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La voix off dans Sunset Boulevard Paul Warren
Cinélekta 1 Volume 5, numéro 3, printemps 1995 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1001147ar DOI : https://doi.org/10.7202/1001147ar
Citer cet article Warren, P. (1995). La voix off dans Sunset Boulevard. Cinémas, 5 (3), 65–75. https://doi.org/10.7202/1001147ar
Résumé de l'article La voix off, errant en bordure du film, possède d’autant plus de pouvoir énonciatif qu’elle refuse de s’incarner dans le donné factuel audiovisuel. Le cinéma classique hollywoodien a développé une série de procédures pour limiter ce pouvoir, cette possibilité qu’a la voix off, libérée de l’image d’un corps, de bloquer ou de fractionner le déroulement du récit. L’analyse de Sunset Boulevard (Wilder, 1950) permet de débusquer ces procédures visant essentiellement à intégrer la voix dans le corps de la diégèse, à faire « coulisser » la voix off dans la voix in. La voix offà&m Sunset Boulevard Paul Warren
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La voix off dans le cinéma de fiction hollywoodien est rarement une voix sans tête et sans corps, une voice over surplombant l'histoire, l'observant et la « pro-férant » de haut et de loin sans jamais y descendre (comme c'est le cas pour la voix off de certains films de Fellini ou de Godard), Elle a peu affaire avec le discours off du film documentaire, du film documentaire poli- 66 tique ; cette « voix de Dieu » comme on l'appelle a d'autant plus de pouvoir énonciatif qu'elle refuse de s'incarner dans le donné factuel audiovisuel, se donnant de la sorte (et parfois superbement) toute liberté de l'orienter, ce donné, selon son bon vouloir idéologique. Et nous savons avec Pascal Bonitzer qu'elle peut se payer ce luxe, pour la bonne raison que, sans elle, le donné factuel du documentaire est, bien souvent, de l'ordre de l'indécidable '. La voix off du fictionnel classique hollywoodien est une voix intégrée ou plutôt, c'est une voix qui cherche constamment à s'intégrer. Mieux, c'est une voix qui fait tout pour se faire in, comme pour se faire pardonner ses fugues dans le off. C'est habituellement la voix du personnage principal dont les techniciens cherchent à faire oublier qu'elle est asynchrone. Et c'est de bonne guerre pour un cinéma dont la règle d'or et la marque de fabrique ont toujours été de dissimuler ses codes et d'effacer les traces de sa production manufacturée, en vue d'assurer un meilleur synchronisme entre l'écran lumineux et la salle obscure. Je me propose ici d'étudier le système d'intégration de la voix off, la façon dont s'y prend la voix offnour se faire in (dans les deux sens du terme), et cela à travers le film de Billy Wilder, Sunset Boulevard (1950). Pourquoi Sunset Boulevard? D'abord, parce que c'est un film important et bien connu des cinéphiles. Ensuite, parce que c'est un film où le réalisateur s'est donné les meilleures chances du monde de sortir la voix off des conventions narratives des studios d'Hollywood. En effet, Wilder, avec ce film, cherchait à renouveler la production hollywoodienne en crise. Nous sommes au début de la décennie cinquante: l'euphorie pour le nouveau medium télévision, une certaine influence du film européen aux États-Unis ainsi que la loi antitrust qui venait de contraindre les Majors à se séparer de leurs salles obligeaient les cinéastes américains à se dépasser et, dans le meilleur des cas, à remettre en question certaines conventions des grands studios. En tout cas, Wilder a utilisé la voix offd&ns Sunset Boulevard avec une audace qui ne lui est pas coutumière. Il fait « dé-tonner » la voix offtiour étonner le spectateur, pour le réveiller de sa torpeur. Il s'agit d'une voix d'outre-tombe. C'est la voix d'un mort qui, de manière assez invraisemblable, accomCinémas, vol. 5, n° 3 pagne les trois quarts des séquences du film. Wilder voulait tellement faire original qu'il s'est risqué à tourner la première séquence de son histoire dans une morgue, où le cadavre du héros se dressait sur sa couche et se mettait, en voix off, à raconter sa pauvre vie aux autres cadavres tout autour. Devant les rires ironiques des spectateurs de la projection pilote qu'il avait organisée pour tester son film, Wilder a remplacé la séquence par celle qui ouvre désormais le film et dont toute la critique a souligné la grande originalité : la voix off du héros qui nous raconte, à la première personne, comment sa lamentable aventure a commencé, cependant que son propre cadavre flotte dans la piscine d'un riche manoir de Beverly Hills. Voici, pour la bonne compréhension de mon analyse, un bref résumé de cette lamentable aventure narrée en voix offrnx un mort. Joe Gillis (William Holden), le défunt qui raconte son aventure, est un scénariste en mal