miercuri, 6 mai 2020

Retour sur Fritz Lang (III)

Retour sur Fritz Lang : L’abandon des idéaux (1)

5 Novembre 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Autour de Fritz Lang
Dernière période de Fritz Lang aux Etats-Unis. Aux difficultés de toujours –contraintes de la censure ; conflits avec ses équipes et ses producteurs ; relatif manque de reconnaissance – s’ajoutent celles liées à un contexte politique particulièrement lourd. De quoi rendre le vieux metteur en scène amer et… combatif. Introduction.
« Peter Bogdanovich : Ne peut-on dire que la plupart des journalistes sont plus pourris que l’assassin ? On a quelque sympathie pour lui, mais très peu pour les personnages qu’incarnent Vincent Price ou Rhonda Fleming.
Fritz Lang : Vous êtes très romantique. Ce sont des êtres humains. C’est comme Peter Lorre dans M [ M, Le Maudit, 1931] – il tue parce qu’il doit le faire – mais les autres (à l’exception de Dana Andrews et de Thomas Mitchell) font exactement ce que vous faites vous-même mais que vous méprisez : ils courent après un emploi, ils aiment l’argent. Vous avez rencontré beaucoup de gens, dans votre vie, qui ont un grand sens de l’éthique ? Qu’espérez-vous donc de ceux qu’on voit dans While the City Sleeps [La Cinquième Victime, 1956] ? »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 120.
Introduction

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Mae Doyle D’Amato (Barbara Stanwyck) et Earl Pfeiffer (Paul Ryan)
dans Le Démon s’éveille la nuit (1952)

Alors qu’il s’agit d’aborder l’ultime partie de celle-ci, on ne peut que considérer la carrière américaine de Fritz Lang comme extrêmement réussie. Ceci, du point de vue la qualité et la dernière période ne la démentira en rien, bien au contraire, est une évidence. La postérité critique de l’auteur en atteste suffisamment pour qu’il ne soit pas besoin d’y revenir outre-mesure bien que l’on doive rappeler qu’en France courut, pendant un certain temps, une sorte de légende qui affirmait que la période allemande de Fritz Lang était beaucoup plus importante et, qu’après Furie (1936) et  J’ai le droit de vivre (1937), le réalisateur n’avait jamais plus rien tourné de véritablement intéressant mais celle-ci fut battue en brèche, dès les années 1950, notamment grâce au travail de la jeune garde des Cahiers du cinéma – dont bien des membres devinrent par la suite les réalisateurs de la Nouvelle Vague – qui affirma son admiration pour Fritz Lang et démontra que son talent demeurait intact. Il faut également souligner que, comparativement, à nombre de ses collègues, cette carrière ne fut pas marquée par de grands problèmes professionnels, Fritz Lang s’intégrant relativement facilement au milieu hollywoodien et trouvant toujours du travail – sauf au moment de son arrivée et durant une courte période en 1952-1953 – tout en bénéficiant, la plupart du temps, de budgets confortables, de grandes stars au générique de ses films et d’équipes techniques de qualité. Il tourna ainsi pas moins de vingt-deux films entre 1936 et 1956.

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Joe Doyle (Keith Andes) et Peggy (Marylin Monroe)
dans Le Démon s’éveille la nuit (1952)

Pour autant, malgré ces conditions plutôt confortables, notre homme ne vécut jamais parfaitement bien cette longue période de son activité professionnelle. En effet, jamais il ne retrouva à Hollywood le statut de star incontestée et l’absolue liberté dont il jouissait dans sa première période allemande notamment quand il tourna le fastueux  Metropolis (1927) ou M, Le Maudit qu’il considéra – comme beaucoup ce qui, disait-il, influençait forcément son jugement[1] – comme son chef d’œuvre et son film le plus personnel. A Hollywood, il est l’un des plus grands certes – ce dont beaucoup se contenteraient – mais il n’est qu’un parmi d’autres ce que son immense orgueil supporte mal et est même relégué, auprès des professionnels comme du public, assez loin d’un Alfred Hitchcock (qui est comme lui un émigré), son cadet de neuf ans, en un sens son « élève » (tant l’influence de Lang fut décisive sur le jeune Hitchcock dans les années 1920) et qui, au surplus, perpétuellement s’intéresse, comme lui, à la thématique du crime et a gagné le surnom de « maître de suspense » quand Lang, à son grand dam, ne dispose d’aucun titre particulier qui aiderait à vendre ses projets – ce qui l’oblige à travailler sur ceux (nombreux, donc) qu’on veut bien lui confier. Aussi tentera-t-il, dans les années 1940, de fonder sa propre compagnie de production, la Diana Productions. Mais l’aventure tourne court et ne lui permet de réaliser que deux films, La Rue rouge (1945) et  Le Secret derrière la porte (1948), Fritz Lang n’étant d’ailleurs absolument pas satisfait du second. Assurément cela génère-t-il de l’amertume chez le réalisateur qui ne cessera guère d’exprimer son aversion pour des producteurs n’ayant cessé de mutiler ses films et qui ne seraient, à l’écouter et à quelques rares exceptions près, qu’une masse d’incompétents notoires qui font du mal à ce cinéma qu’il aime tant ; citons ainsi un extrait significatif de ces entretiens avec Peter Bogdanovich :

                      
« Fritz Lang : (…) Ce qui ne fonctionne pas bien dans ce qu’on nomme ici ‘‘l’industrie’’, c’est qu’il ne suffit pas de convaincre le public. J’aime le public – mais avant de pouvoir le convaincre, il me faut convaincre tous les intermédiaires qui ne connaissent rien à rien.
Peter Bogdanovich : « Vous voulez dire les producteurs ?
Fritz Lang : C’est vous qui le dites, pas moi ! (Rires.) Bien sûr. Ils ont un emploi, ils veulent le garder, ils ne sont pas créatifs. Enfin, la plupart. Je connais quelques producteurs créatifs, je ne le nie pas, mais une fois de plus je songe à celui qui utilise scénariste, réalisateur et acteur pour faire exactement ce qu’il veut. C’est un bon producteur, mais, à mon sens, ce n’est pas comme cela qu’on devrait faire les films.
J’ai lu un article quelque part dans lequel je disais que le théâtre est mort à cause de cet art nouveau. Vous savez, un de ces jugements lapidaires auxquels, naturellement, je croyais dur comme fer tellement le cinéma m’obsédait. Le cinéma est le grand amour de ma vie. Mais le cinéma a été trahi par ceux qui ne se soucient que de l’argent qu’il peut rapporter. Il est devenu beaucoup plus important de faire de l’argent avec un film que de faire de bons films qui rapportent de l’argent. Un bon film rapporte toujours de l’argent, mais depuis que les milieux d’affaires ont pris le pouvoir, les affaires périclitent. Le producteur pourrait être le meilleur ami du réalisateur, mais combien de vrais producteurs ai-je rencontrés au cours de ma vie ? Quatre ou cinq, pas plus.
Je ne suis pas en train de dire qu’on devrait faire des films qui perdent de l’argent ; on ne fait pas les films pour une petite élite de nantis mais pour le grand public, et il serait ridicule de se moquer de l’argent qu’on dépense. Jeconsidère absolument indispensable qu’un film rembourse l’argent qu’il a coûté et dégage des bénéfices. (…) Les gens parlent du box-office, mais le producteur ou le financier vont à la caisse pour voir s’ils rentrent dans leurs sous, s’ils vont ou non faire un profit. Je consulte également le box-office, et je suis très heureux si un de mes films gagne beaucoup d’argent, mais pour moi tout cela a une signification différente. Cela veut dire que j’ai atteint beaucoup plus de gens avec mes idées – j’ai vraiment atteint le grand public que je visais ! C’est la principale différence. »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; pages 105-106.

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Norah Larkin (Anne Baxter) dans La Femme au gardénia (1953)

A ces déboires – qu’il faut ni sous-estimer, ni surestimer – avec les producteurs, il faut encore ajouter ses difficultés avec ses équipes techniques et ses acteurs tant l’exigence et le perfectionnisme de Fritz Lang semblent parfois confiner à la tyrannie. A cet égard, même s’ils sont dans l’ensemble plutôt positifs, les témoignages concordent. Rapportons-en deux ; celui d’Edward G. Robinson (qui joua pour Fritz Lang dans  La Femme au portrait – 1944 – et La Rue rouge) d’abord datant de 1962 :
                      
« Le talent de Fritz Lang ne peut être mis en doute car ses œuvres lui ont acquis une réputation internationale. Dans le travail, il fait preuve d’une grande intelligence de l’action dramatique, d’une énergie et d’un enthousiasme rares ainsi que du désir de se maintenir au courant de tous les éléments intervenants dans la production d’un film.
J’ai pu le trouver d’un rapport difficile – c’est un amoureux de la perfection, tatillon sur le moindre détail, méprisant la médiocrité et souvent tyrannique à l’égard de ceux qu’il ne rencontrait pas à son niveau –, j’ai néanmoins beaucoup de respect pour ses capacités et ses connaissances, et j’ai pris un grand plaisir à notre collaboration. Je le considère comme l’un des plus grands metteurs en scène de notre époque. »

Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; pages 198-199.

Celui, en 1962 également, de Rhonda Fleming ensuite, actrice dans La Cinquième Victime :
                      
« Dès le début de mes rapports avec lui, j’eus confiance en Fritz Lang car j’avais en face de moi un homme qui savait ce qu’il voulait, et savait s’exprimer en conséquence. Il sait raconter une histoire, obtenir le maximum d’une scène et pressentir ce que veut le public. C’est un homme fort et parfois dur (il n’est pas toujours très tendre dans sa manière d’obtenir des résultats), mais avec lui le travail est fait et bien fait. »

Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; page 201.

Fritz Lang lui-même n’est pas toujours, dans les entretiens qu’il donne, très tendre avec ses acteurs – qu’il assimile souvent à de « soi-disant stars »[2] – qu’il s’agisse de la vieillissante Marlene Dietrich (on reviendra dans la deuxième partie de ce texte sur sa collaboration avec Fritz Lang et l’on verra que les propos qu’elle tient à l’égard du cinéaste sont moins amènes que ceux d’Edward G. Robinson et de Rhonda Fleming), héroïne de L’Ange des maudits (1952) ou de la toute jeune Marylin Monroe qu’il a fait tourner dans Le Démon s’éveille la nuit (1952) ; voici ce qu’il dit de cette dernière :
                      
« (…) Ce fut vraiment merveilleux de travailler avec ces trois acteurs : Barbara Stanwyck, Bob Ryan et Paul Douglas.
Mais ce le fut beaucoup moins avec Marylin Monroe ; c’était pratiquement son premier grand film. Elle avait une espèce de timidité et d’insécurité qui, mélangées… je ne dirai pas qu’elle avait déjà « une étoffe de star », mais elle savait parfaitement l’impact qu’elle pouvait avoir sur les hommes. Et c’est tout. (…) Je ne sais pas pourquoi elle ne parvenait pas à apprendre ses répliques, mais je comprends très bien que tous les metteurs en scène qui ont travaillé avec elle ont fini par se fâcher, dans la mesure où elle était totalement responsable du retard qu’elle causait au film (…). »

Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 91-92. A l’inverse, il qualifie Barbara Stanwick qui est la star du Démon s’éveille la nuit d’« ange » et dit qu’il l’« admire énormément » (idem, page 91).

