miercuri, 6 mai 2020

Billy Wilder et le film noir

Billy Wilder et le film noir

 

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Boulevard du Crépuscule
BDC11
a.Le miracle Boulevard du crépuscule
b.L’histoire
c.La question du genre : un film inclassable 
a.Mise en abyme et jeu de massacre
b.Une œuvre universelle et intemporelle 
DoubleIndemnity.jpg 
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Et puis :

Boulevard du crépuscule (1)

7 Janvier 2011 , Rédigé par RanPublié dans #Critiques de films anciens
Un film noir, un film gothique de maison hantée à la lisière du fantastique, un film hyperréaliste sur Hollywood ; une œuvre macabre, jouissive, cruelle, cynique,… On ne sait trop comment classer et qualifier Boulevard du crépuscule. C’est, en tout cas, un véritable miracle et un immense chef d’œuvre!
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Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950) – Première partie
Sommaire actif : 
a.Le miracle Boulevard du crépuscule
b.L’histoire
c.La question du genre : un film inclassable
a.Le miracle Boulevard du crépuscule

BDC1Affiche de Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950)
Dieu est mort, cela nous le savons. Mais, il faut bien admettre que de temps à autre (rarement, il est vrai…) se produisent des miracles qui viennent secouer l’épais et rigide – et peut-être confortable, qui sait ? – carcan de conformisme satisfait et bienséant qui enserre nos sociétés. Et Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950), assurément, est un miracle. Reprenons : Voilà un film qui se propose d’ausculter les coulisses de la société hollywoodienne et de démonter tous les ressorts de « l’usine à rêves ». Que le projet soit, a priori, excellent ne fait guère de doutes mais qu’il puisse être réalisé est d’autant plus étonnant que son auteur, Billy Wilder, appartient pleinement à ce monde et qu’il ne s’en éloigne absolument pas pour tourner son film. Ainsi,Boulevard du crépuscule est-il financé par un grand studio (la Paramount) et réalisé directement sur les plateaux hollywoodiens (que l’on verra vides ou, au contraire, pris de frénésie pendant le tournage de Samson et Dalila – Cecil B. DeMille, 1949), mobilise-t-il des acteurs (Gloria Swanson, Erich von Stroheim), anciens rois d’Hollywood et qui acceptent de jouer des personnages proches de ce qu’ils furent dans la réalité alors que plusieurs figures (oubliées ou non) de ce monde apparaissent dans leur propre rôle (le grand réalisateur Cecil B. DeMille, la journaliste Hedda Hopper, les « anciennes vagues célébrités du muet » Buster Keaton, H.B. Warner et Anna Q. Nilsson,…).
BDC2Norma Desmond (Gloria Swanson)
Et Wilder, sans jamais prendre de gants, ni, semble-t-il, se fixer, quelque limite que ce soit, de montrer méthodiquement – et avec un évident plaisir sarcastique peut-être teinté d’une certaine amertume – qu’il y a décidément quelque chose de pourri au royaume du cinéma, formidable machine à créer des illusions et à fabriquer de l’oubli. Jeunes gens arrivistes, anciennes stars mégalomanes, réalisateurs un peu lâches, producteurs stupides massacrant des scénarios, vautours de la presse à scandale qui tournent autour de ce monde exposé en pleine lumière et qui ne vise qu’à la satisfaction immédiate du grand public – jamais montré mais également maltraité[1]. Le tout pour que la consommation, seul véritable idéal – faut-il le rappeler – populaire dans les sociétés démocratiques, règne en maîtresse absolue, ce qui est usé étant, bien sûr, jeté sans ménagement aucun. Et cela fonctionne puisque non seulement le film existe mais il est également parfaitement accepté, tant par Hollywood (Boulevard du crépuscule sera ainsi nommé onze fois aux oscars et en remportera trois) que par le grand public, personne ou presque ne reprochant à Wilder d’avoir montré l’envers du décor. Son succès public et critique sera d’ailleurs durable et il jouit toujours aujourd’hui d’une immense reconnaissance[2]. Le miracle est donc bel et bien total à ceci près que, après Boulevard du crépuscule, aucun film aussi acerbe envers la société hollywoodienne ne verra plus le jour malgré de récentes – et particulièrement brillantes – tentatives (entre autres : The Player de Robert Altman en 1992 et Mulholland Drive de David Lynch en 2001, deux films qui rendent d’ailleurs hommage à l’œuvre de Billy Wilder). Mais l’une des caractéristiques principales du miracle est bien d’être exceptionnel…
b.L’histoire
BDC3Le corps de Joe Gillis (William Holden)
Mais il faut tout de même rappeler – ce qui explique la postérité du film – que Boulevard du crépuscule n’est pas seulement un miracle mais aussi un chef d’œuvre[3]. L’un des points qui explique cette parfaite réussite tient au fait que le film apparaît parfaitement inclassable et transcende tous les genres auxquels il touche. Tentons de rappeler brièvement quelques éléments-clefs de l’intrigue. On retrouve un jeune homme, Joe Gillis (William Holden), mort dans la piscine d’une ex-superstar du muet, Norma Desmond (Gloria Swanson). S’ensuit un flash-back durant lequel le narrateur, Joe Gillis lui-même[4], nous explique les étranges circonstances de sa mort. Scénariste qui n’arrive pas à vendre ses productions, il est couvert de dettes et des huissiers cherchent à s’emparer de sa voiture. Après une course-poursuite, il finit par leur échapper et échoue dans l’une de ses immenses demeures de Sunset Boulevard construites pour les stars hollywoodiennes des années 1920. Pensant pouvoir y cacher sa voiture, il visite cette propriété qu’il croit abandonnée. En fait, elle est habitée par Norma Desmond et son serviteur, le fidèle Max von Mayerling (Erich von Stroheim), qui est – on l’apprendra bien plus tard – un ancien grand réalisateur, ayant découvert Norma Desmond et qui fut son premier mari. Pris pour un croque-mort ayant pour mission d’enterrer un chimpanzé, il entre dans la maison. Il apprend que Norma Desmond espère, après vingt ans d’inactivité et alors qu’elle croit que les spectateurs la réclament (en fait, Max lui envoie de fausses lettres d’admirateurs), faire réaliser par Cecil B. DeMille (avec qui elle a tourné douze fois au temps du muet) l’œuvre qu’elle est en train d’écrire, Salomé.
BDC4Norma Desmond
Le scénario de Norma Desmond est catastrophique – et révèle l’extrême narcissisme de l’ex-star qui doit être de tous les plans ou presque – mais Gillis y voit l’occasion de gagner de l’argent facilement en collaborant avec cette femme pour remanier le texte. Il est donc installé dans la maison et se met au travail. Ce faisant, il partage l’extravagante et terriblement vide existence de Norma Desmond. Richissime, elle vit dans un temps comme arrêté, contemplant les vestiges de sa gloire passée (ainsi est-elle en permanence entourée de photographies d’elle-même et ne cesse de se repasser ses anciens longs-métrages) et ne voyant quasiment plus personne si ce n’est d’anciennes célébrités du muet (citées plus haut) pour faire un bridge. Et Max, tant pour rester auprès d’elle que pour éviter de nouvelles tentatives de suicide, entretient ce curieux mode de vie dans lequel l’illusion est partout présente. Parallèlement, Norma s’éprend de Joe – qu’elle couvre de somptueux cadeaux – et lui révèle ses sentiments lors du réveillon du Nouvel an. Joe la repousse et s’enfuit pour aller à la soirée donnée par un ami, l’assistant-réalisateur Artie Green (Jack Webb). Il y retrouve la fiancée de celui-ci, Betty Schaefer (Nancy Olson), lectrice de scripts qui souhaite écrire un scénario avec lui.
BDC5Joe Gillis et Betty Schaefer (Nancy Olson)
Mais, apprenant la nouvelle tentative de suicide de Norma, il retourne dans sa demeure et accède à son désir en devenant son amant. Il peut alors pleinement jouir de l’immense fortune de celle-ci mais mène une vie enfermée qui ne le satisfait guère. Par ailleurs, le scénario de Salomé étant achevé, Norma le soumet à Cecil B. DeMille et à la Paramount, studio qui ne cesse guère de l’appeler. Max, Joe et Norma s’y rendent alors. Là, les deux hommes apprennent que la Paramount n’est nullement intéressée par le projet de Salomé mais souhaite seulement louer la voiture de Norma, une vieille Isotta Fraschini. Quant à Norma, elle est reçue par un Cecil B. DeMille en plein tournage de Samson et Dalila. Reconnue par nombre d’anciens du studio, elle vit un moment de rêve qui se prolonge puisque le réalisateur échoue à lui dire la vérité. Max et Joe ne le feront pas non plus et Norma se prépare pour le tournage de Salomé, film qui n’existera jamais. Joe, la nuit et en cachette, commence à écrire un nouveau scénario avec Betty Schaefer et une romance naît entre lui et la jeune femme. Mais, Norma découvre l’activité de son amant et téléphone à Betty. Surgit Joe qui invite celle-ci à le rejoindre chez Norma. Là, il lui dit ne pas vouloir renoncer à sa vie et la repousse. Betty partie, Norma croit triompher mais, une nouvelle fois, elle se trompe car Joe a décidé de la quitter ainsi que l’univers hollywoodien. Elle s’y oppose et finit par le tuer. Joe s’écroule dans la piscine et se termine ainsi le flashback mais non pas immédiatement l’histoire contée par le mort. En effet, on voit les événements qui suivent immédiatement c’est-à-dire l’arrivée de la police et de la presse qui afflue sentant le scandale. Norma, complètement perdue, se croit alors sur le tournage de Salomé. En fait, les caméras présentes sont celles de la télévision et sont dirigées non par Cecil B. DeMille mais par Max. Et devant celles-ci, Norma joue donc son ultime rôle, le film s’achevant sur un dernier gros plan de la star devenue meurtrière, son visage se perdant finalement dans le flou.
c.La question du genre : un film inclassable
BDC6Joe Gillis et Norma Desmond
Histoire riche et relativement complexe, on le voit, aux multiples rebondissements et en permanence rythmée par la voix off venue d’outre-tombe de Joe Gillis (qui fait d’ailleurs montre d’un réel talent pour la conter prouvant ainsi qu’il n’est sans doute pas qu’un médiocre scénariste). Tout cela fait de Boulevard du crépuscule un film parfaitement inclassable. Par commodité, on le rattache souvent au film noir et il est vrai qu’il en reprend certaines des caractéristiques – dont Wilder (il l’a notamment prouvé avec  Assurance sur la mort en 1944) est un maître incontesté – qu’elles soient esthétiques  ou thématiques. Pour les premières, il faut noter, outre l’omniprésence de la voix off, la musique de Franz Waxman et surtout la magnifique photographie de John Seitz en noir et blanc (déjà responsable de celle d’Assurance sur la mort). Quant aux secondes, on remarquera que tous les personnages principaux (Joe, Betty, Norma et peut-être Max) sont mus par le désir d’accéder (ou de réaccéder) à l’univers hollywoodien ce qui peut tout à fait être considéré comme une manière extrême de vivre le rêve américain, ce qui est un enjeu majeur du film noir. Par ailleurs, comme dans toute œuvre de ce genre, l’argent, dont Joe manque au début et qui sera le moteur de la relation de dépendance qu’il entretiendra avec Norma, est un élément central du film. Cependant, rappelons ici ce propos célèbre de Walter Neff (Fred MacMurray) dans Assurance sur la mort qui caractérise presque à lui seul le film noir : « Je l’ai fait pour l’argent, je l’ai fait pour la femme ; je n’ai pas eu l’argent, je n’ai pas eu la femme ». Comme en écho, Joe Gillis affirme, dans Boulevard du crépuscule, peu après être rentré chez Norma : « Je voulais le travail et l’argent et m’en aller très vite ». Ainsi, lui aussi, agit pour l’argent mais contrairement à Walter Neff, il l’obtient et celui-ci coule même à flots tant la fortune de Norma Desmond est immense. Par contre, il ne veut pas de cette femme mais est comme obligé de devenir son amant[5]. Or – et c’est bien là tout son problème – Norma Desmond n’a rien d’une femme fatale (si ce n’est au sens premier du terme puisqu’elle scellera le destin de Joe) de film noir comme peuvent l’être la Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck) d’Assurance sur la mort, la Kitty March (Joan Bennett) de  La Rue rouge (Fritz Lang, 1945) ou la Kitty Collins (Ava Gardner) des Tueurs (Robert Siodmak, 1946).
BDC7Norma Desmond
Tout ceci contribue à éloigner Boulevard du crépuscule du pur film noir. En outre, le personnage de Norma Desmond donne à l’œuvre de Billy Wilder une véritable dimension fantastique (même si son seul élément surnaturel est le fait qu’un mort nous raconte son histoire – et commente même les événements survenus immédiatement après celle-ci[6]). En effet, Norma – et elle est souvent filmée comme tel par Wilder notamment lors du baiser que lui offre Joe le soir du Nouvel an ce qui semble indiquer que le héros s’autodétruit par cet acte – apparaît certes proche de la folie mais elle est aussi inquiétante[7], manipulatrice et dangereuse. Vivant dans un passé figé et se protégeant (avec la complicité de Max) de la réalité extérieure (Joe dira ainsi : « Elle déambulait sur les sommets vertigineux de sa gloire passée (…). En réalité, elle avait peur du monde extérieur, peur qu’il lui rappelle que le temps avait passé. »), Norma est une sorte de vampire, un non-mort au sens donné par le Nosferatu, une symphonie de l’horreur (1922) de Friedrich Wilhelm Murnau pompant l’énergie vitale de Joe Gillis. Elle rappelle également, le film ayant aussi l’aspect d’un contre étrange et cruel, l’effrayante reine-sorcière de Blanche-Neige et les sept nains (David Hand, 1937) passant son temps à se contempler dans son miroir qui, par la voix de Max, lui renvoie toujours cette affirmation : « Madame[8] est la plus grande de toutes » (et non, on le notera, la plus belle).
BDC8Les photographies de Norma Desmond (issues de la carrière de Gloria Swanson…) qui ornent les pièces de sa maison
De plus, Boulevard du crépuscule est un film qui travaille énormément sur l’espace que ce soit au niveau du plan – puisque l’on passe souvent de ces gros plans qu’affectionnent tant Norma Desmond à des plans larges, avec une grande profondeur de champ, qui montrent l’immensité des pièces – ou en général. Toujours l’opposition vide/plein joue un grand rôle dans le film, avec les deux fêtes du Nouvel an, celle donnée par Norma dans laquelle Joe est le seul invité et celle, débordante de vie, d’Artie Green dans son petit appartement peuplé jusqu’au moindre recoin (que Joe quittera pour, dit-il, rejoindre « l’autre monde »), avec la demeure de Norma dans laquelle ne vivent que l’ex-star, Max et Joe mais qui se remplit dans l’ultime séquence lorsque le drame qui vient de s’y jouer est révélé ou encore avec ces studios grouillants de monde, marqués par l’effervescence et l’agitation, sur le tournage de Samson et Dalila et qui sont presque inhabités lorsque Joe et Betty s’y retrouvent la nuit pour écrire leur scénario. Mais le lieu central – ainsi que l’indique le titre – c’est bien la fastueuse demeure de Sunset Boulevard habitée par Norma que Joe décrira ainsi avant de rencontrer sa propriétaire :
            « C’était une grande propriété extravagante, typique de la folie des gens de cinéma dans les années folles. C’est triste une maison abandonnée. Celle-ci était à pleurer. »