d'écriture et d'emploi ad hoc. Il échoue par hasard dans la propriété princière de la grande star du muet, Norma Desmond (Gloria Swanson). Après quelque résistance de forme, Gillis accepte, par besoin d'argent et de Sunse t Boulevard d e Billy Wilder (1950 ) Collection Cinémathèque québécois* La voix offéms Sunset Boulevard 68 confort, de vivre au manoir de Norma Desmond le temps de réécrire le scénario sans valeur que celle-ci a conçu dans l'obsession de son retour en force à l'écran. Joe devient le gigolo de la star vieillissante, laquelle se révèle jalouse et suicidaire. De plus en plus dégoûté de lui-même et ayant rencontré une jeune scénariste avec laquelle il travaille, la nuit, en secret, à un scénario qui lui tient à cœur, Joe décide de quitter Norma. Celle-ci, devenue folle, le tue. Ce que je veux montrer ici, c'est comment la voix off, qui pourtant a voulu se placer à une distance de l'autre monde de son objet, s'est prise pour faire oublier son éloignement, pour se prendre à l'histoire linéaire, ponctuelle et terre à terre, pour réintégrer le corps de la diégèse en retrouvant le corps du personnage. En d'autres termes, ce que je veux démontrer en analysant la voix offde ce film particulier, Sunset Boulevard (que les Français, soit dit en passant, ont malencontreusement traduit par Le Boulevard du crépuscule), c'est que même dans le cas où Hollywood met toutes les chances de son côté pour jouer de la distanciation, il prouve encore son anti-brechtisme fondamental. Disons mieux: Hollywood récupère, concrétise et américanise tout, même the voice of God. La voix off, nous l'avons mentionné, se fait entendre dès les premières images du film. C'est la voix commentatrice de William Holden sur le cadavre de son personnage, Joe Gillis, qui flotte dans la piscine de Norma Desmond. Une voix connue du public (Holden est une star hollywoodienne depuis dix ans déjà, depuis le film Golden Boy, 1939, de Mamoulian). Cette voix nous entraîne dans un flash-back qui va durer tout le film, sans discontinuité visuelle. «Comment ai-je échoué dans cette piscine fashionable ? » nous dit, grosso modo, la voix. « Il faut, pour comprendre, continue-t-elle, revenir six mois en arrière... » C'est le flash-back. Et là, nous voyons William Holden jouant en voix synchrone le rôle d'un scénariste, Joe Gillis, qui se démène pour trouver un job payant et régler ses dettes. Ce qu'il importe de bien saisir pour suivre l'analyse, c'est ceci : dès le départ de l'histoire de Gillis en flash-back s'installe (et cela jusqu'à la dernière séquence du film) un constant va-etvient entre le offet le in, entre la voix asynchrone et la voix synCinémas, vol. 5, n° 3 Sunset Boulevard de Billy Wilder (1950) Collection Cinémathèque québécoise chrone de Gillis, entre la voix au passé du défunt Gillis et celle du Gillis bien présent et bien vivant. À telle enseigne que cette structure vocale binaire qui fonctionne au rythme et sur le mode du champ-contrechamp intégrateur, en point-contrepoint sonore, pour ainsi dire, en arrive, comme c'est le cas de toutes les techniques cinématographiques hollywoodiennes, à se rendre pratiquement invisible en entraînant progressivement le offk coulisser à notre insu dans le in. Mais entrons dans le film, un peu à la manière du off qui pénètre dans le in. La voix off fait office de monologue intérieur. C'est la voix de Joe Gillis qui réfléchit sur son propre comportement et sur celui des autres protagonistes du drame. Elle implique, par conséquent, la présence de Joe dans le champ ou, parfois, dans un hors-champ qui voisine immédiatement le champ d'un personnage auquel il réagit (sur lequel il fait porter sa réflexion). Lorsque la voix off se fait entendre sur/dans un plan d'ensemble ou de demi-ensemble (ce qui se produit beaucoup dans La voix offdans Sunset Boulevard 69 70 le film), il s'agit, très souvent, d'un plan de transition, de déambulation, de passage d'un espace à un autre. Cela est de règle, à ma connaissance, dans le cinéma américain de fiction utilisant la voix off. Celle-ci joue ainsi le rôle de la musique qui, conventionnellement et... imperceptiblement, remplit le vide ou le relâchement de la diégèse. D'ailleurs, l'on constate à l'étude que la voix offsur plan d'ensemble de voyagement dans Sunset Boulevard s'accompagne, presque toujours, d'une musique en background musique qui, habituellement, précède et suit de quelques secondes sa présence dans le plan, comme pour faire baigner la voix dans un cocon sonore. La musique fait se lever la voix offqui accompagne la déambulation de Gillis (par exemple, vers le lieu où l'attend sa jeune collègue scénariste) et vient déposer cette même voix offdzns la séquence suivante (en l'occurrence, dans le studio de scénarisation), où la voix in (après quelques secondes