Un homme flotte sur le ventre dans une piscine ; les policiers tentent maladroitement de repêcher le cadavre. Le début de Sunset Boulevard est l’un des plus déstabilisants et en même temps des plus brillants de l’histoire du cinéma. Joe Gillis (William Holden), un petit scénariste sans succès, y raconte comment sa rencontre avec l’ancienne star du muet Norma Desmond (Gloria Swanson) l’a conduit à sa perte. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
Au début de l’histoire, Gillis, à court d’argent et harcelé par ses créanciers, se retrouve effectivement dans le monde des morts vivants. Norma Desmond est en train d’enterrer un singe – une scène que l’on peut interpréter comme une allusion plus ou moins perfide au sort qui attend Gillis. Elle nous fait sentir la colère qui a manifestement amené Wilder à réaliser le film – la colère contre le star system dans lequel il faut se transformer en singe pour survivre. Norma Desmond et son majordome Max von Mayerling (Erich von Stroheim) – il est aussi son ex-mari – se sont inventé leur propre royaume bizarre, loin de la réalité, dans l’immense demeure de l’actrice déchue. Ici, dans les couloirs poussiéreux, Norma Desmond se croit toujours au faîte de la gloire. Elle écrit avec acharnement le scénario de son come-back et se voit – comble de l’aveuglement – dans le rôle de la séduisante Salomé. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
Gillis arrive à point nommé pour l’aider à rendre le manuscrit à peu près présentable. Désespéré, l’auteur accepte cette mission peu gratifiante mais bien payée. Mi-fasciné, mi-révulsé, le jeune homme sera bientôt totalement sous l’emprise de sa commanditaire, avec son glamour d’un autre temps. Il remarquera trop tard qu’il appartient désormais à ce « musée » en regardant la Desmond jouer aux cartes avec les autres « figures de cire » – les anciennes stars du muet comme Buster Keaton qui jouent leur propre rôle dans une scène fantomatique. Son amour pour Betty Schaefer (Nancy Olson), une employée de la Paramount, avec laquelle il rédige secrètement un scénario, ne pourra plus le sauver. Quand il décide enfin de rompre, Norma Desmond le tue par jalousie. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
David Lynch, dont Sunset Boulevard est l’un des cinq films préférés, dira du film qu’il est une « rue conduisant vers un autre monde ». On comprend que le réalisateur de Labyrinth Man (Eraserhead, 1977) et de Blue Velvet (1985) soit impressionné par l’aura morbide dans laquelle baigne la demeure principale lieu du film. La gigantesque propriété un peu décatie symbolise le vieux Hollywood, l’époque où les stars, peut-être à cause de leur mutisme, étaient des dieux et des déesses – une époque révolue depuis longtemps. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
Elle symbolise également le monde que chacun crée autour de soi et qui risque à tout moment de se transformer en prison. Sunset Boulevard est une complainte sur la puissance destructrice de l’aveuglement. Pendant que Desmond et von Mayerling sombrent avec le monde qu’ils se sont inventé, Gillis prostitue son talent parce qu’il ne se sent plus capable d’affronter le monde extérieur. Pourtant, il aurait pu créer quelque chose de nouveau, le travail avec Betty était prometteur. Mais une fois que l’on a trahi ses idéaux, il n’est plus possible de retrouver son innocence. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
Cette réflexion existentialiste sur la peur du changement renferme également un avertissement clair au monde hollywoodien. Les structures du vieil Hollywood y sont encore omniprésentes à la fin des années 1940. Elles sont symbolisées ici par la caricature du chef des studios fumant un gros cigare, étalé sur un canapé – il ne s’intéresse qu’au succès financier et traite ses auteurs comme des esclaves. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
Le fait qu’Erich von Stroheim – un réalisateur incompris – et Gloria Swanson – une diva bannie de la lumière des projecteurs – jouent leur propre rôle est également fort significatif. Ils illustrent tragiquement le peu de valeur que l’industrie du cinéma accorde aux héros « mis au rancart », alors que des studios comme Paramount leur doivent leur existence, ainsi que le remarquera Desmond. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
