’est que les exemples abondent dans l’œuvre ultérieure du réalisateur germanique et l’on voit donc dès Les Nibelungen se mettre en place les structures thématiques que développera Fritz Lang tout au long de sa carrière. Ainsi, Chasse à l’homme (1941) montre le processus [4] qui amènera un cadet anglais de grande famille (Walter Pidgeon) à devenir une bête tueuse de nazis. A l’inverse, L’Ange des maudits (1952), cette « histoire de haine, de vengeance et de meurtre », met en scène la vengeance du héros, Vern (Arthur Kennedy), dont la fiancée a été tuée avant que ne commence le film. Plus fondamentalement, deux films américains de Fritz Lang – l’un au début et l’autre à la fin de cette période – mettent en scène des héros qui connaissent une évolution similaire à celle de Kriemhild passant d’un relatif pacifisme à une folie vengeresse qui ne connaît plus de limites: [5]. Il s’agit de Furie (1936) dans lequel Joe Wilson (Spencer Tracy), victime d’un lynchage et laissé pour mort, tente de se venger de ses agresseurs et de Règlement de comptes (1953) où Dave Bannion (Glenn Ford), après la mort de sa femme (Jocelyn Brando) lors de l’explosion de sa voiture, devient largement aussi violent que les malfrats qu’il combat. Ces deux films comptent, sans conteste, parmi les chefs d’œuvre de Fritz Lang et reprennent donc le schéma des Nibelungen montrant que la réflexion sur la vengeance – et ses causes et conséquences – figure bien comme l’un des points d’ancrage de la pensée de Fritz Lang sur l’humain. Notons d’ailleurs qu’aujourd’hui un film qui met à l’œuvre un processus incontrôlé de vengeance fait irrésistiblement penser à Fritz Lang [6]. C’est le cas dans le récent Sweeney Todd (2007) de Tim Burton dans lequel la folie destructrice du héros (Johnny Depp) n’est pas sans rappeler celle de Kriemhild. Sous une forme comique, la deuxième partie du Rushmore (1998) de Wes Anderson rend un hommage évident à Fritz Lang à travers le combat vengeur que se livrent les personnages joués par Jason Schwartzman et Bill Murray [7]. Quant à la version des Incorruptibles de Brian de Palma, elle est, à l’évidence, inspirée de Règlement de comptes (1953) et Eliott Ness (Kevin Costner) ne manque pas de rappeler Dave Bannion.
Règlement de comptes (1953)
On remarquera qu’affleurent dans Les Nibelungen deux autres thèmes majeurs de l’œuvre languienne. D’une part, celui de la culpabilité. En effet, le cinéaste ne cessera d’affirmer – sans pour autant se placer véritablement dans une logique chrétienne – que chacun porte en lui une forme de culpabilité. Or, Kriemhild est, en partie, responsable du malheur qui la frappe. Ainsi, dans Siegfried, elle n’abandonne sa passivité que pour s’opposer à Brunhild – qui veut pénétrer avant elle dans l’Eglise [8] – et lui révèle comment Gunther l’a réellement conquise c’est-à-dire en se faisant remplacer par Siegfried. C’est cette scène, après diverses péripéties, qui entraînera la mort du mari de Kriemhild et déclenchera le drame. D’autre part, à la violence individuelle de Kriemhild répond une violence collective que ce soit celle des Huns ou des Burgondes. Par la suite, Fritz Lang mettra – notamment dans M le maudit ou dans Furie – souvent en scène cette opposition entre une violence individuelle – caractéristique de l’Homme – et une violence collective – caractéristique de la société – notamment à travers le thème récurrent du lynchage ce qui ne sera pas sans donner une certaine résonance sociale à son œuvre et développera cette vision pessimiste de l’humain qui est la sienne.
La fin des Nibelungen
Ainsi, après Docteur Mabuse, le joueur, le diptyque des Nibelungen – et plus particulièrement sa seconde partie – pose-t-il les bases de la future réflexion de Fritz Lang. Celle-ci évoluera fortement, bien sûr, mais, on le voit, certaines constantes parcourent toute son œuvre. Certes, l’idée d’une opposition entre violences individuelle et collective est encore très inaboutie et celle – peut-être la plus grande idée languienne – qu’il faut pour combattre le mal se mettre à son niveau de violence et d’absence de scrupules n’a pas encore véritablement émergée [9]. Cela donnera une autre portée à ce thème de la violence irrationnelle et jusqu’au boutiste que Fritz Lang développe déjà si brillamment dans La vengeance de Kriemhild. On l’a déjà vu, cela conduira Fritz Lang à s’éloigner de son nationalisme et à devenir un homme de gauche modérée qui donnera un réel contenu politique à ses films. Notons toutefois pour conclure que ce qui, in fine, domine chez Fritz Lang est le pessimisme concernant la nature humaine. Présent, donc, dès le début de son œuvre, il ne cessera de s’affiner et de s’affirmer le conduisant à la toute fin de sa carrière à une sorte de vision « métapolitique ». Ainsi, dans son dernier film américain, L’invraisemblable vérité (1956) – qu’on peut voir comme un plaidoyer contre la peine de mort –, Fritz Lang semble animé du pessimisme le plus noir et renoncer à établir des frontières strictes entre le bien et le mal. Retournant en Allemagne pour y tourner – enfin – sa version du diptyque Le tigre du Bengale/Le tombeau hindou (1959), il adopte, au contraire, la posture du vieux sage philosophe. Sans doute après une si longue carrière et une vie si riche et controversée – où il aura, comme bien d’autres, traversé en témoin privilégié les événements qui marquèrent son siècle – en avait-il parfaitement le droit.
L’invraisemblable vérité (1956)

Les Nibelungen (1924) de Fritz Lang
Siegfried
La Vengeance de Kriemhild


[1] Ainsi si le Docteur Mabuse (Rudolf Klein-Rogge) est un personnage en pleine santé et fascinant de vitalité dans le premier opus de la série, il n’est plus qu’un malade et, en quelque sorte, l’idée de ce qu’il a été dans Le testament du Docteur Mabuse (1933). En 1960, dans Le diabolique Docteur Mabuse, il n’est plus qu’un souvenir qui suffit à activer – c’est dire sa nocivité et l’évolution d’un Fritz Lang qui signe là son ultime film – le mal. Mais on voit tout de même que Lang n’a jamais pu se défaire d’une certaine fascination, voire sympathie, pour ce personnage qui l’a poursuivi tout au long de son œuvre.
[2] Cela apparaît en fait dès M le maudit qui s’inspire de la sinistre histoire d’une personne surnommée « le vampire de Düsseldorf ». Quant aux Nibelungen, il s’agit bien d’une fresque dans laquelle s’enchaînent les aventures mais n’est-ce pas également, plus ou moins, un fait divers ; la mort de Siegfried résulte, en effet, d’une suite d’événements initiée par la jalousie entre deux femmes.
[3] Le contemporain de Fritz Lang, Friedrich Wilhelm Murnau, excellera à créer ces personnages maléfiques de Nosferatu (Max Schreck) dans le film éponyme (1922) à Hitu dans Tabou (1931) en passant par Tartuffe (Emil Jannings) dans Tartuffe (1925), Méphistophélès (Emil Jannings) dans Faust (1926) et la femme de la ville (Margaret Livingston) dans L’Aurore (1927). Avec le personnage de Kriemhild, Fritz Lang se porte au niveau de son illustre compatriote. Dans une autre forme de cinéma, notons que le Dark Vador des Star Wars (1977, 1980, 1983) créés par George Lucas est aussi de ces personnages qui semblent aspirer la lumière.
[4] Il tombera amoureux d’une jeune prostituée londonienne (Joan Bennett) qui sera tuée par les nazis.
[5] Sauf, bien sûr, – canons hollywoodiens obligent – celle d’un relatif happy end.
[7] Cet hommage est d’autant plus évident que le film cite explicitement un célèbre plan des Contrebandiers de Moonfleet.
[8] On pourrait, dans cette démonstration de jalousie féminine, voir une certaine misogynie. Cela n’est pas faux mais Fritz Lang est bien trop misanthrope pour que tienne véritablement l’accusation.
[9] Le nazisme jouera, sans aucun doute, un rôle fondamental pour que cette idée chemine dans l’esprit de Fritz Lang.

Retour sur Fritz Lang : Fritz Lang muet

10 Avril 2010 , Rédigé par RanPublié dans #Autour de Fritz Lang
Ayant décidé de me faire plaisir, je commence aujourd’hui une nouvelle et longue série consacrée à Fritz Lang. Si elle reviendra plus largement sur sa carrière parlante et américaine, je m’attache, procédant par ordre chronologique, dans ce premier texte à son œuvre muette et allemande qui recèle déjà bien des chefs d’œuvre.
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1) Fritz Lang muet
a. Les Trois Lumières
b. Dr Mabuse, le joueur
c. Metropolis
d. Les Espions
e. La Femme sur la lune

