joi, 13 februarie 2020

Henri-Georges Clouzot: 3 FILMS


Henri-Georges Clouzot: 

3 FILMS:
LE CORBEAU (1943) 
LES DIABOLIQUES  (1954)
LE SALAIRE DE LA PEUR (1953)

L'HISTOIRE

Médecin d’un petit village du cœur de la France , le docteur Rémy Germain est la victime d’un corbeau, qui l’accuse d’adultère et de pratique illégale de l’avortement. Rapidement, les lettres infamantes se multiplient et personne dans le village n’est épargné par les ragots qui engendreront alors cabales, drames et règlements de comptes. Seul contre tous, le docteur Germain va mener son enquête et découvrir, en même temps que le coupable, les bassesses et la mesquinerie dont peuvent être capables ses concitoyens.

ANALYSE ET CRITIQUE

 
Tourné pour la Continental, compagnie de cinéma française régie par l’occupant allemand, Le Corbeau est le second film d’Henri-Georges Clouzot, qui officiait alors en tant que docteur es scénarios et venait de rencontrer le succès pour ses débuts de réalisateur avec L’Assassin habite au 21. Formidable triomphe lors de sa sortie, retiré des écrans à la Libération, sujet de toutes les polémiques, son deuxième film est depuis rentré dans l’Histoire du cinéma... non sans encombres. Etrange destin en effet que celui du Corbeau, film honni de toutes parts, tant par la presse clandestine et résistante (le fameux critique et historien du cinéma Georges Sadoul allant même jusqu’à comparer le film à Mein Kampf) que par le pouvoir de Vichy, qui attendait de sa filiale cinématographique des films autrement plus glorieux et optimistes que cette sinistre et sordide histoire de chantage. Destin d’autant plus étrange que le film fut finalement accusé des mêmes maux de part et d’autre : une vision dégradante et anti-française de la société de l’époque. Le film, que ce soit sous Vichy ou à la Libération, fut donc une cible idéale, ainsi que son créateur qui se vit interdire à vie toute activité cinématographique dès juin 44 (cette peine fut finalement réduite à deux ans).
 
Force est de reconnaître que les portraits brossés par Clouzot et Chavance allaient à l’encontre de tout romantisme et pouvaient faire grincer des dents tant du côté de la Résistance (nous sommes loin du portrait idyllique de la France vue par René Clément dans La Bataille du rail) que des adeptes de Pétain. Ainsi, à l’image de sa fameuse (et formidable) scène métaphorique de l’ampoule, personne n’est tout blanc ou tout noir chez Clouzot. Tout en nuances claires-obscures, ses personnages ne pouvaient servir de modèle à quelque pouvoir que ce soit : Clouzot est trop misanthrope et désespéré pour être utilisé en vue d’une quelconque propagande...

Hors ces circonstances politico-historiques (auxquelles Bertrand Tavernier met un point final dans le documentaire en lavant Clouzot de tout soupçon collaborationniste : ce dernier aurait, une fois dans la place, aidé de nombreux juifs persécutés et pourchassés par les Allemands...), le film garde aujourd’hui une puissance cinématographique tout bonnement ahurissante. Baladé d’indices en indices, de suspects en suspects, le spectateur assiste à un suspense de premier ordre, ce que le contexte chargé du film ne devrait pas nous faire oublier. En effet, Le Corbeau est un grand film de cinéma, point final ! On aurait ainsi pu craindre que le passé de scénariste de Clouzot pesa sur le film et sur sa réalisation (votre serviteur, au risque de vous choquer, persiste à penser que le surestimé Assassin habite au 21 doit plus à son scénario astucieux qu’à de réelles qualités de mise en scène), mais il n’en est rien. Certaines scènes, proches de l’expressionnisme, donnent au film une griffe fantastique passionnante - cadrages déstructurés, jeu sur la profondeur de champ, ombres démesurées, jeux de lumières d’une beauté fulgurante : Clouzot s’impose comme un vrai cinéaste, avec un regard et un style que l’on retrouvera dans ses films suivants.

Sans parler de son amour des acteurs...
 