Hollywood se vengera à sa manière de cet esprit dénigreur : bien que nommé pour onze oscars, Sunset Boulevard n’en obtiendra que trois (pour le Meilleur scénario, la Meilleure musique et la Meilleure direction artistique en noir et blanc). Après la projection, le magnat des studios Louis B. Mayer rugira qu’il faudrait chasser ce « bâtard » de la ville, « le rouler dans le goudron et les plumes ». Finalement, il devra lui-même se rendre à l’évidence que l’âge d’or de l’usine à rêves est révolu. Dans la vie réelle, l’heure est désormais à la télévision. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Sunset Boulevard est un des rares films dont le ton soit donné dès les premières minutes. S’ouvrant sur le récit sarcastique d’un mort commentant les circonstances de son propre assassinat, cette œuvre, tout à fait originale propose une vision cruelle et sardonique de Hollywood et des spécimens les plus bizarres de sa faune. On ne peut qu’imaginer l’effet qu’aurait produit la séquence d’ouverture originale, coupée au dernier moment : on y voyait Joe Gillis, après le meurtre, à la morgue, en train de raconter son histoire à un public de cadavres fascinés. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]
L’alliance de l’humour mordant de Billy Wilder, scénariste et metteur en scène, et des éléments classiques du genre noir produit un film étrange qui tient à la fois de la comédie et du film noir. Il n’y a jamais de rires gras, mais de nombreux sourires acerbes : lors de l’enterrement du petit chimpanzé domestique ; ou encore, lorsque Joe, malgré sa gêne, est obligé de jouer son rôle de gigolo ; quand Norma se lance dans un divertissement à la Max Sennet pour séduire son amoureux mal à l’aise et au moment de la partie de cartes rituelle, avec les vieux amis de Norma, « figures de cire » guindées et solennelles parmi lesquelles on remarque Buster Keaton. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]
Il faut noter que, même si l’humour particulier de Sunset Boulevard est induit par la vie de Norma et le milieu dans lequel elle a évolué, il ne se retourne presque jamais contre elle. Le véritable bouffon est, en fait, le faible et inconsistant Joe auquel la beauté veule de William Holden sied parfaitement. Norma, que joue Gloria Swanson, est, elle, une figure tragique dotée par Wilder d’une très forte présence. Cette femme totalement vouée à son obsession, qui s’accroche à ses rêves avec une ténacité qu’en fin de compte on ne peut qu’admirer, est le seul personnage du film à inspirer une sympathie profonde, mis à part le Max, fanatiquement fidèle de Erich von Stroheim. En visionnant l’un de ses vieux films, elle bondit dans le faisceau lumineux, brutal et peu flatteur du projecteur en s’écriant : « Des visages comme ça, on n’en fait plus ! ». La réaction cynique de Joe ne peut alors être partagée par le spectateur, même si l’élan de Norma est trop incontrôlé et narcissique. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]
Déjà déterminants dans A Foreign Affair(La scandaleuse de Berlin), ambition et spectacle sont ici au centre de l’œuvre. Abruptement, le film peut provoquer d’abord une réaction de gêne à la vision, presque morbide, d’une ancienne star du muet jouant ainsi en quelque sorte son propre rôle au moment de la « déchéance » après les heures de gloire. En fait, le propos porte moins sur la décadence de la star que sur l’irréalité, l’illusion, dans laquelle celle-ci se plonge, se reclus. D’où d’ailleurs le rôle symbolique de sa demeure, refermée sur l’extérieur, sans lumière. Cette décadence vient non de ce qu’elle n’est plus star, dans l’actualité, mais de ce qu’elle refuse ce changement d’époque et de modes, de ce qu’elle s’aliène à cette image d’elle-même. Elle joue encore au lieu d’être. Elle n’est plus qu’image. D’où la tragédie, quand Gillis, involontairement et par sa seule présence, vient rompre cette illusion, tout en étant celui qui, par son travail de scénariste, pourrait la perpétuer. Tel le rayon de soleil dans la demeure du vampire, Gillis est le brin de lumière, donc de vie, dans l’univers de cette femme qui n’est placé que sous le signe de la mort. Le film s’ouvre pratiquement sur la mort d’un chimpanzé, pour se terminer sur celle de Gillis qui, bien qu’humain, n’est pas autrement considéré. Quant au préambule, le corps dans la piscine et l’arrivée des policiers et photographes, il n’est bien sûr pas moins éloquent à cet égard. [Billy Wilder – Gilles Colpart – Filmo n°4 – Edilio (1982)]
