https://www.larousse.fr/archives/cinema/page/308
DICTIONNAIRE DU CINEMA LAROUSSE 2001
CLOUZOT (Henri-Georges)
cinéaste français (Niort 1907 - Paris 1977).
D'abord journaliste, puis assistant réalisateur (A. Litvak, E. -A. Dupont), il supervise en Allemagne (1931-1933) la version française de quelques films, tout en travaillant (à partir de 1930) comme scénariste adaptateur, sur une dizaine d'œuvres, dont le Dernier des six (G. Lacombe, 1941) d'après S. -A. Steeman, et les Inconnus dans la maison (H. Decoin, 1942) d'après Georges Simenon. Également auteur dramatique, on lui doit quatre pièces entre 1940 et 1943. Il passe à la réalisation (mais il ne cessera de participer au scénario et au dialogue de tous ses films) avec L'assassin habite au 21 (1942) ; le Corbeau (1943), qui est peut-être son meilleur film, lui vaut une réputation « scandaleuse » et une mesure d'exclusion temporaire de la profession à la Libération. Par la suite, pourtant, la plupart de ses films obtiennent des prix importants : prix de la Mise en scène à Venise (1947) pour Quai des Orfèvres ; Lion d'or à Venise (1949) pour Manon ; Palme d'or à Cannes (1953) pour le Salaire de la peur ; prix Louis-Delluc (1955) pour les Diaboliques ; prix spécial du Jury à Cannes (1956) pour le Mystère Picasso ; grand prix du Cinéma français (1960) pour la Vérité.
Sa réputation controversée est indiscutablement à la mesure de l'importance et de l'impact de son œuvre, qui témoigne d'une personnalité extrêmement originale et forte. C'était un esprit libre n'acceptant aucune forme de censure ou d'autocensure. Il l'a prouvé à ses risques et périls en réalisant pendant l'Occupation, pour la société de production la Continental, ce film que certains qualifièrent d'instrument de dénigrement de la population française, le Corbeau, tableau acide d'une petite communauté de province démasquée dans ses tares par un maniaque des lettres anonymes. Il reste que le Corbeau est l'un des meilleurs films de cette époque, même s'il a valu à son auteur une exclusion, discutable et d'ailleurs temporaire, de la profession, en 1944. Clouzot a raconté d'autre part qu'il s'était ultérieurement et par deux fois heurté à une censure effective mais officieuse, surtout lorsqu'il avait voulu aborder le thème de la guerre d'Algérie.Cet esprit non conformiste aurait à coup sûr suscité moins d'hostilité s'il avait été doué de moins de talent, lié à un perfectionnisme qui lui valut, entre autres, d'être accusé de dilapider des budgets considérables et de tyranniser ses acteurs. Quels que soient les moyens qu'il ait employés avec eux, il faut constater qu'il est parvenu à plier certains comédiens à leur personnage (Fresnay dans le Corbeau, Jouvet dans Quai des Orfèvres) et à en révéler d'autres à eux-mêmes et au public (Cécile Aubry et Michel Auclair dans Manon, Yves Montand dans le Salaire de la peur, Larquey et Hélena Manson dans le Corbeau et Brigitte Bardot dans la Vérité).
Il était au nombre de ces cinéastes qui ont un style propre, une marque de fabrique spécifique tant au plan de la thématique que de l'expression filmique. En ce qui concerne sa thématique, on peut dire qu'elle a été constamment sous-tendue par une volonté de critique sociale plus ou moins anarchisante, mais n'allant pas au-delà d'une satire virulente de la bourgeoisie, de son hypocrisie et de sa mesquinerie. Dans la bouche de plusieurs de ses personnages, en particulier Denise (Ginette Leclerc) à l'adresse du Dr Germain (Pierre Fresnay) dans le Corbeau, « bourgeois » est proféré comme une insulte. Le pamphlétaire social se manifeste aussi dans Quai des Orfèvres par le dévoilement de certaines méthodes discutables de l'appareil policier, dans Manon par la peinture de la dégradation d'un fils de famille, dans la Vérité par une mise en cause de la justice bourgeoise, pour laquelle une fille qui veut simplement « vivre sa vie » ne saurait être qu'une grue.