Car Le Corbeau, c’est aussi une galerie de personnages haut en couleurs, une ribambelle de comédiens talentueux s’en donnant à cœur joie. Servis par des dialogues brillants (une constante chez Henri-Georges Clouzot), Ginette Leclerc, Pierre Larquey (délicieux dans son rôle de docteur, réfléchi et posé) ou encore Noël Roquevert (qui offre une interprétation loin des clichés auxquels il se cantonna parfois) jouent tous à merveille, condition sine qua non pour que fonctionne le suspense inhérent à toute histoire de corbeau (tout le village peut être coupable, et doit donc être suspecté au fur et à mesure par le public). Accusé de parfois forcer son jeu, Pierre Fresnay obtient, quant à lui, un de ses plus beaux rôles, un de ses plus modernes aussi. Dans une oeuvre tout aussi moderne. Combien d’autres films de l’époque osaient affronter frontalement des questions aussi actuelles que la drogue, l’avortement ou l’adultère ? Combien de films d’alors se permettaient de dresser un portait au vitriol des instances dirigeantes de la France (il faut voir la manière dont sont dépeints tous les politiques du Corbeau...) ? Voilà aussi pourquoi le film déplut tant à Vichy : personne dans le village ne peut censément représenter les valeurs vichyssoises de triste mémoire (Travail, Famille, Patrie). Et pourquoi il ne plut pas plus aux Résistants : la France décrite dans Le Corbeau n’a rien d’héroïque, c’est la France des couards, des traîtres et des délateurs.
 
C’est donc le regard neuf, loin de toutes ces considérations politiques importantes mais révolues, qu’il faut se présenter face au second film de Clouzot, pour lui laisser toutes ses chances et y trouver un véritable plaisir de spectateur. 60 ans plus tard, Le Corbeau garde en effet toute sa force, même si l’on pourra peut-être lui reprocher un dénouement légèrement décevant au regard de l’intrigue développée avec maestria tout au long du film. A l’image de certains scénarios malins d’aujourd’hui (La Prisonnière espagnoleSex Crimes...) et d’hier (Les Diaboliques, de Clouzot... déjà), c’est finalement plus l’intrigue que sa conclusion qui cloue le spectateur dans son fauteuil. Mais cette infime réserve ne saurait vous éloigner de ce film brillant et sombre à la fois, d’une modernité tout à fait bluffante pour un film de cette époque.
LES DIABOLIQUES
L'HISTOIRE

Michel Delasalle dirige à Saint-Cloud un pensionnat pour jeunes garçons qui appartient à sa femme Christina, jeune femme à la condition fragile. Homme tyrannique et méprisant, il maltraite son épouse ainsi que sa maîtresse, Nicole, qui enseigne dans l'établissement. Poussée à bout par le comportement de Michel, les deux femmes décident de le tuer : un week-end de vacances, elles attirent Michel à Niort, lui font boire un soporifique et le noient dans une baignoire. Mais à leur retour à Saint-Cloud, des événements étranges ne cessent de rappeler aux deux criminelles la présence obsédante de Michel...
 