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Vicky Buckley (Gloria Grahame) et Jeff Warren (Glenn Ford)
dans Désirs humains (1954)
Enfin, il y a la censure et s’il s’accommode tant bien que mal du code interne de production, le fameux code Hays, il ne supporte guère que des tribunaux spéciaux interdisent certaines séquences de ces films. Ainsi, en 1946-1947, il s’attaque violemment à ceux-ci et, plus généralement, à la censure dans plusieurs articles ; voici quelques extraits de l’un d’entre eux, simplement titré Contre la censure et publié en 1946 :
                    
« Je ne crois pas en la censure.
La liberté de parole et d’expression est la marque de la démocratie américaine (…).
En dehors du fait que, niant la liberté de parole, la censure est anticonstitutionnelle, sa pratique résout-elle quelque problème ? Je pense que la censure, en régime démocratique, des idées exprimées dans les livres ou les pièces de théâtre indique une incapacité à faire face aux vrais problèmes de la nation. Il s’agit alors d’un masque dont on recouvre les plaies sociales qui, nettoyées, rendraient la censure inutile.
Il n’est que de se référer au crime pour prouver la véracité de notre proposition. Le crime est interdit (censuré), mais son interdiction le fait-elle disparaître de notre vie ? Echouant à extirper les vraies racines du crime – pauvreté, maladie, impossibilité d’une promotion professionnelle égale pour tous, éducation insuffisante (en particulier en ce qui concerne l’éducation sexuelle) –, nous essayons, par l’existence de la censure, d’ignorer les résultats de cet échec. Alors que la vérité est toujours constructive et qu’un pays informé et éclairé peut prospérer (…).
Les conseils d’Etat
Certains pourraient prétendre que, dans une démocratie, la censure serait automatiquement démocratique. Voyons les faits. Il existe, aux Etats-Unis, 56 millions de citoyens qui se rendent régulièrement au cinéma. Ce que ces millions de spectateurs voient ou ne voient pas est fonction des préjugés de huit conseils de censure, ceux de Floride, du Kansas, du Maryland, du Massachussetts, de l’Etat de New York, de l’Ohio, de Pennsylvanie et de Virginie. Entrent également en jeu soixante-quatre censeurs opérant pour des villes déterminées.
Dans certains cas (Birmingham, Tampa, Highland Park, Illinois), ce sont les chefs de police qui assurent la censure. Dans plusieurs villes (Boston, Omaha, Oklahoma City, Lake Forest), les maires président le conseil de censure. Chacun de ces censeurs, élu ou désigné, peut décider de ce qui est convenable, non seulement pour sa localité, mais pour la nation toute entière. Par exemple, les pouvoirs politiques du Sud ont imposé une représentation partiale du Noir américain dans tout le pays. Il est fantastique d’accorder, dans une démocratie, un tel pouvoir à des groupes ou des individus désormais en mesure de dicter leur choix à 56 millions de spectateurs.
Le code de production
En regard d’un public aussi vaste, le film est sans conteste aujourd’hui le plus important moyen d’expression et de communication du monde. C’est pourquoi la confiance dont jouissent les producteurs est une grave responsabilité. Et, comme en temps de guerre la sécurité de tous exige la discipline librement décidée de chacun, l’industrie du cinéma, pour sa propre sécurité, a établi un système d’autodiscipline, le code de production, régi par le Motion Picture Association.
Cette discipline, si elle est indispensable, face aux besoins complexes de notre société, devrait rester flexible et ouverte aux modifications des goûts et des idées du public (…).
Je ne condamne pas la censure sous prétexte de m’assurer la liberté de tourner des films à sensation ou à caractère sordide. Mais si un langage ou des images plus fortes s’avèrent nécessaires pour donner plus de relief et de véracité à un personnage masculin ou féminin, je veux être libre de montrer ce qu’il est nécessaire de montrer, sans me soucier des règles destinées à apaiser les censeurs politiques. 
En définitive, la censure me semble vouloir protéger le peuple américain en réunissant les citoyens d’un grand pays sous l’exclusif contrôle d’une minorité. Lequel contrôle n’empêche d’ailleurs nullement que s’exerce la seule censure valable, celle du public représentée par le box-office. »
Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; pages 144-147. Ce texte sera presque intégralement repris dans un autre texte daté de 1947 (La Liberté à l’écran ; idem, pages 162-169) avec des enrichissements et des attaques plus claires contre le code Hays.


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Edward Mobley (Dana Andrews), Nancy Liggett (Sally Forrest), John Day Griffith (Thomas Mitchell)
et Mildred Donner (Ida Lupino) dans La Cinquième Victime (1956) 
Même s’il faut se garder de toute exagération, tout ceci fait beaucoup et il faut encore y ajouter en cette ultime partie de sa carrière américaine le contexte politique. On le sait, on l’a évoqué dans de précédents textes et ses écrits sur la censure le confirment largement, Fritz Lang penche de plus en plus franchement à gauche au cours des années 1940 et, sans aller jusqu’au communisme, il est clairement un libéral (au sens américain du terme) ne s’en cachant d’ailleurs nullement. Cela l’amènera – même s’il s’en défend dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich[3] – à plus ou moins soutenir Henry Wallace lors de l’élection présidentielle de 1948. Or, en 1950, dans une ambiance profondément anticommuniste et quasi-fascisante commence l’époque dite de la « chasse aux sorcières » sous l’impulsion du sénateur fanatique Joseph McCarthy – qui s’étendra jusqu’en 1954. Celle-ci touche l’ensemble de la société américaine et plus particulièrement Hollywood où l’atmosphère – marquée par la suspicion, la publication de listes noires et la trahison de quelques-uns – devient véritablement délétère. Fritz Lang dit à Peter Bogdanovich avoir été personnellement victime de cette « chasse aux sorcières » et explique ainsi ses difficultés à trouver du travail en 1952-1953 :
                     « En tout cas, j’étais sur une liste noire. Mon avocat est parti à New York pour parler, je crois, avec le président de l’American Legion. C’étaient des procédés si insidieux. Ils lui ont dit : ‘‘Vous savez, nous nous contentons de dire aux producteurs qu’ils devraient se renseigner.’’ Dans la mesure où ils n’ont pas le droit de faire une enquête, ils se disaient : ‘‘ Il vaut mieux ne pas le faire travailler, ça pourrait nous attirer des ennuis !’’ Mais personne n’a jamais dit : ‘‘Il est sur une liste’’. Je n’avais simplement aucune proposition de travail. Le représentant de Howard Hugues disait : ‘‘ Nous ne pouvons plus travailler avec lui ; ce scénario n’est pas assez bien pour lui ; nous aimerions avoir Lang, mais pour l’instant, nous n’avons rien à la hauteur de son grand talent…’’ Et finalement, au bout d’un an et demi, Harry Cohn me confia un film. »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; pages 96-97

Probablement s’agit-il là d’un fantasme du metteur en scène qui est, on le sait, un grand menteur aimant à façonner sa légende et familier des reconstructions a posteriori (son récit, maintes fois narré, de sa fuite d’Allemagne suffisant à le prouver…). Ainsi est-il fort peu probable que son nom ait jamais figuré sur une liste noire (sa période d’inactivité aurait alors été bien plus longue). Peut-être – mais encore n’est ce qu’une hypothèse – celui-ci a-t-il été couché sur quelque liste « grise » et sans doute (mais cela était le cas pour la quasi-totalité des professionnels du cinéma) a-t-on mené une enquête sur lui ce qui expliquerait partiellement ses difficultés professionnelles du moment. Quelque soit la vérité exacte, il est par contre presque certain que Fritz Lang a été profondément et sincèrement marqué par cette période en tout point détestable et que ses convictions, ses croyances pourrait-on dire, en les valeurs de la démocratie américaine ont été très fortement ébranlées. Aussi cette dernière époque américaine est-elle marquée par une réelle lassitude devant les contraintes du système de production hollywoodien ainsi qu’une acrimonie renforcée, voire un véritable désenchantement envers son pays d’adoption. Mais, cela donne un souffle nouveau – qui renforce son pessimisme déjà si ancré sur la nature humaine –, à Fritz Lang qui ne perd en rien son talent et sa précision de metteur en scène alors que, parallèlement, s’enrichissent et s’affinent les réflexions d’un réalisateur qui éprouve en quelque sorte, pourrait-on dire, « l’envie d’en découdre » comme il le fait d’ailleurs remarquer à propos de La Femme au Gardénia (1953) :
                      
« Peter Bogdanovich : C’est une vision particulièrement perfide de la vie américaine
Fritz Lang : Tout ce que je peux vous dire, c’est que ce fut mon premier film de l’après-McCarthy et que j’ai dû le tourner en vingt jours. C’est sans doute ce qui m’a rendu si venimeux. (Rires). »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 99

Et cette ultime période américaine, si délicate sur le plan professionnel et amère au niveau personnel (ou politique), s’avère finalement extrêmement faste puisque Fritz Lang réalise neuf films – Guérillas (1950) ; L’Ange des maudits ; Le démon s’éveille la nuit ; La Femme au gardénia ; Règlement de comptes (1953) ; Désirs humains (1954) ; Les Contrebandiers de Moonfleet (1955) ; La Cinquième Victime ; L’Invraisemblable Vérité (1956) – entre 1950 et 1956 dont plusieurs évidents chefs d’œuvre. On reviendra successivement sur trois d’entre eux qui tous apparaissent comme représentatifs de l’état d’esprit de l’auteur durant ces dernières années hollywoodiennes : L’Ange des mauditsRèglement de comptes et, enfin, son tout dernier film américain, L’Invraisemblable Vérité[4].

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Edward Mobley dans La Cinquième Victime (1956)
 Antoine Rensonnet

[1] Voir Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 121.
[2] Ainsi nomme-t-il les principaux interprètes (George Sanders, Dana Andrews, Thomas Mitchell, Rhonda Fleming, Ida Lupino) de La Cinquième Victime ; voir Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 119.
[3] Voir Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 95. Henry Wallace, vice-président de Franklin Delano Roosevelt entre 1941 et 1944, fut écarté du Parti démocrate en raison de son positionnement jugé trop à gauche (et donc trop proches des communistes). En 1948, contre le démocrate Harry Truman (finalement réélu), il se présente à l’élection présidentielle au nom du Parti progressiste et bénéficie du soutien actif du Parti communiste de William Z. Foster mais ne remporte que 3 % des suffrages.
[4] Je suis revenu dans le texte précédent de cette série sur Les Contrebandiers de Moonfleet. J’ai préféré traiter de cet immense film d’aventure à part car, bien que totalement langien (et d’ailleurs marqué par une querelle entre le metteur en scène et le producteur…), il me semble moins représentatif de la réflexion « politique » qui anime alors Fritz Lang (peut-être d’ailleurs parce qu’il se situe dans L’Angleterre du XVIIIe siècle ce qui était moins propice à des développements sur la société américaine). Par ailleurs, j’aurais également aimé évoquer dans ce texte – la citation placée en exergue de ce texte et qui concerne son film étant bien dans la logique de mon propos – de La Cinquième Victime. Mais n’ayant vu ce film qu’une fois (et n’ayant pas aujourd’hui la possibilité matérielle de le revoir), il y a maintenant une dizaine d’années, mes souvenirs sont trop flous pour que je me risque à écrire dessus.

Retour sur Fritz Lang : L'abandon des idéaux (2), L'Ange des Maudits

12 Novembre 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Autour de Fritz Lang
Dernière période de Fritz Lang aux Etats-Unis. Aux difficultés de toujours –contraintes de la censure ; conflits avec ses équipes et ses producteurs ; relatif manque de reconnaissance – s’ajoutent celles liées à un contexte politique particulièrement lourd. De quoi rendre le vieux metteur en scène amer et… combatif. 
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7) L’abandon des idéaux (deuxième partie)
L’Ange des maudits

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Affiche de L’Ange des maudits (1952) 
Après Le Retour de Frank James (1940) et Les Pionniers de la Western Union (1941), réalisés au début de sa carrière américaine, L’Ange des maudits (1952)[1] voit Fritz Lang renouer une dernière fois avec le western, genre majeur de l’Hollywood de l’âge d’or, mais dans lequel ses deux premiers essais n’avaient été qu’à demi-concluants ne comptant, malgré leurs qualités[2], ni parmi les œuvres maîtresses du genre, ni parmi celles du réalisateur. Tel ne sera pas le cas de cet Ange des maudits, ultime western de Fritz Lang et qui mérite pleinement, aux côtés de films de John Ford, Anthony Mann, Raoul Walsh ou Howard Hawks, d’être rangé parmi les chefs d’œuvres du genre. Il ne souffre que d’un défaut – mineur mais évident – lié à son faible budget qui devait interdire la réalisation de scènes en extérieur qui auraient été nécessaires et dont l’absence ne pouvait être que partiellement compensé par la qualité du travail des décorateurs ce dont le réalisateur est tout-à-fait conscient comme il l’explique dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich :
                      
« Comme nous avions un budget très limité, nous avons pris le parti de faire le film en studio (j’ai tourné dans le studio de General Service ; c’est Howard Hugues qui a financé le film). Faire un western en studio n’est pas chose facile. Nous n’avons pas tout tourné en studio – les scènes de rues ont été filmées dans les studios Republic. Mais nous n’avions pas assez d’argent pour construire un décor de montagnes surplombant le ranch et le désert, là où Marlene vient parler à Kennedy. Mon décorateur, M. Ihnen, qui avait réalisé des choses magnifiques pour moi pour Man Hunt [Chasse à l’homme, 1941] entre autres, connaissait tout sur les toiles de fond et les perspectives, mais ce n’était pas très bon et, de toute façon, mal éclairé (…). »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; pages 87-88.