F. LangFritz Lang (1890 – 1976)
Après une première série consacrée à l’automne dernier à Fritz Lang – et plus spécifiquement aux Nibelungen (1924)[1] –, je m’attaque à nouveau à celui que j’ai coutume de présenter comme mon réalisateur préféré[2]. Cette « vénération » pour celui qui est, de manière générale, considéré comme l’un des grands monstres sacrés du cinéma, justifie à elle seule que j’opère ce long retour prévu sur huit textes[3] tant il m’importe, à travers les colonnes de ce blog, de mettre en valeur les œuvres et les auteurs qui m’ont le plus enrichi. Mon objectif ici est, sinon d’embrasser l’œuvre de son auteur dans toutes ses dimensions (ce qui, au vu de sa richesse, serait irréaliste), du moins d’élargir le spectre à l’ensemble de la carrière de Fritz Lang. Je rappelle ici que celle-ci se partage, comme pour nombre de ses contemporains, entre muet et parlant et entre Europe et Etats-Unis. Cela n’est donc pas une spécificité propre à Fritz Lang – on pourrait dire la même chose, par exemple, d’Alfred Hitchcock[4] – mais celui-ci est sans aucun doute le seul dont les carrières muette et parlante, d’une part, allemande et américaine, d’autre part, sont considérées comme également importantes au regard de l’histoire du cinéma[5]. Néanmoins, ayant plutôt mis l’accent dans la précédente série sur sa carrière muette et allemande – et ayant déjà beaucoup parlé (et exposé mon point de vue) sur les différentes polémiques et controverses qui s’y attachent –, je reviendrai, afin de ne pas (trop) me répéter, plus largement sur sa période parlante et américaine dans celle-ci. Mais, comme j’ai choisi de la présenter selon un ordre assez strictement chronologique et qu’il faut donc bien commencer par le commencement, ce premier article est consacré à ses films muets soit à une période allant de Hallblut (ou Le Métis, 1919) à La Femme sur la lune (1929).
Les Trois Lumi+¿resLes Trois Lumières (1921)
Né à Vienne en 1890, s’intéressant à la peinture et à l’architecture dans sa jeunesse, faisant un séjour à Paris avant la Première Guerre mondiale, participant à celle-ci dans l’armée autrichienne (il y perdra un œil), Fritz Lang entre dans une industrie cinématographique allemande en pleine expansion lorsqu’il est démobilisé. Contrairement à nombre de ses contemporains (Ernst Lubitsch, Friedrich Wilhelm Murnau, Otto Preminger,…), il ne passe pas par l’école du grand metteur en scène de théâtre de l’époque, Max Reinhardt, mais effectue une entrée par la petite porte dans le milieu cinématographique faisant l’acteur dans différentes productions aujourd’hui complètement oubliées et surtout vendant ses propres scénarios. Si la plupart de ces films sont aujourd’hui perdus, il est encore possible d’en voir certains notamment La Peste à Florence (Otto Rippert, 1919). Beaucoup des films écrits par Lang commencent à être réalisés par l’un des plus célèbres auteurs de l’époque, Joe May qui dispose de sa propre compagnie de production. Cela montre que la trajectoire de Lang est sur une pente ascendante mais celui-ci aspire à bien plus et souhaite réaliser ses propres films. Il vivra ainsi particulièrement mal que le diptyque du Tombeau Hindou – qu’il a coécrit avec sa nouvelle compagne Thea von Harbou[6] – soit réalisé par May et non par lui-même en 1921[7]. Entretemps, Fritz Lang est d’ailleurs devenu réalisateur – avec Hallblut, donc, en 1919 – et si ses premiers films ne sont pas de grands triomphes[8] et s’il refuse de mettre en scène le film symbole du courant expressionniste allemand, Le Cabinet du docteur Caligari (finalement réalisé par Robert Wiene en 1920), il gagne très vite une grande notoriété en se spécialisant dans les serials – c’est-à-dire des films policiers ou d’aventure déclinés en plusieurs épisodes – et rencontre un premier succès important avec le diptyque[9] des Araignées (Le Lac d’or en 1919 et Le Cargo d’esclaves en 1920). Mieux, il devient en 1921, avec Les Trois Lumières (La Mort fatiguée dans le – très – beau titre original), l’un des tous premiers réalisateurs allemands. Cette curieuse histoire fantastique d’une femme qui défie la mort pour tenter de sauver son amant défunt emprunte à l’expressionnisme – et montre ainsi, déjà, toute l’étendue de l’impressionnant talent plastique du réalisateur – et flirte avec le fantastique et même avec le métaphysique – thème que Fritz Lang ne réabordera réellement qu’à la toute fin de sa carrière. En tout état de cause, il s’agit du premier chef d’œuvre de son auteur et partant d’un jalon important dans sa carrière. Et ce d’autant plus que le succès du film lui permet de s’émanciper définitivement de la tutelle d’un Joe May qu’il ne pouvait guère plus supporter.
b 
Docteur Mabuse, le joueurDocteur Mabuse, le joueur (1922)
Mais Lang ne va pas se contenter de devenir l’un des plus importants réalisateurs d’une Allemagne dont le cinéma domine le reste de l’Europe mais bien le premier de tous[10]. Le tournant date du film qui suit immédiatement Les Trois Lumières ; il s’agit d’un nouveau serial – particulièrement ambitieux – adaptant le roman populaire de Norbert Jacques, Docteur Mabuse. Le film est divisé en deux parties – également réussies – nommées respectivement Docteur Mabuse, le joueur – Une Image de notre temps et Inferno – Les Hommes de notre temps, toutes deux sorties, à quelques mois d’intervalle, en 1922. Dans cet immense film[11], on voit surgir plusieurs des obsessions et des thèmes chers à Fritz Lang. Son goût du monumental tout d’abord qui s’exhibe dans quelques séquences clés notamment celle – superbe – de la bourse au tout début du film[12] mais aussi son intérêt pour le supercriminel – voire le génie du mal – que représente ce Docteur Mabuse[13] (génialement interprété par Rudolf Klein-Rogge) dont le personnage possède – grâce à ses dons dans le domaine de l’hypnose – des caractéristiques fantastiques. Mais on voit également tout le goût et le talent de Fritz Lang pour réaliser un récit policier aux nombreux rebondissements. Le sens virtuose du rythme, l’intérêt pour les affaires criminelles et la mise en scène de mondes opposés et bien différenciés[14] – Fritz Lang emprunte pour cela largement la lumière expressionniste – ne se démentiront plus ensuite chez Lang qui réutilisera largement de telles « recettes » pour devenir l’un des maîtres incontestés du film noir dans sa période américaine[15]. Enfin, le film a clairement une dimension sinon sociale du moins documentaire (qui deviendra quasi-obsessionnelle chez Lang durant sa période parlante) comme l’indiquent clairement les titres de chacune des deux parties de l’œuvre. C’est là encore une pleine réussite puisque le film est sans doute le meilleur document existant sur les années de l’hyperinflation en Allemagne. Bref, à tous points de vue, Docteur Mabuse, le joueur est l’un des très grands chefs d’œuvre de Fritz Lang et l’une des pierres angulaires de sa carrière. C’est également un grand succès qui lui permet de se tourner vers la réalisation d’une œuvre encore plus ambitieuse, Les Nibelungen. Ce film est, une nouvelle fois, décliné en deux parties – Siegfried et La Vengeance de Kriemhild – sorties en 1924. Controversé, car taxé de nationalisme, Les Nibelungen est pourtant un film assez complexe et plus qu’intéressant notamment sur le plan plastique mais aussi – et surtout – parce qu’il introduit, dans sa seconde partie, l’un des thèmes les plus importants de l’œuvre de Fritz Lang : celui de la folie vengeresse que l’on retrouvera plus tard dans Furie (1936), L’Ange des maudits (1952) ou Règlement de comptes (1953). Je n’y reviens pas plus longuement – préférant une nouvelle fois renvoyer à la série que j’ai plus particulièrement consacrée à ce film – mais notons tout-de-même que le film recueille le succès attendu. Il permet à Fritz Lang – et à son producteur attitré, Erich Pommer – d’obtenir de la UFA (l’immense cartel qui régente alors la quasi-totalité de l’industrie cinématographique allemande) les crédits nécessaires pour un projet faramineux censé concurrencé les plus grandes productions américaines : Metropolis.
MetropolisMetropolis (1926)
A défaut d’être son film le plus reconnu – la place est occupée par M, Le Maudit (1931) –, Metropolis (1926) est sans doute le plus film le plus célèbre de Lang – voire le plus célèbre de tous les films muets. Les conditions de sa production et sa trajectoire ont fait beaucoup pour sa légende. La production fut ainsi un événement considérable de portée européenne – Sergueï Mikhailovitch Eisenstein ou Alfred Hitchcock se rendirent en Allemagne pour voir travailler Lang – qui dura près d’un an et mobilisa environ trente-six mille figurants alors que des effets spéciaux quasi-révolutionnaires furent réalisés. Le tout pour un coût (controversé[16]) de cinq à sept millions de marks. Le film était donc strictement impossible à rembourser et n’eut, au surplus, qu’un succès limité. Cela explique en partie sa trajectoire ultérieure faite de mutilations volontaires (notamment par les compagnies américaines), de pertes des négatifs originaux et de remontages plus ou moins complets et parfois totalement baroques (il existe ainsi une version américaine dont la bande-originale est notamment assurée par le groupe Queen…) jusqu’à une restauration – assurée par Enno Patalas –, récente (2001) et très belle mais partielle, qui donne une bonne idée du travail de Fritz Lang. Entre production et trajectoire, reste le film du moins, donc, ce que l’on en connaît[17]. Pour le qualifier, on reprendra la formule de Jean Douchet, « Metropolis est un évident chef d’œuvre mais pas un authentique bon film ». On ne saurait mieux dire, en effet, à propos de ce fabuleux film fourre-tout dans lequel Fritz Lang donne libre cours à tout son goût du monumental (la nouvelle tour de Babel, la machine Moloch, la femme-robot,…) et de l’opposition d’espaces (entre le monde du haut réservé aux puissants et celui du bas dévolu aux ouvriers). Le film fut surtout critiqué d’un point de vue idéologique puisque sa conclusion affirme qu’« entre la main et le cerveau, le médiateur doit être le cœur ». Certains ont voulu y voir une préfiguration de la pensée nazie. Je persiste à croire qu’il s’agit là d’un anachronisme et que, tout au plus, peut-on déceler dans cette formule une idée proche de celle qui fondera les dictatures corporatistes. Mais, on ne saurait résumer le film à sa seule conclusion et on remarquera que l’œuvre ne présente aucune pensée politique claire et que certains éléments – tel l’asservissement de la masse populaire par une caste de puissants – ne sont pas éloignés d’une pensée communiste. En fait, Metropolis montre bien ce qu’était le monde européen des années 1920 parcouru de tendances diverses et difficilement compatibles entre elles. Or, si le film ne parvient – et d’ailleurs ne s’essaye – à aucune synthèse crédible sur le plan politique, il représente par contre un formidable syncrétisme des différents courants artistiques de l’époque. Nul doute que Fritz Lang est extrêmement à l’aise dans le domaine plastique et dans ce film de science-fiction – mais qui célèbre également l’occultisme à travers le personnage du savant fou Rotwang (Rudolf Klein-Rogge) – il mêle l’art religieux à l’expressionnisme en passant par l’art-déco et diverses autres tendances pour créer des images qui, plus de quatre-vingt années après, impressionnent toujours autant le spectateur.
d. 
Les EspionsLes Espions (1928)
Mais, on l’a dit, Metropolis est un échec commercial qui met un terme à la position ultra-dominante qu’avait acquise Lang dans l’industrie du cinéma allemand. Aussi les budgets de ses deux derniers films muets s’en ressentent-ils et jamais il ne retrouvera le pouvoir qui était le sien durant le tournage de Metropolis. Il ne faut cependant rien exagérer et tant pour Les Espions (1928) que pour La Femme sur la Lune (1929), il bénéficie de financements confortables. Le premier, qui le voit renouer avec un thème proche de celui de Docteur Mabuse, le joueur, est sans aucun doute l’une de ses plus grandes réussites de sa période muette. Une nouvelle fois, Fritz Lang montre combien il est à l’aise avec les histoires policières et à quel point son sens du rythme est quasiment parfait. On voit également que l’idée du supercriminel continue de le fasciner mais on remarquera que celui du film, Hagui – une nouvelle fois interprété par son acteur-fétiche Rudolf Klein-Rogge – connaît (ou plutôt s’impose…) quelques entraves comparativement au Docteur Mabuse puisqu’il ne dispose pas – en apparence – de l’usage de ses jambes et renonce en quelque sorte à son corps (donc à séduire…) pour se concentrer sur une domination (intellectuelle) du monde. On trouve là un jalon vers cette œuvre majeure que sera Le Testament du Docteur Mabuse (1933), dernier film allemand de Fritz Lang avant son départ vers la France puis les Etats-Unis. A l’inverse des EspionsLa Femme sur la Lune, dernier film muet de Fritz Lang, ne peut être compté parmi ses chefs-d’œuvre car le film souffre d’une histoire assez peu intéressante et de véritables longueurs. Néanmoins, dans ce nouveau film de science-fiction, la mise en scène du voyage vers la Lune est particulièrement intéressante tant de réels problèmes scientifiques sont abordés[18]. On retiendra surtout la scène du départ de la fusée pour laquelle Lang jurera avoir inventé le compte-à-rebours. Force est en tout cas de reconnaître que la mise en scène des départ de fusées américaines partant vers la Lune sera, quarante après, extrêmement proche de ce que l’on peut voir dans le film de Fritz Lang.
La Femme sur la LuneLa Femme sur la Lune (1929)
Ainsi, au terme de cette première période de son œuvre, ici bien rapidement résumée, on peut dire que si Fritz Lang n’est plus le réalisateur tout-puissant qu’il fut durant quelques années (comment, dans le film éponyme, ne pas l’identifier au maître de Metropolis joué par Alfred Abel), sa carrière est déjà bien remplie et il compte parmi les grands réalisateurs de l’époque du muet. Il confirmera largement sa place éminente dans l’histoire du cinéma au cours de sa période parlante. Si, malheureusement pour lui, son ego surdimensionné ne se satisfera jamais de ne plus connaître les moyens qui ont été les siens au milieu des années 1920, la seconde partie de son œuvre sera sans doute encore plus riche. Tout d’abord parce qu’il approfondira largement les thématiques qui ont fait la qualité de ces films jusque-là. Ensuite parce qu’il saura – lui qui disait ne pas avoir d’oreille – utiliser à merveille les nouvelles ressources offertes par le son. Enfin, et surtout, parce qu’il ajoutera – à mesure que ses convictions se développeront et s’affermiront – une réelle dimension sociopolitique à ses films qui, jusqu’ici, était sinon absente du moins fort mal maîtrisée. Tout cela apparaitra dès son premier film parlant, l’un des plus grands chefs d’œuvre du cinéma, M, Le Maudit mais aussi dans le suivant, Le Testament du Docteur Mabuse. Revenir sur les deux derniers films de la première période allemande – qui, à maints égards, marquent un tournant profond dans sa carrière – sera l’objet du deuxième article de cette série.