ANALYSE ET CRITIQUE

Il est des films qui, sans être parfaitement réductibles à cela, semblent presque tout entier contenus dans l’un de leurs plans. Pour Les Diaboliques, le plan en question montrerait une baignoire... mais dans un premier temps, gardons-nous d’en dire plus : lors de sa sortie au milieu des années 50, le film s’achevait sur un panneau à l’adresse du public réclamant de ne pas « être diabolique » et de garder pour soi ce qui venait d’être montré. Quelques années avant que Hitchcock n’impose des directives similaires pour PsychoseClouzot avait même demandé aux exploitants de cinéma d’interdire les allers-et-venues des spectateurs en fermant les portes de leurs salles... S’il n’était pas forcément le premier « film à twist » de l’histoire, Les Diaboliques peut être considéré comme l’un des premiers exemples d’un film soutenu par une campagne promotionnelle utilisant son mystère comme un moyen d’attiser la curiosité des foules. Le moins que l’on puisse dire est que cela fonctionna - et fonctionne d’ailleurs toujours largement : le film fut le plus gros succès public de la carrière de Clouzot, et plusieurs décennies plus tard, a réussi à imposer dans l’imaginaire collectif cette particularité de traitement : quand on parle des Diaboliques, surtout, il ne faut pas trop en dire... Le problème est qu’ici, on va en dire beaucoup trop, puisque l’on va abondamment commenter ce plan. Les lecteurs qui souhaiteraient poursuivre doivent donc être prévenus : nous allons, en images comme en mots, trahir le secret des Diaboliques.
Il reste moins de 5 minutes de film. Christina Dellassalle est seule (du moins le pense-t-elle) dans la grande pension. Depuis son lit, elle devine une lumière, puis une silhouette évoquant celle de son mari assassiné. Malgré sa condition cardiaque, elle se lève et marche péniblement dans les couloirs obscurs. Quelqu’un d’autre est là, et l’attire dans le bureau de Michel : le nom de celui-ci a été tapé, plusieurs fois, à la machine. Elle panique, et court se réfugier dans sa propre chambre. Dans la salle de bains, elle se fige de stupeur : derrière elle, Michel est là, immobile, sous l’eau de la baignoire. Puis le mort se relève, avec des yeux révulsés. Et Christina s’effondre.
 
Avec Le Salaire de la peur, son film précédent, Henri-Georges Clouzot avait poussé à l’extrême sa démarche de formaliste, conscient de la puissance qu’une image, bien choisie et bien articulée, pouvait à elle seule déployer. Le plan de Michel sortant de l’eau, dans cette perspective, développe quelques mégatonnes : il s’agit probablement, toutes époques confondues, de l’un des plans les plus marquants de l’histoire du cinéma français, et ce qui demeure fascinant dans Les Diaboliques, vision après vision et longtemps après que le mystère se soit éventé, est la manière dont ce plan apparaît en quelque sorte comme le point de fuite où de multiples perspectives parallèles (autour de l’intrigue, des choix narratifs ou formels de Clouzot, du tournage du film, de la relation entre Henri-Georges et Vera...) finissent par converger et donner globalement du sens. A cet égard, il fallait que ce plan soit le plus proche possible du terme du film, et si l'on peut trouver les quelques séquences qui suivent un peu évacuées (quoique la toute dernière scène soit remarquable, nous y reviendrons), cette sécheresse était probablement indispensable. Concentrons-nous, donc, sur ce plan, puisqu’il raconte tout le reste.
 
Et justement, de manière littérale, que ce plan raconte-t-il ? Que Michel bouge, soit. Mais pourquoi bouge-t-il ? Au moment de la réception frontale de ce plan, le cerveau du spectateur peut principalement l’analyser dans deux directions opposées, l’une d’entre elles étant immédiatement confirmée par les plans suivants (ce qui, pour autant, ne rend pas l’autre direction complètement dénuée d’intérêt) : soit Michel n’est pas mort, soit c’est un fantôme qui est revenu hanter Christina.
 
Dans les plans suivants, parce qu’il enlève ses fausses pupilles et que Nicole le rejoint, on comprend que l’hypothèse surnaturelle doit s’effacer devant le pragmatisme froid de la machination : les diaboliques du titre, ce n’était donc pas le couple de mantes religieuses ayant manigancé l’assassinat de leur époux / amant (rayez la mention inutile), mais le couple Michel / Nicole ayant élaboré un stratagème particulièrement retors (et à l’efficacité contestable, tant il s’effondre vite) pour profiter des faiblesses cardiaques de Christina. Inévitablement, on se refait alors le film, pour essayer de comprendre à quel moment on a été dupés et essayer de se souvenir des éventuels indices qui auraient pu nous mettre la puce à l’oreille... Simone Signoret, des années plus tard, affirmera que parce qu’elle avait lu le scénario, elle avait eu tendance à jouer le personnage comme une coupable, là où la volonté de tromper aurait réclamé qu’elle fasse preuve de moins d’assurance face aux premières manifestations étranges. Mais en revoyant le film, on perçoit mieux à quel point, en réalité, la machination la plus redoutable est l’oeuvre de Clouzot (dont la mise en scène nous oriente constamment vers ce qu’il veut que l’on perçoive de la vérité) et, avant lui, de Pierre Boileau et Thomas Narcejac, les auteurs de Celle qui n’était plus, roman à l’origine des Diaboliques (1) - et ce quand bien même Clouzot a abondamment trahi l’oeuvre originale pour se l’approprier, ne conservant que la trame générale du triangle pervers (dans laquelle la victime est devenue un homme, et l’assassin à la santé fragile est devenu une femme, mais nous y reviendrons là aussi).
 