Il ajoute à cela les problèmes qu’il a eus à diriger Marlene Dietrich – déjà brièvement évoqués dans l’introduction de ce texte et sur lesquels on reviendra précisément un peu plus loin – et, sans surprise, des frictions avec ses producteurs qu’il ne développe toutefois guère si ce n’est pour remarquer qu’Howard Hugues lui imposa un changement de titre qu’il juge (à raison) ridicule :

                      « Le film était terminé, et je suis entré dans le bureau de l’homme qui dirigeait le studio pour Howard Hugues (…). ‘‘ M. Lang, j’avais oublié de vous dire que M. Hugues a changé le titre de Chuck-a-Luck. Je n’étais pas très content, naturellement – En quoi ? – Rancho Notorious ’’, m’a-t-il répondu. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a simplement dit : ‘‘ Parce que M. Hugues ne pense pas qu’on sache ce que Chuck-a-Luck veut dire en Europe – Ah oui ? Et je suppose qu’ils sauront ce que veut dire Rancho Notorious ! ’’, et je suis sorti (Rires). »
Il ajoute également :
                      
« Oui [le film a été remonté]. Un producteur, encore : très bête. Il voulait prouver quelque chose. Selon les termes de mon contrat, il n’avait pas le droit de toucher au montage avant la preview. Mais il n’y a pas de copyright pour les metteurs en scène. »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 88. 

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Beth Forbes (Gloria Henry) et Vern Haskell (Arthur Kennedy)
Au-delà de ces quelques difficultés qui ne gâchent en rien un film que son auteur semblait tout de même relativement apprécier[3]L’Ange des maudits permet à Fritz Lang de signer une œuvre plus personnelle dans un genre qui le passionne et dont il disait avec raison qu’il représentait pour les Etats-Unis ce que la légende des Nibelungen était pour l’Allemagne. Aussi respectera-t-il les principaux canons du western – grandes séquences de bagarre et de fusillades comprises – tout en réalisant une œuvre dans laquelle sa patte ne manque pas de se faire clairement sentir. Ainsi L’Ange des maudits raconte-t-il la quête, à travers l’Ouest sauvage, de Vern Haskell (Arthur Kennedy) dont la fiancée Beth Forbes (Gloria Henry) a été tuée et violée par le bandit Kinch (Lloyd Gough) – que le héros ne connaît pas –, schéma qui rappelle quelque peu, entre autres, ceux de  Winchester 73 (Anthony Mann, 1950) ou de La Prisonnière du désert (John Ford, 1956). Cela amènera Vern jusqu’à un ranch perdu, repaire de hors-la-loi, Chuck-a-Luck, dominé par Altar Keane (Marlene Dietrich). Le film montrera l’inexorable destruction de ce nid de bandits qui est comme un kyste dans ce territoire américain dans lequel le fameux concept de la loi et de l’ordre doit s’imposer. Quête d’un héros et passage de la légende à l’histoire – au sein de laquelle, donc, un endroit comme Chuck-a-Luck n’a plus sa place –, L’Ange des maudits est donc bel et bien, avec de tels éléments, un western parfaitement classique. Mais, on l’a dit, c’est également un film profondément langien et il est rythmé par un leitmotiv sonore[4] – The Legend of Chuck-a-Luck écrite par Ken Darby et chantée par William Lee – qui ne cesse de répéter que l’on assiste à une « story of hate, murder and revenge ». Une histoire de haine, de meurtre et de vengeance : on retrouve là les thématiques de bien des films de Fritz Lang – au point que de très nombreux critiques reprennent ce triptyque ici clairement énoncé pour les présenter – à commencer cette œuvre fondatrice qu’est la deuxième partie des  NibelungenLa Vengeance de Kriemhild (1924). La vengeance était également au cœur du Retour de Frank James et sera encore centrale dans Règlements de comptes (1953). Quant au meurtre, on le sait, il passionne notre réalisateur et est présent, sous une forme ou une autre, dans la quasi-totalité de ses films alors que la haine est en quelque sorte – le personnage de Kriemhild (Margarete Schön) le montrait bien – le moteur qui mène au crime, celui-ci permettant donc d’assouvir la vengeance. Western classique et film spécifiquement langien, tel se présente donc cet Ange des maudits ce qui offre un alléchant programme qui sera parfaitement tenu. 
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Altar Keane (Marlene Dietrich)
Mais cette œuvre étonnante est également plus que cela car le réalisateur introduit une autre thématique, en un sens connexe des précédentes, qui est celle du vieillissement. On l’a dit, Chuck-a-Luck est condamné quand s’introduit en son sein ce héros justicier qu’est Vern Haskell. Aussi, l’écroulement de ce ranch est-il une figure de l’effacement de l’Ouest légendaire et, de manière relativement précoce, L’Ange des maudits annonce le western crépusculaire[5] de l’extrême fin de l’âge d’or hollywoodien – songeons à L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1961) – et surtout de la période immédiatement postérieure à celui-ci dont les œuvres de Sam Peckinpah constitueront l’acmé (La Horde sauvage en 1969 ; Pat Garrett et Billy the Kid en 1973). Mais Fritz Lang a l’idée extraordinaire de relier cela au vieillissement inéluctable de sa star, Marlene Dietrich (alors âgée de cinquante-et-un ans). Celle-ci étant fort peu désireuse d’assumer son vieillissement à l’écran, cela entraînera des frictions entre elle et le réalisateur (qui furent, quelques années auparavant, amants) confirmés par les deux intéressés ; Fritz Lang, d’abord :
                      
« Le film a été conçu pour Marlene Dietrich. Je l’aime beaucoup. J’ai même été amoureux d’elle (…). Je voulais écrire un film sur une danseuse vieillissante (mais toujours très désirable) et un vieux pistolero qui commence à ne plus dégainer très vite. J’ai donc construit cette histoire. Mais Marlene n’était pas très contente d’entrer, fût-ce du bout du pied, dans la catégorie des femmes moins jeunes ; elle rajeunissait tant chaque jour qu’à la fin cela n’était plus la peine. Elle s’acoquinait également avec un acteur contre un autre ; tout cela n’était pas très agréable.
(…) Je ne pouvais vraiment accepter ce que Marlene faisait parfois. Elle restait profondément sous l’influence de Sternberg. Elle n’arrêtait pas de dire : ‘‘ Mais Sternberg aurait fait ci, ou il aurait fait ça – Peut-être, lui répondais-je, mais je suis Lang ! ’’ (Sternberg est intelligent et c’est un excellent metteur en scène ; de plus, il a fait de très beaux films avec Marlene). Tout cela était très, très désagréable. Sans doute était-ce de la vanité de ma part de croire que je pouvais faire quelque chose pour elle ; peut-être que si elle m’avait fait confiance… A la fin du film, nous ne nous adressions plus la parole. »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 87.

Marlene Dietrich ensuite qui témoigne en 1963 :
                      
« Je n’ai pas trop aimé travailler avec Lang. Tout est construit dans sa tête, avant même que les acteurs n’interviennent, et il ne fait aucune concession. Je crois qu’un acteur ne peut donner sa mesure que s’il est libre ».
Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; page 200.
Dans la suite de sa carrière, Marlene Dietrich devra assumer son statut de star vieillissante. Elle le fera notamment avec un grand brio dans l’excellent Témoin à charge – un très grand film se cachant derrière les pitreries de Charles Laughton – de Billy Wilder (que le thème du déclin des stars passionne comme l’a montré son exceptionnel Boulevard du crépuscule en 1950) en 1957 puis dans La Soif du mal d’Orson Welles en 1958.

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Altar Keane
Mais malgré ces tensions – sans doute inévitables entre deux personnalités de grand caractère et qui ont peut-être pu s’avérer bénéfiques sans que Fritz Lang et Marlene Dietrich n’en aient parfaitement conscience – l’incrémentation de cette thématique donne une force incomparable à L’Ange des maudits car le réalisateur met certes en scène le déclin de Marlene Dietrich mais lui rend également un vibrant hommage nous contant sa légende, la vie du personnage d’Altar Keane faisant irrémédiablement écho à celle de la star de cinéma, le film fonctionnant sur le principe d’une métaphore (assez transparente) filée. Cela permet notamment à Lang d’adopter une structure narrative dynamique – la maîtrise du rythme par le réalisateur forçant une nouvelle fois l’admiration –, ambitieuse et extrêmement particulière. S’ouvrant sur un baiser entre Vern Haskell et Beth Forbes, on assiste ensuite à l’attaque du magasin de cette dernière dans laquelle elle trouvera la mort (le crime n’étant pas, comme dans  M, Le Maudit – 1931 –, montré). Vern engage alors une poursuite pour retrouver le tueur dans laquelle, lâchement abandonné par les gens du village, il se retrouve bien vite seul. Ne connaissant ni le nom, ni le physique de son ennemi, ni même le lieu où il pourrait se trouver, il parcourt tout l’Ouest pour y glaner de précieuses informations. Après cette exposition, il finit par entendre parler d’une certaine Altar Keane qui dominerait un étrange ranch, Chuck-a-Luck. Il concentre alors ses recherches sur cette femme et découvre, par différents témoignages, son passé. Celui-ci est représenté à travers une série de flashbacks dans une formule – même si cela ne dure qu’une dizaine de minutes dans L’Ange des maudits – qui n’est pas sans évoquer celle de Citizen Kane (1941) d’autant que le nom du personnage se rapproche étonnamment de celui du héros (incarné par le réalisateur) du chef d’œuvre d’Orson Welles. On apprend notamment qu’Altar Keane fut danseuse de cabaret et a été une véritable légende de l’Ouest alors que Marlene Dietrich est devenue célèbre dans le rôle de la danseuse Lola-Lola dans L’Ange bleu (Josef von Sternberg, 1930) avant de devenir l’une des plus grandes stars hollywoodiennes. C’est bien alors à la mise en scène de la légende de Marlene que se livre Fritz Lang. Mais celle-ci a donc vieilli et, alors que s’annonçait sa déchéance, elle a gagné une forte somme au jeu grâce à la protection de Frenchy Fairmont (Mel Ferrer), un hors-la-loi connu pour son tir rapide mais lui aussi marqué par l’âge. Les deux, qui vivent désormais en couple, se retirent donc partiellement (Frenchy continuant tout de même ses attaques de banque) pour fonder Chuck-a-Luck, un ranch dans lequel viennent se cacher (et perdre leur argent) divers malfrats qui veulent échapper aux autorités après avoir commis quelques forfaits. Persuadé de retrouver l’assassin de sa fiancée à Chuck-a-Luck, Vern ne cesse donc de chercher cet endroit mythique dont on ne parle qu’à demi-mots. Il y arrivera en permettant à Frenchy de s’évader de la prison de Gunsight et en se liant d’amitié avec celui-ci.
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Altar Keane et Frenchy Fairmont (Mel Ferrer)

Le film ne quittera alors plus guère Chuck-a-Luck – si ce n’est pour une attaque de banque qui tournera au fiasco – et l’on assistera cette fois-ci à la (relative) décadence de Marlene Dietrich. Elle connaîtra certes quelques grands moments dont un de ces numéros de chant qui ont contribué à faire sa gloire mais, troublée par l’arrivée du jeune et beau Vern, elle ne pourra que constater son vieillissement se sentant incapable de séduire cet homme plus jeune et ne cessant de répéter qu’elle a désormais dix ans de trop. Cette thématique rejaillira sur le personnage de Frenchy[6], sincèrement amoureux d’Altar, qui voit en Vern un rival d’autant plus qu’il se montre également très rapide au tir d’où cette remarque menaçante de Frenchy à son endroit : « Ça te plaît de jouer sur mon terrain ». En effet, Vern tente bien – et réussit – à séduire Altar Keane mais il ne s’agit là que d’une feinte car il a remarqué que celle-ci possédait la broche qu’il avait offerte à sa fiancée. Ayant finalement appris de qui elle la tenait – Kinch, donc –, il humiliera la légende déchue lui indiquant, avec une grande violence verbale et partiellement physique, que rien chez elle ne le séduisait réellement et qu’elle est tombée très bas (bien plus bas que lorsqu’elle était danseuse de cabaret) en dirigeant ce ranch qui cache les plus grands crimes sur lesquels Altar construit sa fortune. Troublant moment de cinéma qui ne grandit guère le personnage de Vern aux yeux du spectateur – on retrouve là la complexité des héros langiens – mais qui montre surtout un grand réalisateur signifier on ne peut plus clairement à une immense star que son temps est passé. Assurément, cette thématique du vieillissement – magistralement exploitée par Fritz Lang et, in fine, superbement assumée par Marlene Dietrich – pour cruelle qu’elle soit (mais elle est incontestablement vraie, Marlene Dietrich ne devant plus tourner que dans six films après L’Ange des maudits) donne une grande énergie, que l’on pourrait qualifier de mélancolique (« Un jour, tout le monde est dépassé par quelqu’un » dira ainsi Altar Keane à Frenchy Fairmont), à cette œuvre.