de musique seule dans le plan) prend la relève. Ajoutons que l'utilisation de la technique de l'enchaîné permet, tout au long du film (et singulièrement dans les séquences de transition), de fondre en douceur la voix off, déjà en synchronisme avec la musique, dans le in de l'histoire au présent. Il faut noter que la musique extradiégétique qui accompagne la voix offs'zvere, à quelques reprises, être une musique intradiégétique : notamment, quand Gillis se rend au salon pour rejoindre Norma Desmond, on entend, en background de son monologue sur l'étrangeté de sa situation, une musique d'orgue ; or, cette musique se fait de plus en plus forte au fur et à mesure de la progression de Gillis, jusqu'au moment où nous découvrons que c'est Max (Eric von Stroheim), le serviteur de la star, qui est le musicien. La musique offest aspirée par la musique in, à la manière de la voix o^monologuée qui se mue en dialogue in. Un point est à préciser concernant la déambulation en plan d'ensemble dans Sunset Boulevard. Dans certaines séquences, tout semble propice à l'intervention de la voix off singulièrement dans la séquence où Norma Desmond, qui joue au bridge avec des invités, demande à Gillis d'aller vider le cendrier; le scénariste, ravalé au rang de serviteur, s'exécute avec un regard qui en dit long sur sa frustration ; dans un plan éloigné, il traverse le salon accompagné de la musique ambiante qui prend Cinémas, vol. 5, n° 3 une note dramatique. Cependant, la musique n'a pas fait lever, cette fois, la voix off. Elle est seule à commenter la scène, ce qui est habile de la part de Wilder : le spectateur a le loisir de projeter sur la situation son propre monologue intérieur. Cela laisse entendre que la voix off, dans un film hollywoodien de fiction, est un élément bien peu structurant de l'articulation narrative. Elle n'a pas grand-chose à voir avec la voix off du documentaire qui, de fait, est une aide importante que le film se donne de l'extérieur pour lui permettre de tenir ensemble des données factuelles qui risqueraient, sans elle, de sombrer dans l'incohérence ou l'indécidable. Mais c'est lorsque la voix off est proférée en plan rapproché ou en gros plan que le travail de « coulissage » de Wilder et de son équipe devient intéressant. Il se passe là des échanges entre le off et le in, entre le champ du off et le champ du in, d'une tenue professionnelle à laquelle seuls des techniciens qui peaufinaient depuis un demi-siècle déjà la stratégie du champcontrechamp et, singulièrement, du shot-reaction shot pouvaient accéder. Voyons cela de près. Je mettrai l'accent sur les séquences où le « coulissage » entre le off et le in me paraît si bien réussi qu'il devient difficile de percevoir le passage de l'un à l'autre et vice versa. Il est évident que cet exercice auquel je me livre veut aller au-delà de l'analyse formelle afin de mettre en valeur le plaisir de l'analyse formelle. En expliquant comment la voix offse prend dans la voix in, techniquement, je veux montrer d'une part la fascination de l'écranique américain pour le spectateur de la salle obscure et, d'autre part, le piège dans lequel va inexorablement se prendre le héros de Sunset Boulevard Dans la séquence où Gillis, au volant de sa vieille décapotable, s'engage dans Sunset Boulevard (le nom du célèbre boulevard de Los Angeles est clairement inscrit sur un panneau indicateur), sa voix off se fait entendre qui vient rejoindre la musique déjà présente en background depuis le début de la séquence. Remarquons que nous avons entendu la voix ^aupa - ravant, à plusieurs reprises même, depuis les dix minutes que le film est en marche. Mais c'était une voix off en surplomb, du type de l'accompagnement musical ou documentariste, une voix La voix offdans Sunset Boulevard 72 off qui relayait les voix in dialoguées, planant sur l'histoire qui s'amorçait au ras du sol. Bref, une voix o^qui se faisait «voir» en tant que off, avant d'atterrir dans le in du film. Il n'en reste pas moins que ces séquences en off— pendant les dix premières minutes que prend le film à introduire le personnage principal et son idiosyncrasie — fonctionnent en alternance avec les séquences en in, inscrivant déjà dans l'écran, mais de l'extérieur encore, l'importante scansion du offet du in que le reste du film va se charger d'intégrer et d'intérioriser structurellement. Avec Gillis qui s'engage dans Sunset Boulevard, le film, véritablement, commence à opérer et tous les patterns doivent être parés pour jouer leur rôle respectif: le contrechamp par rapport à son champ, le reaction shot en regard de son shot et, bien sûr, le off dans sa relation à son in. Tout est prêt pour l'action : Gillis n'a pas de contrat de scénarisation, il a des arrérages de 300 $ sur sa bagnole, les huissiers sont à sa poursuite