Pour tout dire, il est presque dommage que les événements décrits dans le film reçoivent, in fine, une explication aussi rationnelle, car l’hypothèse surnaturelle avait de quoi se défendre - et même de quoi séduire. Parce que nous avons assisté au meurtre de Michel, cette hypothèse aurait même paradoxalement tendance à s’avérer plus acceptable que la réalité, qui nécessite que le spectateur accepte rétrospectivement d’avoir été l’une des victimes de la duperie. Surtout, les moyens mis en œuvre par Henri-Georges Clouzot pour illustrer les premières réapparitions de Michel lorgnent volontiers vers le fantastique, par exemple dans ses déclinaisons gothiques (le choix du huis clos dans un orphelinat déserté en témoignant à sa manière)... Il y a également dans le film une belle idée « spectrale », littéralement, dans l’impression laissée par le défunt sur la photo de classe, qui laisse planer un joli doute sur la nature de l’apparition. Il faut croire que la tentation du fantastique aura largement effleuré l’esprit d’Henri-Georges Clouzot et que celui-ci aura peiné à y renoncer, puisque lorsqu’il s’agira d’achever le film, il réécrira au dernier moment une ultime séquence mettant en scène l’élève Moynet, le mythomane ayant « combattu un lion à la Foire du Trône » : cette fin, joliment ouverte, entrebâille in extremis la porte du fantastique, suggérant la persistance des âmes damnées dans cette grande demeure sombre aux couloirs mystérieux...
 
Mais revenons à notre fameux plan et à ce qu’on y voit : une baignoire remplie d’eau, et un mort qui se relève. Spontanément, on pourrait y percevoir une référence religieuse, notamment baptismale. Mais mis dans la perspective du film, ce n’est pas tout à fait ce qu’il raconte : car si l’eau est omniprésente dans Les Diaboliques, ce n’est jamais pour ses vertus purificatrices, mais au contraire pour sa capacité à dissimuler ou à laisser croupir. En écho contrasté au Salaire de la peur, film dominé par la roche et par le feu (à tel point que si l'on doit éteindre un incendie, on n’y utilise pas de l’eau mais de la nitroglycérine, et que si un personnage manque de se noyer, ce n’est pas dans l’eau mais dans du pétrole), Les Diaboliques est un film aqueux (2), qui suinte et sent la pourriture humide. Depuis ce plan initial qui voit la camionnette de Michel rouler dans une flaque boueuse en écrasant le bateau de papier construit par un enfant, jusqu’à cette piscine d’eau stagnante et opaque qui semble dans un premier temps comme avoir décomposé le corps de Michel, l’eau fait ici office de révélateur à la moisissure des coeurs : chaque personnage semble dilué dans le jus de son inhumanité, et Clouzot, portraitiste impitoyable quand il s’agissait de la médiocrité humaine, semble se régaler en peignant cette galerie de personnages haïssables et impitoyables.
 