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Altar Keane et Vern Haskell

A tout ceci, il faut encore ajouter que L’Ange des maudits est nourri de nombre d’obsessions langiennes dont certaines vont d’ailleurs en s’affinant. Celle du jeu[7] notamment partout présent comme dans Docteur Mabuse, le joueur (1922) et Les Contrebandiers de Moonfleet (1955), celui-ci étant le seul moyen qui semble permettre de s’opposer (surtout lorsque l’on triche et acquiert la maîtrise du jeu) provisoirement à la force du destin. Ainsi, Altar Keane devient-elle riche en gagnant au Chuck-a-Luck (Coup-de-chance en version française), sorte de roulette verticale (on retrouve donc à cette occasion la figure circulaire chère au réalisateur), qui donnera son nom au ranch (et aurait du être celui du film) alors que Vern gagnera le droit de retourner voir Altar, à la fin du film, en trichant au jeu. Quant à l’espace, si, dans la logique du western qui montre toujours une implantation progressive de la démocratie américaine vers l’Ouest, les oppositions verticales sont peut-être un peu moins à l’honneur qu’à l’accoutumée, Chuck-a-Luck[8] n’en est pas moins situé en contrebas de montagnes et y aller traduit bien la nécessité permanente du héros langien qui se doit de descendre dans les bas-fonds. Cela implique pour celui-ci de se mettre au niveau du mal et, comme souvent, ce héros, ici un honnête cow-boy aux mains calleuses (c’est ainsi qu’Altar comprendra qu’il n’est pas un véritable hors-la-loi), devra renoncer à tous ses idéaux et justement se salir les mains. Cette trajectoire du héros qui pour affronter le mal devient aussi violent que celui-ci est un tropisme de l’œuvre de Fritz Lang qui fonctionne particulièrement dans cet Ange des maudits puisque, dès après la mort de sa fiancée, Vern devient donc un personnage vengeur, qui s’arme immédiatement de pistolets (dont il devra se servir lors de la fusillade finale même s’il aura auparavant tenté – sans succès – de respecter la légalité en livrant Kinch aux autorités), mû par sa seule obsession morbide, aussi peu sympathique ou presque que ses opposants, prêt à mentir et même à humilier aux seules fins d’assouvir sa soif de vengeance comme si sa haine lui donnait tous les droits. Tout ceci est classique dans l’univers langien – voire dans celui du western puisque Vern rappelle un peu les personnages joués par James Stewart (Arthur Kennedy étant toutefois nettement moins convaincant que celui-ci dans sa composition) dans les œuvres d’Anthony Mann – mais le film témoigne tout de même, concernant la société, d’un véritable pessimisme qui semble encore plus grand que celui, habituel, du réalisateur.

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Vern Haskell, Altar Keane et Frenchy Fairmont
En effet, le pourrissement du monde apparaît ici sans limites au point que les héros, on l’aura compris avec Vern et Altar – seul Frenchy gardant un semblant de paradoxale et relative noblesse –, ne le sont pas véritablement et que le méchant, Kinch, ne dispose que d’un rôle très secondaire étant, malgré son crime odieux, comme fondu dans la masse. Le passage de Vern à Chuck-a-Luck marque l’entrée de ce monde maléfique dans un état de délabrement encore plus grand puisque commence alors l’ère du soupçon (Vern cherchant l’assassin parmi tous les habitants du ranch et Kinch se demandant qui est cet homme qu’il a déjà vu), et de la peur de la trahison (Altar qui n’aimerait plus Frenchy mais Vern et qui révèlerait les secrets des criminels à celui-ci) alors que le travestissement des émotions (le jeu de séduction mené par Vern) règne en maître. On pourrait certes voir une forme de morale dans la destruction de cette poche de chaos d’autant que lorsque Vern et Frenchy quittent définitivement le ranch, dans lequel Altar vient de trouver la mort (car le film, comme une tragédie, s’achève dans le sang), la chanson nous annonce que, selon la légende, ils seraient morts dans la journée. Un monde donc dans lequel siégeait le mal s’effacerait donc définitivement mais on est tout de même bien loin du western classique car le nouvel espace destiné à le remplacer n’apparaît guère plus positif tel qu’il nous est présenté par Fritz Lang. Ainsi qu’a-t-on vu au cours du film, au-delà de la trajectoire des principaux héros ? Une masse de couards qui, dès le début, refuse de poursuivre l’assassin de la fiancée de Vern, de nombreux shérifs tous plus inefficaces les uns que les autres, des politiciens véreux et même une élection sans suspense – remportée par un dénommé « Parti de l’ordre » contre le « Parti des citoyens » – dans le village de Gunsight. Aussi, la démocratie américaine, celle de la loi et de l’ordre, triomphe-t-elle bien dans L’Ange des maudits et, comme dans de nombreux westerns, la légende s’éteint alors que commence l’histoire. Mais ce film majeur de Fritz Lang, s’il peut sans peine être compté parmi les grands westerns de l’âge d’or hollywoodien, ne traduit, à l’inverse des œuvres de John Ford, nulle passion ni pour la nature humaine, ni pour la démocratie américaine. Au contraire, le film, sans en être toutefois une critique ouverte, montre un profond désenchantement à l’égard de cette dernière.
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Vern Haskell, Altar Keane et Frenchy Fairmont
Antoine  Rensonnet

[1] Notons que L’Ange des maudits est seulement le troisième film en couleurs de Fritz Lang après ses deux précédents westerns et avant Les Contrebandiers de MoonfleetLe Tigre du Bengale (1959) et Le Tombeau Hindou (1959).
[2] Celles-ci sont, à mon sens, réelles concernant Le Retour de Frank James qui était, rappelons-le, la suite du Jesse James d’Henry King (1939). Je ne peux personnellement en attester concernant Les Pionniers de la Western Union qui figure parmi les rares films de Fritz Lang que je n’ai pas eus l’occasion de voir mais elles tendent à être reconnues.
[3] Dans Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963), film dans lequel il interprète son propre rôle, Fritz Lang répondra à Camille (Brigitte Bardot) et Paul (Michel Piccoli) Javal qui lui disent avoir beaucoup aimé L’Ange des maudits : « Moi, je préfère M [M, Le Maudit] ».
[4] Il s’agit là d’une innovation. Réalisé par Fred Zinnemann la même année que L’Ange des maudits, un autre western célèbre, Le Train sifflera trois fois, reprendra cette idée
[5] Déjà, au début des années 1950, le western connaît des inflexions dans ses thématiques et la légende dorée des Etats-Unis qu’il représentait auparavant commence à se noircir. Ainsi La Flèche brisée (Delmer Daves, 1950) et La Porte du diable (Anthony Mann, 1950) montrent une profonde transformation de la réflexion sur la destruction des tribus indiennes alors que La Cible humaine (Henry King, 1950) montre une légende de l’Ouest vieillissante (Gregory Peck) et lassée de devoir toujours se battre en duel.
Notons par ailleurs que dans Quarante tueurs (Samuel Fuller, 1957), on retrouvera l’histoire d’une femme (qui est, elle aussi, une star vieillissante puisqu’il s’agit de Barbara Stanwyck) qui contrôle une bande de hors-la-loi.
[6] Notons que l’acteur Mel Ferrer n’a que trente-cinq ans en 1952 (soit trois de moins qu’Arthur Kennedy…) et n’est, lui, qu’au début de sa carrière d’acteur. Il apparaît donc vieilli dans L’Ange des maudits et il n’y a pas le moindre écho entre son statut et son rôle.
[7] Le jeu ramène, bien sûr, à l’argent ce qui est souvent le cas chez Fritz Lang mais le réalisateur éprouve plus de sympathie pour le premier (puisqu’il est lié au risque et contient cette idée que l’on puisse tout gagner ou tout perdre en un seul instant) que pour le second qui ne renvoie guère qu’à l’instinct de consommation et au matérialisme
[8] Chuck-a-Luck est donc bel et bien un trou, une sorte d’espace (presque) clos dans lequel s’il est difficile d’y entrer, il est encore moins aisé de s’échapper car tout y ramène (en ce sens qu’il est le dernier endroit où des hommes – et une femme – perdus ont accès).

Retour sur Fritz Lang : L’abandon des idéaux (3), Règlement de comptes

19 Novembre 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Autour de Fritz Lang
Dernière période de Fritz Lang aux Etats-Unis. Aux difficultés de toujours –contraintes de la censure ; conflits avec ses équipes et ses producteurs ; relatif manque de reconnaissance – s’ajoutent celles liées à un contexte politique particulièrement lourd. De quoi rendre le vieux metteur en scène amer et… combatif. 
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7) L’abandon des idéaux (troisième partie)
Règlement de comptes

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Affiche de Règlement de comptes (1953)
En 1953, Fritz Lang signe, avec Règlement de comptes, un pur chef d’œuvre du film noir, autre genre majeur hollywoodien, dont il fut l’un des précurseurs dès ses années allemandes – notamment parce qu’il fut l’un des grands maîtres de la lumière dite expressionniste et que plusieurs de ses films traitaient de sujets criminels  – et dans lequel il s’était déjà abondamment illustré dans les années 1940  et auquel il était déjà revenu la même année avec La Femme au gardénia[1]. Unaniment reconnu – y compris par l’auteur … – comme l’une de ses œuvres maîtresses, Règlement de comptes est également un succès qui lui vaudra de réaliser l’année suivante Désirs humains, un remake de La Bête humaine (Jean Renoir, 1938)[2], avec le même couple d’acteurs vedettes (Glenn Ford et Gloria Grahame). Comme le réalisateur le dit lui-même, Règlement de comptes est, comme pour L’Ange des maudits (1952), une histoire de haine, de meurtre et de vengeance. Son immense réussite tient notamment à deux points que Fritz Lang relève dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich. Le premier est lié à l’intensité du rythme imprimé par le metteur en scène qui comme toujours domine à merveille cet élément-clef de la réussite d’un film mais livre peut-être ici son chef d’œuvre concernant celui-ci et offre, en tout cas, une leçon tant Règlement de comptes est d’un dynamisme et d’une densité extrêmes sans que jamais ne soit perdue la fluidité de la mise en scène (de plus en plus « classique » comme dans toute la dernière partie de l’œuvre d’un Fritz Lang qui a presque totalement renoncé au monumentalisme de ses débuts) ; il s’en explique ainsi :
                
« (…) Chaque film a son propre rythme. Un film sentimental ne peut avoir le même rythme qu’un drame passionnel. Et un film ‘‘ de haine, de meurtre et de vengeance ’’ possède un rythme différent de celui d’une histoire où un type fait du porte-à-porte pour trouver un boulot. Dans The Big Heat [Règlement de comptes], on commence par un homme qui se suicide ; sa femme [Bertha Duncan (Jeannette Nolan)] rentre et vole quelque chose ; elle se met alors à faire chanter quelqu’un. Le début est donc déjà plutôt violent et rapide et cette première scène règle le tempo du film. »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; pages 101-102.

Par ailleurs, il met au jour un second élément décisif en faisant remarquer que le public a vocation – c’est là une condition nécessaire pour signer une œuvre « universelle » – à s’identifier au héros, Dave Bannion (Glenn Ford) ; là encore, citons-le :

                 
C’est peut-être que mes films traitent de sujets éternels. The Big Heat, par exemple, est un plaidoyer contre le crime. Mais on y voit des gens – contrairement à d’autres bons films où l’on ne voit que des gangsters. Dans The Big Heat (…), Glenn Ford est un membre des forces de police dont la femme [Katie Bannion (Jocelyn Brando)] se fait tuer. C’est donc une sorte d’affaire personnelle entre le crime et lui. Il devient le public.
Et on en revient à la technique du cinéma : on montre un protagoniste pour que le public puisse se mettre dans sa peau. D’abord, j’utilise la caméra de façon à montrer, autant que possible, les choses du point de vue du protagoniste ; de cette façon, le public s’identifie avec le personnage qu’il voit à l’écran et pense en même temps que lui. Ensuite (et cela concerne l’écriture et la mise en scène), le personnage que joue Ford se rapproche de Joe Doe. Il est bon dans son travail ; il lui arrive de devenir enragé quand les choses vont mal ou que quelqu’un lui dit qu’il est bête quand il ne l’est pas – mais il se garde de dire quoi que ce soit, à cause de sa situation dans la police. Il aime sa femme. On l’a réduite en morceaux et c’est ainsi que commence sa croisade privée, sa revanche personnelle. C’est une chose qui, inconsciemment, est présente dans tous mes films, je suppose : ‘‘ la haine, le meurtre et la vengeance ’’, le combat contre le destin. Et ‘‘ la vengeance est un fruit amer et maléfique ’’. »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 101. 