et il cherche désespérément de l'argent. Roulant dans Sunset Boulevard, il fait, en off, le bilan de son triste sort qui l'accule à se crétiniser dans un job de fonctionnaire à 35 $ par semaine. La caméra en travelling arrière nous le montre de face. La voix « musicalise » bien sagement à sa place off, comme à son habitude depuis le début du film. Mais voilà que Gillis, en regardant dans son rétroviseur, entrevoit les deux huissiers dans leur voiture, qui l'ont reconnu et qui le prennent en chasse. La voix offest stoppée, la musique fait un bond en avant, la caméra se rapproche un moment du visage de Gillis, puis fait un brusque zip pan sur la voiture des poursuivants. À ce moment précis, sur ce plan de la voiture des huissiers, on entend la voix de Gillis dire, simplement, « oh ! oh ! ». Est-ce toujours la même voix off de Gillis qui continue, non plus sur lui-même conduisant, mais sur les huissiers dans leur voiture ? Est-ce plutôt la voix de Gillis qui s'est faite in (qui s'est faite lipsync) et que l'on entend en off Impossible de le dire. Ce que l'on est en mesure de dire, cependant, c'est que Wilder, d'entrée de jeu, nous embarque dans son histoire en jouant sur tous les plans, y compris celui de la voix off. Analysons d'autres séquences. Max, le serviteur de Norma Desmond, installe Gillis, qui vient de se faire embaucher comme scénariste, dans une chambre au-dessus du garage. Gillis dit à Cinémas, vol. 5, n° 3 Max, faisant référence à son entrée impromptue dans le chemin conduisant au manoir (il fuyait les huissiers) : «Je me suis engagé dans une voie intéressante. » Et Max de répondre : « Très juste, monsieur, bonsoir!» Alors, Gillis, regardant le serviteur quitter la chambre, se dit par-devers lui-même : « Je me suis mis à penser qu'il était un peu cinglé lui aussi. » La voix off de Gillis réagit à la voix in de Max, en parfaite continuité. Il n'y a pas eu de rupture, ni de plan, ni de ton, ni d'éclairage. On est seulement passé en douce du présent de l'indicatif au passé et la musique est intervenue, se levant dans le background pour faire mieux « coulisser » la voix off. Mais ce qui rend singulièrement fluide la coulée de la voix off « remémorisante » dans le présent de l'histoire remémorée, c'est lorsqu'elle se fait — et ça se passe ainsi dans de nombreuses séquences du film — son contrechamp et son contrepoint, s'insinuant ainsi dans la structure la plus efficace de la narrativité cinématographique : le champ-contrechamp. Dès lors, la voix off intervient en glissant dans la séquence, pour en devenir (pour nous spectateurs, le temps d'une réplique) partie constitutive. «Veux-tu de ce boulot, oui ou non?», demande Norma Desmond à Gillis (la caméra est sur elle). « Oui, je le voulais ce boulot... et en finir au plus vite », de monologuer le scénariste (la caméra est sur lui). Là encore, la voix off réagit à la voix in, mais parce qu'elle épouse la structure conventionnelle et parfaitement intégrée du contrechamp par rapport à son champ, elle en arrive à passer pour et comme du in. Il y a des stratégies de champ-contrechamp plus sophistiquées pour « gommer » le off mieux, pour le travestir en in. Par exemple, la voix off de Gillis peut prendre la relève de la voix d'un personnage qui a basculé dans le hors-champ, d'une voix, par conséquent, qui est devenue elle-même off. À preuve, la séquence où Norma Desmond dit à Gillis (la caméra est sur Norma) que point n'est besoin de deux voitures et que la sienne suffit. La caméra vient cadrer une antique automobile remisée dans le garage, et l'on entend en off(sur le plan de l'auto) la voix de Norma qui dit : « Elle m'a coûté 28 000 $ » ; alors, la musique de transition se lève et l'on voit (en fondu enchaîné qui efface la coupure) la même automobile, mais cette fois, toute rutilante, La voix offdans Sunset Boulevard 73 74 qui roule à nouveau et sur laquelle on entend, après deux secondes de musique seule, la voix off de Gillis qui dit: «Eh bien, Max a astiqué la vieille bagnole et l'a remise sur ses roues. » Deux voix qui se répondent dans le «^cependant que l'on passe subrepticement d'une séquence à l'autre. Il faut dire que ce binarisme structurel éminemment « coulissant» du champ-contrechamp sied bien à ce film qui, je dirais, « marche sur le bout des pieds pour ne pas déranger le spectateur», pour lui rendre vivante et bien réelle et ainsi lui faire avaler une voix off qui, quoi qu'elle dise et de quelque manière qu'elle le dise, risque toujours de montrer ce qu'elle est : la voix d'un défunt. Cette voix offest chuchotée, en sourdine, comme si elle cherchait à se faire oublier. Elle est de même nature que la caméra qui se déplace avec les personnages, annulant de la sorte ses propres mouvements, des mouvements glissants, qui se faufilent à pas