Le plus détestable, et le plus haut en couleur, étant probablement le Michel composé par Paul Meurisse, dont on peine à concevoir qu’il ait pu, il y a longtemps, « rendre Christina heureuse. » Rarement on aura entendu des répliques aussi cinglantes que celles qu’il jette, avec une violence inouïe, au visage de sa « petite ruine » d’épouse dans la première partie, à tel point que lorsque les deux femmes mettent en œuvre leur plan criminel (au bord de la piscine, tiens tiens), on a presque envie de les y encourager ! C’est donc ce Paul Meurisse que l’on retrouve, dans notre fameux plan, sortant de l’eau avec les yeux révulsés : comme pour enfoncer le clou, la légende du tournage contribua à celle du plan en question, puisque très vite, il se dit que Clouzot avait laissé Meurisse mariner dans une baignoire d’eau froide, refaisant le plan encore et encore comme pour mieux le torturer. Si le cinéaste avait, en effet, souvent un comportement de tortionnaire lorsqu’il entrait sur ses plateaux, la réalité a depuis été rétablie par les principaux concernés, et non seulement l’eau était chaude, mais Meurisse était qui plus est régulièrement séché et changé pour ne pas risquer de prendre froid. Les yeux révulsés, ça, par contre, il ne savait pas faire, et cela fut sur le plateau l’objet d’une remarque particulièrement humiliante de la part de Clouzot, qui attisa les tensions entre Meurisse et le clan Clouzot d’autre part (avec Simone Signoret, au milieu, qui avait bien du mal à trouver sa place).
 
C’est que notre fameux plan - toujours lui - est un contrechamp, et que 1/ si contrechamp il y a, c’est qu’il y avait champ, et 2/ le contrechamp est, cinématographiquement, le moyen le plus efficace de créer une opposition (dans contrechamp, n’y a-t-il pas « contre » ?). Et dans le champ, il y a Christina / Vera qui se meurt. On ne va pas revenir ici sur le plan machiavélique propre à la diégèse, mais sur les autres histoires que ce contrechamp raconte :

D’une part, il y a le mépris indescriptible que Paul Meurisse éprouvait à l’égard de Vera Clouzot qui n’était là, selon lui, que parce qu’elle était l’épouse du réalisateur (ce qui n’est pas faux, mais on en reparle de suite). Il ne lui trouvait aucun talent, et s’impatientait ouvertement du retard pris par la préparation des plans (Henri-Georges prêtait une attention particulière à la lumière tombant sur son épouse, visant à la mettre le plus possible en valeur) ou par la répétition des prises.

Et d’autre part, il y a la relation étrange, irréductible aux mots ou aux idées simplistes, entre Henri-Georges et Vera. Il était, de l’avis de tous, fou amoureux d’elle et lui accordait une estime qu’il ne consentait que rarement : c’est d’ailleurs elle qui, une nuit, l’avait invité à lire l’oeuvre de Boileau et Narcejac en lui suggérant qu’il pourrait s’agir d’un film pour lui, alors qu’il ruminait son projet avorté sur la tauromachie. Et c'est pour elle qu'il a modifié la nature des protagonistes du roman de Boileau et Narcejac, afin de lui confier le rôle-pivot de la criminelle fragile. Pour autant, Vera Clouzot n’était pas comédienne et elle n’a tourné que trois films durant sa carrière, les trois pour son époux, et les trois pour des rôles de femme délaissée, humiliée, trahie, poussée à bout, épuisée... Vera Clouzot mourra en 1960 d’une crise cardiaque survenue bien trop tôt, à l’âge de 46 ans, et - quand bien même le raccourci a quelque chose d’indécent - il est difficile de ne pas projeter une partie de ses rôles dans l’image que l’on se fait de la femme réelle. Son rôle de Christina dans Les Diaboliques est, indéniablement, son plus beau rôle (sa participation au Salaire de la peur est anecdotique et sa prestation dans Les Espions est passablement agaçante), celui où sa fragilité et sa complexité ressortent le mieux, mais d’une manière presque morbide...
 
Dans un supplément à l’édition du film parue en 2017 chez TF1 Video, Samuel Blumenfeld, interrogé sur la nullité effarante du remake américain qui sera fait des Diaboliques (Diabolique, en 1996, par Jeremiah Chechik), répond par ce qui semble être une lapalissade : « D’un côté, il y a un grand cinéaste, de l’autre, il y a un mauvais cinéaste. » L’assertion demande en réalité à être soutenue : si les films d’Henri-Georges Clouzot semblent à ce point lui appartenir, ce n’est pas seulement parce que ce perfectionniste notoire supervisait chaque élément de son œuvre jusqu’à ce qu’elle coïncide tout à fait à sa vision. C’est parce que, par-delà-même la maîtrise de l’acte créatif, ses films se nourrissaient de ce qu’il était, de son rapport au monde ou aux autres. Il y a, dans les films de Clouzot, tout ce qu’il dit et tout ce qui est dit de lui. Le fait que Les Diaboliques, et encore plus précisément, le plan autour duquel tout ce texte a tourné, soit à ce point entré dans la légende du septième art français n’a finalement rien du hasard heureux : on est loin d’avoir fini d’écouter tout ce qu’il raconte, tout ce qu'il murmure...
 