Déjà, la construction et le mode de narration du film s’imposent, pour le moins originaux. Le commentaire off à la première personne, typique du film noir, et l’ambiance ainsi créée, non moins typique du genre, cernent Gillis comme un personnage de tragédie moderne, un loser, irrémédiablement introduit dans un cauchemar dont il ne maîtrise rien, mil par une force que le Réalisme poétique et le film noir à la française auraient appelée « Destin ». Destin qui se matérialise d’abord en manque d’argent, plus exactement en conséquence du manque d’argent, puisque c’est pour échapper à des créanciers que Gillis se réfugie dans le garage. Le fait est d’importance, et caractéristique dans l’œuvre de Billy Wilder, quelles qu’en soient les formes, même souriantes comme dans The Major and the Minor (Uniformes et jupon court), où déjà Susan Applegate ne doit sa rencontre avec l’amour, c’est-à-dire avec le major, qu’à l’impossibilité pour elle d’acheter un billet de train plein tarif et l’obligation de se cacher du contrôleur dans le premier compartiment venu. [Billy Wilder – Gilles Colpart – Filmo n°4 – Edilio (1982)]
Les données sont diamétralement inversées dans Sunset Boulevard. La progression bascule jusqu’au délire clinique et jusqu’au néant, jusqu’à ce que le spectateur ait la révélation de la suprême audace du réalisateur : faire raconter le récit… par un mort ! Qui d’autre qu’un mort, en effet, aurait pu rapporter cette histoire d’outre-tombe ? [Billy Wilder – Gilles Colpart – Filmo n°4 – Edilio (1982)]
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
« Film le plus sincère qui ait été réalisé sur Hollywood » selon l’expression même de Billy Wilder, Sunset Boulevard est, plus que tout autre, un film sur la représentation et sur la réalité profonde de l' »usine à rêves » Hollywood. Face à Gloria Swanson dans ce fantastique rôle de (dé)composition, les personnages du passé apparaissent comme des figures de cire (la partie de cartes). La tragédie culmine dans la séquence où Norma Desmond se projette son dernier grand film, Queen Kelly, effectivement interprété par Gloria Swanson sous la direction de… Erich von Stroheim, dont ce fut aussi la dernière mise en scène en 1928. Et Wilder multiplie les références et citations, allusion aux Grandes espérances (Great Expectations) de David Lean, ou réflexion nostalgique et désabusée de Max von Mayerling déclarant qu’en ces temps-là trois metteurs en scène s’imposaient, David Wark Griffith, Cecil B. De Mille, et… lui-même. C’est-à-dire, entre les mots, ni plus ni moins que Erich von Stroheim, second maître avoué de Billy Wilder après Lubitsch. La forme expressionniste du film prend alors valeur d’hommage au cinéaste malheureux des Rapaces (Greed), qui dut abandonner sa carrière de réalisateur après ce Queen Kelly auquel Sunset Boulevard répond si exactement. [Billy Wilder – Gilles Colpart – Filmo n°4 – Edilio (1982)]
Gloria Swanson et Billy Wilder – SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) (1950)
L’HISTOIRE
Poursuivi par ses créanciers qui cherchent à lui confisquer sa voiture, le scénariste fauché Joe Gillis (William Holden) s’engage dans une allée de Sunset Boulevard et se réfugie dans un garage délabré attenant à une grande demeure décrépie. La propriété est occupée par une star du cinéma muet depuis longtemps oubliée, Norma Desmond (Gloria Swanson), et par son fidèle valet de chambre, Max (Erich von Stroheim), qui fut autrefois son mari et un metteur en scène célèbre. Attirée par Joe, Norma lui propose de travailler pour elle le script d’un film qui marquera son retour dans les studios, Salome.
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
Joe n’ayant plus un centime accepte et s’installe dans une chambre au-dessus du garage. L’écrivain, sans aucune force de caractère, se retrouve, en quelque sorte, le gigolo de Norma qui l’étouffe sous son affection jalouse, le couvrant de vêtements et de bijoux coûteux en attendant que les beaux jours de sa gloire renaissent. Lassé que Norma lui rabatte toujours les oreilles de passé, Joe s’échappe un soir et se rend dans un café où il rencontre Betty Schaeffer (Nancy Olson), jeune femme qui travaille dans un studio. Ensemble, ils élaborent un projet de scénario, puis Joe rentre furtivement chez Norma mais Max, toujours à l’affût, le surprend. Joe tombe amoureux de Betty et essaye de rompre avec Norma, mais elle fait une tentative de suicide et il revient.
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
Lorsqu’elle découvre les rendez-vous secrets entre Joe et Betty, Norma va voir la jeune fille et lui dit que l’homme qu’elle aime n’est rien de plus qu’un médiocre gigolo. Cette fois-ci, elle est allée trop loin ; Joe trouve le courage de partir, mais Norma, hors d’elle, le tue. Cernée par les policiers et les journalistes, elle devient folle et descend son escalier, face à la caméra des actualités, croyant accomplir enfin son grand retour au cinéma.