sunset-blvd.jpgMax von Mayerling (Erich von Stroheim) et Norma Desmond
Et de nombreux plans permettront de découvrir le mélange paradoxal de luxe sans limites et de désolation qui s’est emparé de la maison. Significativement, Joe tombera mort  dans une piscine (dont le narrateur, avec l’humour noir dont il ne se départit jamais, parle comme de « la piscine qu’[il a] toujours voulue ») qui semblait avoir retrouvé la vie alors qu’elle n’était plus habitée que par les rats au début du film. Elle ne renaît donc que pour mieux devenir cercueil. Et avec cette maison et ses habitants plus morts que vivants, Boulevard du crépuscule s’apparente à ces films gothicisants toujours à la lisière du fantastique qui forment une sorte de sous-genre de l’âge d’or hollywoodien (avec notamment Rebecca de Alfred Hitchcock en 1940, Le Château du dragon de Joseph L. Mankiewicz en 1946 et Le Secret derrière la porte de Fritz Lang en 1948). Notons d’ailleurs que le mariage entre film noir et fantastique, s’il est rarement mis en scène (ne serait-ce que parce que le film noir se veut souvent assez réaliste[9]), est esthétiquement parfaitement cohérent puisque les deux genres puisent leur inspiration formelle à la même source, celle de l’expressionnisme allemand des années 1920. Mais Boulevard du crépuscule, et c’est logiquement ce qui focalise le plus l’attention, est aussi et surtout un film sur la société du spectacle ce qui ne relève pas d’un genre précis (bien qu’il existe de nombreux films – qu’ils soient ou non positifs – sur le cinéma) et rend cette œuvre, en tenant compte, des éléments précedemment exposés totalement inclassable.
BDC10Norma Desmond et Joe Gillis