M, Le MauditM, Le Maudit (1931)

[1] Voir les trois textes de la série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen ».
[2] Mon avis constituant, comme disait Pierre Desproges, l’avis de référence quand je veux vraiment savoir ce que je pense, présenter Fritz Lang comme mon réalisateur préféré équivaut à ce que je le considère comme le plus grand cinéaste de l’histoire…
[3] J’en profite pour m’excuser auprès de nos lecteurs qui n’éprouvent guère d’intérêt pour le grand cinéaste germanique.
[4] Je renvoie à mon texte consacré à ce dernier publié dans « A travers l’âge d’or américain ».
[5] Cela explique largement la place spécifique qu’il occupe dans celle-ci. Fritz Lang incarne à la fois l’âge d’or du cinéma allemand des années 1920 et celui de l’Hollywood des années 1930 à 1950 (Fritz Lang y réalisa des films de 1936 – Furie – à 1956 – L’Invraisemblable Vérité). Aussi quand le plus emblématique des réalisateurs de la Nouvelle Vague, Jean Luc Godard, fait déambuler Fritz Lang (qui joue son propre rôle) dans les rues de Cinecittà (haut lieu de l’âge d’or du cinéma italien des années 1960) dans Le Mépris (1963), c’est toute l’histoire du cinéma qui semble être réunie dans un même plan.
[6] Celle-ci – aujourd’hui très critiquée notamment parce qu’elle fut, dans la suite de sa vie, une fervente supportrice du nazisme (je renvoie, là encore, à ma série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen » – signera ou cosignera le scénario de tous les films de Lang, à partir de Das Wanderne Bild (1920), jusqu’à son départ d’Allemagne en 1933. Elle collaborera également avec de nombreux autres réalisateurs dont Friedrich Wilhelm Murnau pour Phantom (1922)
[7] A la toute fin de sa carrière, Fritz Lang, revenu en Allemagne, réalisera enfin sa propre version de cette œuvre sous la forme d’un double film, Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou (tous deux datés de 1959)
[8] S’ils sont, pour la plupart, perdus, il y a d’ailleurs tout lieu de penser qu’il ne s’agissait pas d’impérissables chefs d’œuvre.
[9] Le film était initialement prévu pour être divisé en quatre parties.
[10] Néanmoins, du point de vue artistique, j’accorde ma préférence à son concurrent Friedrich Wilhelm Murnau concernant l’œuvre muette (ce dernier, mort en 1931, n’ayant pas le temps de passer au parlant).
[11] Qui, je le confesse, est sans aucun doute mon préféré de toute la période muette de Fritz Lang.
[12] Si la spéculation boursière connaît aujourd’hui de nouvelles modalités, cette scène a toutefois peu perdu de son actualité.
[13] Fritz Lang reviendra à deux reprises au personnage du Docteur Mabuse avec Le Testament du Docteur Mabuse et Le Diabolique Docteur Mabuse (1960), son tout dernier film.
[14] On notera l’excellente mise en scène du monde de la nuit dans Docteur Mabuse, le joueur notamment au travers de magnifiques scènes de cabaret.
[15] Je renvoie ici notamment à mon texte « Le film noir, reflets sociaux » publié dans « A travers l’âge d’or américain ».
[16] Fritz Lang affirme que la UFA a gonflé la note pour dissimuler d’autres pertes.
[17] Une copie quasi-intégrale de Metropolis vient d’être retrouvée en Argentine. Les plans nouvellement découverts viennent d’être ajoutés à la version précedemment restaurée. Cette nouvelle version du film a été présentée au public, dans le cadre du Festival de Berlin, le 12 février dernier (et en direct sur Arte). Si elle permet de mieux comprendre l’histoire et la place de certains protagonistes (on découvre ainsi dans le film une réelle dimension policière qu’on ne lui connaissait pas), le problème vient du fait que les nouveaux plans sont dans un état désastreux ce qui tranche avec le reste du film. Aussi ne gagne-t-on que partiellement en unité. Gageons donc que les aventures de la restauration de Metropolis ne sont pas complètement terminées.
[18] Fritz Lang s’est documenté auprès des meilleurs scientifiques allemands de l’époque.

Retour sur Fritz Lang : Le tournant de M, Le Maudit

23 Avril 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Autour de Fritz Lang
Le début des années 1930, c’est pour Fritz Lang comme pour tous les autres réalisateurs de l’époque, le moment du passage au parlant. Dans le cas du cinéaste germanique, il est particulièrement réussi avec ce qui est considéré comme son chef d’œuvre, M, Le Maudit prolongé par une autre œuvre majeure, Le Testament du Docteur Mabuse.

2) Le tournant de M, Le Maudit
Sommaire actif vers les films :
a.M le Maudit
b.Le testament du Dr Mabuse

M, Le Maudit
Elsie Beckmann (Inge Landgut)
et l’ombre du tueur dans M, Le Maudit (1931)
Le passage des années 1920 aux années 1930 est, depuis la révolution technique opérée à partir du Chanteur de Jazz (Alan Crosland, 1927), pour Fritz Lang comme pour la totalité des réalisateurs de l’époque, également celui du muet au parlant. Si certains tentent un temps de le refuser – Charlie Chaplin est le cas le plus emblématique[1] –, la plupart n’ont d’autre choix que de s’adapter rapidement à cette nécessité technique tant le public réclame des films parlants. S’il résiste un petit moment – La Femme sur la Lune (1929) peut ainsi être considéré comme un film muet relativement tardif –, Lang ne joue toutefois pas les prolongations et se met à la nouvelle mode dès M, Le Maudit (1931). Ce film est aujourd’hui largement considéré comme le plus important de son auteur et figure, avec Cuirassé Potemkine (Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, 1925) ou Citizen Kane (Orson Welles, 1941), parmi les quelques grands chefs d’œuvre de l’histoire du cinéma unanimement (ou presque) reconnus comme tels. S’il est inutile de préciser que je partage pleinement ce point de vue, on peut toutefois remarquer que le seul exemple de M, Le Maudit vient largement tempérer l’idée très répandue – et loin d’être tout-à-fait fausse – selon laquelle les premières années du parlant furent, en quelque sorte, des années perdues pour le cinéma au niveau artistique puisque l’ensemble de la production du début des années 1930 fut loin d’égaler en qualité celle de la fin des années 1920 donc de la fin du muet. Certes, la dernière époque du cinéma muet constitua une sorte d’apogée du septième art puisque, outre Fritz Lang, Friedrich Wilhelm Murnau, Sergueï Mikhailovitch Eisenstein ou encore Charlie Chaplin y signèrent chef d’œuvre sur chef d’œuvre. Mais, donc, dès le début du parlant, il y eut M, Le Maudit et ce film fournissait la preuve absolue que la nouvelle technique – si, encore balbutiante, elle était inégalement maîtrisée par nombre de réalisateurs – ne devait en rien enterrer le cinéma en tant qu’art mais au contraire lui offrait de nouvelles possibilités[2].
Schr+ñnker
Schränker (Gustaf Gründgens) dans M, Le Maudit
a. 
Ainsi M, Le Maudit est-il à l’évidence un pur chef d’œuvre. Bien que Fritz Lang ne bénéficie que d’un budget assez limité – il s’est définitivement dégagé de la tutelle de la UFA et doit avoir recours aux services d’une petite compagnie indépendante, la Nero Films – il sait utiliser au mieux ses ressources financières (relativement confortables tout de même car son nom reste immensément célèbre). Il y retrouve ainsi plusieurs de ses thèmes de prédilection[3] de l’époque du muet puisque le film est construit sur une très solide intrigue policière – et on sait que le réalisateur affectionne celles-ci – mais si, avec le personnage du chef de la pègre, Schränker (Gustaf Gründgens), il renoue avec la figure du supercriminel[4], il ne réalise pas là un nouveau serial et intègre directement son film dans la réalité sociale allemande de l’époque en se basant sur un sordide fait divers[5], celui de l’affaire d’un assassin célèbre surnommé le vampire de Düsseldorf. Le rôle extrêmement difficile – d’autant qu’il s’agit, dans le film, d’un pédophile et d’un tueur d’enfants – de Hans Beckert (dit M) sera génialement assumé par Peter Lorre qui offre une composition absolument extraordinaire. Ajoutons que Lang a gardé – et même encore développé son exceptionnel sens du rythme (le film dure moins de deux heures quand ses films muets dépassaient allègrement les cent cinquante minutes). Il utilise notamment pour cela toutes les ressources offertes par le montage parallèle puisque le film narre la double chasse à M, menées, d’une part, par la police et, d’autre part, par la pègre puisque le pédophile gène celle-ci dans ses criminelles activités. On comprend d’ailleurs à ce seul rappel que Lang en profite une nouvelle fois pour offrir la représentation de l’opposition de deux mondes, celui de la légalité et celui des bas-fonds. On remarquera aussi que le film présente de nombreuses scènes extrêmement marquantes – depuis bien longtemps intégrées au panthéon du cinéma – et s’il ne saurait être question ici de les rappeler toutes, citons tout de même l’ombre de M venant couvrir le mot « Morder » sur une affiche lors de la première apparition du personnage, les conférences montées parallèlement des policiers et des bandits (avec ces raccords sons extraordinaires et novateurs) durant lesquelles les salles sont progressivement envahies de fumée, signe de la fébrilité de l’atmosphère, les deux enquêtes – l’une, empirique, de la pègre qui utilise essentiellement le son[6] et l’autre, scientifique, de la police qui se base tout d’abord sur des indices écrits, ou encore cet inoubliable procès populaire. Bref, tout ceci – et l’on voit d’ailleurs, à la lumière de ces quelques exemples, combien Fritz Lang a su utiliser la nouvelle ressource offerte par le son – suffirait amplement à faire de M, Le Maudit un immense film. 
Hans Beckert
Hans Beckert (Peter Lorre) dans M, Le Maudit
Mais il y a plus encore qui tient à la pluralité d’interprétations possibles de ce film. Remarquons tout d’abord, en citant Fritz Lang lui-même, que M, Le Maudit est une œuvre qui offre différents degrés de lecture – et qui est donc potentiellement adaptée à tous les types de public – :
                  « S’il y a une couche inférieure dans le public – cela n’existe pas, mais admettons seulement qu’il y en ait une – M n’est qu’une histoire de gendarmes et de voleurs. Pour une couche un peu supérieure, ce serait qu’est-ce que la brigade criminelle fait pour arrêter les assassins ? Pour une autre encore ce sera (et c’est en fait pour cela que j’ai réalisé ce film) : quels dangers un enfant affronte-t-il dans la société contemporaine ? Qu’est-ce qu’on fait des criminels sadiques (si cela existe – si ce ne sont pas simplement des malades) ? Et pour la couche supérieure (si l’on veut bien l’appeler comme cela), c’est une discussion pour ou contre la peine capitale. Dans ce cas, heureusement – cela n’arrive pas souvent (je ne suis pas très humble, j’en conviens) – on a un film qui plaît à toutes les couches à la fois »[7].