(1) Le film n’a pas conservé le titre du roman dont il est tiré : un temps titré Les Veuves - ce qui fut jugé trop peu attractif - il emprunte son titre sans genre à un recueil de nouvelles de Jules Barbey d’Aurevilly, auteur qu’il n’adapte pas littéralement mais sous l’égide vaporeuse et immorable duquel Clouzot souhaitait délibérément se placer (jusqu’à ouvrir son film par une de ses citations).
(2) Si l'on osait, on profiterait du terme pour signaler la présence, désormais célèbre, de Jean-Philippe Smet - alias Johnny Hallyday - parmi les jeunes pensionnaires.

LE SALAIRE DE LA PEUR

Quelque part dans un village d'Amérique du Sud, des hommes ayant fui leur passé croupissent en attendant une illusoire échappatoire. Quand un puits de pétrole exploité par une société américaine prend feu à quelques centaines de kilomètres de là, l'occasion se présente enfin : quatre d'entre eux devront, contre une importante rémunération, acheminer deux camions chargés de nitroglycérine jusqu'au puits, afin d'y étouffer le feu. Mais la dangerosité de la cargaison comme de la route rend la mission particulièrement périlleuse.
 

ANALYSE ET CRITIQUE

Après trois premiers longs métrages exemplaires (pour ne pas dire parfaits) mais dans lesquels le verbe prédominait largement, Henri-Georges Clouzot chercha à se renouveler, et entama une période de mutation. Manon, inspiré de l’Abbé Prévost, témoignait, notamment dans sa dernière partie, de cette volonté d’évoluer, assez audacieuse à défaut d’être tout à fait accomplie : Clouzot cherchait alors de nouvelles formes d’expression, et sa participation au film à sketchs Retour à la vie ou son incursion (anodine) dans la comédie (Miquette et sa mère) en témoignèrent également à leur manière. Le Salaire de la peur marque en quelque sorte une forme d’aboutissement de la démarche : en réalisant un film de pure forme, qu’aucun de ses travaux antérieurs ne pouvait permettre d’anticiper, Clouzot achevait une première mue. Le roi des mots était devenu également un maître de l’image.
 
Pour autant, l’accouchement se fit dans la douleur et la mise en œuvre fut pour le moins laborieuse et mouvementée. Initialement, le film devant faire suite à Miquette et sa mère est Brasil, un projet ambitieux et un peu fou de journal de voyage filmé au cœur du pays de sa nouvelle épouse Vera, à laquelle il s’est uni au début de l’année 1950. Sur place, le projet se heurte à des difficultés logistiques, techniques ou administratives - sans compter la démesure géographique d’un pays grand comme un continent. Après dix semaines d’efforts, Clouzot prend la décision d’annuler le film et de rapatrier son équipe : « Je ne rapporte aucun film, tout juste un scénario et des souvenirs, mais des souvenirs si surprenants qu’ils compensent le chagrin de l’échec », écrit-il en préambule du Cheval des dieux, le livre qu’il tirera de l’expérience.
 
De l’aventure de Brasil autant que de l’amour - ou de la fascination - qu’il éprouve alors pour la si complexe Vera, Clouzot tirera un attachement particulier au continent sud-américain, exotique et mystérieux. Dès lors, quand Pierre Lazareff lui parle du roman de Georges Arnaud, publié courant 1950, son intérêt est inévitablement attisé. La personnalité elle-même de l’auteur avait de quoi chatouiller la curiosité perverse de Clouzot : accusé d’un triple crime familial d’une grande sauvagerie (son père, sa tante et une domestique, massacrés à la serpe) et finalement acquitté après dix-neuf mois de procédure, Arnaud avait filé au Venezuela, où il était devenu chercheur d’or, contrebandier, chauffeur de camions... De cette dernière expérience, il s’était nourri pour écrire un roman d’une grande violence, qui captive immédiatement Clouzot au moins autant pour ce qu’il raconte que pour les perspectives formelles qu’il y envisage. Aidé de son frère Jean (crédité au générique sous le pseudonyme de Jérôme Geromini), Clouzot accouche d’un script de près de 400 pages, infiniment moins dialogué que ses travaux antérieurs.
 