[1] Joe Gillis qualifiera ainsi le public de « cruels anonymes » à la fin du film.
[2] Ainsi le film est-il classé seizième dans la liste (qui vaut ce qu’elle vaut…) des cent meilleurs films américains de tous les temps publiée par l’American Film Institute en 2007 et a fait l’objet d’une coûteuse restauration au début des années 2000.
[3] Ce qui est également assez rare mais moins que les miracles, les signes du génie – qui reste tout de même extrêmement minoritaire dans l’ensemble de l’activité humaine… – étant finalement assez nombreux ; ainsi les colonnes de ce blog sont remplies de textes qui se veulent des hommages à l’immense talent de quelques auteurs de cinéma. L’art dans son ensemble est sans aucun doute le meilleur (si ce n’est le seul – c’est d’ailleurs, à bien y réfléchir, très probablement le seul) des vecteurs pour exprimer le génie des hommes. C’est-à-dire, entendons-nous bien, de ces quelques hommes qui, par leur expression artistique, justifient – au plein sens de ce terme – les actes souvent ridicules et malsains de l’ensemble de l’humanité (ainsi Boulevard du crépuscule, parce qu’il a été créé, justifie ce système humain qu’est Hollywood ne serait-ce que parce que s’il n’avait pu observer celui-ci, Billy Wilder n’aurait pas réalisé son film).
[4] Ce que l’on comprendra assez rapidement mais non pas immédiatement.
[5] Pourquoi d’ailleurs ? Par compassion ? Pour garder l’argent ? On ne comprend pas vraiment les motivations de Joe Gillis mais cela contribue à renforcer la complexité du personnage.
[6] On ne sait donc pas vraiment si Joe Gillis est ou est devenu narrateur omniscient.
[7] C’est d’ailleurs ce qui frappe immédiatement dans l’aspect donné au personnage de Norma Desmond dont on ne saurait véritablement dire – même si elle est irrémédiablement flétrie par le temps – qu’elle est laide.
[8] En français dans le texte ; l’emploi de ce terme correspond parfaitement à l’aspect surréaliste des personnages de Max et de Norma, à l’onction avec laquelle le premier traite la seconde et à la rigidité – très germanique – du domestique.
[9] Il est ici possible d’un point de vue thématique puisque le cadre est Hollywood, royaume de l’illusion. Mais, on l’a vu, l’argent (et non son absence) est trop présent pour que Boulevard du crépuscule soit un véritable film noir.
Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950) – Deuxième partie
Sommaire actif : 
a.Mise en abyme et jeu de massacre
b.Une œuvre universelle et intemporelle
a.Mise en abyme et jeu de massacre
BDC11Le titre du film tel qu’il apparaît dans le générique
de Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950)
Il serait d’ailleurs faux de voir en Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950) une charge ou un pamphlet contre Hollywood. D’une part, parce que Wilder n’aurait guère eu de crédibilité pour en être l’auteur. D’autre part parce qu’un film militant (et, partant, probablement lourdement démonstratif) sur ce petit monde n’eut été que d’un intérêt limité. Aussi le réalisateur, avec infiniment plus de finesse et de subversion, dresse un constat presque objectif sur un microcosme très particulier qu’il regarde à la fois avec la précision de l’entomologiste et un recul lui permettant tous les sarcasmes. Aussi le monde qu’il met en scène est-il la matière qui lui permet de signer une œuvre dense et noire – macabre même – qui échappe à toute tentative de classification. Car relevons un paradoxe : c’est parce qu’il flirte largement avec le fantastique que Boulevard du crépuscule échappe au film noir mais cette œuvre présente un aspect réaliste évident – qui est l’une des conditions de son éclatante réussite –, quasi-documentaire même.
BDC12Joe Gillis (William Holden) et Betty Schaefer (Nancy Olson)
Cela est possible parce que le cadre choisi, Hollywood donc, est le royaume du cinéma donc de l’illusion. Et cela concerne tant les rêves grandioses et voués à l’échec de « retour » (et non, insiste-t-elle, de « come-back ») de Norma Desmond (Gloria Swanson) que le nez parfaitement refait (pour 300 dollars) – ce afin qu’elle puisse devenir actrice – de Betty Schaefer (Nancy Olson) qu’embrassera Joe Gillis. Aussi la frontière entre réalité et fiction ne cesse de se brouiller et cela sera là l’un des principes mêmes de Boulevard du crépuscule, le film jouant en permanence de la mise en abyme et ce de façon suffisamment perverse pour finalement tourner au jeu de massacre. On a déjà relevé à quel point le petit monde d’Hollywood était présenté comme profondément décadent avec ces anges déchus devenus fous (qu’il s’agisse de Norma Desmond ou de Max von Mayerling – Erich von Stroheim – bien que ce dernier apparaisse doté d’une certaine « pureté » tant son amour pour Norma, qui l’amène jusqu’à l’humiliation la plus totale, est sans limites) et ses héros arrivistes attirés par la gloire et le succès. Il faut ainsi remarquer que si Joe est clairement ambivalent, passant du plus grand des cynismes (dont il reste de nombreuses traces dans la manière dont il raconte son histoire) à une certaine compassion pour Norma, Betty n’a rien d’un double positif de l’ex-star puisqu’elle rêve de devenir scénariste[1] (ayant pour cela besoin de Joe qui dira d’elle : « Comme les jeunes auteurs, l’ambition la démangeait. Elle voulait son nom au générique ») et que son œil brille lorsqu’elle aperçoit le porte-cigarettes en or massif de Joe[2]. 
BDC13Norma Desmond (Gloria Swanson) et Cecil B. DeMille (lui-même)
Par ailleurs, troublantes, volontairement troublantes sont les correspondances avec la réalité – ce qui amènera d’ailleurs à situer l’une des séquences du film sur le plateau d’une œuvre (Samson et Dalila, 1949) que Cecil B. DeMille (qui interprète son propre rôle) est réellement en train de tourner. Ainsi Gloria Swanson – qui est âgée de cinquante ans dans le film comme elle l’est réellement au moment du tournage – comme Norma Desmond a été une immense star de l’époque du muet et a tourné de nombreux films avec Cecil B. DeMille (dont on considère qu’il l’a rendue célèbre) mais aussi avec Sam Wood ou Allan Dwan avant que le parlant ne mette un terme prématuré à sa carrière. Elle a également fait une imitation de Charlie Chaplin dans The Masquerade (Dave Fleischer, 1924) qu’elle refera dans Boulevard du crépuscule et plusieurs autres moments du film évoqueront d’anciens rôles de Swanson alors que la collection de photographies qui peuple la demeure de Norma Desmond est, bien sûr, celle de l’actrice. De plus, elle se fait projeter ses propres films et l’on voit alors quelques images de Queen Kelly dont Gloria Swanson était la vedette. Or, ce film a été réalisé, en 1928, par Erich von Stroheim qui interprète donc, dans Boulevard du crépuscule, l’ex-réalisateur Max von Mayerling. Il dira, dans le film, qu’à l’époque de la naissance de l’art cinématographique aux Etats-Unis, trois grands réalisateurs émergeaient : David Wark Griffith, Cecil B. DeMille et lui-même. Sans doute cette liste est-elle trop courte mais il est par contre tout à fait vrai que Stroheim, comme Griffith et DeMille, était tenu comme l’un des plus grands talents de l’époque du cinéma muet avant que son extravagance et les producteurs ne brisent sa carrière[3]. Il se contenta alors de faire l’acteur dans des productions souvent médiocres (même s’il connut quelques très grands rôles, le plus important étant, avec celui de Max von Mayerling, celui du commandant von Rauffenstein dans La Grande Illusion de Jean Renoir en 1937). Aussi l’enjeu de la dernière scène du film est-il tout autant de remettre Norma Desmond/Gloria Swanson devant des caméras que d’offrir à Max von Mayerling/Erich von Stroheim la possibilité d’être de nouveau derrière celles-ci. A l’évidence, Billy Wilder rend ici un très vif hommage à l’un de ses maîtres.
BDC14Max von Mayerling (Erich von Stroheim) et Joe Gillis
Et Boulevard du crépuscule témoigne de l’étrange phénomène de mutation vécu par Hollywood : celui du passage du muet au parlant. En quelques années est ainsi balayé tout ce qui vient du muet. Ainsi bien des œuvres pourtant brillantes sortent dans des conditions désastreuses[4] et nombre de stars, dont Gloria Swanson, voient leur carrière réduite à néant. Or le cinéma connaissait à la fin des années 1920 l’une de ses plus grandes périodes et sans doute n’y eut-il pas d’époque où les acteurs furent aussi célébrés. De ces changements brutaux, Norma Desmond donne une interprétation certes narcissique et partiale mais non pas complètement fausse dans l’une des plus célèbres répliques du film :
              « Je suis une grande star. Ce sont les films qui sont devenus petits. »