Tout cela est incontestablement vrai – et cela démontre encore une fois l’incroyable qualité du film – mais il y a plus ce qui est inévitablement lié au contexte historique. Celui de l’histoire du cinéma, tout d’abord. On l’a dit et répété, avec M, Le Maudit, Fritz Lang passe au parlant et pour le réalisateur – qui est de plus en plus intéressé par les possibilités documentaires offertes par son art –, il semble que cette nouvelle technique impose de tenir un discours sinon directement idéologique du moins sociopolitique cohérent ce qu’il s’était bien gardé de faire  – et on lui a suffisamment reproché – durant toute sa carrière muette. Or, cela coïncide – et l’intrication des deux phénomènes est évidente – avec une période particulièrement tourmentée de l’histoire allemande. La République de Weimar agonise, le nazisme – qui s’approprie toutes les passions nationalistes allemandes – monte irrésistiblement, partout autour de l’Allemagne des régimes sinon fascistes du moins dictatoriaux prennent le pouvoir. Bref et sans même parler du poids du communisme, le pays est en proie à la guerre civile et l’Europe à celle de la guerre totale. A ces tensions, Fritz Lang ne peut échapper et, à l’instar d’un Jean Renoir dans La Règle du jeu (1939), il saura en rendre compte à travers son art alors même que ses propres convictions sont mal établies[8]. En 1930, Lang a déjà quarante ans et si on peut supposer qu’il était un homme de droite ou plus exactement un conservateur durant les années précédentes, sa pensée politique reste embryonnaire et jamais il n’a – c’est en tout cas mon point de vue[9] – voulu avoir de discours politique dans ses films. Or, l’homme a également des tendances libérales et il comprend peu à peu que celles-ci deviennent désormais totalement incompatibles avec un fond de pensée conservatrice. Cela le conduira[10] à construire une véritable pensée politique que l’on peut qualifier de gauche modérée (ou plus précisément libérale au sens américain du terme). Mais, pour l’heure, ce mouvement n’en est qu’à ses débuts et la confusion qui règne dans l’esprit de Lang – les différentes dimensions, qu’il cite comme étant présentes dans M, Le Maudit, tendent d’ailleurs à le confirmer – renvoient à celle de son pays. Cela explique la pluralité de lectures possibles de M, Le Maudit. Certains y voient ainsi un film qui montre la vitalité des marges de la société allemande où existe une contre-société plus efficace que les autorités officielles et on y voit alors – il semble que ce soit la lecture privilégiée par Adolf Hitler ou Joseph Goebbels – une œuvre annonçant l’avènement du nazisme. A l’inverse, on peut considérer que Lang dénonce le principe d’une justice populaire et fait, d’une certaine manière, l’éloge de l’Etat de droit – en se basant sur l’exemple de la pire figure criminelle imaginable qui, à la fin du film, ne peut que toucher le spectateur. M, Le Maudit devient alors – ce qui est un anachronisme probablement inévitable – une sorte de manifeste antinazi. En fait, les deux lectures sont également convaincantes car le film dit, in fine, les deux choses en même temps[11]. On rajoutera d’ailleurs qu’au côté des figures du surhumain (Schränker) et de l’inhumain (Hans Beckert), Fritz Lang en introduit une troisième, celle du très humain avec le commissaire Lohmann (Otto Wernicke) – sorte de cousin germanique de Maigret – et personnage dont Lang semble, en dernière analyse, le plus proche.
Docteur Mabuse
Le Docteur Mabuse (Rudolf Klein-Rogge)
dans Le Testament du Docteur Mabuse (1933)
Et après un tel film qui montre un passage au parlant plus que réussi, Fritz Lang enchaîne immédiatement avec un nouveau chef d’œuvre – son dernier film avant son départ d’Allemagne, Le Testament du Docteur Mabuse[12] (1933) – suite de l’un de ses films muets, Docteur Mabuse, le joueur (1922). Certains thuriféraires de Fritz Lang veulent absolument y voir une œuvre résolument antinazie défendant que les plans du docteur pour imposer le chaos sont directement inspirés de slogans du NSDAP. Je ne sais si l’information est exacte et ne pense pas que Lang ait véritablement voulu faire de son film un manifeste politique. Il est toutefois incontestable qu’il fut, lors de sa sortie en salles, retiré de l’affiche par les nazis qui jugeaient celui-ci par trop subversif[13] et que si Thea von Harbou signe une nouvelle fois le scénario, sa contribution au film fut des plus modestes (pour ne pas dire nulle) puisqu’elle était alors séparée de Fritz Lang[14]. En tout cas, l’auteur réalise un nouveau film total et retrouve une histoire policière teintée de fantastique comme il les aime. Malgré tout l’intérêt de ce film et tout l’amour que je lui porte, je ne m’arrêterai cependant guère sur celui-ci qui confirme tout le talent de Fritz Lang et montre que le changement de cap opéré avec M, Le Maudit se prolonge (l’utilisation du son – que l’on songe seulement à la séquence initiale – est une nouvelle fois magistrale). Je tiens juste à faire deux remarques d’importance. Tout d’abord, si le retour au personnage du Docteur Mabuse (toujours interprété par Rudolf Klein-Rogge) montre que l’intérêt de Lang pour le supercriminel ne se dément pas, il faut noter que l’évolution observée dans Les Espions (1928) se confirme et s’affine. Le supercriminel est cette fois devenu fou et vit enfermé dans une cellule. Si, dans Les Espions, Hagui (Rudolf Klein-Rogge) n’avait pas – en apparence – l’usage de ses jambes, Mabuse est ici réduit à un pur esprit qui domine – par son pouvoir d’hypnose – un autre homme, son médecin soignant, le docteur Baum (Oscar Beregi Senior) et n’apparaît – il s’agit d’une illusion – que caché derrière un rideau étant limité à une simple voix. Ainsi, Fritz Lang, s’il ne nie pas la fascination que lui inspire le surhumain, en montre toutefois le danger. Ensuite, comme dans M, Le Maudit, il lui oppose le personnage de l’humain – dans le plus beau sens du terme – en réintroduisant le personnage du commissaire Lohmann (Otto Wernicke)[15]. Ainsi peut-on tout de même considérer, n’en déplaise à ses contempteurs, que Fritz Lang n’évolue-t-il pas vraiment – contrairement à son pays – vers le nazisme en 1932-1933.
Docteur Baum
Le docteur Baum (Oscar Beregi Senior)
dans Le Testament du Docteur Mabuse
Aussi, après ses deux immenses chefs d’œuvre, Fritz Lang quittera-t-il bien – certes dans des conditions controversées[16] – l’Allemagne (malgré les propositions des nazis) avec pour objectif de rejoindre Hollywood, l’Eldorado des cinéastes. Mais n’ayant pas alors de contrat, il fera une escale en France pour y tourner – avec un budget cette fois très limité et en bénéficiant toujours de la bienveillante production d’Erich Pommer – l’un de ses films les plus mineurs, Liliom (1934). Coincé entre Le testament du Docteur Mabuse et Furie (1936), son premier film américain, il fait certes pâle figure mais il est loin d’être complètement dépourvu d’intérêt et contient quelques bons moments notamment la représentation du Paradis que pourrait avoir un petit voyou ; celui-ci est incarné par Charles Boyer et il s’agit sans aucun doute d’un de ses meilleurs rôles. Mais ce n’est là, bien sûr, qu’une parenthèse dans la carrière de Fritz Lang avant qu’il ne parte, enfin, pour les Etats-Unis grâce au producteur (et futur très grand réalisateur) Joseph L. Mankiewicz. Dans ce pays, l’attend une longue, brillante mais parfois difficile carrière d’une vingtaine d’années. Y arrivant en tant que réalisateur de M, Le Maudit, il bénéficiera au début de celle-ci d’une certaine liberté qui lui permettra notamment de tourner une trilogie dite sociale (Furie ; J’ai le droit de vivre en 1937 ; Casier judiciaire en 1938) prolongera qui très largement l’édifice construit depuis ses premiers films parlants. Ce sera très largement l’objet du troisième texte de cette (longue) série.
Furie
Furie (1936)
  Fritz Lang muet Les premiers films américains

[1] Je reviendrai très rapidement sur le rapport entre Charlie Chaplin et le cinéma parlant en proposant un texte sur Les Temps modernes (1936) dans « Un auteur, une œuvre ».
[2] Même s’il perdait définitivement en universalité… Les premières années du parlant sont ainsi celles d’expérimentations en tout genre et on voit notamment apparaître des films bilingues (Allo Berlin, ici Paris de Julien Duvivier en 1931 qui témoigne – déjà un peu à contretemps – d’une détente de courte durée dans les relations franco-allemandes) alors qu’il existe une version française (très inférieure à la version allemande) du Testament du Docteur Mabuse réalisée par Fritz Lang en parallèle de l’œuvre originale…
[3] On notera toutefois que, comparativement à son époque muette, Lang renonce – et définitivement – à son goût du monumental ce qui est d’ailleurs sans doute autant lié à des choix personnels qu’à des nécessités financières.
[4] On dit d’ailleurs que la gestuelle et l’apparence (notamment son grand manteau de cuir) de ce personnage à l’évidence très charismatique auraient inspiré nombre de dirigeants nazis et tout particulièrement Adolf Hitler.
[5] Les faits divers ne cesseront de passionner Fritz Lang dans la suite de sa carrière et il disait toujours commencer sa lecture des journaux par cette rubrique.
[6] L’assassin sera ainsi démasqué par un aveugle (!) qui reconnaît la comptine (issue de l’opéra Peer Gynt d’Edvard Grieg) sifflée par Hans Beckert.
[7] Cette citation est extraite du livre d’entretiens entre Fritz Lang et Peter Bogdanovich, Fritz Lang en Amérique (Paris, Les Cahiers du cinéma, 1990, page 105 ; première édition – américaine – en 1969). Alors qu’il parle d’un autre de ses chefs d’œuvre, Règlement de comptes (1953), Fritz Lang répond à cette question : « Mais que faites-vous de la différence des publics ? ». On voit, à travers cet extrait de la réponse, combien Fritz Lang – à qui il arrive de démolir ses propres œuvres – aime M, Le Maudit mais aussi combien l’obsession que ses films aient une valeur documentaire et sociale est grande chez lui. Enfin, on remarquera que les questions qu’il pose – et le film avec – n’ont guère perdus de leur acuité.
[8] Tout comme celle de Renoir sont en train de se transformer lorsqu’il tourne La Règle du jeu.
[9] Mais on sait que cette question est extrêmement controversée notamment en ce qui concerne Les Nibelungen (1924) et Metropolis (1926). Pour une précision sur mes positions, voir les trois textes de ma série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen » et le premier texte de la présente série.
[10] J’y reviendrai dans les prochains textes de cette série.
[11] Mais attention, contrairement à Metropolis où le discours sociopolitique était incohérent (voir le texte précédent de cette série), M, Le Maudit rend compte, grâce au médium artistique (et là réside, en grande partie, le génie de Fritz Lang), de l’état de confusion d’une époque sans asséner une vérité toute faite ce qui serait certes peut-être aujourd’hui plus satisfaisant pour l’esprit et la morale mais serait totalement inadapté au contexte de l’Allemagne du début des années 1930.
[12] Ce film ne souffre aucunement de la comparaison avec son immense prédécesseur. Simplement, le fait qu’il vienne après explique peut-être qu’on le place souvent un cran au-dessous de M, Le Maudit.
[13] Mais il ne s’agit pas véritablement là d’un cas isolé…
[14] Ce qui n’était pas seulement lié à des différends politiques…
[15] Le Testament du Docteur Mabuse est donc une double suite de telle sorte qu’il boucle symboliquement la boucle de la première carrière allemande de Fritz Lang.
[16] Je n’y reviens pas préférant renvoyer au premier des trois textes de ma série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen).