LES EXTRAITS
Le final de Sunset Boulevard – Wilder fait rarement usage de virtuosité sur le plan formel. Son apparente neutralité stylistique masque la subtilité de sa mise en scène. Il n’y a que quand la mort et la folie sont les points d’arrêt qu’il déroge ce principe. La fin de Sunset Boulevarden est l’exemple. Elle est conçue sur la (fausse) réalisation d’un rêve. Celui de Norma Desmond qui désire revenir devant les caméras et ignore que son crime va exaucer autrement cette idée fixe. L’homme qui l’avait découverte puis épousée avant de devenir son valet collabore avec les médecins et la police pour qu’elle quitte sa maison. Il lui dit qu’elle va tourner sa grande scène de descente d’escaliers du palais et transforme les caméras d’actualités en caméras pour la fiction. Il « »dirige » alors Norma dans ses derniers instants de normalité, fermant ainsi les parenthèses d’une carrière qu’il avait provoquée, pour que nous assistions à son passage du réel à l’illusion, de la vie à une légende ternie par son meurtre. Tous l’entourent pendant cette lugubre mise en scène. Norma les contourne, pour qu’on la filme, puis elle devient une phalène guidée par la lumière éblouissante des projecteurs. Les plans se succèdent pour indiquer non seulement la folie de cette femme, mais sa cristallisation en fantôme de cinéma. Et elle devient cinéma, entend la musique de cette Salomé qu’elle cherche à faire tourner à DeMille pour son come-back à l’écran, puis ignore ce qui l’entoure pour aller vers la caméra, dans la caméra, se transformant en une image floue pour tous, un spectre hors du temps et du figuré. [Billy Wilder – Noël Simsolo – Collection Grands Cinéastes – Le Monde / Cahiers du cinéma (2007)]
THE BAD AND THE BEAUTIFUL – Vincente Minnelli (1952) Un producteur tyrannique vit pour ses films, au risque de détruire ses collaborateurs : une star, un réalisateur et un scénariste, assaillis par des souvenirs douloureux. Ce sont eux les ensorcelés, insectes effarés qui se brûlent à la flamme de Hollywood, que Minnelli contemple en entomologiste. Lire la suite…
BILLY WILDER Après une brillante carrière de scénariste, Billy Wilder, sans nul doute le meilleur disciple de Lubitsch, affronta la mise en scène avec une maîtrise éblouissante. On lui doit, en effet, quelques-uns des films qui marqué plusieurs décennies. Lire la suite…
SUNSET BOULEVARD (Boulevard du crépuscule) – Billy Wilder (1950) avec William Holden, Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Nancy Olson
11 novembre 2008 / https://films.oeil-ecran.com/2008/11/11/boulevard-crepuscule/
Boulevard du Crépuscule (1950) de Billy Wilder
TITRE ORIGINAL : « SUNSET BLVD. »
Elle : (pas revu)
Lui : Billy Wilder n’a sans doute pas toujours été considéré à sa juste valeur par les cinéphiles (1) et pourtant il a signé plusieurs très grands films. Boulevard du Crépuscule est probablement celui à mettre en premier. Sunset Boulevard, c’est le nom de la rue bien connue de Los Angeles où vivent nombre de stars du cinéma ; Sunset Blvd., le film, met en scène une grande star oubliée du muet qui vit recluse, au bord de la folie, persuadée que le monde entier attend son retour. Un jeune scénariste désargenté va devenir son gigolo.
Boulevard du Crépuscule est un film très original et particulier, par le fond et par la forme. Il donne une vision d’Hollywood et de la starisation qui est peu commune, une vision un peu cruelle sur l’envers du décor. Le fait que Billy Wilder fasse jouer les rôles des « déchus » par des acteurs qui sont eux-mêmes très proches de leur personnage donne un climat particulier au film : Gloria Swanson est elle-même une grande star du muet qui a vu sa carrière se terminer brutalement à l’avènement du parlant. Le film que l’héroine regarde avec son gigolo n’est autre que Queen Kelly de 1928 avec… Gloria Swanson et dirigé par… Erich von Stroheim, dont la carrière en tant que réalisateur s’est arrêtée, justement après avoir été renvoyé par Gloria Swanson (2). Et Billy Wilder lui fait jouer 20 ans plus tard le rôle d’un ex-metteur en scène devenu le maître d’hôtel de son ex-star… Quelle ironie ! Cette audace, cette liberté de ton donne au film un caractère unique. La scène finale de l’escalier est mémorable, on y voit l’espace de quelques instants Von Stroheim l’acteur redevenir Von Stroheim le réalisateur. Lui et Gloria Swanson se donnent en tous cas entièrement à leur rôle, semblant tous deux accepter et assumer pleinement leur personnage de « déchu ».