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Dave Bannion (Glenn Ford ; au centre)
Outre que ce propos livre quelques-uns des « trucs » de mise en scène d’un réalisateur majeur, il faut s’y arrêter un instant tant Dave Bannion peut bel et bien apparaître (et l’excellente composition de Glenn Ford doit être soulignée) comme le héros langien paradigmatique, celui qui – avec peut-être, dans un ordre d’idées quelque peu différent, le docteur Mabuse (Rudolf Klein-Rogge) de Docteur Mabuse, le joueur (1922) et du Testament du docteur Mabuse (1933) – opérerait une synthèse ou concentrerait le plus les caractéristiques de bien des personnages déjà mis en scène par le metteur en scène, la Kriemhild (Margarete Schön) des Nibelungen (1924) et le Vern Haskell (Arthur Kennedy) de L’Ange des maudits en tête évidemment. A son égard, Fritz Lang parle donc de « Joe Doe » et de « croisade privée ». Dans ce portrait d’Américain moyen touché par un drame personnel et désireux de se venger par tous les moyens, on reconnaîtra également un autre personnage emblématique de l’œuvre du réalisateur, celui de Joe Wilson (Spencer Tracy) dans Furie (1936) qui, victime d’une tentative de lynchage, essayait de faire condamner à mort ceux qui avaient attenté à sa vie.

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Bertha Duncan (Jeannette Nolan) et Dave Bannion 
Il est d’ailleurs très intéressant que le réalisateur évoque une « croisade privée » concernant l’activité de Dave Bannion dans Règlement de comptes. Le terme de « croisade » renvoie en effet au mythe – donc à l’universalité du thème abordé – alors que l’emploi de l’adjectif « privée » traduit certes un fait mais celui-ci, contrairement à ceux de Joe Wilson ou de Vern Haskell, ne va pas de soi dans le cas de Dave Bannion. En effet, celui-ci appartient au début du film aux forces de police et sa quête vengeresse n’a pas de raison, a priori, de s’exercer en solitaire et en dehors de tout cadre légal. Or, devant l’inefficacité du corps auquel il appartient et surtout la corruption – on y reviendra – qui sévit en son sein, il sera obligé de le quitter mais on peut également penser que celui-ci préfère en quelque sorte agir en solitaire (même s’il bénéficie de nombreux auxiliaires) tant le meurtre de sa femme est une affaire personnelle qui exige qu’il se fasse justice lui-même. Aussi est-il prêt, lui qui figure initialement un homme profondément intègre, à renoncer à tous ses idéaux. On retrouve là toute la complexité du héros langien certes obligé de se mettre au niveau du mal pour le combattre mais qui le fait sans scrupules ou presque. Il n’aura finalement pas à mettre en pratique ses instincts meurtriers et la morale semblera sauve à l’extrême fin du film, Dave Bannion retrouvant toutes ses caractéristiques de héros positif – en même temps que son emploi dans la police. Cependant, durant le temps du film, Fritz Lang aura clairement montré la grande violence dont est capable cet homme – l’américain moyen, donc – et aura magistralement rappelé son idée fondamentale selon laquelle chacun est un criminel en puissance notamment dans cette séquence durant laquelle Dave Bannion est à deux doigts d’étrangler Bertha Duncan ce qui lui permettrait de détruire l’organisation de Mike Lagana (Alexander Scourby) qui règne sur la ville et est responsable du meurtre de sa femme ou encore lorsqu’il frappe violemment l’homme de main de celui-ci, Vince Stone (Lee Marvin). Ainsi, pour replacer l’histoire de Dave Bannion dans l’Universel – comme c’est là la volonté de Fritz Lang –, on dira que pour ce personnage toute catharsis ou presque est impossible[3], qu’il éprouve la nette tentation de l’hubris et l’impérieuse nécessité de la nemesis. 
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Selma Parker (Edith Evanson), Larry Gordon (Adam Williams) et Dave Bannion 
Mais l’on ne saurait réduire Règlement de comptes à son rythme échevelé et à son personnage principal, fût-il le héros langien par excellence, tant le film recèle encore d’autres qualités. Deux se doivent d’être tout particulièrement mises en lumière. La première concerne la place laissée aux femmes dans le film. Dans ce monde assez largement masculin – puisque le héros et ses principaux ennemis sont tous des hommes –, elles sont pourtant omniprésentes. Ce n’est bien sûr pas la première fois que le réalisateur leur accorde une telle place comme l’avaient notamment montré les quatre films qu’il avait tournés avec Joan Bennett – Chasse à l’homme (1941) ; La Femme au portrait (1944) ; La Rue rouge (1945) ; Le Secret derrière la porte (1948) – dans l’une des rôles principaux, L’Ange des maudits, bien sûr, et même, juste avant Règlements de comptesLa Femme au gardénia. Mais dans le film qui nous intéresse ici, sans qu’aucune ne soit véritablement au centre de l’œuvre – tout dévolu donc à Dave Bannion –, elles ont des rôles décisifs (quand bien même leur présence à l’écran n’est réduite qu’à quelques minutes ce qui montre, au passage, la capacité du réalisateur à dresser un portrait en deux ou trois plans) et très différents, voire complémentaires. La première à apparaître dans le récit est Bertha Duncan qui, après le suicide de son mari Thomas, trouve dans la confession que celui-ci laisse afin que l’organisation criminelle de Mike Lagana soit réduite à néant le moyen de faire chanter ce dernier. Tout commence donc avec cette femme qui, incarnation du mal ou plus exactement figure parfaite de la société amorale telle qu’elle est représentée par Fritz Lang, apparaît immédiatement totalement antipathique au spectateur et ce notamment parce qu’elle travestit ses émotions en versant des larmes de crocodiles lorsque Dave Bannion (alors encore membre des forces de police) vient l’interroger afin d’éviter les questions gênantes et surtout ne pense qu’à l’argent et à consommer comme le montrent ces vêtements de luxe qu’elle prend un évident plaisir à porter. Parfaitement cynique, elle est un personnage-clef tant de l’intrigue que du monde de Règlements de comptes. Mais les femmes ne se résument pas dans l’œuvre à celle-ci et à l’opposé du spectre, on croise la femme de Dave Bannion, épouse parfaite et mère idéale, qui trouvera donc la mort dans l’explosion de la voiture de son mari ce qui déclenchera la « croisade » de celui-ci. Avec celle-ci, Fritz Lang aura tourné des scènes de bonheur familial un peu surfaites tant elles apparaissent sans nuages et l’on peut penser que cette représentation du rêve américain est nécessaire pour impliquer le spectateur et faciliter son identification – évoquée par le réalisateur – à Dave Bannion mais le reste du film se chargera de montrer que le réalisateur n’y croit guère[4]. Ce serait toutefois d’une certaine misogynie que de ne proposer que ces deux rôles féminins puisque le premier présente une salope absolue (toutefois très éloignée – notamment en raison de son âge – des femmes fatales qui peuplaient les films noirs de la deuxième moitié des années 1940) et la seconde une sorte de sainte. On en est fort loin puisque Règlements de comptes propose un troisième personnage féminin important – celui dont le rôle est d’ailleurs (et de loin !) le plus développé – avec Debby Marsh (Gloria Grahame) qui offre une sorte de stade intermédiaire entre Bertha Duncan et Katie Bannion. Mais, avant de revenir sur celle-ci, il faut dire un mot de Lucy Chapman (Dorothy Green) et de Selma Parker (Edith Evanson) qui sont deux auxiliaires du héros. La première, maîtresse de Thomas Duncan, est celle qui révèle certaines informations sur son amant ce qui pousse Dave Bannion à commencer, malgré les pressions, son enquête sur le suicide de celui-ci (il n’agit là encore qu’en policier extrêmement consciencieux) ce qui entraînera les meurtres de Lucy Chapman puis de Katie Gordon. La seconde, handicapée, n’apparaît que dans deux séquences mais se révèle très touchante aidant de façon complètement gratuite[5] et au mépris d’un grand danger le héros à identifier (qui, à cet instant, en est désormais au stade de la « croisade ») l’un des membres importants du réseau de Mike Lagana, Larry Gordon (Adam Williams).
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Debby Marsh (Gloria Grahame) et Dave Bannion
Mais le grand rôle féminin est donc dévolu à Gloria Grahame. Probablement Debby Marsh est-il, avec la Jerry (Joan Bennett) de Chasse à l’homme, l’un des plus beaux personnages de femme jamais mis en scène par Fritz Lang. Maîtresse de Vince Stone, elle est d’abord d’une totale insouciance et d’une extraordinaire futilité passant son temps à danser, boire et dépenser l’argent mal acquis par son amant affichant, à l’instar de Bertha Duncan, un goût démesuré pour les signes extérieurs de richesse. Aussi ne s’attire-t-elle que le mépris de Dave Bannion et – partiellement – du spectateur. Mais, défiguré par Vince Stone qui lui a renversé du café bouillant sur le visage, elle apparaît sublimée et révèle peu à peu une personnalité complexe au point de personnifier tout le tragique du film. D’une part, elle entame, elle aussi, une « croisade privée » – qui rejoint celle du héros – et c’est elle qui tuera Bertha Duncan avant de trouver la mort à la fin du film lors d’un échange de coups de feu entre elle et son ancien amant. Dans ces derniers instants, Dave Bannion aura alors pour elle quelques mots un peu réconfortants. En effet et d’autre part, si à l’inverse du héros, elle a été, elle, jusqu’au meurtre, elle aura contribué à sauver moralement celui-ci mettant un terme à son parcours ambigu de justicier solitaire – dans les faits puisqu’elle tue en lieu et place de celui-ci mais aussi en lui affirmant que s’il en venait, pour assouvir sa vengeance, à commettre un crime, il ne vaudrait alors guère mieux qu’un Vince Stone – et lui assure donc une sorte de rédemption[6] à laquelle, en femme perdue, elle ne pouvait prétendre. Ainsi ce personnage est-il, d’un point de vue cinématographique, habité par une sorte de grâce qui lui est totalement refusée sur le plan diégétique. On a également remarqué qu’en tuant Bertha Duncan – ce qui entraîne la révélation de la confession du mari de celui-ci et la destruction de l’organisation de Mike Lagana –, elle permet au héros d’assouvir sa vengeance et une sorte de happy end conclue Règlement de comptes puisque Dave Bannion peut réintégrer la police. Celui-ci qui n’a pas, semble-t-il, été rajouté, par la volonté d’un quelconque producteur est d’une rare perversité et n’a rien à envier, par exemple, à celui, célèbre, de L’Inconnu du Nord-Express[7] (1951) d’Alfred Hitchcock puisqu’il n’est rendu possible que par le meurtre de Bertha Duncan[8].
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Debby Marsh et Dave Bannion
On sait d’ailleurs que Fritz Lang n’était pas hostile aux happy ends comme il l’écrivait dans un article, titré Heureux jusqu’à la fin de leurs jours, daté de 1946 (soit sept ans avant qu’il ne réalise Règlement de comptes) et dont voici un extrait :
                   
« (…) Je crois en la révolte artistique. Je pense que de nouvelles formes et un nouveau style sont nécessaires si nous voulons rendre compte de ce monde où nous vivons. Mais je ne crois pas que l’alternative soit le sucre ou le poison. Si nous savons voir et entendre, nous découvrirons que, bien que le public soit quelque peu écœuré par le sucre, il sait malgré tout que c’est plus nourrissant que l’arsenic. Ces derniers mois parurent beaucoup d’articles relatant l’inquiétude de Hollywood en regard d’une compétition avec le cinéma européen, particulièrement anglais. L’accueil très favorable réservé à ces films par le public américain peut nous indiquer, au moins partiellement, une solution. Est-ce une vision bienheureuse du monde qui nous est proposée dans ces films ? De toute évidence, non. Mais le public n’y assiste pas non plus à une conférence sur le nihilisme. Ces films nous montrent en général un homme solitaire qui parvient à résoudre des problèmes et à vivre heureux. Il y a des exceptions, comme Rome ville ouverte [Roberto Rossellini, 1945] (…).
Pour moi, le problème de base est un problème de conception générale, conception qui peut être positive ou négative, et qui s’exprime dans notre vision du monde. La tragédie classique était négative, en ce qu’elle montrait l’homme pris au piège du destin, et entraîné vers sa perte. A une époque où l’homme se sentait faible en face de la nature, cette conception lui accordait malgré tout, même dans l’échec un aspect de dignité. La tragédie moderne, étrangère au destin, se veut délibérément négative, décrivant le triomphe du mal pour et à cause de rien. C’est cette dernière attitude négative que le public refuse. Cependant la tragédie classique est tout autant inacceptable depuis que l’humanité a appris à combattre la maladie, multiplier les chances de l’enfant qui naît, domestiquer le temps, faire de l’espace un jouet, dompter les sources d’énergie de l’univers. Peu importe que restent non résolus ces deux immenses problèmes de la paix et de la répartition équitable des richesses. Nous pensons qu’ils peuvent être résolus, tant d’autres l’ayant déjà été. Nous croyons en un avenir illimité, en un voyage sur la lune, puis dans les galaxies qui sont au-delà de notre système solaire. Comment dans ces conditions, pourrions-nous parler d’un homme écrasé par le destin, lorsque nous le voyons si puissant (…). »
Ce texte est reproduit en intégralité dans Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; pages 137-144.