feutrés, dans les pièces, dans les escaliers et les corridors du vieux manoir délabré. Elle cadre bien avec l'éclairage qui rend les êtres et les objets un peu vagues, un peu flous, comme perçus dans un clair-obscur expressionniste. Elle colle à la musique de piano et d'instruments à cordes qui se tient en coulisse pour mieux se glisser dans l'image en faisant comme si elle n'y était pas. En fait, la musique musicalise la voix off en l'accompagnant la plupart du temps. Quand elle se fait plus forte, entraînant dans son sillage un travelling rapide ou un zoom in, c'est souvent pour porter sur ses notes le crescendo de la voix off, laquelle a des chances alors de passer inaperçue. Nous avons parlé du champ-contrechamp comme structure de cohésion entre la voix offet le dialogue in. Ce qui m'amène à dire un dernier mot sur le rapport regardé / regardant. Les séquences les plus nombreuses et les plus dramatiques de Sunset Boulevard sont, bien sûr, celles qui mettent en présence Joe Gillis et Norma Desmond. Or, ces séquences (nous en avons vu un exemple dans la scène de l'offre d'emploi) exigent une maîtrise particulière des patterns cinématographiques pour que le off monologué puisse s'intégrer sans heurts dans les rapports dialogues et réalistes des personnages. C'est le regard de Gillis qui est privilégié. Forcément, c'est lui qui rapporte son aventure personnelle. Son regard se pose sur Norma Desmond, sur Max Cinémas, vol. 5, n° 3 lorsqu'il est dans son environnement immédiat et sur le mobilier du manoir tout autour. C'est le regard de Gillis qui note le comportement et les regards sur lui de Norma. C'est la trajectoire de son regard qui fait se lever la voix ^(parfois quelques mots seulement perdus au milieu du in), laquelle vient parfois se déposer à l'insu de Norma toujours, à notre insu presque, entre deux phrases et deux regards in. Me frappe dans ce film et particulièrement dans les séquences qui mettent en jeu les deux personnages principaux ce que j'appellerais l'« entre-deux » de la voix off comme si Wilder avait voulu l'emprisonner et la couler dans le temps présent de l'histoire fictionnelle. Étrangement, ce film, qui s'était pourtant donné une voix pour que l'on puisse observer sur l'écran le phénomène de l'aliénation du star system, fait tant et si bien qu'il en arrive à absorber le spectateur dans l'écran à un point tel qu'il ne puisse plus voir ni entendre que la petite histoire ponctuelle du scénariste Joe Gillis, qui se prend aux pièges d'une vedette vieillissante et hystérique du nom de Norma Desmond, alias Gloria Swanson. Université Laval NOTES 1 Voir Serge Toubiana dans «Savoir posthume: La Spirale», Cahiers du Cinéma, n° 265 (1976). 2 II m'a toujours semblé que la séquence de poursuite au début du film À bout de souffle (1959) de Godard est une parodie de cène séquence qui amorce le drame de Sunset Boulevard Tout y est, mais scandaleusement heurté et distancé : la voix du héros qui parle tout haut (en lipsync) au volant de sa voiture volée, le rétroviseur, la police, le «merde les flics», la poursuite... et la bifurcation brutale dans une voie secondaire le long de la route principale...
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Boulevard Du Crépuscule
- Rétroprojection par Guénaël Eveno le 11 avril 2008
Certains l'aiment show
C’est l'histoire de Joe Gillis, scénariste fauché de la fin des années 40 qui se fait mettre le grappin dessus par une ex star du muet vivant dans l'ombre de son succès dans un vieux manoir près d'Hollywood.
Tout ça est raconté de la bouche du héros mort, cinquante ans avant American Beauty. La narration est excellente, fluide et ne manque pas d'ironie. Le casting ferait pâlir de honte toutes les productions actuelles tant il est parfait et adapté au propos. Le film montre les coulisses d'Hollywood dans son envers. Le regard détaché du narrateur cadavre pose un état des lieux sur une usine à déchets où le succès est moins certain que la décrépitude, et où s'entassent de nombreux aspirants comédiens et scénaristes. Boulevard Du Crépuscule est traversé par un humour qui lorgne souvent vers l'humour noir. Rien de sordide mais ce qu'il faut pour garder un regard lucide, tout en conservant la finesse du style de Wilder. Le tout est rentre dedans quand on sait que le studio qui a produit le film est la Paramount et que Wilder ne se prive pas de le citer et de tourner dans ses murs. Il a d’ailleurs derrière lui une longue carrière de scénariste pour ce même studio, et les lieux qu’il décrit, il les a pratiqués. Cela nous donne au final un drame classique en trois actes, le film le plus maîtrisé de son réalisateur. Un film qui jongle du pathétique à l’émouvant, flirte avec le réel et le fantastique tout en n’omettant pas d’être une comédie intelligente et intemporelle.