Retour sur Fritz Lang : les premiers films américains

14 Mai 2010 , Rédigé par RanPublié dans #Autour de Fritz Lang
Arrivé aux Etats-Unis juste après Liliom (1934), Fritz Lang doit attendre 1936 pour y réaliser son premier film, Furie. Celui-ci, à l’évidence l’un de ses plus grands chefs d’œuvre, lui permet d’affiner son discours politique en germe depuis M, Le Maudit. Son film suivant, J’ai le droit de vivre, confirmera cette évolution.
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3) Les premiers films américains
a.Furie
b.J'ai le droit de vivre
Affiche de FurieAffiche de Furie (1936)
Arrivé aux Etats-Unis immédiatement après son unique film réalisé en France, Liliom (1934), Fritz Lang découvre ce qui apparaît, eu égard aux moyens colossaux dont disposent les grands studios, comme le paradis des réalisateurs, Hollywood. Nul ne peut affirmer ce qu’aurait été la carrière du cinéaste sans l’avènement des nazis en Allemagne en 1933 et force est de constater que son départ de ce pays fut, bien qu’il n’ait rien à voir avec la magnifique fable que Lang se plaisait à raconter jusqu’à la fin de sa vie[1], précipité mais on peut également affirmer que, comme nombre de ses pairs européens – Ernst Lubitsch, Friedrich Wilhelm Murnau, Georg Wilhelm Pabst[2], Joseph von Sternberg pour ne s’en tenir qu’à quelques réalisateurs germaniques –, il rêvait de rejoindre un jour « La Mecque » du cinéma. Il doit toutefois patienter plus d’un an avant qu’un véritable projet ne lui soit confié. Ce sera Furie (1936), coup d’essai de Fritz Lang et son premier immense coup de maître doublé d’un réel succès public qui renforce alors sa position dans le système américain – bien que déjà celui lui pèse et qu’il regrette (ce qui n’ira qu’en s’accentuant) la liberté qui était la sienne en Allemagne. Toutefois, il faut préciser que malgré le délai entre son arrivée aux Etats-Unis et le tournage de son premier film, Fritz Lang bénéficie – eu égard à son grand prestige –d’excellentes conditions pour le réaliser ayant un budget plus que confortable et un couple de stars au générique (Spencer Tracy et Sylvia Sidney).
La populaceLa « populace » dans Furie
Sans conteste, le film est un chef d’œuvre et donne le ton de la brillante seconde carrière de Fritz Lang. On peut même se demander si plus encore que M, Le Maudit (1931), il ne constituerait pas la pierre angulaire de l’œuvre de l’auteur en ce qu’en celui-ci se concentrerait l’essentiel de sa pensée depuis ses prémisses jusqu’à ses développements ultérieurs. Avant d’y revenir, saluons tout-de-même, la grande qualité formelle du film. Elle montre – ce qui ne cessera de se confirmer tout au long des deux décennies suivantes – à quel point Fritz Lang maîtrise le rythme de ses films comme peu d’autres (peut-être Raoul Walsh, Anthony Mann ou Otto Preminger) s’en montreront capables. On chercherait en vain la moindre longueur dans Furie alors que Lang domine, jusque dans les plus infimes détails (les cacahuètes, le fil bleu, l’incapacité du héros à prononcer le mot « souvenir »), la construction scénaristique pour offrir un film d’une densité impressionnante qui, pourtant, ne dépasse pas les quatre-vingt-dix minutes. Le réalisateur offre aussi des plans d’une grande beauté notamment lorsqu’il fait intervenir la foule et qu’il alterne plans larges et très gros plans[3] tout autant afin d’accroître la tension du spectateur que d’isoler l’individu dans la masse – ou la « populace » comme le héros (Joseph Wilson incarné par Spencer Tracy) et Fritz Lang lui-même la nomme – et de montrer l’articulation complexe entre les deux. Ajoutons encore que Lang réalise un parfait film de procès mobilisant notamment cette excellente idée de faire intervenir un film amateur pour permettre de confondre les coupables.
 Joe WilsonJoe Wilson (Spencer Tracy) dans Furie

Mais, surtout, donc, Furie présente de la manière la plus synthétique et la plus claire la vision du monde ou de l’Homme de Fritz Lang dont jamais il ne se départira vraiment. Plus que simplement pessimiste, celle-ci est profondément misanthrope[4]. Pour cela, Fritz Lang divise son film en deux parties de durées strictement identiques. La première, après une brève exposition de la relation amoureuse de Katherine Grant (Silvia Sidney) et de Joseph Wilson et – surtout – de la nature profondément honnête et pacifique de celui-ci, raconte le lynchage dont est victime ce dernier par la population de la petite ville de Strand pour un crime qu’il n’a pas commis. Si le film fait alors montre d’un peu d’humour lorsque Lang met en scène le trajet de la rumeur de l’arrestation d’un criminel, il adopte très rapidement un ton très grave lorsque l’on voit la masse des habitants de la petite ville se transformer rapidement – sous l’influence de quelques meneurs – en une horde barbare (déjà, Metropolis, en 1926, montrait un groupe, celui des ouvriers, se transformant en masse destructrice mais, à l’époque, on l’a vu, Lang ne maîtrisait guère son discours politique) voulant du sang. Fritz Lang propose ici un évident plaidoyer contre le lynchage mais exprime plus profondément sa crainte des phénomènes incontrôlés de masse. Il l’explique ainsi dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich[5] :
         « Peter Bogdanovich : « Comment aviez-vous connaissance de la populace, de l’émeute ?
               
Fritz Lang : Cela remonte à un fait dont j’ai été témoin. Après mon départ d’Allemagne, j’ai fait un film en France, Liliom (1934). Un soir, il devait être six heures, je revenais du studio, quelque part à Paris – je ne me souviens plus exactement. Devant moi, une immense foule marchait très paisiblement. Ma voiture s’est arrêtée. Bien entendu, personne ne m’avait remarqué, ni moi ni ma voiture, personne n’a dit un mot ; j’étais assis à côté du chauffeur ; j’observais. Il y avait une grande palissade en tôle ondulée – comme on en voit beaucoup en France – et un homme se promenait en frottant sa canne le long de la palissade, ce qui faisait un drôle de bruit : « rataratarata ». C’était très amusant. Ratarataratarata… C’était drôle et les gens ont ri ; et plus les gens riaient, plus il insistait. Puis, quand vint la fin de la palissade, il se trouva devant une vitrine. Il commença à faire la même chose mais, après deux ou trois coups répétés, la vitre se brisa. Ce fut le début de l’émeute. La foule se transforma en populace. La plaisanterie tourna à l’émeute que la police vint réprimer. Tout avait commencé par un simple « Amusons-nous un peu ! ». Les masses perdent conscience lorsqu’elles sont assemblées ; elles se transforment en populace qui n’a plus de conscience individuelle. Ce qui arrive durant une émeute est l’expression d’un sentiment de masse, ce n’est plus le sentiment d’un individu. »

On ne saurait être p
lus clair que dans ses propos et surtout dans ce film pour démontrer la lâcheté et la violence sans limites (et sans que rien ne puisse l’arrêter) dont est capable une micro-société. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans Furie est que Fritz Lang présente dans sa seconde partie la vengeance d’un Joe Wilson – sauvé miraculeusement de l’explosion de sa prison – qui, passé pour mort, instrumentalise le procès de ses présumés assassins et est prêt – lui qui était jusqu’ici apparu très doux – à les faire tous condamnés à mort ayant, semble-t-il, perdu tout sentiment de pitié. Ainsi, pour Lang, si toute communauté est, en tant que communauté, prête à des actes de barbaries dès lors qu’elle s’est transformée en « populace », parallèlement tout homme en tant qu’individu est capable, lui aussi, de la plus effrayante violence dès lors qu’il est intimement blessé. D’ailleurs, à la fin du film, Joe Wilson affirmera, malgré l’inutile happy end imposé par les studios, avoir perdu ses idéaux sur son pays. Cela peut certes faire écho à la situation de Fritz Lang par rapport à son propre pays mais on remarquera que le réalisateur approfondira sa réflexion sur la société américaine dans l’ultime partie de sa carrière[6]. En tout cas, Joe Wilson est bien le cousin germain de la Kriemhild (Margarete Schön) de la seconde partie des Nibelungen[7] (1924) et du Dave Bannion (Glenn Ford) de Règlement de comptes (1953) ainsi que de nombreux autres personnages des films de Fritz Lang tant le thème de la vengeance est fondamental pour le réalisateur. En tout cas, pour Lang, si individu et communauté sont très différents[8], les deux sont également et potentiellement monstrueux. Cela, Furie le montre avec génie – même si l’on peut être en désaccord sur le fond[9] – et sans aucune ambigüité et constitue donc bien un film plus que fondamental dans l’œuvre de son auteur. 
J'ai le droit de vivreJoan Graham (Silvia Sidney) et Eddie Taylor (Henry Fonda)
dans J’ai le droit de vivre (1937)
Moins important sans doute en ce sens mais également très réussi sera son deuxième film américain, sorti l’année suivante, J’ai le droit de vivre qui renoue avec certaines des thématiques de Furie. Ce deuxième film pour lequel Fritz Lang bénéficie à nouveau d’un duo d’acteurs stars (Henry Fonda qui joue Eddie Taylor et Sylvia Sidney – encore une fois – qui incarne Joan Graham) est avant tout l’histoire d’un couple maudit, le rôle de Sylvia Sidney étant assurément plus décisif et développé que dans Furie. Néanmoins, le personnage le plus important reste Eddie Taylor, petit bandit mais homme bon dans le fond, qui figure un homme (presque) seul et en est réduit à vivre aux marges d’une société qui ne lui offre aucune possibilité de réinsertion. Il est finalement condamné à mort pour un crime qu’il n’a pas commis. Gracié in extremis, il ne croira pas à ce miracle – n’ayant plus guère d’illusions sur le monde qui l’entoure – et, prêt à tout, tuera pour s’évader l’un des seuls hommes qui n’a cessé de l’aider, le père Dolan (William Gargan). Dès lors, aucun happy end n’est ici possible et les deux amants mourront à la fin de J’ai le droit de vivre. Il n’en est pas moins évident que ce n’est pas Eddie Taylor que condamne le réalisateur mais bien la société qui, in fine, a secrété un meurtrier. Seules quelques forces – l’Amour incarné par Joan, la Religion par le père Dolan et la Justice par l’avocat Stephen Whitney (Barton MacLane) – qui forment une assez curieuse association lutteront, sans réussite, contre le terrible fatum qui accable Eddie. On le voit ce film, outre que Lang propose (notamment lorsque Eddie est en prison) de sublimes séquences qui renouent avec l’éclairage expressionniste de sa période allemande et montre, une nouvelle fois, sa maîtrise lorsqu’il s’agit de jouer avec les émotions du spectateur, prolonge largement les réflexions esquissées dans Furie.
P+¿re DolanLe père Dolan (William Gargan), le docteur Hill (Jerome Cowan) et Eddie Taylor
dans J’ai le droit de vivre
De ces deux premiers films américains, on remarquera donc que Lang développe une extrême misanthropie à l’égard de l’espèce humaine. Cependant, sa vision politique et idéologique s’est largement affinée depuis M, Le Maudit et là où il subsistait alors des ambigüités, des certitudes ont maintenant mûri dans l’esprit de Lang. Celui-ci fait montre d’une empathie certaine pour les victimes – même s’il sait qu’elles peuvent à tout moment se transformer en êtres violents – de la société et le faible, celui-ci se situant clairement du côté de Joe Wilson puis d’Eddie Taylor. De plus, la seule puissance potentiellement positive semble être la Justice incarnée par l’opiniâtre procureur (Walter Abel) de Furie puis par l’avocat de J’ai le droit de vivre. Dans le débat contre-société (et justice populaire) contre Etat de droit – quelles que soient ses limites – qui pouvait se poser à travers différentes lectures de M, Le Maudit, Fritz Lang a désormais définitivement tranché en faveur du second. Aussi développe-t-il, parallèlement à sa noire misanthropie, un certain humanisme et peut-on désormais le qualifier de cinéaste dotée d’une conscience sociale de gauche – ce qu’il n’était assurément pas durant sa période allemande. La mue est achevée et sa haine des mouvements de foule l’éloigne par ailleurs de toute tentation communiste[10].