Surtout, Clouzot veut tourner en décors réels, à une époque (dix ans avant la Nouvelle Vague, par exemple) où l’essentiel d’un film, y compris les extérieurs, se tourne en studio. Il se fixe d’abord sur l’Espagne, avant qu’un accrochage avec le couple Montand-Signoret (qui refuse de cautionner la dictature franquiste) ne le mène à se rapatrier en Camargue, près du village de Saint-Gilles. Là, l’équipe chargée du décor travaille d’arrache-pied pour construire Las Piedras dans les moindres détails (jusqu’aux noms des défunts seront gravés sur les pierres tombales, pourtant invisibles à l’écran). Mais à la fin de l’été 1951, des pluies torrentielles s’abattent sur le sud de la France, et pendant plus d’un mois, Clouzot ne peut que regarder son décor s’éroder et ses équipes trépigner dans leurs chambres d’hôtel. En novembre, seules 35 minutes de film (l’introduction au village) ont été tournées, et la production est ruinée. Le tournage s’interrompt jusqu’à ce que, six mois plus tard, Georges Loureau prenne le relais de Raymond Borderie et relance la production. En juin 1952, les prises de vues des séquences faisant intervenir les camions débutent enfin : chacune, tournée dans des conditions réelles, représente un défi logistique autant qu’une prise de risque considérables (deux soldats du 7ème Régiment du Génie d’Avignon, sollicité pour des travaux d’acheminement ou de construction, se noieront accidentellement). Le tournage, éprouvant et tumultueux, se poursuit jusqu’en novembre 1952 : près de seize mois après ses débuts, le film est enfin en boîte. Présenté au Festival de Cannes 1953, il reçoit le Grand Prix (qui ne s’appelait pas encore la Palme d’Or), ainsi que l’Ours d’Or du Festival de Berlin ou le Prix Méliès (remis par le syndicat français de la critique). Quelques décennies après son tournage, le film est désormais largement considéré comme un classique. Il le mérite : œuvre d’aventure épique, porté par une vedette de music-hall (Yves Montand) au faîte de sa gloire, il s’agit d’un remarquable film populaire, tout en étant simultanément l’un des travaux formels les plus singuliers et les plus ambitieux de son génial réalisateur. Tâchons ici d’en étudier quelques-unes des spécificités.
 
La première est structurelle, et ce tant au niveau de l’intrigue que de la narration : sur le premier point, le film repose sur une construction étonnante, avec une installation extrêmement longue (plus d’une heure dans le village avant le départ des camions), qui participe à la mise en place d’une atmosphère moite, étouffante, purgatoriale : à Las Piedras, la tension provient au moins autant des rapports conflictuels entre les personnages (Mario et Linda, Mario et Jo, Jo et Luigi...) que de la sensation qu’il s’agit d’insectes (penser au tout premier plan du film) se débattant dans la boue en croyant - les fous ! - qu’il leur sera possible de s’en extraire. La vocation de cette première partie est donc de montrer à quel point, écrasés de soleil et d’inactivité, ces hommes seront prêts à tout pour trouver une issue, jusqu’à accepter la mission la plus absurde et la plus kamikaze qui soit.
 
Ensuite, une fois les camions partis, on demeure surpris par l’audace, la modernité et l’efficacité de la construction en paliers : la bambouseraie obscure ; la route de tôle ondulée ; le ponton des abymes ; le rocher obstrueur ; le cratère de pétrole... tant de « niveaux » à surmonter, comme dans les jeux vidéos primitifs des années 80, où la moindre erreur de parcours déclenchait un funeste « game over ». Dans Le Salaire de la peur, la mort rôde, omniprésente, et c’est finalement quand on s’y attend le moins qu’elle surgit le plus violemment : les quatre chauffeurs sont des morts-en-sursis, et si l’un d’entre eux parvient finalement à atteindre le but, c’est pour mieux être rattrapé, quelques instants plus tard, par une impardonnable faute d’inattention.
 