LE MUSEE DES HORREURS
C’est un étrange coup du sort qui conduit Joe Gillis à la demeure de Norma Desmond, à Sunset Boulevard (titre original du film). A peine la découvre t’on, Wilder la présente déjà comme une représentation anticipée de sa propriétaire : une maison vide qui ressemble à une vieille femme d’un bouquin de Dickens qu’on aurait rejetée et qui en voudrait à la Terre entière. Encore une de ces situations improbables dont Wilder a le secret : Le scénariste des 50’s se retrouve pris au piège de l'ultime vestige du cinéma muet, un manoir à la fois horrifique, étrange et extravagant, remplie de portraits de la star, une relique du passé à l'image de ses deux occupants, la vedette déchue et l’inquiétant Max le joueur d’orgue. La parfaite maison hantée, immense et inquiétante. Et chaque maison hantée a ses fantômes.
Norma Desmond, campée par l’impressionnante Gloria Swanson, a cette grandiloquence du muet, ses apparitions sont théâtrales, au maquillage et à l’éclairage expressionnistes. Sa vie est un film et c’est sur un ton de tragédienne qu’elle en déclame les paroles. Face à elle, un William Holden, dans un jeu tout en nuance dans le rôle du scénariste. "Ceux qui écrivent des mots !" dira t’elle. Tout de suite, deux visions du cinéma s’opposent : l’expression contre le langage. Ce décalage nourrit une grande partie du film et le fait basculer dans sa première partie vers un comique de situation très bien géré.
Wilder joue avec subtilité la carte de l’humour noir et de l’absurde et son narrateur le suit par quelques piques bien assénées ou des phrases significatives : "Nous faisons un joli tableau : le paquet de nerfs, Max, le cadavre du singe au premier, et le vent qui faisait gémir l’orgue de temps en temps". Cette phrase fera place dans le plus grand sérieux à l’enterrement du singe de compagnie, "sans doute l’arrière petit-fils de King Kong". Holden parlera plus tard de Waxwork (musée de cire) pour décrire les amis de Norma, d’autres stars du muet (dont l’un est Buster Keaton en personne), qui se réunissent pour jouer au bridge dans une ambiance laconique et mortifère.
Le narrateur/héros rejeté du nouvel Hollywood, sans devenir une de ces figures, finira par faire partie des meubles en emménageant dans la pièce aux maris (!).
Erich Von Stroheim, réalisateur déchu, se retrouve dans un rôle qui le décrit dans ces grandes lignes, si ce n'est que Max est devenu le larbin de sa star dans laquelle il projette aussi l'ancien temps. Wilder va jusqu’à pousser encore la mise en abîme en faisant visionner à son personnage un film que l’actrice Gloria Swanson, interprète de Norma, avait tourné à l’époque du muet et dont le réalisateur était effectivement Von Stroheim. Max Von Mayerling se dévoile vite comme le réalisateur de cette vie dans laquelle est plongée Norma Desmond du soir au matin. Lui-même terrassé par le traitement réservé à sa star et visiblement très amoureux, il l’oblige à entretenir l’illusion qu’elle s’est créée.
GIGOLO JOE
Dès qu'il entre dans la villa Desmond, Gillis se retrouve dans un étrange cérémonial pour enterrer l'animal de compagnie, et sans le savoir il prendra sa place. L’Ego de la Star est tel qu’il finit par tout dévorer. La soumission de Joe passe d’abord par l’humiliation. Elle le dépossède de sa voiture, seul bien qui le liait encore vers l’extérieur, puis de ses habitudes et elle finit par l’habiller à la Pretty Woman (mais sans la musique). Un peu plus tard, elle lui donne un billet, puis elle le bichonne. Le personnage du smart guy devient le pathétique gigolo de madame, se contentant d’illustrer son dégoût par de vagues protestations avant de plier sous le coup de la vie promise et du chantage affectif. Mais il le sait et il a honte.
A coté se profile une porte de sortie : Une romance.