Affiche du Retour de Frank jamesAffiche du Retour de Frank James (1940)
Je ne reviendrai guère sur ses trois films suivants d’autant que deux d’entre eux – Casier judiciaire (1938) et Les Pionniers de la Western Union (1941) – figurent parmi les trois films américains de Fritz Lang que jamais je n’ai eus l’occasion de voir (avec Guérillas réalisé en 1950). On notera simplement que Casier judiciaire conclue ce que l’on a coutume d’appeler la trilogie sociale de Lang et qu’il est généralement considéré comme nettement plus faible que ses deux prédécesseurs. Ce n’est pas non plus une réussite commerciale et, après celui-ci, Lang cherche à ne pas s’enfermer dans les films à résonance sociale. Il en aura la possibilité en réalisant deux westerns, genre redevenu, depuis peu, très populaireLe Retour de Frank James (1940 ; avec Henry Fonda ; il s’agit de la suite du Jesse James – 1939 – d’Henry King et d’un nouveau film de vengeance) puis Les Pionniers de la Western Union. Assurément ce genre l’intéresse – d’autant qu’il compare à très juste titre ce que représente le western pour les Etats-Unis à ce qu’est la légende des Nibelungen pour l’Allemagne – mais ces deux films ne figureront pas parmi les chefs d’œuvre de Fritz Lang (même si le premier vaut mieux que ce que le réalisateur peut bien en dire). En fait, le grand western de Fritz Lang attendra encore bien des années puisqu’il s’agit de L’Ange des maudits datant de 1952. En attendant, ses premiers westerns ne bénéficient que d’un succès limité et Lang voit sa position se fragiliser au sein du système hollywoodien. Mais une formidable opportunité va surgir pour le réalisateur avec le déferlement du genre « antinazi ». Eu égard à son passé, le réalisateur germanique semble particulièrement qualifié pour réaliser de tels films. Effectivement, il en tournera quatre en cinq ans – Chasse à l’homme (1941) ; Les Bourreaux meurent aussi (1943) ; Espions sur la Tamise (1944) ; Cape et poignard (1946) – et va se montrer particulièrement brillant signant plusieurs chefs d’œuvre du genre et même des chefs d’œuvre tout court ; j’y reviendrai dans le quatrième texte de cette série.
Chasse +á l'hommeChasse à l’homme (1941)
 Le tournant de M, Le Maudit Fritz Lang antinazi


[1] Sur ce point, je renvoie au premier texte de ma série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen ».
[2] La carrière américaine de celui-ci sera toutefois très courte et il retournera en Allemagne quand les nazis arriveront au pouvoir.
[3] On retrouve dans ceux-ci des restes des scènes monumentales que le réalisateur aimait à filmer dans sa période muette ; celles-ci sont extrêmement rares à partir du début des années 1930 dans l’œuvre de Fritz Lang.
[4] Et, sans doute, est-elle partiellement construite sur la vision qu’a Fritz Lang de lui-même bien que l’homme n’avait rien d’un dépressif.
[5] Dans Fritz Lang en Amérique (page 26 ; références dans le précédent texte de cette série). Il parle alors de Furie. On peut certes s’interroger sur l’authenticité du fait divers qu’il relate tant Fritz Lang peut prendre des libertés avec la vérité… En tout état de cause, cela ne change rien à la sincérité de ses convictions sur la « populace » et le phénomène du lynchage.
[6] J’y reviendrai dans le dernier texte de cette série.
[8] Ne serait-ce que dans leur façon d’agir : le lynchage est un phénomène spontané alors que la vengeance est le produit d’un raisonnement.
[9] Ce qui n’est pas mon cas ; je suis en plein accord intellectuel (voire philosophique) avec Fritz Lang.
[10] Une scène des Bourreaux meurent aussi le montrera clairement ; j’y reviendrai dans le prochain texte de cette série.

Retour sur Fritz Lang : Fritz Lang antinazi

21 Mai 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Autour de Fritz Lang
La Seconde Guerre mondiale approchant puis se déclarant, les grands réalisateurs hollywoodiens sont mobilisés pour sortir le peuple américain de sa torpeur isolationniste. Un nouveau genre, le film antinazi, naît alors et Fritz Lang, qui en réalisera quatre entre 1941 et 1946, se montrera particulièrement efficient dans celui-ci.

4) Fritz Lang antinazi
a.Chasse à l’homme
b.Les Bourreaux meurent aussi
c.Espions sur la Tamise et Cape et poignard

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Le capitaine Thorndike (Walter Pidgeon)
dans Chasse à l’homme (1941)
Ainsi, au début de 1941 alors qu’il achève son second western, Les Pionniers de la Western Union, la carrière hollywoodienne de Fritz Lang semble-t-elle quelque peu s’enliser mais l’avènement du genre antinazi dans le cinéma américain va donc lui ouvrir de nouvelles possibilités. Jusqu’au début de cette année, seuls deux films américains ouvertement hostiles au régime d’Adolf Hitler furent tournés, Les Aveux d’un espion nazi (Anatole Livtak, 1939) et Le Dictateur (Charlie Chaplin, 1940), le pays étant en proie à des tentations isolationnistes héritées de la Première Guerre mondiale qui n’ont fait que s’accroître devant l’inexorable marche du continent européen vers la guerre. Aussi la production américaine affiche-t-elle en 1939-1940 une tendance certaine au repli sur soi – ce qui expliquera d’ailleurs le si rapide développement du western. Mais, plus tôt que bon nombre d’observateurs américains, le président, Franklin Delano Roosevelt comprend qu’un engagement dans la guerre contre l’Allemagne est, à terme, inévitable. Si elle n’interviendra finalement qu’en toute fin d’année 1941 – et ce sera d’ailleurs l’Allemagne qui déclarera la guerre aux Etats-Unis et non l’inverse – il s’agit, pour le président, de préparer ses compatriotes au conflit. Aussi, dès sa troisième élection acquise en novembre 1940, mobilise-t-il ses contacts à Hollywood pour que le cinéma national participe à un effort (officieux) de propagande afin que les Américains mesurent toute l’horreur du IIIe Reich – et la nécessité de le combattre. Le milieu hollywoodien – avec ses grands producteurs juifs et ses nombreux exilés européens (dont certains, ce qui est plus ou moins le cas de Lang, ont directement fui le nazisme) – est tout naturellement très réceptif à cette demande. Ainsi va naître le genre antinazi qui va connaître de beaux jours au cours des quelques cinq années suivantes. Fritz Lang sera d’ailleurs peut-être le réalisateur le plus prolifique dans ce genre puisqu’il réalisera pas moins de quatre films autour de cette thématique. Ces différentes œuvres permettent d’ailleurs de voir que l’antinazisme est bel et bien un vrai genre (même s’il n’eut qu’une courte durée de vie) mais de nature polymorphe[1].

Quive-Smith
Quive-Smith (George Sanders) dans Chasse à l’homme
Le premier des films antinazis, Chasse à l’homme, de Fritz Lang sera à la fois l’un des plus précoces puisqu’il sort dès 1941, à mon sens le chef d’œuvre absolu du genre (même si certains lui préféreront le Casablanca de Michael Curtiz sorti en 1943, plus grosse production mais aussi plus conventionnelle) et l’une des plus grandes œuvres de son auteur. Il faut tout d’abord remarquer tout ce que dit ce film du nazisme à un public américain (et potentiellement également britannique) encore mal informé. Chasse à l’homme est ainsi l’histoire d’un Anglais, Thorndike (Walter Pidgeon), qui, par passion de la chasse, s’est trouvé à l’été 1939, en position d’abattre Hitler. Mais, comme il ne s’agissait que d’un défi, il n’a pas chargé son arme et sera arrêté par les nazis, alors que se ravisant, il mettait une balle dans la culasse de son fusil. Arrêté, les nazis voudront lui extorquer des aveux pour qu’il admette avoir voulu tuer Hitler sur ordre du gouvernement britannique. Il réussira à s’échapper et à regagner Londres, tout en ne cessant d’être traqué par les nazis (ainsi le titre du film a-t-il un évident double sens). Ainsi Thorndike représente-t-il, que Lang en ait été ou non conscient[2], une évidente métaphore de la Grande-Bretagne (ou même d’autres pays européens comme la France) qui aurait pu arrêter Hitler dès le milieu des années 1930. Le thème de la culpabilité européenne (et mondiale) face au nazisme est donc abordé à travers ce personnage. De plus, le frère de celui-ci, l’honorable Lord Risborough (Frederick Worlock), était, peu de temps auparavant, parti en mission en Allemagne dans le cadre de la désastreuse politique d’appeasement menée par le gouvernement de Neville Chamberlain (dont le point culminant sera les Accords de Munich de septembre 1938), étant – Fritz Lang ne se prive de le faire remarquer – jugé bien naïf par les Allemands. Au-delà de ce thème de la nécessité qu’il y aurait eu et qu’il va y avoir à combattre résolument le nazisme, encore s’agit-il de montrer la nature de celui-ci. Lang montre d’abord le ridicule de ce régime, Thorndike qualifiant Hitler de « dictateur au petit pied » et se gaussant d’un homme qui se fait saluer d’un « Heil Hitler » par tout le monde. Mais surtout Thorndike est torturé et laissé pour mort par les nazis ce qui laisse voir au spectateur leur inhumanité. Reste à démontrer la dangerosité totale du régime. Aussi le grand méchant du film, Quive-Smith[3] (George Sanders, comme toujours parfait en salaud), dit-il la volonté de son pays de dominer l’Europe puis le monde. Est également très présent – même si cela sera toutefois moins net que dans Espions sur la Tamise (1944) – le thème de la cinquième Colonne puisque des agents nazis chassent Thorndike à travers toute la Grande-Bretagne. Ainsi la menace est-elle, à la fois, horrible et concrète et ce d’autant que les nazis mettent cruellement à mort Jerry, la petite prostituée incarnée par Joan Bennett et Thorndike ne pourra que conclure en affirmant que Hitler est bel et bien coupable envers l’humanité. 
Jerry
Jerry (Joan Bennett) dans Chasse à l’homme
Il faut d’ailleurs, dans ce film où le casting est en tout point excellent, revenir brièvement sur Jerry, l’un des plus beaux personnages féminins de toute l’œuvre de Fritz Lang. Dans le bateau dans lequel il revient clandestinement à Londres, Thorndike bénéficie de l’aide d’un jeune garçon (Roddy McDowall) qui lui demande si sa situation est liée à « une histoire de femme ». Ce n’est certes pas encore le cas mais cette parole s’avérera prophétique car, ce qui, in fine, déterminera l’engagement total du héros sera bien sa rencontre avec Jerry et le meurtre de celle-ci. Elle n’est présente dans Chasse à l’homme que durant le gros deuxième tiers du film mais elle s’avère extrêmement marquante étant tout à la fois légère, grave, touchante, naïve et même comique (notamment dans sa courte entrevue avec Lady Risborough – incarnée par Heather Thatcher). Petite prostituée (même si pour apaiser les censeurs, on tentera – sans que Lang ne fasse rien pour que ce soit un tant soit peu crédible – de la faire passer pour une cousette), elle appartient à un monde très différent de celui de Thorndike. Si celui-ci, cadet d’une grande famille, se veut excentrique (et il l’est comparativement à son frère), il n’en appartient pas moins à la haute société, ayant bien du mal à s’avouer ses sentiments pour Jerry (ce qu’elle, au contraire, saura reconnaître tout de suite) et tentant de construire des rapports strictement fondés sur l’argent. Ainsi, leur amour sera contrarié non seulement par le nazisme mais aussi – et Lang aborde là une thématique bien différente de celle du reste du film – par les codes sociaux et les rapports de classe. Et finalement, les deux héros devront se contenter d’un unique baiser – alors qu’ils ont eu l’occasion de coucher ensemble – avant de se séparer. Mais Thorndike aura eu l’occasion d’offrir une flèche (évidente métaphore sexuelle) à Jerry et celle-ci lui servira finalement pour tuer Quive-Smith[4]. Jerry est donc bel et bien un très beau personnage dont Lang – qui, avec Chasse à l’homme, connaissait la première de ses quatre collaborations avec Joan Bennett – était encore très fier bien des années après comme il devait le dire à Peter Bogdanovich[5] :
            