  BDC15 Norma Desmond
Depuis la fin des années 1920, les films sont redevenus grands – et Boulevard du crépuscule parmi bien d’autres œuvres le prouve aisément – et Hollywood vit, en 1950, un nouvel âge d’or. Il n’en est pas moins vrai que, durant la première moitié des années 1930, les œuvres réalisées, à quelques exceptions près, furent loin d’égaler, en qualité, leurs immédiates devancières[5]. Ce qui est plus troublant encore est de remarquer que si les stars des années 1920 attinrent un niveau de notoriété sans doute très supérieur à celui de leurs homologues des périodes ultérieures (qu’il s’agisse des acteurs des années 1940-1950 ou de ceux de l’époque contemporaine), il n’en restait presque plus rien au moment où fut tourné Boulevard du crépuscule. Le temps ne leur a d’ailleurs guère rendu justice puisque Gloria Swanson, en dépit de tous ses premiers rôles dans les films des années 1920, est aujourd’hui surtout connu pour celui de Norma Desmond. Et c’est parce que la trajectoire de ce personnage fait largement écho à la sienne propre que cette dernière est bien connue. Certes, le film nous montre bien l’un des rescapés de la grande époque du muet en la personne d’un Cecil B. DeMille qui peut toujours tourner des films à très gros budgets comme son Samson et Dalila. Mais il s’agit là d’une exception et Boulevard du crépuscule, film dans lequel la parole jouit d’une importance décisive à travers l’omniprésence de la voix off mais aussi de la nécessité qu’éprouve une Norma, en proie à une émotion aussi grande que sa folie, de la prendre lorsqu’elle croit tourner Salomé dans la dernière séquence (le film se terminant sur cette phrase célèbre : « Monsieur DeMille, je suis prête pour le gros plan »), montre combien le cinéma et l’univers qui l’entoure s’est transformé en quelques années. Significativement, Norma repoussera avec dégout un micro lorsqu’elle s’installera dans la chaise de Cecil B. DeMille sur le plateau où est tourné Samson et Dalila avant d’être reconnue par le projectionniste Hog-Eye (John Miller) qui l’éclaire comme à ses plus belles heures. Et DeMille, reprenant le tournage, dira, bien sûr : « Moteur ! Son ! » (quand Max dira, lui, à la fin du film : « Silence tout le monde ! Lumières ! »).
BDC16Norma Desmond
Le monde oublié et les fantômes du muet peuplent donc Boulevard du crépuscule ce qui confère au film cette double dimension hyperréaliste et terriblement fantastique. Cela est d’autant plus troublant que deux éléments ont partiellement échappé à Wilder lorsqu’il réalisait son œuvre et contribuent pleinement sa puissance. Le film revient donc sur le changement d’époque que fut le passage du muet au parlant. Mais quand Norma et Max retrouvent les caméras à la fin du film, ce ne sont pas celles du cinéma mais de la télévision. Or, c’est largement à cause de la concurrence de ce nouveau média que le système des grands studios s’écroulera à la fin des années 1950 et qu’Hollywood connaîtra une nouvelle époque de changements brutaux (que Wilder – même s’il devra quelque peu minorer ses ambitions – traversera d’ailleurs particulièrement bien). Le film apparaît alors visionnaire et fait le lien entre deux transformations majeures dans le système de production. Cependant, même s’il est possible que Wilder ait eu une certaine conscience de la menace que faisait planer la vente massive de téléviseurs (qui est, comme leur goût pour le scandale, un parfait symbole de la volonté de consommation des masses…) pour l’art et l’industrie cinématographiques, il ne pouvait nullement avoir une claire vision de ce qui allait se passer et qui s’annonçait à peine au moment où il réalisa son film. Le second élément tient à la présence de Buster Keaton dans son propre rôle et qui est, avec H.B. Warner et Anna Q. Nilsson, l’une de « ces vagues célébrités du muet », de ces « figures de cire » qui jouent au bridge avec Norma Desmond. Nous ne savons pas ce que connaissait Wilder de l’œuvre antérieure de Keaton mais il est évident que le metteur en scène ne souhaite pas – à l’inverse de ce qu’il fait pour Erich von Stroheim – lui rendre un quelconque hommage. Peut-être Billy Wilder a-t-il simplement fait recruter d’anciens acteurs de l’époque du muet qui avaient besoin d’argent (c’était le cas de Buster Keaton dont la fin de vie, marquée par les dettes et l’alcoolisme, fut particulièrement pathétique) et s’est-il retrouvé à faire tourner Keaton sans vraiment savoir de qui il s’agissait. Car Keaton, comme Warner et Nilsson, était complètement oublié à la fin des années 1940. Contrairement aux deux autres, il ne devait pas le rester et il est aujourd’hui reconnu comme un immense artiste – un auteur au plein sens du terme (et non un simple acteur comme il était vu à l’époque de Boulevard du crépuscule) – grâce à ses chefs d’œuvre parmi lesquels on peut citer Le Mécano de la General (1927) ou Steamboat Bill Jr. (1928). Mais cette renaissance critique ne commença qu’au début des années 1960 et fut très progressive (trop pour que Keaton, mort en 1966, puisse en profiter). Cette présence d’un génie oublié puis redécouvert ajoute – même si son auteur n’y est pour rien – au charme mystérieux de Boulevard du crépuscule qui explore donc les méandres du temps.
b.Une œuvre universelle et intemporelle
BDC17Norma Desmond
En cela – nouveau paradoxe sur lequel on terminera  – Boulevard du crépuscule, plus grâce au génie de Billy Wilder et aux extraordinaires prestations de Gloria Swanson et d’Erich von Stroheim (auxquelles il faut ajouter l’excellente composition de William Holden dans un rôle difficile) qu’à la fugace apparition de Buster Keaton, ce film qui s’ancre dans un temps et un espace très particuliers, touche à l’universel puisqu’il embrasse les thèmes les plus larges traitant du destin (à la manière du film noir avec la mise en place d’un engrenage fatal au héros[6]), du mirage de la célébrité et surtout du vieillissement et du déclin. Au-delà de la présentation de l’univers hollywoodien (pourtant à son apogée) comme un monde décadent, c’est surtout le déclin d’une femme que filme Billy Wilder à travers le personnage incarné par Gloria Swanson et ses tentatives pathétiques (et vouées à l’échec) pour retenir un passé qui n’est plus. C’est là un thème qui passionne Billy Wilder et sur lequel il reviendra plusieurs fois (notamment dans Témoin à charge en 1957 et Fedora en 1978) au cours de sa carrière[7]. Norma Desmond est ainsi tour à tour majestueuse, effrayante et parfaitement ridicule avec son narcissisme sans limites et ses nombreuses tirades sentencieuses, elle qui pense pourtant que les mots ont tué le cinéma (« Vos mots font une corde qui étrangle le cinéma » dit-elle à Joe lorsqu’elle le rencontre).

BDC18Joe Gillis et Norma Desmond
Pourtant cette femme possède une certaine conscience du temps qui a passé et la Salomé qu’elle souhaite tant incarner n’est pas une toute jeune femme. Mais elle ne veut tout de même pas se résoudre à admettre qu’elle n’est plus une grande star et que sa beauté s’est flétrie. Et Norma, s’il lui arrive de se montrer touchante (ce qui provoque l’empathie du spectateur et surtout la perte de Joe), reste, en général, plutôt antipathique et surtout mortifère. Wilder, d’ailleurs, n’épargne ni son héroïne, ni son actrice (ce que Swanson assume avec un talent évident et une certaine humilité) lui offrant nombre de ces gros plans qu’elle affectionne tant et qui montrent la marche et la marque inexorables du temps. Même s’il lui donne un (très) grand rôle, le réalisateur est donc loin de sublimer Gloria Swanson puisqu’elle incarne un personnage marqué par un déclin – une décrépitude même – protéiforme puisque physique, intellectuel et moral, le spectateur ne cessant de se demander si ce qui est vrai pour Norma, dans l’univers de Boulevard du crépuscule, l’est aussi pour Gloria Swanson dans la réalité.