Betty Schaeffer est très jeune, innocente et nourrit de grands espoirs envers le Hollywood qui l’a vue grandir. Actrice ratée, elle devient lectrice à la Paramount et compte bien décrocher sa chance comme scénariste. On retrouve dans leur complicité des lieux chers à Wilder, comme ces pièces réservés aux scénaristes qu’il a dû longuement fréquenter lors de ses séances d’écriture avec Charles Brackett (Boulevard du Crépuscule est le dernier d’une longue série de films qu’ils ont coécrit). On retrouve aussi le doux ton de ses comédies romantiques qui tranche avec l’humour noir et le pathétique de la villa.
On est en terrain connu : une rencontre qui commence par un malentendu. Une complémentarité spirituelle développée lors d’une fête, puis lors d’une visite sur le plateaux vides, tout s’enflamme comme un vent d’espoir autant dans leur relation que dans la capitale du cinéma, happy end et on s’embrasse. Mais on sait hélas qu’elle ne sauvera pas le héros. On a vu la fin ! (héhé) Les sentiments purs de la jeune femme le renvoient à sa dépendance malsaine. Complètement dégoutté de lui-même, Joe évoque ce contrat qu’il a passé avec Norma pour transmettre ce dégoût à Betty. Le luxe, l’opulence contre l’aventure. Ce qui pourrait être traduit par le confort d’un contrat avec les studios contre l’intégrité artistique. Ces contrats étaient légions à l’époque, autant pour les acteurs bankables que pour les armadas de scénaristes, et le studio n’est rien d’autre que ce qu’est Norma : la partie qui a le fric. Mais Joe n’est pas Max. Il a encore sa fierté et il ne compte pas la perdre. Bien mal lui en coûte de claquer la porte pendant la représentation de sa logeuse.
VIVRE ET MOURIR A HOLLYWOOD
Dur de ne pas imaginer que David Lynch s'est inspiré du Sunset Boulevard de Wilder pour son Mulholland Drive. Le pneu percé qui conduit Gillis, le héros vers la demeure de la star déchue fait étrangement écho à l'accident du personnage de Laura Harring sur Mulholland drive qui la mènera à rencontrer celui de Naomi Watts. Le début du rêve pour l’une sera celui du cauchemar pour l’autre. Norma Desmond enferme Joe Gillis dans sa maison comme Diane enferme Camilla dans son rêve pour devenir la gentille Betty (!), qui a encore ses rêves et son intégrité. Dans les deux cas, le prisonnier force la sortie du rêve/de la maison et le geôlier la punira par la manière forte (des balles dans le corps). Lynch avouera lui-même que Sunset Boulevard fait partie de ces films préférés avec Vertigo (aussi bien visible dans son œuvre). Pour achever de se convaincre de ce dernier fait, il y a ce Gordon Cole qui travaille pour Cecil B. De Mille, un nom que l’on a pas besoin de hurler pour renvoyer les aficionados de Twin Peaks à de sympathiques souvenirs à base de croissants chauds et d’appareils auditifs. De Sunset Boulevard à Mulholland Drive, il y a pourtant cinquante ans, mais le monde et l’industrie du cinéma n’ont fait que claquer le vernis pour exposer cyniquement et commercialiser à qui le voudra le constat amer de Wilder sur son époque.
On sent clairement que Wilder, comme Lynch, a de l'empathie pour tous ces fantômes. Une autre marque de son cinéma est l’humanité de ses personnages, où le plus vil se trouvera des qualités et le plus charmant aura ses zones d’ombre. Il met dans la bouche de Joe des mots qui auraient pu sortir de la sienne, un sens du phrasé et de la formule assez uniques. Ensuite il transmet à travers tous ces personnages son amour du cinéma. Celui de Gloria Swanson n'y échappe pas. On assiste à une danse d’une sincérité troublante entre le scénariste et la star. On retrouve plus tard le temps de sa gloire lors d'une visite en studio qui insiste sur l’hommage plus que sur la lâcheté de Cecil B. De Mille dans son propre rôle. La scène finale de l’arrestation, suite logique de la première (la découverte du cadavre), renvoie une image "charognarde" de l'industrie du spectacle et une impression pathétique et attachante envers cette star qui rentrera finalement dans la postérité en tant qu'assassin. Le narrateur enfonce le clou en avouant ressentir ces mêmes sentiments envers son bourreau.
Dans un film ou réalité et fiction se télescopent dangereusement, Billy Wilder nous conte les affres de la célébrité et d’un système jetable qui ne prend pas en compte l’humanité, qui est ainsi apte à engendrer l’autodestruction. Un miroir aux alouettes qui prophétise la course à la reconnaissance que l’on vit à travers les émissions exposant tels des monstres de foire d’anciennes célébrités qui supplient qu’on les fasse revenir. Comme on dit : "peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse". Mais parfois l’ivresse mène à la folie.