« (…) Je ne considère donc pas la plus vieille profession du monde avec sévérité, je ne dis pas que c’est une chose horrible, et le rôle de la petite prostituée (interprétée par Joan Bennett) qui tombe amoureuse de Pidgeon – amour qui est condamné dès le début – je l’ai aimé de tout mon cœur. Je crois que je l’ai comprise et je crois que Joan l’a merveilleusement comprise. Cette histoire d’amour – à l’époque on pouvait employer le mot amour sans qu’on rie de vous – sa tendresse… Cette fille pleure comme une enfant parce que l’homme qu’elle aime tant ne couche pas avec elle. C’est un personnage si riche : la honte – « peut-être que je ne suis pas assez bien pour lui ? » ; le désir – « pourquoi ne suis-je pas comblée ? ». En plus, je crois que c’était extrêmement bien écrit.
Mais bien entendu, le bureau de censure de M. Hays insista lourdement sur le fait que nous ne pouvions pas montrer une prostituée, encore moins la rendre attirante – c’est impossible (ils m’ont même dit qu’elle n’avait pas le droit de balancer son sac avec son bras !). Vous savez comment nous nous en sommes tirés ? Il a fallu que nous mettions bien évidence une machine à coudre dans son appartement : ainsi, ce n’était plus une prostituée mais une « cousette » ! Comme c’était vraisemblable. »
 