BDC19Norma Desmond (derrière elle, on reconnaît la journaliste à scandales Hedda Hopper dans son propre rôle)
Et si, in fine, la vie se montre « charitable » envers Norma Desmond, comme le dit, post mortem, Joe Gillis (qui complète avec ces derniers mots : « Le rêve auquel elle s’était accroché si éperdument l’avait emportée »), en lui offrant une dernière grande scène – qui n’est autre que la descente d’un escalier ce qui fait partie des plans classiques que l’on fait jouer aux grandes vedettes féminines –, il ne s’agit là encore que d’une illusion de plus. Les ravages du temps sont donc partout présents dans Boulevard du crépuscule. Par la mise en jeu de ce thème, le film qui apparaît de prime abord comme un focus incroyablement juste, documenté et surtout libre sur une société très particulière (Hollywood, donc) – ce qui suffirait amplement à en faire un chef d’œuvre tant la mise en scène du ballet tragique de la comédie humaine sonne juste – touche donc à l’intemporel et à l’universel (et comme dans une tragédie grecque, et même si l’on y tue avec des pistolets, le poids du destin semble y avoir toute sa place). On peut alors découvrir ce film et être fasciné par celui-ci sans rien connaître au préalable des carrières de Gloria Swanson, Erich von Stroheim ou Cecil B. DeMille[8]. Aussi à propos de ce chef d’œuvre que l’on peut qualifier – au choix – de cynique, macabre, jouissif, morbide, sarcastique ou cruel et dans lequel la très noire vision de l’humain[9] de Billy Wilder atteint son paroxysme, on peut finir en citant quelques vers célèbres de Charles Baudelaire :
            
« Remember!Souviens-toi! prodigue ! Esto memor!
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide. »
Extrait de L’Horloge (in Les Fleurs du Mal, LXXXV)

BDC20Norma Desmond

Assurance sur la mort : être et/est/ou consommer

27 Novembre 2009 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Un auteur, une œuvre
Avec Assurance sur la mort, Billy Wilder signe un chef d’oeuvre et crée le film noir. C’est-à-dire qu’il met en scène ces Etats-Unis des années 1940 où la consommation est reine et pour laquelle, tous – ou presque – sont prêts à tuer.

Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944), être et/est/ou consommer
Billy Wilder (1906-2002)

Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944) marque la création d’un genre qui, sous cette appellation[1], durera jusqu’à la fin des années 1950 : le film noir. Si, s’appuyant sur l’héritage des films de gangsters qui ont marqué le cinéma américain du début des années 1930 – par exemple Le petit César (Mervyn LeRoy, 1931) ou Scarface (Howard Hawks, 1933) –, certaines œuvres comme Le faucon maltais (John Huston, 1941) ou Tueur à gages[2] (Frank Tuttle, 1942) constituent les prémisses de ce genre, Assurance sur la mort en est incontestablement le prototype. Mais, grâce au génie de Billy Wilder, il en sera aussi – pour toujours – le chef d’œuvre. Car, dans Assurance sur la mort, il y a tout ce qui fait le film noir. Une atmosphère, d’abord, que Billy Wilder, Viennois d’origine, reprend largement à l’expressionnisme allemand. Il s’appuie notamment, pour cela, sur la magnifique photographie de John Seitz – et ses célèbres raies poussiéreuses de lumière traversant les stores. Les personnages, ensuite, avec cet homme – Walter Neff (Fred MacMurray) – sûr de maîtriser une situation qui ne cesse, tout au long du film, de lui échapper et, surtout, cette femme fatale – Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwick) –, perverse à souhait et qui provoquera la perte totale du héros. La thématique, enfin et surtout. Avec ces Américains moyens – qu’il s’agisse de Walter Neff ou de Phyllis –, perdus dans la Grande Dépression, qui ne rêvent que de céder aux sirènes de la consommation et cherchent par tous les moyens – ici, un meurtre[3] et une arnaque à l’assurance – à gagner de l’argent. D’où cette phrase prononcée par Walter Neff au tout début du film et qui résume tout ce que sera le film noir : « je l’ai fait pour l’argent, je l’ai fait pour la femme ; je n’ai pas eu l’argent, je n’ai pas eu la femme ». Oui, tout y est : la volonté de gagner de l’argent, de coucher avec la plus belle femme, l’inévitable échec et une piètre – mais bien réelle – affirmation du moi avec ce « je »[4] plusieurs fois martelé. Car, il s’agit bien de cela pour les héros de films noir : trouver une place dans la société américaine de consommation qui n’offre aucun autres rêve, idéologie ou morale que celle de la jouissance immédiate de la possession. Car, répétons-le, dans ce monde, Dieu est mort et le capitalisme américain s’apprête à triompher du nazisme[5] et on ne peut guère soupçonner Billy Wilder de sympathie envers le communisme[6].
Walter Neff (Fred MacMurray) et Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwick)
Tout donc, dans Assurance sur la mort, s’organise autour de la volonté de consommation. Celle-ci est notamment sexuelle puisque la relation entre Walter Neff et Phyllis prend, immédiatement ou presque, cette nature. Mais l’on ne saurait parler – bien qu’ils emploient parfois ce mot – à son propos d’amour. Phyllis précisera ainsi, à la fin du film, qu’elle en est incapable et ne fait que se servir des hommes. Quant à Walter Neff, il ne semble guère amoureux de Phyllis – dès le départ, il s’en méfie à juste titre – qui constitue, pour lui, un fantasme[7]. Et, en la possédant, il ne fait que céder à une pulsion sexuelle d’autant plus incontrôlée qu’elle correspond aux valeurs de la société dans laquelle il vit. Coucher avec une belle femme, en effet, c’est réussir. Ce n’est donc pas, me semble-t-il, à la pulsion sexuelle qu’il ne peut résister – comme il avait tenté de le faire dans un premier temps – mais bel et bien à l’instinct de consommation. Ainsi entre ces deux amants – qui finiront logiquement par s’entretuer –, il n’y a donc aucun amour, juste du sexe et surtout une volonté de gagner de l’argent. Car, enfin, la rencontre entre Walter Neff et Phyllis, c’est celle de deux plans qui visent à réaliser ce rêve. Ainsi, Phyllis, pour épouser son riche – et, d’ailleurs, parfaitement antipathique – mari (Tom Powers) a déjà tué la première femme de celui-ci et se sert donc de Walter Neff pour récupérer l’argent de la prime d’assurance. Mais le plan de l’arnaque, c’est Walter Neff qui le monte et, s’il est – presque – parfait, c’est bien parce qu’il y songe depuis plusieurs années – comme il l’avoue lui-même. Ces deux êtres sont donc, in fine, seulement unis – du moins, avant qu’ils ne se déchirent – par cette volonté de consommation. D’ailleurs, pour mieux le souligner, Billy Wilder aura l’idée de donner pour cadre à leurs rencontres secrètes un supermarché soit le lieu le plus symbolique de la consommation reine. Ainsi, dans Assurance sur la mort, tout ou presque tourne autour de l’argent. Et la chute de Walter Neff et de sa complice sera provoquée par la volonté du patron – parfaitement stupide – de la compagnie d’assurances (Richard Gaines) pour laquelle Walter Neff travaille de ne pas débourser la somme due à Phyllis. Car, initialement, l’enquêteur de cette compagnie – et ami de Walter Neff – Barton Keyes (Edward G. Robinson[8]) ne souhaitait pas s’intéresser à l’affaire.
Phyllis Dietrichson