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Vince Stone (Lee Marvin) et Dave Bannion
Néanmoins, force est de remarquer que ce que le réalisateur explique dans le second paragraphe cité ne se vérifie guère dans Règlements de comptes comme dans la plupart de ses films (à part, peut-être, ceux de sa première période allemande) qui apparaissent souvent proches de ce qu’il appelle ici la « tragédie classique ». En effet, le bain de sang final – juste avant donc le pseudo happy end – rappelle la force immuable du destin et l’inéluctable mort de Debby Marsh fait bel et bien de Règlements de comptes une « tragédie classique ». Mais le film, dans la représentation du mal qu’il met en scène et c’est là le second point sur lequel il importe d’insister, est également une « tragédie moderne ». On notera que, dans Règlements de compte, le mal est certes incarné puisqu’il y a une figure à son sommet[9] en la personne de Mike Lagana mais il apparaît comme démultiplié puisque Fritz Lang nous montre plusieurs des séides de Lagana (dont Vince Stone qui, avec Lee Marvin dans une composition étourdissante, offre une figure maléfique particulièrement saisissante) alors que les plus hautes autorités de la ville – dont le maire et le commissaire Higgins (Howard Wendell) qui joue au poker[10] avec Vince Stone – n’échappent pas à la corruption quasi-générale. De plus, le réalisateur se plaît à détailler tous les rouages du réseau de Mike Lagana – comme il le faisait déjà pour ceux du Docteur Mabuse dans Docteur Mabuse, le joueur et de Hagui (Rudolf Klein-Rogge) dans Les Espions (1928) – dans le fonctionnement duquel le téléphone, ce moyen moderne de communication qui est devenu, au début des années 1950, un objet de consommation courante aux Etats-Unis, joue un rôle absolument décisif. C’est donc bien l’ensemble la société qui est gangrenée et ceux qui voudraient échapper à ce pourrissement sont contraints de se taire – comme le lieutenant de police Wilkes (Willis Bouchey) et, d’une certaine manière au début du film, Dave Bannion comme le remarque d’ailleurs Fritz Lang dans la citation plus haut évoquée –, de se suicider ou, en dernier ressort, de mener comme va donc le faire Dave Bannion (puis Debby Marsh) un héroïque mais profondément ambivalent combat solitaire qui l’oblige, ce qui n’a rien d’une nouveauté dans l’œuvre du metteur en scène, à se mettre (ou presque) au même niveau que le mal.
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Dave Bannion et Vince Stone

L’idée d’un mal partout présent (et, de ce fait, partiellement insaisissable) – au-delà du fait que tout homme est pour Fritz Lang un criminel en puissance – existait déjà dans Docteur Mabuse, le joueurLes EspionsM, Le Maudit (1931) et certains de ses films antinazis – Chasse à l’homme ; Espions sur la Tamise (1944). C’est donc une constante du cinéma langien mais elle trouve ici une force nouvelle car elle s’articule avec une réflexion très pessimiste – même si comme dans L’Ange des maudits elle ne s’exprime qu’en creux – sur l’évolution de la société américaine[11]. Notons bien que le réalisateur a toujours tenu un discours pessimiste et sur l’individu et sur la société (d’où sa peur du lynchage) qui étaient renvoyés dos-à-dos comme l’avait bien montré Furie, le premier pouvant donc se transformer en chaque instant en criminel alors que la seconde (songeons à cette séquence des Bourreaux meurent aussi – 1943 – durant laquelle le peuple « héroïque » de Prague est prêt à lyncher Mascha Novotny – Anna Lee – parce qu’elle souhaite se rendre à la Gestapo) menaçait toujours de se changer brutalement en « populace » potentiellement meurtrière. Ici s’ajoute donc un troisième élément qui montre que la Weltanschauung langienne devient de plus en plus noire puisque ce sont les institutions – c’est-à-dire ce qui doit organiser la société et dont le western chante l’établissement légendaire aux confins des Etats-Unis – qui sont, elles aussi, menacées (ou même déjà complètement victimes) d’une perversion généralisée. En ce sens, Règlement de comptes, ce film magistral, est une œuvre amère (et c’est sans doute est-ce là l’une des raisons premières de son immense qualité) qui semble bien montrer que les dernières illusions de l’homme Fritz Lang sont désormais complètement déçues. Probablement le contexte politique américain de l’époque n’est-il pas étranger au constat que fait le metteur en scène et que l’on se doit de relever.
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Dave Bannion et Vince Stone
Antoine Rensonnet


[1] On ne reviendra pas sur ce film – qui est une réussite sans toutefois constituer, à mes yeux, un film majeur de son auteur – si ce n’est pour remarquer qu’il s’inspire partiellement d’un fait divers extrêmement célèbre (intervenu en 1947), celui dit du « Dahlia noir » (et le titre original de l’œuvre, « The Blue Gardenia » est, à cet égard, explicite) qui, plus tard, donna directement la trame d’un roman de James Ellroy (Le Dahlia noir, 1987), lui-même adapté à l’écran par Brian De Palma (Le Dahlia noir, 2006). Notons d’ailleurs que Les Incorruptibles (1987) du même auteur fait très directement référence, notamment dans la caractérisation de son héros Eliott Ness (Kevin Costner) à Règlement de comptes. Quant au fait divers, il s’agit bien sûr pour Fritz Lang – qui, selon la légende, lisait prioritairement cette rubrique dans les journaux – d’une source d’inspiration majeure. Même si Règlement de comptes se base sur un roman (de William P. McGivern), il n’est pas inutile de le faire remarquer à cet instant eu égard aux propos tenus par le réalisateur concernant l’identification que le public doit avoir pour Dave Bannion.
[2] On peut, malgré ses qualités, juger ce film assez nettement inférieur à l’original ce qui n’était pas le cas de La Rue rouge qui était un remake d’un autre film de Jean Renoir, La Chienne (1931).
[3] Quant au pardon, n’en parlons même pas…
Fritz Lang, à l’inverse d’Alfred Hitchcock ou de John Ford, semble d’ailleurs nettement plus marqué, d’un point de vue culturel, par la tragédie grecque que par le christianisme (malgré ses réflexions dans son article « Violence biblique », daté de 1947, dont un court extrait est placé en exergue de la première partie du cinquième texte de ma série « Retour sur Fritz Lang » et qui est publié intégralement dans Fritz Lang, Trois lumières – textes réunis par Alfred Eibel –, Paris, Ramsay Poche Cinéma ; pages 160-161), les deux appartenant aux plus importants mythes fondateurs de l’Occident, en ce sens notamment qu’ils lui ont offert de grandes catégories de pensée.
[4] De manière significative ce qui aura déclenché le meurtre de Katie Bannion (qui est accidentel en ce sens que c’est le policier qui était visé et qui, comme dans M, Le Maudit et dans L’Ange des maudits, ne sera pas montré ce qui, selon le réalisateur, est une « question de goût et de tact » alors que l’un des ressorts de sa mise en scène est de « [montrer] le résultat de la violence » ce qui aurait une plus grande force dramatique ; Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 102) est que Dave Bannion est venu perturber une fête donnée par Mike Lagana en l’honneur de sa fille. Ainsi le mythe du rêve américain s’incarnant dans la famille est-il lui aussi, quoique discrètement, écorné par Fritz Lang.
[5] Elle fournit donc un amendement bienvenu à la noire vision du monde du réalisateur.
[6] Ce « salut » – ce qui indique que les concepts chrétiens ne sont donc pas complètement étrangers à Fritz Lang… – offert à Dave Bannion par Debby Marsh est fondamental. Sans celui-ci et si Bannion, qui n’a donc rien d’un héros manichéen (et dont la violence mal contenue apparaît dès avant le meurtre de sa femme), s’était fait justice lui-même et était ainsi allé au bout de sa trajectoire vengeresse, Règlement de comptes aurait presque pu être offrir un prototype (le génie de la mise en scène en plus néanmoins…) à ces lamentables films de vengeance proto-fascisants qui, notamment avec Charles Bronson dans le rôle principal (par exemple dans Un justicier dans la ville de Michael Winner en 1974), fleuriront dans les années 1970. Mais, dans l’œuvre de Fritz Lang, si le héros est potentiellement un meurtrier, il ne tuera point et, in fine, la morale est, de façon très complexe, sauve.
[7] Dans ce film, le happy end, c’est-à-dire l’union entre Guy Haines (Farley Granger) et Ann Morton (Ruth Roman), n’était rendu possible que parce que Bruno Anthony (Robert Walker) avait préalablement assassiné la femme de Guy Haines (Laura Elliot) qui refusait le divorce.
[8] Il faut remarquer l’ingéniosité du dispositif scénaristique de Règlement de comptes mis en place dès sa première séquence. Bertha Duncan fait donc chanter le grand méchant Mike Lagana et celui-ci s’efforce de la protéger des agressions des « héros » – Dave Bannion puis Debby Marsh – qui, en la tuant, pourraient servir leur « juste cause ».
[9] A l’inverse de bien de films des années 1970 – époque de désenchantement généralisé s’il en est – qui montreront un mal permanent qui menace la démocratie américaine (notamment dans Conversation secrète de Francis Ford Coppola en 1974 ou Les Trois jours du Condor de Sydney Pollack en 1975) et dont il est difficile de déterminer la source mais, en un sens, le film de Fritz Lang les annonce car il montre l’ensemble du réseau – l’idée est décisive – de Mike Lagana.
[10] On retrouve donc encore une fois, même si elle a moins d’importance que dans Docteur Mabuse, le joueur ou L’Ange des maudits, la thématique du jeu.
[11] Ou sur ses permanences puisque L’Ange des maudits était un western ? Il y a en tout cas , dans les dernières années de sa carrière américaine, clairement une évolution dans le regard que le réalisateur porte sur celle-ci

Retour sur Fritz Lang : L’abandon des idéaux (4), L'Invraisemblable vérité

26 Novembre 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Autour de Fritz Lang
Dernière période de Fritz Lang aux Etats-Unis. Aux difficultés de toujours –contraintes de la censure ; conflits avec ses équipes et ses producteurs ; relatif manque de reconnaissance – s’ajoutent celles liées à un contexte politique particulièrement lourd. De quoi rendre le vieux metteur en scène amer et… combatif.  
7) L’abandon des idéaux (quatrième partie)
Sommaire actif :
a.L’Invraisemblable Vérité
b.Conclusion

a.L’Invraisemblable Vérité
             
« Les films américains étaient réalisés pour dire quelque chose (…). Je voulais faire un film contre la peine de mort, mais le film a été coupé et cette tendance a disparu ».
Fritz Lang en 1956 à propos de L’Invraisemblable Vérité in Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; page 134.