Chasse +á l'homme - le m+®tro
La scène du métro (avec John Carradine)
dans Chasse à l’homme
Enfin, au-delà de la propagande et du personnage de Jerry, ce qui fait la force extrême de Chasse à l’homme, c’est que tous les talents ou presque de l’artiste Lang y sont présents ainsi que l’ensemble de son univers. Il y a bien sûr ces évidentes qualités formelles avec la création d’un climat angoissant et ces nombreuses scènes de suspense notamment lorsque Thorndike arrive à Londres ou, de manière plus générale, à chaque fois qu’il se retrouve en position d’être traqué. Il y a également cet extraordinaire combat dans le métro contre un nazi usurpant son identité (John Carradine). On notera aussi, comme souvent, le rythme parfait du film qui mobilise parfois des ellipses temporelles comme lorsque Thorndike qui a fui Londres va récupérer une lettre et qu’il comprend qu’il a été repéré par les nazis et que ceux-ci ont probablement tué Jerry. Et puis, il y a surtout la mise en valeur des thématiques les plus chères de l’auteur : l’opposition de différents mondes (qu’il s’agisse de la Grande-Bretagne démocrate face à l’Allemagne nazie ou des différentes classes sociales), la culpabilité (qu’elle soit personnelle ou collective), l’instant d’hésitation fatal (que l’on retrouvera dans Les Contrebandiers de Moonfleet[6] en 1954), la vengeance (qui donne sa conclusion au film) et surtout – ce que ce film, dans toute l’œuvre de Lang, met mieux en valeur qu’aucun autre – la nécessité absolue de se mettre au niveau du mal pour pouvoir le combattre. Ainsi Thorndike, non pas seulement pour aimer Jerry, mais aussi et surtout pour combattre le nazisme devra-t-il accepter de rompre avec tous les codes de la haute société britannique. Ainsi, à la fin du film, se retrouvera-t-il presque à l’état de bête. Enfermé au fond d’une grotte (et on retrouve cette tendance que possède Lang à plonger ses héros dans les bas-fonds), hirsute et piégé comme un rat, il mettra en place pour tuer ses ennemis, des moyens de communication et de guerre – arc avec la flèche de Jerry – absolument primitifs. Ainsi, l’homme qui avait refusé de tuer Hitler quand il en avait la possibilité, est bien devenu, certes contraint et forcé, un tueur – ce que tout homme est potentiellement selon Lang. Et on sait que, poussé par l’esprit de vengeance, il continuera à être cette bête féroce prête à tout. Contrairement à Kriemhild (Margarete Schön dans Les Nibelungen – La vengeance de Kriemhild en 1924) et à Joe Wilson (Spencer Tracy dans  Furie en 1936 ), le réalisateur ne s’en émouvra guère car, pour lui, face à la barbarie (nazie), il n’y a guère d’autre solution que celle-ci.
les nazis et le docteur Svoboda
Les nazis et le docteur Svoboda (Brian Donlevy)
dans Les Bourreaux meurent aussi (1943)
Après cet exceptionnel chef d’œuvre, Fritz Lang restera dans le genre antinazi en tournant Les Bourreaux meurent aussi (1943). Par comparaison avec son prédécesseur, celui-ci est incontestablement inférieur mais il ne manque toutefois pas d’intérêt. Ce film bénéficie d’une notoriété largement due au fait qu’il fut marqué par la (difficile) collaboration entre deux des génies du XXe siècle, Fritz Lang, donc et Berthold Brecht, chargé d’écrire le scénario du film[7]. Notons tout d’abord que ce travail en commun a été rendu difficile par l’inégalité de position entre les deux auteurs germaniques. Brecht, en effet, peine à trouver du travail aux Etats-Unis et c’est à Lang qu’il doit de travailler au scénario des Bourreaux meurent aussi. Lang est donc plus ou moins son patron ce qui, eu égard à l’ego du dramaturge (aussi développé que celui de Lang), ne pouvait guère manquer de poser quelques problèmes. Par ailleurs, les deux auteurs ont nombre de divergences, Brecht jugeant notamment, in fine, le film de Lang trop commercial[8] – ainsi Lang a-t-il fait du chef SS Reynhard Heydrich (Hans von Twardowski) une sorte de grande folle… Mais il y a également une opposition politique entre les deux hommes. Certes, les deux sont farouchement antinazis et leur cœur penche à gauche mais leur vision de l’homme diffère. Une scène-clé[9] marquera cela. Le film narre, de façon totalement fantaisiste, la mort de Reynhard Heydrich[10], numéro deux de la SS et protecteur du Reich en Tchécoslovaquie. Dans le film, le docteur Svoboda (Brian Donlevy) a tué Heydrich  avec la complicité passive de Mascha Novotny (Anna Lee). Le père de celle-ci, le professeur Novotny (Walter Brennan) ayant été emprisonné et étant menacé – comme de nombreux autres otages – d’être tué si l’assassin n’est pas découvert, Mascha est, un temps, prête à aller dénoncer Svoboda à la Gestapo. Elle se retrouve alors dans la rue face au peuple praguois qui a appris où elle souhaitait se rendre. Celui-ci, uni, dans sa résistance à l’oppresseur l’enjoint de ne pas le faire. Ecrite par Brecht, cette scène se voulait montrer le triomphe de la solidarité de la communauté face à un de ses membres tenté par la trahison ou la compromission ; filmée par Lang, elle se transforme en séquence de quasi-lynchage où le peuple héroïque est réduit à cette « populace » dont il avait mis à nu les ressorts comportementaux dans Furie[11]. Ainsi le communisme humaniste – doublé d’un certain manichéisme – de Berthold Brecht cède-t-il la place à la profonde misanthropie réaliste de Fritz Lang. Deux visions du monde, inexorablement, s’opposent ; le réalisateur étant ici le patron, c’est celle de Fritz Lang qui triomphe dans Les Bourreaux meurent aussi[12].
Le docteur Svoboda et Mascha Novotny
Le docteur Svoboda et Mascha Novotny (Anna Lee)
dans Les Bourreaux meurent aussi
Au-delà de cette séquence majeure des Bourreaux meurent aussi, que retenir de ce film ? Disons qu’il s’agit d’un film un peu double avec de nombreux défauts (largement) compensés par de brillantes qualités. Coté face, voilà un film quelque peu monumental et empâté avec une volonté d’édification évidente, qui n’évite pas un certain pathos. On remarque déjà que le film se déroule en Tchécoslovaquie – ou plus exactement dans le protectorat de Bohème-Moravie[13] – soit dans la seule démocratie exemplaire (grâce aux efforts de ses présidents successifs, Tomas Masaryk et Edvard Benes) née des Traités de paix de 1919-1920 et complètement abandonnée par les Français et les Britanniques (sans même parler des Américains…) en 1938-1939 (à partir des fameux Accords de Munich) à l’oppression nazie et plus particulièrement SS. Ce seul élément, bien qu’il ne soit pas mis en avant, ne peut être indifférent. Mais, après tout, c’est bel et bien dans ce pays qu’Heydrich a été assassiné. Mais l’édification commence avec le personnage du professeur Novotny, qui a participé à la fondation de la République, aide spontanément Svoboda (qui se fait alors passer pour l’architecte Karel Vanek) et ne cesse d’incarner la voix de la raison et de la résistance. Puis c’est surtout la mise en parallèle de la résistance de tout un peuple (même si elle n’est que passive) face à un régime de terreur qui n’hésite pas à faire assassiner des otages pour que l’assassin d’Heydrich se dénonce ou soit dénoncé. On voit ainsi de petites gens se sacrifier presque spontanément – comme cette pauvre mademoiselle Dvorak (Sarah Paden), torturée par les nazis et qui refusera de parler – alors que la population, stoïquement, vit dans la misère. S’ajoutent ces scènes un peu ridicules comme le discours du professeur Novotny à sa fille Mascha (et destiné à son fils Beda – incarné par Billy Roy) alors qu’il risque d’être exécuté et dans lequel il déclare notamment qu’« il faut toujours se battre pour la liberté » et qu’« [son fils se] souviendra de moi parce que je serai mort dans cette glorieuse bataille ». Ou encore cette séquence, dans la chambre des otages, dans laquelle un jeune homme peu instruit  (James Bush) lit une poésie patriotique devant le grand poète Necval (George Irving) qui exalte la juste cause et la non-capitulation ; bien sûr, celui-ci la trouvera parfaite et cela permet, au passage, de souligner la convergence de différentes classes socio-culturelles unies dans leur résistance face à l’oppression nazie. Ainsi, même si certains Tchécoslovaques sont plus ou moins vaguement tentés de faire arrêter le carnage en espérant que l’assassin se dénonce enfin, il en ressort que le pays est presque totalement uni dans sa résistance face aux « bourreaux ». On n’est pas très loin de certains des films français (songeons à La Bataille du rail de René Clément en 1945) produits juste après la Libération à ceci près tout de même que Les Bourreaux meurent aussi est un film américain et non tchécoslovaque… Bref, tous les éléments qui forment le film de propagande ne font pas le meilleur des Bourreaux meurent aussi – et sont bien moins finement distillés que dans Chasse à l’homme – qui se termine sur un vibrant « Not the end »…
Alo+»s Gruber et Jan Horka
Aloïs Gruber (Alexander Granach) et Jan Horka (Denni O’Keefe)
dans Les Bourreaux meurent aussi
Mais, côté pile, il y a également un parfait policier qui montre, une fois de plus, l’immense talent de Fritz Lang. Et je ne serai pas loin de penser que Brecht – sans doute plus responsable que Lang des scènes d’enflamment patriotique – a totalement tort quand il reproche au réalisateur de faire trop de concessions au public et le côté commercial de son œuvre. C’est, en effet, ce qui donne au film son rythme et sa densité. Partout, le suspense est présent avec cette enquête de la Gestapo pour retrouver l’assassin de Heydrich menée en parallèle de l’action de la résistance pour le protéger et trouver une solution. On retrouve là un peu de M, le Maudit (1931) dans cette opposition de deux forces, de deux enjeux et de deux mondes (avec de nouveaux les bas-fonds c’est-à-dire les caves dans lesquelles ont lieu les réunions des groupes de résistance). Le réalisateur mobilise d’ailleurs beaucoup le montage parallèle notamment dans cette séquence où les différents membres de la famille Novotny sont interrogés par des agents de la Gestapo, Mascha l’étant par Aloïs Gruber (Alexander Granach), avec des questions qui se répètent comme en écho. Lang utilise également les ressources de l’éclairage expressionniste notamment dans la prison (les barreaux sont propices au jeu des ombres comme Lang l’avait déjà montré  dans J’ai le droit de vivre en 1937) dans laquelle Mascha retrouve une mademoiselle Dvorak mourante. Il y a aussi cette utilisation très intéressante du son – avec les micros cachés chez les Novotny – et des langues ce qui permet de confondre le traitre, le brasseur Emil Czaka (Gene Lockhart), de parfaites scènes de bagarre ou la mise en parallèle des exécutions des otages avec le reste de l’intrigue qui contribue à rajouter, en permanence, de la tension. On ajoutera encore au charme du film le plan des résistants – venu de leur chef Dedic (Jonathan Hale) – pour sauver Svoboda qui consiste à faire endosser le crime par le traitre Czaka. Si, là encore, l’aide que fournit toute la population peut lasser quelque peu, les multiples rebondissements rendent cette fin de film très agréable d’autant que de nombreux petits détails permettent à ce plan de réussir (le briquet volé par Svoboda à Czaka, le chèque signé par Czaka à Gruber,…). On retiendra surtout que, là encore, pour Lang, la fin justifie les moyens dans la lutte contre la barbarie puisque un homme – certes un parfait salaud mais néanmoins parfaitement innocent – paie pour un crime qu’il n’a pas commis… Enfin, il faut dire un mot de l’étonnant personnage de l’inspecteur de la Gestapo Aloïs Gruber. Celui-ci, par ailleurs excellent policier, est certes un vrai salaud et un parfait pervers aux tendances sadisantes (comme le montre notamment cette scène où il emmène le fiancé de Mascha, Jan Horka – Denni O’Keefe – chez les prostituées après lui avoir montré que Mascha – ce qui, en fait, est faux – le trompait avec le docteur Svoboda) mais il apparaît tout de même fort peu idéologue et avec son allure et son physique si particuliers (petit, rond et doté d’un chapeau melon, d’un nœud papillon et de drôles de moustaches) et se montre même assez truculent dans son amour immodéré de l’argent, des femmes et de la bonne chère. Incontestablement, ce personnage participe de la réussite du film le dotant même (alors qu’il s’agit d’un nazi…) de l’humour qui lui manque par ailleurs. Et, au final, Les Bourreaux meurent aussi s’avère donc un excellent film.
c. 
Carla Hilfe et Stephen Neale
Carla Hilfe (Marjorie Reynolds) et Stephen Neale (Ray Milland)
dans Espions sur la Tamise (1944)
Je serai plus rapide sur les deux derniers films antinazis de Fritz Lang. Non d’ailleurs qu’Espions sur la Tamise soit un film inintéressant – bien que Lang, c’est peu dire, ne le tenait pas en très haute estime. Il tranche d’ailleurs complètement avec Les Bourreaux meurent aussi par son ton (ce qui montre bien que le genre n’est pas solidifié dans ses codes). Il est, en effet, aussi léger que le précédent était grave. Très court – à peine plus de quatre-vingt minutes d’une grande densité –, c’est surtout un film d’aventures doublé d’un parfait thriller paranoïaque. La psychose générale qui s’est emparée de la Grande-Bretagne – à cause des raids aériens allemands qui obligent de nombreux londoniens à passer leurs nuits dans les couloirs du métro (encore une représentation des bas-fonds…) et de la présence de la cinquième Colonne – renvoie à celle du héros, Stephen Neale (Ray Milland), interné deux ans dans un asile psychiatrique. Aussi Lang impose-t-il une atmosphère quasi-fantastique, notamment dans la très belle séquence de spiritisme, et surmobilise des éclairages expressionnistes qu’il maîtrise, bien sûr, mieux que personne. On retiendra notamment deux séquences de ce film très agréable, celle chez un tailleur marquée par un étonnant jeu de miroirs et surtout le meurtre du méchant, Willi Hilfe (Carl Esmond), par sa sœur[14] et amoureuse du héros, Carla Hilfe (Marjorie Reynolds), dans le noir à travers une porte ; on n’entend alors que la détonation de l’arme et un petit cercle de lumière (par lequel est passé la balle) se fait. Tout ceci fait un excellent film, qui fait parfois un peu penser à du Hitchcock (le gâteau et les microfilms ressemblent à s’y méprendre au macguffin du maître du suspense[15]). On remarquera encore que le happy end surnuméraire qui conclue le film est peu gênant puisqu’il colle bien avec le ton du film. Par contre, son ultime film antinazi, Cape et Poignard (1946), est, à l’exception d’une extraordinaire scène muette de bagarre[16], raté. La faute à un scénario bâclé (qui fait référence aux travaux atomiques des Allemands), à un héros, Gary Cooper (qui joue le scientifique Alvah Jasper), peu crédible. Du reste, sans doute Lang n’est-il plus guère motivé par ce genre en train de mourir puisque la Seconde Guerre mondiale est désormais terminée. Peu importe car il a largement, dans ses films précédents, contribué à la grandeur du film antinazi. Et il s’est désormais tourné, avec La Femme au portrait (1944), réalisé entre Les Bourreaux meurent aussi et Espions sur la Tamise, vers un nouveau genre – en pleine expansion –, le film noir. Il va y exceller en y incrémentant notamment une décisive dimension psychologique. Ce sera l’objet du cinquième texte de cette série. 
La Femme au portrait
Richard Wanley (Edward G. Robinson) et Alice (Joan Bennett)
dans La Femme au portrait (1944)

 Les premiers films américains Le recours à la psychologie (1)


[1] Pour compléter mon propos sur les différents points historiques abordés dans ce paragraphe, je renvoie à plusieurs de mes textes précédents : la troisième partie de mon « histoire et théorie générale du cinéma » ; le texte consacré au western dans « A travers l’âge d’or hollywoodien » ; le premier texte de la série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen  » ; enfin, le texte sur Les Temps modernes (Charlie Chaplin, 1936) publié dans « Un auteur, une œuvre ».
[2] Il dira ne pas l’avoir été dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich
[3] On remarquera que Quive-Smith, ce qui participe de la réussite du film, a une certaine classe (et porte comme Fritz Lang  le monocle…), la bête semblant se cacher derrière l’homme raffiné et de culture.
[4] Ainsi, une deuxième fois, Thorndike sera-t-il amené à se servir, trop tardivement, de son arme…
[5] Dans Fritz Lang en Amérique (pages 52 et 54 ; références dans le deuxième texte de cette série) ; Lang parle de Chasse à l’homme et rebondit sur l’assertion suivante de Peter Bogdanovich : « Le personnage que joue Joan Bennett est très touchant ».
[6] Film sur lequel je reviendrai dans le sixième texte de cette série.
[7] Mais pour de sombres histoires d’argent, seul le coscénariste, Jon Wexley, sera crédité au générique ; notons que Berthold Brecht n’aimait guère le film et qu’il s’agit là de son seul travail de scénariste pour Hollywood.
[8] A Peter Bogdanovich (Fritz Lang en Amérique, page 59), Fritz Lang déclarera – assez justement – ceci : « Vous avez compris que j’ai une immense admiration pour Brecht, mais j’avais plus d’expérience du cinéma que lui et je savais ce que le public américain pouvait avaler. »
[9] Celle-ci intervient après environ trois quarts d’heure de film dans la version américaine (qui dure quelques cent trente-cinq minutes). En France, le film, sorti en 1947, a été proposé dans une version raccourcie d’une vingtaine de minutes.
[10] Reynhard Heydrich a été assassiné le 27 mai 1942. Selon Lang, le film fut mis en chantier à peine une dizaine de jours plus tard. Peut-être exagère-t-il quelque peu mais, eu égard à la date de sortie du film (le 15 avril 1943), nul doute qu’Hollywood – et Lang et Brecht avec – firent montre d’une réactivité extraordinaire. Il faut cependant noter que l’histoire n’a que peu à voir avec la réalité et que le film confond certaines des institutions du Reich (notamment la Gestapo et la SS) ce qui est peut-être partiellement dû à la méconnaissance qu’avaient alors les Américains de celles-ci.
[11] Je renvoie au troisième texte de cette série. Notons que cette scène montre bien la place du scénario – qui n’est qu’un outil – dans l’art cinématographique. Le film n’est en rien fait – de nombreux réalisateurs français feraient bien de le comprendre… – quand celui-ci est achevé.
[12] Inutile de préciser que je me sens infiniment plus proche de la vision de l’homme de Fritz Lang que de celle de Berthold Brecht.
[13] En effet, les Allemands ont annexé une partie du territoire et ont crée un Etat-fantoche slovaque.
[14] Ce qui prouve, une nouvelle fois, qu’en temps de guerre, il faut en passer, pour Lang, à des comportements extrêmes.
[15] Sur ce point, voir mon texte sur Alfred Hitchcock publié dans « A travers l’âge d’or hollywoodien » et celui sur  La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) publié dans « Un auteur, une œuvre ».
[16] Dont Fritz Lang se montrait, à juste titre, très fier.

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