Ainsi l’humanité que Billy Wilder nous donne à voir dans Assurance sur la mort n’est-elle guère agréable. Si Phyllis  figure l’amoralité la plus absolue, très rares sont les figures positives. On l’a dit le mari de Phyllis est totalement antipathique – et, lui aussi, obsédé par l’argent – alors que le patron de la compagnie d’assurances n’est rien d’autre qu’un imbécile – qui, lui, a le droit de jouir de fortes sommes d’argent grâce à ses origines. Quant à Walter Neff, il ira donc, pour consommer, jusqu’à commettre un meurtre et tuera une seconde fois – mais on peut guère l’accabler puisqu’il s’agit de Phyllis – à la fin du film. Seul son geste final – sauver Nino Zachetti (Byron Barr) – lui redonnera un certain crédit moral. Mais il agit ainsi alors que tout est déjà perdu pour lui ayant été blessé à mort par Phyllis. Seuls deux personnages échappent à ce jeu de massacre. La fille de monsieur Dietrichson, Lola (Jean Heater), d’abord. Elle est plutôt sympathique et Walter Neff – auquel, malgré tout, le spectateur ne peut manquer de s’identifier [9] – s’y attachera. Mais celle-ci est pourtant amoureuse d’un petit truand, Nino Zachetti, et on peut tout de même douter de sa finesse. En fait, seul Barton Keyes constitue, dans Assurance sur la mort, une certaine incarnation de la morale s’en prenant notamment à ces courtiers d’assurance qui, pour gagner un peu d’argent, sont prêts à vendre n’importe quelle police à n’importe qui. De plus, semblant se contenter d’un salaire raisonnable, il est le seul à résister aux sirènes de l’argent-roi. Mais à quel prix ! Il vit, en effet, dans une perpétuelle angoisse et ne cesse de se méfier des autres – il a ainsi préféré ne pas se marier après avoir enquêté sur sa fiancée… – commettant sa seule erreur quand il baisse, un instant, sa garde renonçant à faire surveiller son ami Walter Neff[10]. Dans Assurance sur la mort, la voie de la morale semble donc bien étroite et l’emprunter implique de renoncer à avoir une vie propre. Aussi, peut-on comprendre – sinon accepter – le comportement de Walter Neff.
Walter Neff, Phyllis Dietrichson et Barton Keyes (Edward G. Robinson)
Triste monde, donc, que celui des Etats-Unis de la fin des années trente – ou du début des années quarante et, plus largement, de tout le XXe siècle – tel que nous le présente ce chef d’oeuvre qu’est Assurance sur la mort. Et l’on ne peut, pour conclure, s’empêcher de faire le parallèle avec l’œuvre ultérieure de Billy Wilder. Celui-ci, quand il met en scène Assurance sur la mort, a certes un long passé de scénariste (notamment pour son maître Ernst Lubitsch) derrière lui, mais il ne réalise alors que son quatrième film. La suite, si elle est marquée par un autre immense chef d’œuvre, Boulevard du crépuscule (1950) – un film miraculeux qui met à nu le système hollywoodien – est toutefois moins brillante. Certes, tout au long de sa carrière, Billy Wilder se montrera un excellent réalisateur, signera plusieurs grands films et saura mettre en scène – notamment dans Boulevard du crépuscule mais aussi, par exemple dans le très bon Témoin à charge (1958) – le thème important du refus de vieillir, celui-ci étant absent d’Assurance sur la mort[11]. Mais, à partir de la fin des années cinquante, il se contentera de réaliser des comédies grand public qui lui rapportent beaucoup d’argent. Certaines, certes, seront excellentes – Certains l’aiment chaud (1959), La vie privée de Sherlock Holmes (1970) – mais beaucoup d’autres – Un, deux, trois (1961), Embrasse-moi, idiot (1964) ou Avanti ! (1972) – n’échapperont pas – malgré de réelles qualités – à une certaine répétition. Ainsi, ce si grand talent renoncera partiellement à son ambition artistique pour se contenter d’une certaine facilité. On ne peut que le regretter même si Assurance sur la mort et Boulevard du crépuscule suffisent amplement à lui assurer sa place parmi les monstres sacrés du cinéma.
Walter Neff et Phyllis Dietrichson
Antoine Rensonnet (Ran)

[1] En fait, il y a plusieurs sous-époques dans le film noir. Et, après les années 1950 – donc après la fin de l’âge d’or hollywoodien –, bien des films rendront hommage au film noir. Citons, par exemple, Hot Spot (Dennis Hopper, 1990) et The Barber (Joel Coen, 2001).
[2] Ce dernier inspirera d’ailleurs Le samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967) et Ghost Dog (Jim Jarmusch, 1999).
[3] Un meurtre qui, en fait, ne sera ni le premier, ni le dernier.
[4] L’idée que le film expose, en fait, la relation de l’affaire Dietrichson par le héros, dans une sorte de « confession » (il précise qu’il déteste ce mot) est donc excellente. Cela lui permet d’affirmer son moi et, donc, dans son échec, de trouver une certaine satisfaction.
[5] Le film a été réalisé en 1944 à un moment où la victoire américaine est presque certaine mais il se déroule en 1938 soit une époque où la crise économique est plus forte. Néanmoins, de manière générale, les films noir se déroulent à des époques contemporaines de leur réalisation et leur thématique principale reste, comme dans Assurance sur la mort, cette volonté de consommer – donc de s’en sortir – qui touche l’ensemble de la société américaine. Même si le contexte est fort différent, le film noir est donc, pour moi, le pendant du courant néoréaliste italien. Et Akira Kurosawa, dans Chien enragé (1949) aura le génie de faire la synthèse entre ces deux genres.
[6] Dans Un, deux, trois, il exposera son point de vue sur le communisme. Moins haineux que la plupart des Américains à l’égard de celui-ci, il le considérera – avec un regard amusé et, pourtant, prophétique –  comme une vaste escroquerie car il nie l’égoïsme fondamental de l’être humain.
[7] Celui-ci s’incarnant de manière fétichiste à travers la chaînette que Phyllis porte autour de sa cheville lors de leur première rencontre.
[8] Celui-ci était l’interprète du Petit César cité plus haut. Cela permet donc d’insérer plus encore Assurance sur la mort – et le film noir – dans la filiation du film de gangsters.
[9] C’est d’ailleurs décisif pour la réussite du film. La voix off – que contrôle Walter Neff – joue ainsi un rôle très important comme, par exemple, dans Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971).
[10] On notera que l’affection entre les deux est tout à fait réciproque
[11] Mais il s’agit là encore de la volonté d’exister à travers des valeurs imposées par la société. On n’est donc pas si loin d’Assurance sur la mort.

Témoin à charge : les anges déchus

4 Octobre 2012 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Bribes et fragments
Contrairement au titre d'aujourd'hui, Bribes et Fragments ne va pas aborder l'affaire qui secoue la France, celle qui bafoue les plus belles valeurs du sport (honneur, gloire et récompense) et que nous ne nommerons pas, par respect pour la famille de Nikola Karabatic. Non, c'est Marlène Dietrich face à Billy Wilder. nolan 
Temoin a charge
Témoin à charge (1957)
Témoin à charge : les anges déchus – La série d’invraisemblables rebondissements qui conclue Témoin à charge ne serait-elle qu’une facilité supplémentaire, qu’un artifice suprême ? Billy Wilder y a eu grand recours et les ultimes lui permettent de définitivement emballer son affaire. Ils donnent même une saveur particulière à ce petit film de procès, transformé depuis longtemps en comédie pétillante et un rien lassante. Pourtant, il y a plus : se révèle une seconde œuvre, plus tragique, qu’on devinait à peine derrière les apparitions de Marlene Dietrich. Dans cette recomposition et le sentiment que laisse, in fineTémoin à charge, Wilder se découvre. Bien qu’il adapte une pièce d’Agatha Christie et laisse à Charles Laughton tout le loisir de jouer un pitre bougon et matois, il dresse son portrait d’auteur. Celui d’un réalisateur perçu comme un simple amuseur et prêt à satisfaire son public durant la majeure partie de son œuvre. Ce qu’il fera plus encore, quitte à partiellement galvauder son immense talent, dans la suite de sa carrière (Certains l’aiment chaudLa GarçonnièreUn, deux, troisEmbrasse-moi, idiot…). Si le Viennois est, comme Leonard Vole (Tyrone Power), un brin cynique, il demeure parfaitement lucide et reste, avant tout, l’auteur du miraculeux Boulevard du crépuscule. Or, il possède l’occasion – inespérée ? – de se pencher à nouveau sur l’inéluctable et impitoyable déclin des étoiles, sur les ravages et la folie de la vieillesse. Il la saisit, usant avec finesse et parcimonie d’une arme de premier choix : Marlene Dietrich. Cachant ses desseins, Wilder ne la convoque que rarement. Elle commence en majesté, femme libre jouant son propre jeu et bien peu attentive aux malheurs de son mari. Puis sa légende est rappelée. Chanteuse dans un cabaret évidemment bleu. Christine Vole se confond avec Marlene. La méfiance devrait être de mise puisque Fritz Lang, dans L’Ange des maudits, avait offert le même hommage à sa vedette pour mieux en souligner la misérable chute. Wilder refait le même coup, on l’ignore encore. D’autant que Dietrich, de retour, produit son témoignage à charge. Nouveau numéro de bravoure et certitude que l’on assiste, le falot Tyrone Power s’effaçant de plus en plus, à un choc de titans : l’adipeux Charles Laughton, en avocat monstrueux dont l’âge avancé ne cesse d’être souligné, face à Marlene Dietrich, redevenue plus star que jamais au seul prix de la dérive morale de son personnage. Illusion ; dans un dernier et logique retournement, Wilder rappelle que Laughton et Dietrich sont les deux faces d’une même pièce, celle des icônes temps passé et qu’ils suscitent, de facto, le même type de répugnance. D’ailleurs, ils ne sont pas opposés mais ont combattu ensemble. Pour Tyrone Power, l’ancien Jesse James, qui échappe un instant au même destin funeste. Par la grâce de l’argent.
La morale de Billy Wilder est désespérée. Elle va jusqu’à justifier le meurtre. Christine Vole tue son mari. Le preux et pas si futé Wilfrid Robarts sera son défenseur. Les deux se sont trompés et, leur superbe perdue, se retirent réunis. En femme vouée, Christine, au surplus, est bafouée. Ici réside la véritable articulation entre comédie et tragédie. La fin de Wilfrid Robarts/Charles Laughton est grotesque, celle de Christine Vole/Marlene Dietrich s’avère, notamment dans le « Je l’aime » expliquant ses actes, pathétique. Ce n’est que grâce au bazar (monocle, perruque, pilules, thermos, shorts pour Les Bermudes…) qui le définit que le premier parvient encore à susciter l’intérêt. Si peu churchillien, malgré son épaisseur, ses cigares ou son whisky, il achève sa carrière sur un échec retentissant. La seconde n’a, elle, de cesse de s’enfermer dans de curieux processus d’affirmation-négation. Refusant d’admettre son âge avancé, elle domine une pauvre veuve (Miss French – Norma Varden) et, surtout, se plaît à s’inventer un double plus âgé puis un jeune amant. Elle se rêve irrésistible séductrice avant que la vérité, cruelle et nue, ne la rattrape sous la forme de Diana (Ruta Lee), juvénile (c’est là son unique charme ; il est plus que suffisant…) brunette, la maîtresse de Leonard Vole/Tyrone Power. Une adversaire invincible.
En créant pour l’écran les personnages de Wilfrid Robarts et Christine Vole, en les confrontant à leurs interprètes respectifs qu’il lie si habilement l’un à l’autre, Wilder dépasse le cadre de sa peu passionnante intrigue et le fait oublier. Seule subsiste, après quatre-vingt minutes de cache-cache qui mènent vers une conclusion étourdissante, une œuvre d’une précision clinique. Elle est infiniment froide et noire. Et très personnelle. Billy Wilder montre que, lui, ne vieillit pas. Mais il sait qu’il devra composer. Ce qu’il fera brillamment durant plus d’une décennie avant de retrouver, éloigné d’Hollywood, avec La Vie privée de Sherlock Holmes, son vrai registre. Celui de la déchéance des mythes
Antoine Rensonnet