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Affiche de L’Invraisemblable Vérité (1956)

On l’aura compris à partir de la courte citation placée en exergue de cette quatrième partie de ce texte consacré à l’ultime période de la carrière américaine de Fritz Lang ; L’Invraisemblable Vérité (1956), son dernier film réalisé à Hollywood, ne satisfait que partiellement son auteur qui a (encore !) connu des conflits avec ses producteurs et n’a pu lui donner toute la portée politique – ou sociale – qu’il souhaitait. Comparativement à Règlement de comptes (1953), on admettra sans peine que L’Invraisemblable Vérité se situe qualitativement un ton, léger mais net, en deçà de l’immense chef d’œuvre dont il fut précedemment question n’en ayant pas – qu’il s’agisse de la faute de Lang lui-même ou de ses producteurs – l’incroyable densité. La barre était placée si haute que l’on ne s’en étonnera guère et L’Invraisemblable Vérité reste un très grand film, quand bien même il ne fait pas complètement l’unanimité chez les amateurs du cinéaste[1]. Mais cette dernière œuvre américaine – que l’on rattachera au film noir bien qu’il n’en observe que partiellement les canons – possède de bien belles qualités et montre, au surplus, que Fritz Lang, alors que le maccarthysme a pourtant pris fin depuis deux ans, conserve une amertume intacte à l’égard de son pays d’adoption. C’est, en tout cas, une nouvelle leçon de mise en scène rythmée et efficace à laquelle se livre notre metteur en scène. En effet, en quelques quatre-vingt minutes, les rebondissements s’amoncellent de manière quasi-frénétique.

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Tom Garrett (Dana Andrews) et Susan Spencer (Joan Fontaine)

Résumons ainsi l’intrigue en quelques lignes : Alors qu’un procureur, Roy Thompson (Philip Bourneuf), ayant des ambitions politiques fait en sorte de multiplier les condamnations à mort, le patron d’un journal, Austin Spencer (Sidney Blackmer), souhaite prouver à quel point la peine capitale est indigne. Pour en faire la démonstration, il a l’idée d’un plan qui consiste à faire condamner un innocent en révélant, après le verdict (mais avant l’exécution), les preuves de son absence de culpabilité. Il convainc le romancier à succès et fiancé de sa fille Susan (Joan Fontaine), Tom Garrett (Dana Andrews), d’endosser ce costume alors que la police vient de retrouver le corps de la danseuse Patty Gray et ne dispose d’aucun indice. Les deux hommes fabriquent alors de fausses preuves qui impliquent Tom tandis qu’Austin Spencer conserve les documents à même, le moment venu, de le disculper. Dans cette perspective, Tom est ainsi amené à séduire une collègue de Patty Gray, Dolly Moore (Barbara Nichols), afin d’être arrêté par la police. S’ensuit un procès au cours duquel, après un violent réquisitoire du procureur Thompson, Tom Garrett est évidemment condamné. Mais, alors qu’il s’apprêtait à révéler l’innocence de Tom, Austin Spencer meurt dans un accident de voiture (séquence dont on remarquera l’extrême violence qui s’ajoute au fait qu’elle constitue un climax dans le récit). Susan, qui n’avait pas été mise au courant des machinations de son père et de son fiancé, est convaincue par Tom de son innocence et mène une ardente campagne de presse pour le soutenir. Ce n’est pourtant pas de là que viendra le salut du héros mais de l’apparition de l’exécuteur testamentaire (Carleton Young) de son père qui révèle qu’Austin Spencer, ayant envisagé un décès brutal, avait réalisé des copies des éléments devant disculper Tom. Celui-ci s’apprête donc à être libéré mais, au dernier moment, il se trahit et Susan découvre qu’il a véritablement tué Patty Gray qui était son ancienne femme. Après avoir hésité, étant la seule à connaître la vérité (invraisemblable comme le dit justement le titre français[2]), elle finit par téléphoner au gouverneur (Charles Evans) qui ne signe donc pas l’amnistie de Tom. Il sera executé.

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Austin Spencer (Sidney Blackmer) et Tom Garrett

Ainsi, au mépris peut-être de la vraisemblance (ce qui n’a, de toute façon, guère d’importance), les retournements de situation se succèdent-ils notamment, dans les derniers instants avec un (traditionnel) happy end par la grâce d’un deus ex machina puis un très étonnant « unhappy end » lorsque Tom lâche par erreur le vrai nom de son ancienne femme ce qui poussera donc Susan à ne pas le sauver, le réalisateur se plaisant visiblement à jouer avec les nerfs de son spectateur. Au-delà de la (très agréable) tension que ce scénario retors (dû à Douglas Morrow), parfaitement mis en scène par Fritz Lang, fait régner en permanence, si cette cascade d’événements ne lasse aucunement, c’est surtout parce que, d’une part, elle sert toujours avec justesse le propos premier – une réflexion sur la peine de mort – qui est d’une grande gravité et que, d’autre part et de manière sous-jacente, un discours – extrêmement critique, donc – sur la société américaine se fait jour. Revenons d’abord sur le premier point. Fritz Lang affirme donc que L’Invraisemblable Vérité se voulait « un film contre la peine de mort » (on retrouve donc l’importance décisive pour le réalisateur de signer des œuvres qui sont de véritables critiques sociales) et que cette dimension aurait disparu suite aux coupes effectuées. Il n’en est rien. En effet, la thèse que voulait exposer Fritz Lang apparaît clairement et si Tom Garrett s’avère finalement coupable, la démonstration faite par le procureur Thompson lors du procès – et qui a convaincu les jurés – n’en est pas moins totalement fausse.

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Austin Spencer et Tom Garrett

D’ailleurs, au vu des éléments qui ont précédé, le spectateur sait que ce procès n’était qu’une mise en scène. Ainsi le cinéaste renoue-t-il là avec une thématique qui lui est fort chère. On se rappelle bien sûr du procès populaire (et partial) monté par les criminels contre Hans Beckert (Peter Lorre) dans M, Le Maudit (1931). Mais ce film traduisait tout de même, par opposition à cette parodie, une certaine croyance en la justice officielle et la légalité incarnée par l’enquête policière – loin d’être inefficace – du débonnaire commissaire Lohmann (Otto Wernicke). Aussi ce que l’on voit L’Invraisemblable Vérité rappelle plutôt le procès de la deuxième moitié de Furie (1936). Dans ce film, déjà, il n’était qu’une mise en scène dont le spectateur était pleinement conscient car il savait Joe Wilson (Spencer Tracy) vivant. Et par la folie vengeresse de celui-ci, il aboutissait à la condamnation d’innocents (du strict point de vue des faits car tel n’était guère le cas moralement) sur la foi d’images tournées par des caméras. Il est d’ailleurs très intéressant de remarquer que le procès apparaît, pour Fritz Lang, le moment par excellence où l’on peut se livrer à une mise en abyme du cinéma et cela équivaut, semble-t-il, à une remise en cause très directe de cette expression de la justice dont la procédure même ne relèverait que d’une mise en scène et serait donc loin d’amener à l’apparition de Vérité comme tel est pourtant son objectif revendiqué. On notera encore que, dans La Rue rouge (1945), Johnny Prince (Dan Duryea) était executé pour le meurtre de Kitty Marsh (Joan Bennett) dont il n’était pourtant pas coupable alors que dans Le Secret derrière la porte (1948), Mark Lamphere (Michael Redgrave) fantasmait un procès – autour d’un crime qu’il n’avait nullement commis – dont il était à la fois l’accusé et le procureur[3]. C’est dire si, au-delà de la seule dénonciation de la peine de mort, l’idée d’une justice qui fonctionne mal est une obsession langienne qui est donc on ne peut plus clairement mise au jour dans L’Invraisemblable Vérité et ce, dès l’ouverture du film, lorsqu’Austin Spencer fait remarquer à Roy Thompson que l’homme qu’il vient de faire condamner l’a été sur la base de présomptions et non de preuves et que le procureur aurait habilement su retourner le jury. Cependant, le film n’est pas exempt d’ambigüité et ce notamment parce que Tom Garrett, coupable donc, n’échappe finalement pas à la mort et que l’on pourrait y voir une forme de morale donc d’apologie de la peine capitale. En outre, au début, du procès de Tom, le réalisateur place ces mots dans la bouche de Thompson : « N’importe qui peut commettre un meurtre, peu importe sa richesse, son succès ou sa notoriété ». On aura reconnu là une idée qui est pleinement partagée par le réalisateur  au point qu’elle apparaît comme la base même de l’ensemble de son œuvre. Mais ces retournements dialectiques sont au cœur de L’Invraisemblable Vérité et font comme un écho à ces nombreux rebondissements scénaristiques. Certes, le film est ambigu et cela fait sa richesse – si l’on accepte comme point de départ que le réalisateur est vraiment contre la peine de mort[4] – puisqu’il évite ainsi la facilité et le manichéisme et, partant, la banalité. De ce point de vue, on ne peut que considérer que la culpabilité et l’exécution du héros renforcent le propos et ne peuvent que permettre l’enrichissement de la réflexion du spectateur auquel aucune vérité toute faite n’est, in fine, apportée. C’est assurément là la marque d’un grand artiste qui, bien qu’ayant ses propres convictions, respecte le programme énoncé par le grand dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906) qui affirmait « Questionner est ma vocation, répondre, non ». Avec L’Invraisemblable Vérité, Fritz Lang donne ainsi au spectateur l’occasion bienvenue d’interroger sa conscience individuelle comme le fera, par exemple, Orson Welles, en 1958, dans La Soif du mal, avec le personnage de Hank Quinlan (interprété par le réalisateur lui-même) dont les méthodes étaient clairement dénoncées mais qui n’en avait pas moins raison sur l’identité du meurtrier (ce qui ne manquait de troubler au plus haut point le spectateur de la même manière que celui-ci est choqué, dans ses assurances, par le dénouement de L’Invraisemblable Vérité). Pourtant Fritz Lang avait des doutes concernant la fin de son film comme il le confie à Peter Bogdanovich :

             
« J’avais peur de la fin. Je montre Dana Andrews pendant une heure quarante comme un homme très clair, séduisant – et en deux minutes, je vous montre qu’il n’est qu’un salaud. J’avais très peur. »

Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 127.

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Tom Garrett (au centre)

C’est là, en partant de ce propos et donc du personnage de Tom Garrett, le second point sur lequel il convient de revenir car, au-delà de la réflexion sur la peine capitale, L’Invraisemblable Vérité exprime une nouvelle fois tout le pessimisme ontologique de son auteur qui « s’aggrave » encore durant ses dernières années américaines. Aussi peut-on notamment douter du fait que Tom Garrett figure véritablement, jusqu’au retournement de situation final, un héros positif. En effet, celui-ci – quand bien même on le croit innocent et on le pense (ce qui est peut-être effectivement le cas mais il est également possible qu’il ne recherche qu’à épouser une riche héritière) sincère dans son amour pour Susan – apparaît assez peu sympathique tout au long du film et sans guère de scrupules ce qui le pousse notamment à séduire Dolly Moore quitte à travestir ses sentiments et à faire souffrir sa fiancée. De même, s’il s’avère, in fine, un meurtrier, il est pareillement difficile d’affirmer qu’il devient alors un parfait salaud. Après tout, ce qu’il explique à Susan – son ancienne femme, cherchant à exploiter le succès de son roman, le faisait chanter et, partant, s’opposait à un mariage d’amour – est peut-être vrai et avait-il un motif « valable » de supprimer Patty Gray. Ce qui gêne le plus n’est donc pas tant qu’il ait tué que l’extrême froideur qui a été la sienne dans l’exécution de son plan. Assurément les sentiments que le spectateur nourrit à l’égard du personnage de Tom Garrett sont-ils ambivalents et échappent donc à tout jugement lapidaire – ce qui s’oppose directement à l’exécution sommaire dont il sera victime. Car, décidément, l’humanité que met en scène Fritz Lang dans L’Invraisemblable Vérité est complexe – même si l’on peut juger que le regard que le metteur en scène porte sur celle-ci est, sans surprise, globalement très négatif. Ainsi peut-on faire sur Susan les mêmes remarques ou presque que sur Tom et comme le dit Peter Bogdanovith son attitude à la fin du film est très équivoque, voire choquante ; pourtant, de manière assez surprenante, Fritz Lang défend les actes de celle-ci :

             
« Peter Bogdanovich : Mais lorsque Joan Fontaine le trahit, n’est-ce pas infiniment plus immoral que tout ce qu’a pu faire Dana Andrews ?
Fritz Lang : Nous pourrions en discuter très longtemps. Oublions son personnage quelques instants – je crois que vous avez raison – mais admettons que c’est une fille gentille, épatante, compréhensive et qu’elle découvre brusquement que l’homme qu’elle aime est le pire des salauds. N’a-t-elle pas raison de le laisser tomber ?
Peter Bogdanovich : Le laisser tomber, peut-être ; le trahir, c’est autre chose.
Fritz Lang : Vous voulez qu’elle devienne complice ? Il va donc peut-être tuer encore. Comme je vous le disais, on pourrait en discuter très longtemps.
Peter Bogdanovich : Pourtant, dans le film, vous l’avez présentée comme quelqu’un qui ferait ce qu’elle fait, mais ça reste très dérangeant.
Fritz Lang : Vous venez de dire : ‘‘Vous la présentez’’, c’est vrai. Une fois de plus, c’est cela le devoir d’un metteur en scène. Il fallait le faire, ou alors tout s’écroule à la fin. Mais elle n’est qu’un être humain ; elle est aussi humaine que les gens que vous n’aimez pas dans While the City Sleeps [La Cinquième Victime, 1956][5]. »

Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 127.