La force structurelle du film provient également, donc, des procédés de découpage ou de montage utilisés par Clouzot pour charger son récit de tension : peu de mouvements de caméra, un montage sec et vif, et une manière constante d’envisager les plans et leur arrangement comme les accords fondamentaux de sa mélodie du suspense. Toute la séquence préparatoire à l’explosion du rocher, à cet égard, est un modèle du genre : entre l’émergence de l’idée dans l’esprit de Bimba (que Clouzot nous suggère via une inscription sur le camion) et l’explosion en elle-même, il s’opère plus de douze minutes quasi-muettes, qui reposent essentiellement sur l’articulation entre les actions de chacun et la traduction visuelle de leur appréhension ou de leur inquiétude. Des objets aussi anodins qu’une bouteille thermos, un marteau ou une boîte d’allumettes se chargent alors d’une tension inimaginables et, pour tout dire, à la limite du supportable. Ce dernier point nous permet, au passage, d’insister sur la science du détail d’Henri-Georges Clouzot, qui parvient dans ce film à dire beaucoup par le biais d’inserts sur des objets soudain chargés d’une signification bien plus forte que celle conférée par leur fonction initiale : pensons au mouchoir de Luigi ou à la cigarette retrouvée près du cratère...
 
Enfin, le récit a ceci de fascinant qu’il se concentre sur une entreprise, sinon vouée à l’échec, en tout cas fondamentalement irraisonnable et absurde. Tant d’efforts pour qui, pour quoi ? Certainement pas pour l’entreprise pétrolière qui exploite la région (O’Brien, l’Américain, dont on devine qu’il poursuit avec la façade de la respectabilité économique ses pratiques de gangster d’autrefois, sans aucun respect pour la vie des autres... alors, pour pouvoir fuir ? S’échapper ? Mais la mort n’est-elle pas, pour eux, l’échappatoire ultime ? Bien plus qu’un récit d’aventure picaresque, Le Salaire de la peur possède un sens de l’épique et du tragique liés à la condition humaine qui a de quoi laisser pantois. Ces hommes perdus n’ont plus rien (pas même de passé !) sinon leur capacité d’agir... alors ils agissent. A cet égard, le processus d’identification à l’œuvre dans Le Salaire de la peur n’est pas tant pour les personnages que pour ce à quoi ils sont soumis : une idée de la fatalité, et de la futilité de l’existence humaine.
 
En ce sens, Le Salaire de la peur est moins un film de personnages (et ce même si on apprécie, là encore, tout ce que Clouzot parvient à suggérer, par exemple, du personnage de Bimba, sans jamais vraiment rien en dire) qu’un film de concepts, voire plus précisément, un film de contraste de concepts : le courage et la peur ; la dignité et la honte ; la force et la faiblesse ; l’amitié et la discorde ; l’espoir et la désespérance... cette idée centrale du contraste régissant également, en grande partie, l’anatomie formelle du film, entre par exemple ces jours brûlés de soleil et ces nuits sombres traversées par la lumière des phares ou les flammes des derricks en feu...
 
Quelques décennies plus tard, il se trouvera probablement des spectateurs contemporains pour déplorer le manque de crédibilité ou du point de départ ou des agissements des personnages. De notre point de vue - et au-delà du fait que le film traduit une réalité d’exploitation économique dans des territoires sous-développés particulièrement pertinente dans les années 50 - cette forme d’irréalisme consolide la portée du film, en renforçant sa nature de conte existentialiste : l’important n’est pas tant d’y croire que de ressentir (derrière la mécanique, la dimension organique du film, en particulier dans sa dernière partie, est particulièrement palpable) ce que le film traduit de notre condition à tous. En tout état de cause, ce film ample et complexe demeure l’un des plus précieux diamants noirs de l’histoire du cinéma français.




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