Ce qui caractérise la vision de Clouzot, c'est le regard froid qu'il porte sur les êtres et sur le monde : il est l'héritier de la tradition réaliste française, mais il l'infléchit vers le naturalisme, comme Feyder qu'il cite, comme René Clément, avec lequel il a bien des points communs, par exemple le goût de la dramaturgie la plus épurée, la plus rigoureuse, sans rien qui cède à la facilité, sans rien qui incline au sentimentalisme. Son pessimisme le plus sombre est cependant toujours tempéré par l'amour, qui est l'ultime refuge de ses personnages, et la seule valeur qui puisse les sauver du désespoir ou de l'infamie : Denise et le Dr Germain sont finalement réunis par le bonheur d'avoir un enfant (le Corbeau) ; la chanteuse Jenny et son pitoyable époux se retrouvent après la tentative de suicide de celui-ci (Quai des Orfèvres) ; Manon et Des Grieux tombent eux aussi dans les bras l'un de l'autre au terme de leur descente aux enfers. On trouve d'ailleurs dans le dialogue de Manon cette phrase révélatrice de la pensée de l'auteur : « Rien n'est sale quand on s'aime ! » Dans la Vérité, Dominique est meurtrière par amour ; et, même dans la Prisonnière, un amour vrai naît d'une relation d'abord vicieuse et viciée : ainsi l'amour, amour fou ou perverti, est une valeur absolue qui permet à tout être de se racheter (dans une perspective purement humaniste et non chrétienne, assurément) des pires turpitudes morales, voire physiques.
Or les personnages de Clouzot sont en général corrompus, veules, misérables. Rien de manichéen, pourtant, dans cet univers, car le bien et le mal, la vérité et le mensonge coexistent en chaque individu. Cette lucidité sans illusions est sans aucun doute la clé essentielle de la vision morale de Clouzot. Mais, loin qu'il soit un moralisateur, c'est en moraliste qu'il s'affirme ; il évite en général les considérations morales, de même qu'il refuse tout psychologisme. Il est moins un analyste du cœur humain qu'un peintre des comportements : sa dramaturgie d'entomologiste consiste à mettre des personnages en situation et à étudier leurs réactions.
D'où la prédominance de la construction dramatique, le fait qu'il a été souvent catalogué comme auteur de suspenses policiers (ce qui est abusivement restrictif) et qu'on demeure frappé avant tout par la description objective du milieu, du décor et des objets, par la mise en place et cet enfermement, de ce huis clos qui conditionnent si fortement les personnages. Il est évidemment excessif de réduire le style de Clouzot à une simple technique, même brillamment mise en œuvre : sa maîtrise dans la création de l'atmosphère, son recours assez fréquent à un certain expressionnisme, son habileté à mettre ses personnages (et donc les spectateurs) en situation de voyeurs, tout cela relève d'une volonté de style, qui exprime aussi une vision du monde fondée, selon ses propres termes, sur une grande règle : « porter les contrastes à leur maximum » en poursuivant « un effort continu de simplification (dans la trame et les caractères), précisément pour accentuer les contrastes ».
La mécanique dramatique semble plus importante pour Clouzot que les motivations psychologiques. Serait-ce parce qu'il ne croit pas à une finalité rationnelle des comportements humains ? Ici s'impose une autre clé de sa personnalité, son goût de l'absurde, à propos duquel il a écrit : « Kafka m'a beaucoup influencé, et depuis longtemps. C'est à lui que je dois la découverte de l'absurde et de son attrait. » C'est à propos des Espionsqu'il se référait à Kafka, film dans lequel transparaît « l'angoisse de l'homme qui constate qu'il n'est plus qu'un objet ». Angoisse existentielle et non métaphysique, le cinéaste ne s'interrogeant pas sur les fins dernières de l'homme mais se faisant le comptable de ses efforts (« J'aime l'action pour l'action », dit-il), que ce soient ceux du chauffeur d'un camion de nitroglycérine (le Salaire de la peur), ceux d'un couple d'amants pour se débarrasser de l'épouse gênante (les Diaboliques) ou ceux d'un artiste filmé dans son action créatrice (le Mystère Picasso). L'agitation humaine est parfois si dérisoire et si vaine qu'elle conduit à un pessimisme que seul l'humour (noir) peut nuancer.
Films :
la Terreur des Batignolles (CM, 1931) ; L'assassin habite au 21 (1942) ; le Corbeau (1943) ; Quai des Orfèvres (1947) ; Manon (1949) ; Retour à la vie (id., épisode le Retour de Jean) ; Miquette et sa mère(1950) ; le Salaire de la peur (1953) ; les Diaboliques(1955) ; le Mystère Picasso (1956) ; les Espions (1957) ; la Vérité (1960) ; l'Enfer (1964, inachevé) ; la Prisonnière (1967-68).
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