A vrai dire, l’argumentation du cinéaste ne convainc guère. D’une part, on ne voit pas vraiment pourquoi Tom tuerait encore – en dehors du fait que Fritz Lang pense que tout homme est potentiellement un criminel – puisqu’il n’a commis un meurtre que par intérêt. D’autre part, comme Peter Bogdanovich, le spectateur ne manque de juger l’action finale de Susan comme parfaitement immorale car c’est bien elle qui tue (ou fait tuer) Tom car celui-ci aurait échappé à la mort sans son intervention. Ce faisant, elle trahit non seulement son fiancé – dont on aurait effectivement compris qu’elle le « [laisse] tomber » – mais aussi son père décédé qui luttait contre la peine de mort. Sur ce personnage et son acte, on se contentera de deux remarques. Tout d’abord, on voit bien et cela transparaît dans le discours de Fritz Lang que tuer est une chose grave et que l’on ne peut guère s’amuser avec cela. Cela montre une grande différence d’approche entre celui-ci et son « concurrent » Alfred Hitchcock dont les films sont pleins de maris qui cherchent à tuer leurs femmes et qui montre cela avec une sorte de distance ironique. Même s’il y a souvent des moments très drôles dans ses films, Fritz Lang, lui, a moins d’humour. Et s’il n’est pas catholique, son rapport à la morale est néanmoins plus grave que celui d’Hitchcock, le réalisateur d’origine germanique prenant toujours tout – on retrouve la nécessité affirmée d’introduire une dimension de critique sociale au sein de ses œuvres – au sérieux. Par ailleurs, quoi que puisse dire Lang – qui qualifie donc Tom de « salaud » et défend Susan –, ce qu’il montre dans L’Invraisemblable Vérité est un monde où, comme dans La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939), chacun a ses raisons mais ne peut, par contre, les exposer librement et, surtout, dans lequel le concept de Vérité n’est plus guère opératoire. Aussi chacun, à commencer donc par Tom et par Susan, apparaît-il trouble dans ses motivations et les héros, comme le remarque Lang à propos de Susan, ne sont-ils qu’humains, trop humains serait-on d’ailleurs tenter d’ajouter pour offrir une référence à un livre célèbre (Humain, trop humain, 1878) de Friedrich Nietzsche (1844-1900), la vision du monde de notre cinéaste offrant quelque similitude avec celle du philosophe. Celle-ci est très noire, on l’a dit, et L’Invraisemblable Vérité, au-delà de Tom et de Susan, montre une masse conséquente de policiers incompétents et de danseuses aussi vénales que stupides (Patty Gray, Dolly Moore mais aussi Terry Larue – Robin Raymond), seul le personnage de Bob Hale (Arthur Franz), policier amoureux de Susan et toujours prêt à l’aider y compris pour sauver son rival Tom, échappant à ce jeu de massacre.

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Dolly Moore (Barbara Nichols)

Mais l’essentiel est ailleurs et réside dans l’opposition entre le procureur Thompson et Austin Spencer qui permet au réalisateur de montrer à quel point il est désabusé devant les institutions américaines (au sens où la presse, dont la liberté est assurée par la Constitution, peut être tenue comme l’une d’elles aux Etats-Unis). Le premier était clairement annoncé par l’un des personnages des  Contrebandiers de Moonfleet (1955), celui du magistrat Maskew (John Hoyt) qui, comme Thompson, était obsédé à l’idée de mettre à mort les contrebandiers (et de faire de la publicité autour de ces exécutions) pour combattre le crime. Fritz Lang montre la stupidité de ce programme ce qui dépasse le cadre du discours, déjà évoqué, sur les permanences du dysfonctionnement de la justice. Sans doute Thompson est-il un homme de convictions mais cela le disqualifie encore plus car, n’ayant pas de doutes (et si morale il y a dans L’Invraisemblable Vérité, c’est bien celle-ci : on se doit de douter y compris de ses propres certitudes), il apparaît comme fanatique. Au surplus, son combat pour la peine de mort n’est nullement exempt d’arrière-pensées car il espère qu’il le mènera à être élu gouverneur. Ainsi y-a-t-il une collusion entre la justice et la politique dans le système américain et le réalisateur se charge de la mettre en lumière. Mais son contradicteur, Austin Spencer, ne vaut guère mieux puisqu’il ne connaît pas vraiment non plus le doute et est prêt à tout pour faire triompher sa vérité. Ainsi transforme-t-il son journal en organe de propagande contre Thompson et la peine de mort et la presse – comme dans c’était déjà le cas dans La Cinquième Victime – ressort très écornée de la vision de L’Invraisemblable Vérité, le film ne cessant de nous rappeler l’importance de celle-ci pour former (et manipuler) l’opinion publique, de nombreuses séquences s’ouvrant sur un titre de journal. Aussi Spencer apparaît-il comme un homme de pouvoir, sans doute à la recherche d’une certaine forme de reconnaissance, qui se sert de celui-ci jusqu’à l’extrême limite du tolérable et franchit même ce seuil en proposant à Tom de se faire passer pour coupable dans le meurtre de Patty Gray. Outre que son plan repose sur le mensonge, il implique donc que Tom séduise Dolly Moore et nous voilà donc en présence d’un père, qui pour aller au bout de son combat, est cyniquement prêt à faire le malheur de sa fille. Aussi Thompson et Spencer, incarnations respectives du Droit et de la presse libre, apparaissent-ils très troubles et les valeurs fondamentales de la démocratie américaine sont-elles passées au laminoir dans L’Invraisemblable Vérité. Ce film marque ainsi une sorte de paroxysme dans la vision dégradée que le réalisateur a de l’humain et, à l’heure de quitter les Etats-Unis, malgré la fin du maccarthysme, il semble ne plus avoir comme certitude qu’un doute extrême sur tous les concepts (et leurs incarnations) de ce pays.

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om Garrett (au centre)

b.Conclusion
On ne s’étonnera donc guère de son départ d’Hollywood ; voici comment il s’en explique :
             
« Peter Bogdanovich : Avez-vous eu des problèmes avec le producteur de ce film [L’Invraisemblable Vérité] ?
Fritz Lang : Nous avons eu une bagarre terrible à propos des scènes de violence. Il était venu me voir et m’avait dit : ‘‘Fritz, je veux que vous les fassiez très réalistes’’, à quoi j’avais répondu : ‘‘Vous aurez des problèmes avec la direction, ou avec les distributeurs envers qui vous avez des devoirs.’’ Il m’a assuré que non. Puis, l’un de ces petits espions ignobles – ils sont toujours sur le plateau quand vous tournez – fit son rapport à la direction générale et le producteur fut convoqué d’urgence. Il est revenu écumant et m’a lancé : ‘‘Espèce de salaud – où te crois-tu ? A l’UFA ? Pourquoi tournes-tu des scènes aussi cruelles ?’’
Ce n’était pas ma première bagarre. J’en avais eu d’autres, avec lui. Mais j’étais écœuré. J’ai dit à Gene Fowler[6], mon monteur, ce que je voulais ; je savais que le film serait entre de bonnes mains. Et je suis parti. Et quand tout fut terminé, le producteur s’est soudain mis à me parler d’une voix mielleuse : ‘‘Mais vous ne voulez tout de même pas me laisser tomber maintenant ? – Si, lui ai-je répondu, je suis fatigué de vous voir.’’ Et je suis parti. J’ai pensé au passé – combien de films avaient été ainsi mutilés – et comme il n’entrait nullement dans mes intentions de mourir d’une crise cardiaque, je me suis dit qu’il était temps de sortir de cette course effrénée. Et j’ai pris la décision de ne plus faire de film à Hollywood. »
Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 128.

On comprend donc qu’un dernier conflit a opposé Fritz Lang à son producteur (Bert E. Friedlob en l’occurrence) à propos de L’Invraisemblable Vérité. Quant au départ lui-même, peut-être embellit-il, comme souvent, un peu l’histoire (il la raconte en tout cas de manière fort drôle) et celui-ci n’a probablement pas été si brusque. Toujours est-il que la lassitude et le désenchantement sont incontestablement là. Concernant la première, sa certitude, maintes fois exprimée, que le metteur en scène devrait avoir le contrôle de ses films ne peut être mise en doute et sans doute ne supporte-t-il plus les contraintes du système de production hollywoodien[7] (ainsi qu’un très relatif manque de reconnaissance). Pour ce qui est de la seconde, il aura, on l’a vu, passé ses dernières années hollywoodiennes, à dénoncer (avec un certain fatalisme) l’état extrême de déréliction d’une société américaine pourrie par l’argent et dont les institutions démocratiques sont profondément déréglées. Certes, en cela, il remplissait son programme qui était de faire de ses films des critiques sociales et il disait, par exemple, sa satisfaction d’avoir signé avec La Cinquième Victime, comme pour M, Le Maudit et Furie, un « film honnête »[8]. Mais après avoir abandonné (presque) tous les idéaux de ses premières années américaines, sans doute le metteur en scène nourrissait-il d’autres ambitions notamment celles de revenir en Allemagne. Après le projet avorté de Taj-Mahal, ce sera le cas et, assez curieusement, il pourra enfin donner sa version d’un scénario qu’il avait coécrit avec Thea von Harbou à la fin des années 1910 en réalisant en 1959, le diptyque Le Tigre du Bengale/Le Tombeau Hindou puis, pour son dernier film, il reviendra sur son personnage fétiche du docteur Mabuse (Le Diabolique docteur Mabuse, 1960) donnant en cela l’impression étrange et (partiellement) fausse qu’il « boucle la boucle ». Enfin, ne pouvant plus vraiment tourner, il occupera les quinze dernières années de sa vie à édifier sa statue. Revenir sur l’ultime partie de la carrière (et de la vie) de Fritz Lang sera l’objet du dernier texte de cette (longue) série.

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Seetha (Debra Paget) dans Le Tigre du Bengale (1959)
 Antoine Rensonnet

[1] Ainsi, Jean-Loup Bourget, dans son récent ouvrage Fritz Lang, Ladykiller (Paris, PUF, 2009), ne le défend guère.
[2] Le titre américain est « Beyond a reasonable doubt ».
[3] L’idée d’un homme condamné à tort est également présente dans La Femme au portrait (1944 ), voire dans La Femme au gardénia (1953).
[4] Ce dont on ne peut guère douter car il ne cessait de le clamer.
[6] Fritz Lang et Gene Fowler Jr., qui ont collaboré sur plusieurs films, semblaient très bien s’entendre et avoir des rapports d’estime réciproque ; voici un extrait de ce que disait le second sur le premier en 1964 : « Contrairement à ce que certaines personnes ont écrit, Fritz Lang n’est en rien une énigme.
Il m’est apparu comme un metteur en scène opiniâtre qui partage cette croyance qu’on ne peut trouver de réponse à quoi que ce soit que par la recherche et l’observation. Que de films doivent être faits par des gens qui ont un point de vue sur les choses et qui, comme sources de connaissances, puisent avant tout dans leurs années d’expérience, et que quatre-vingt-dix pour cent de ce qu’on appelle le génie n’est que le résultat d’un labeur obstiné.
(…) De Fritz Lang, j’ai appris trois choses importantes :
1) que j’avais beaucoup à apprendre ;
2) qu’il est facile de travailler avec Lang ;
3) le nombre étonnant de choses diverses que vous pouvez faire exprimer à un morceau de film si vous le montez correctement.
(…) Lang est à la fois timide et arrogant, dogmatique et ouvert à toute idée nouvelle, un créateur et un disciple, un conservateur et un libéral, mais surtout un réalisateur de films. »
Voir Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; page 194-197.
[7] Notons que le départ de Fritz Lang des Etats-Unis coïncide presque exactement avec la fin de l’âge d’or hollywoodien  – comme son arrivée correspondait à son début –, le système de production des grands studios commençant, au milieu des années 1950, à être très sérieusement secoué par la concurrence de la télévision (mais il n’est toutefois pas encore arrivé au point d’écroulement lorsque Fritz Lang réalise ses derniers films américains).
[8] VoirFritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 128.


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