Le film noir : reflets sociaux

5 Mars 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #L'âge d'or hollywoodien
Après m’être intéressé au western, je reviens aujourd’hui à un autre genre majeur de l’Hollywood de l’âge d’or : le film noir. Si ses codes sont relativement flous, on peut toutefois trouver les éléments d’une certaine unité pour dégager un cycle noir qui s’étendrait de 1944 à 1959 et recèle nombre de chefs d’œuvre.

A travers l’âge d’or hollywoodien

2) Le film noir : reflets sociaux

Assurance sur la mort
Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwick) et Walter Neff (Fred MacMurray)
dans Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944)

S’il appartient incontestablement aux genres majeurs du cinéma hollywoodien de la grande époque des studios, il est moins évident de cerner les limites du film noir que celles d’autres genres. En effet, le film noir se présente comme ayant des codes moins marqués que, par exemple, le western qui est notamment surdéterminé par d’étroites limites spatio-temporelles. Ainsi l’attribution du label « film noir » à certains films est-elle relativement problématique et de nombreuses polémiques peuvent exister concernant tout particulièrement la naissance et la fin de ce genre. Aussi me permettrai-je de préciser immédiatement ma position quant à ces débats tout en admettant que celle-ci peut être sujette à caution. Pour moi – et je l’ai déjà écrit dans un texte consacré à ce film –, le film noir naît en 1944 avec Assurance sur la mort de Billy Wilder. Certes, dans les années qui précèdent la sortie de ce film, des œuvres comme Le Faucon maltais (John Huston, 1941) ou Tueurs à gages (Frank Tuttle, 1942) sont déjà très proches de ce que sera le futur film noir mais il faut attendre le chef d’œuvre de Billy Wilder pour que ce genre s’autonomise définitivement car il fixe des caractéristiques – ou des codes – qui seront par la suite repris dans une multitude de productions de qualité inégale. Toutefois, on doit remarquer que celles-ci connaîtront, dès la fin des années 1940, de profondes inflexions. Néanmoins, si le film noir part, tout au long des années 1950, dans différentes directions, les éléments d’unité restent assez importants pour qu’on puisse considérer que le genre perdure en tant que tel. Par contre – et il s’agit largement là d’une conséquence de l’écroulement du système des grands studios – il disparaît à l’orée des années 1960 bien que son influence résiste au temps et que de nombreux réalisateurs y rendent, jusqu’à nos jours, régulièrement hommage. Cela atteste d’ailleurs de l’importance de ce genre et de ses chefs d’œuvre dans l’Hollywood de l’âge d’or.
Les Tueurs
Kitty Collins (Ava Gardner) dans Les Tueurs (Robert Siodmak, 1946)
Si les débuts du film noir restent relativement difficiles à dater, c’est évidemment parce qu’il n’est pas né de nulle part. Plusieurs éléments furent décisifs pour qu’apparaisse le genre. Le film noir consacre, en effet, le rencontre de deux cultures. La première est typiquement américaine. Ce genre s’appuie ainsi tout-à-la fois sur l’héritage de la littérature dite hard-boiled dont James Cain, Raymond Chandler ou Dashiell Hammett[1] furent parmi les meilleurs représentants mais aussi des films de gangsters des années 1930 comme, par exemple, le Scarface (1932) d’Howard Hawks. La seconde est germanique car le film noir se construisit sur les apports, essentiellement en termes de lumière, de l’expressionnisme – ici entendu au sens large – allemand des années 1920. Cette fusion fut d’autant plus facilitée que de nombreux réalisateurs (et techniciens) germaniques se trouvaient – ce qui était largement (mais non pas seulement) lié à la situation politique européenne – aux Etats-Unis dans les années 1940 et 1950. Ils apportèrent donc leur expérience et donnèrent au film noir son ambiance si particulière. Il est donc tout-à-fait logique que, plus que dans n’importe quel autre genre, les réalisateurs d’origine germanique (Billy Wilder, Fritz Lang, Otto Preminger, Robert Siodmak,…) figurent parmi les grands maîtres du film noir. Une troisième influence doit être signalée parmi les éléments qui donnent naissance au genre qui est d’ordre non pas strictement culturel mais plutôt socio-économique. Celui-ci est directement le produit de l’après-crise des années 1930. Ainsi, on ne peut comprendre le film noir en faisant abstraction de la situation sociale américaine du milieu des années 1940. Cette société est marquée par une forte croissance économique mais dont les fruits restent fort inégalement partagés. Ce qui marquera donc les héros du film noir sera la volonté de s’insérer au mieux dans la société de consommation dont ils sont souvent des semi-laissés pour compte. C’est cette aspiration que traduira Walter Neff (Fred MacMurray) dans les premières minutes d’Assurance sur la mort en déclarant à propos du crime qu’il a commis : « je l’ai fait pour l’argent, je l’ai fait pour la femme ; je n’ai pas eu l’argent, je n’ai pas eu la femme ». 
La griffe
Jeff Bailey (Robert Mitchum) et Kathie Moffett (Jane Greer) dans
La Griffe du passé (Jacques Tourneur, 1947)
C’est notamment pour cela qu’on peut considérer Assurance sur la mort comme le premier pur film noir : parce qu’il présente un héros – Américain moyen – qui souhaite, en consommant (notamment sexuellement), s’affirmer et qui, pour cela, va jusqu’à commettre un meurtre. Or, à la différence des héros des films de gangsters, il ne vit pas dans les marges de la société américaine mais est – ou semble – au cœur de celle-ci. De plus, ce personnage croit contrôler une situation qui, de bout en bout, lui échappe et il est confronté dans sa triste aventure à une femme – dite fatale – (Phyllis Dietrichson jouée par Barbara Stanwick) d’une perversité absolue qui use de son charme pour, elle aussi, s’insérer au mieux dans la société de consommation. Ce couple formé du pauvre type et de la femme fatale – dont la plus belle incarnation est peut-être la Kitty Collins (Ava Gardner) des Tueurs (1946, Robert Siodmak) – sera à la base de nombreux films noir entre 1944 et 1948 comme, par exemple Les TueursGilda (Charles Vidor, 1946), Le Facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946), La Griffe du passé (Jacques Tourneur, 1947) ou La Dame de Shanghai (Orson Welles, 1948),  tous ses films se déroulant dans une atmosphère dérivée des grandes heures de l’expressionnisme allemand et se terminant généralement par la mort des protagonistes ce qui offre une tonalité tragique au film noir et se marie parfaitement, par ailleurs, avec sa volonté de réalisme.