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Cinq choses à savoir sur Boulevard du crépuscule
le 22/10/2018 à 17:50 par Thierry Cheze
Boulevard du Crépuscule Paramount Pictures.
Le classique de Billy Wilder revient ce soir à la télévision.
Sorti en 1950, le chef d’œuvre de Billy Wilder est au programme ce soir de « Place au cinéma » sur France 5, présenté par Dominique Besnehard. Retour sur ce sommet du septième art et son regard impitoyable sur l’usine à rêves hollywoodienne
Par Thierry Cheze
Un mélange des genres
Une star du cinéma muet embauche un scénariste aux dents aussi longues que son compte en banque est vide en espérant réaliser le plus inattendu des comebacks. Un film sur le cinéma ? Une évidence. Un film noir ? Egalement car on découvre vite que le fameux scénariste est mort et qu’il va nous narrer en voix- off le récit, alors que son corps gît dans une piscine. Un film fantastique ? Tout autant grâce à la fascinante atmosphère mortifère que réussit ici à créer Billy Wilder, grand maître de la comédie (Certains l’aiment chaud…) à son sommet dans ce mélange des genres façon feu d’artifices.
Des refus en cascade
En se lançant dans ce projet, Wilder avait une obsession majeure. Celle du réalisme. A commencer par le choix de celle qui incarnerait son héroïne et ne pouvait être à ses yeux qu’une star du muet. Mais il se heurta alors à une succession de refus pour des raisons diverses et variées. Mae West se jugea trop jeune. Mary Pickford a craint que Boulevard du Crépuscule ne ternisse à jamais son image. Pola Negri fit une crise à l’idée de jouer une has been. Et Greta Garbo ne fut pas encline à revenir devant des caméras de cinéma qu’elle avait choisi de fuir 9 ans plus tôt. Mais rien ne découragea Billy Wilder. Qui, sur les conseils de George Cukor, osa tenter sa chance auprès de celle qu’il jugeait pourtant la plus inaccessible de toutes : Gloria Swanson. Superstar du muet que l’arrivée du parlant poussa vers la « retraite » en 1934 à tout juste 35 ans, elle faillit elle aussi passer son tour, outrée à l’idée que Cukor veuille lui faire passer une audition. Avant que Cukor ne trouve les mots pour la convaincre et qu’elle se retrouve dans la peau d’un des plus beaux personnages de sa prestigieuse carrière.
Un désistement de dernière minute
Le casting de Boulevard du crépuscule ne fut décidément pas de tout repos. Pour tenir le rôle du scénariste en charge de relancer la carrière de la star du muet, Billy Wilder avait choisi Montgomery Clift qui venait de rencontrer ses premiers succès personnels avec Les anges marqués de Fred Zinnemann et L’héritière de William Wyler. Or celui- ci déclina pour des raisons bien éloignées de son avis sur le scénario ou le personnage. Il avait simplement peur que sa liaison à l’écran avec une femme de 20 ans son aînée ne pousse la presse à scandales à s’intéresser à celle – cachée - à la ville avec la chanteuse Libby Holman… 16 ans plus âgée que lui.
La lutte contre la censure
Dans ce début des années 50 à Hollywood, la censure règne en maître avec le fameux Code Hays. Billy Wilder et ses co- scénaristes Charles Brackett et D.M. Marshman Jr. ont donc usé de subterfuges face aux hommes de la Paramount qui les produisait. D’abord en leur jurant leurs grand dieux qu’ils adaptaient une histoire préexistante – et qui bien entendu n’existait pas - : Une boîte de haricots. Puis, en prenant soin de leur divulguer le scénario page après page pour que personne à la Paramount ne puisse avoir le script dans son entier avant le premier clap. Au point que seul un tiers de celui- ci n’était réellement achevé quand a débuté le tournage et que Wilder ne décida de la fin de son récit que pendant celui- ci.
Hollywood entre amour et haine
La Paramount n’était pas dupe. En choisissant d’organiser la première de Boulevard du crépuscule à Poughkeepsie dans l’Etat de New- York, elle souhaitait se prémunir par avance des mauvaises ondes hollywoodiennes. A raison. Acclamée par la critique, cette charge contre la pseudo industrie à rêves ne fut guère en cour dans la profession. Et ce jusqu’aux Oscars où en dépit de 11 nominations – et face à la redoutable concurrence, il est vrai, du Eve de Mankiewicz – Boulevard du crépuscule ne repartit qu’avec trois statuettes : scénario, direction artistique en noir et blanc et musique. Et à la surprise générale, Judy Holliday fut sacrée meilleure actrice pour Comment l’esprit vient aux femmes… de Cukor face donc à Gloria Swanson que ce dernier avait poussé à accepter ce chef d’œuvre. C’est ce qu’on appelle un clin d’œil du destin.
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