Laura
Mark McPherson (Dana Andrews) et Laura Hunt (Gene Tierney) dans
Laura (Otto Preminger, 1944)
C’est sur ce canevas que se construit le premier cycle noir qui trouve donc un terme aux alentours de 1948. Il faut toutefois noter que certaines œuvres réalisées entre 1944 et 1948 sont considérées comme appartenant au genre bien qu’elles s’affranchissent de certaines des caractéristiques décrites plus haut notamment au niveau des personnages. C’est ainsi le cas du Grand sommeil (1946) d’Howard Hawks dans lequel le Philip Marlowe joué par Humphrey Bogart n’a que peu à voir avec un Walter Neff ou encore de plusieurs films d’Otto Preminger notamment Laura (1944) qui flirte avec le fantastique. Mais l’important semble que l’atmosphère et la prise en compte – même limitée – du social soient présentes pour qu’un film puisse être considéré comme noir. Il s’agirait donc là des deux éléments décisifs qui, in fine, définiraient le film noir. Cela explique que celui-ci se renouvelle largement – et perdure – tout au long des années 1950. Ainsi le duo formé par un homme perdu et une femme fatale est-il renouvelé par la mise en scène de couples maudits comme dans Criss Cross (Robert Siodmak, 1948) ou Les amants de la nuit (Nicholas Ray, 1949). Surtout, si le crime reste au centre du film noir, on le retrouve sous des formes plus « classiques » avec des histoires policières et/ou de grand banditisme à l’exemple de films comme Mark Dixon, détective (Otto Preminger, 1950), L’Enigme du Chicago Express (Richard Fleischer, 1952), Le Port de la drogue (Samuel Fuller, 1953), Traquenard (Nicholas Ray, 1958) ou La Soif du mal (Orson Welles, 1958). Néanmoins la figure du pauvre type voulant s’enrichir mais complètement dépassé par les événements perdure comme le montre le personnage de Harry Fabian (Richard Widmark) dans Les Forbans de la nuit (Jules Dassin, 1950). En revenant aux histoires de policiers et de voleurs, on pourrait penser que le film noir revient au film de gangsters des années 1930. Mais ceci n’est que partiellement vrai. Les bandits sont, en effet, généralement assez sympathiques et sont loin de figurer des surhommes. En fait, ceux-ci constituent désormais, au début des années 1950, les vrais oubliés d’une croissance économique qui touche alors la plus grande partie de la société américaine. Le social est donc réintroduit par les marges. Ce drame de pauvres hères rêvant du gros coup donnera d’ailleurs naissance à un sous-genre du film noir : le film de casse, celui-ci se concluant inévitablement par un échec qui permet de retrouver cet accent tragique propre aux films noirs. Déjà, une œuvre comme Les Tueurs annonçait cette tendance. Mais le chef d’œuvre en sera incontestablement le Quand la ville dort (1950) de John Huston. Le jeune Stanley Kubrick, qui a déjà signé un premier film noir avec Le Baiser du tueur (1955), lui offrira un autre sommet avec L’Ultime Razzia (1956), première œuvre réellement marquante du futur auteur de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968).
Quand la ville dort
Dix Handley (Sterling Hayden)
dans Quand la ville dort (John Huston, 1950)
Mais, avec toutes ses évolutions depuis le premier cycle noir de 1944-1948, on peut se demander si le genre ne court pas, durant les années 1950, le risque d’une certaine balkanisation au point de perdre toute unité. Certes, ses limites restent particulièrement floues mais les exemples antagonistes de ces deux génies que sont Alfred Hitchcock et Fritz Lang montrent malgré tout que le film noir a bien gardé une certaine homogénéité. Ainsi les deux réalisateurs sont connus pour entretenir une réflexion[2] autour de thématiques communes notamment celle – décisive dans leurs œuvres respectives – du rapport entre le meurtre et la morale. Pourtant, jamais Alfred Hitchcock ne réalisa de film noir et ce n’est que par défaut que certains critiques accolent cette étiquette à quelques-unes de ses œuvres. Certaines de celles-ci s’en approchent certes – par exemple, L’Inconnu du Nord Express (1951) – mais ne peuvent être considérés comme appartenant au genre noir car les codes mobilisés par le Britannique lui sont trop personnels, l’ambiance de ses films trop éloignée de l’expressionnisme et son intérêt pour le réalisme social est – au moins en apparence – trop faible pour qu’Alfred Hitchcock appartienne à un genre précis si ce n’est celui qu’il définit lui-même film après film[3]. A l’inverse, neuf[4] des quinze films réalisés par Fritz Lang entre 1944 et 1956 (date de son ultime film américain) peuvent être plus ou moins directement reliés au film noir au point qu’il peut à bon droit être considéré comme le réalisateur de référence du genre. Bien sûr, aucun de ses films ne respecte intégralement les canons du premier film noir tels que je les ai précisés plus haut. Ainsi dans ces deux films jumeaux que sont La Femme au portrait (1944) et La Rue rouge (1945), si les personnages incarnés par Joan Bennett (respectivement Alice Reed et Kitty March) sont proches de la femme fatale, ceux interprétés par Edward G. Robinson (respectivement Richard Wanley et Christopher Cross) ne semblent guère mus par un désir effréné de consommation qui emporterait tout sur son passage. Néanmoins, nul ne songerait à ne pas considérer ces deux films comme de purs représentants du genre noir, ceci étant également valable pour des films plus tardifs comme La Femme au gardénia (1953) ou Règlement de comptes (1953). La rencontre entre Fritz Lang et le film noir est d’ailleurs parfaitement logique. Il fut ainsi l’un des principaux réalisateurs germaniques durant les années 1920 contribuant créer les repères – notamment dans le diptyque Docteur Mabuse, le joueur (1922) – de l’atmosphère future du film noir. Ensuite, son M le maudit (1931) puis ses trois premiers films américains – Furie (1936), J’ai le droit de vivre (1937) et Casier judiciaire (1938) – introduisirent cette dimension sociale que le genre ne cesserait d’utiliser. Ainsi, dès avant que naisse le film noir, l’œuvre antérieure de Fritz Lang en avait largement jeté les bases. C’est donc naturellement qu’il excella tout particulièrement dans ce genre.
La Femme au portrait
Alice Reed (Joan Bennett) et Richard Wanley (Edward G. Robinson) dans
La Femme au portrait (Fritz Lang, 1944)
Celui-ci connut d’ailleurs une certaine diffusion en dehors des frontières des Etats-Unis. Ainsi trouve-t-on de parfaits films noirs au Japon notamment dans l’œuvre d’Akira Kurosawa qui opéra, avec son Chien enragé (1949), la synthèse de ce genre avec le courant néoréaliste italien. En France, plusieurs œuvres s’approchèrent du film noir américain au milieu des années cinquante comme Du Rififi chez les hommes (1955) réalisé par un Jules Dassin exilé des Etats-Unis pour cause de maccarthysme ou encore Razzia sur la schnouf (Henri Decoin, 1955) alors que des auteurs comme Jean-Pierre Melville ou les jeunes réalisateurs de la Nouvelle Vague s’inspirèrent largement de ce genre. Pourtant, celui-ci disparut en même temps que le système des studios aux Etats-Unis. Ainsi, dès 1964, le remake des Tueurs signé par Don Siegel, A bout portant, n’a plus rien d’un film noir tant il diffère – malgré un scénario largement similaire – de l’original de par son traitement de l’intrigue. Et les réalisateurs du Nouvel Hollywood – bien que nombre de leurs œuvres s’ancrent dans la réalité sociale comme le Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese – se tinrent éloignés du film noir. Cependant l’influence du film noir perdure et, depuis les années 1980, nombre d’auteurs s’inspirent régulièrement de ce genre si important de l’âge d’or hollywoodien. Ainsi, avec notamment Blue Velvet (1986) et Lost Highway (1997), David Lynch a brillamment rendu hommage au film noir. Mais ce sont peut-être les frères Coen qui ont le mieux montré à quel point le souvenir des grandes heures de ce genre continue à irriguer pour le mieux le cinéma américain actuel. Ainsi, après l’excellent Miller’s Crossing (1990), ils signèrent avec The barber : L’homme qui n’était pas là (2001)  un parfait film noir classique. Ils démontrèrent ainsi que ce genre possède bien la postérité qu’il mérite.
The Barber
Ed Crane (Billy Bob Thornton) dans
The Barber : L’homme qui n’était pas là (Joel Coen, 2001)

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