Boulevard du Crépuscule est aussi original sur la forme, ne serait-ce que par sa construction : le film est un flash-back et c’est un cadavre qui raconte son histoire, ce qui n’est pas si courant (3). Le film de Billy Wilder est un regard sur le monde du cinéma à la fois porteur de rêve et profondément cruel. Un film très intense, un petit chef d’œuvre qui fait partie de ces films qui vous marque durablement. Note :
Voir les autres films de Billy Wilder chroniqués sur ce blog…
(1) Dans leur livre 50 ans de cinéma américain, Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier explique ce dédain de la critique cinéphilique envers Billy Wilder par le fait qu’il écrivait ses scénarios : un véritable auteur de films est censé être un « pur » metteur en scène…
(2) Gloria Swanson, qui était productrice sur le film Queen Kelly, a renvoyé Erich von Stroheim au tiers du tournage. Cela mit fin à la carrière de metteur en scène de Von Stroheim, déjà très mal vu par les studios. A noter que, bien que tourné en 1928, Queen Kelly n’était toujours pas sorti en 1950. Il n’est vraiment sorti qu’en… 1985 ! Parmi les autres « vrais acteurs », on notera les 3 joueurs de bridge : l’un est facile à reconnaître, c’est Buster Keaton, les deux autres beaucoup moins : il s’agit de Anna Q. Nilsson et H.B. Warner, deux acteurs du muet. En outre, Cecil B. DeMille joue bien entendu son propre rôle, tout comme la journaliste à potins Hedda Hopper.
(3) C’est même une règle de ne jamais faire parler les cadavres. Initialement, le cadavre était transporté à la morgue et racontait son histoire aux autres cadavres… Cette scène faisant rire le public dans les premières projections, elle fut enlevée du montage final.
Billy Wilder est régulièrement répertorié comme un des plus grands auteurs du cycle du film noir. On trouve d’ailleurs trois de ces films dans les classements du genre dans les dix meilleurs films du genre : Double indemnity (1944), Ace in the hole (1951), et Sunset boulevard (1950). C’est très justifié. On croit tout avoir dit de ce dernier film, et puis en le revoyant, on s’aperçoit qu’il est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Il y a beaucoup d’aspects visibles liés à l’histoire, mais il y a aussi des éléments entre les lignes de celle-ci qui le font dériver en permanence vers d’autres territoires. C’est un film sur le cinéma bien sûr, une critique d’Hollywood encore, comme il y en aura énormément par la suite. Mais c’est d’abord et avant tout un film sur l’ambiguïté des sentiments et sur la fatalité des destins. D’autres éléments renforcent la densité du scénario : le temps qui passe et ses ravages, la sombre puissance de l’argent, la misère de la gloire et l’aspect factice de l’industrie du cinéma.
Joe Gillis vient de se faire tuer
Joe Gillis est un scénariste dans la débine qui cherche désespérément de l’argent pour faire face aux prétentions de ses créanciers. Mais toutes les portes se ferment devant lui, les unes après les autres. Personne ne veut de ses scénarios, et encore moins lui prêter de l’argent. Alors qu’il est littéralement poursuivi par des hommes qui veulent lui confisquer son automobile, il se cache par hasard dans une immense propriété qui lui parait abandonnée. Ce qui lui parait une chance au premier abord va être en fait sa perte. En vérité cette propriété est celle de la richissime star du muet, Norma Desmond. Elle y vit seule avec un majordome étrange, Max, sans le moindre souci d’entretenir son immense palace. Max, comme elle, croit que Joe est le croquemort qui doit procéder aux funérailles d’un singe que Norma a beaucoup aimé. Joe la reconnait, et en engageant la conversation avec elle, il va tomber dans ses filets : en effet, apprenant qu’il est scénariste, elle lui propose de mettre en forme un scénario qu’elle a écrit et qu’elle pense pouvoir être le support de son retour triomphal à l’écran. Joe accepte parce dans l’espoir de se refaire la cerise à peu de frais et de mettre un terme à ses embarras financiers. Mais au fil du temps il va prendre goût à cette vie oisive et sans souci, Norma prenant en charge tous ses frais. Il abandonne peu à peu ses ambitions et finit par devenir l’amant de Norma. Bientôt il se lasse de cette vie soumise et veut s’échapper. Au cours du réveillon de fin d’année, il s’enfuit et retrouve une jeune femme, Betty, qui lui plait beaucoup et qui est lectrice pour les studios. Elle lui dit qu’elle aimerait travailler avec lui, mais il a des scrupules car Betty est fiancée avec Artie, un technicien de ses amis.
Gillis tente d’échapper à ses créanciers
Cependant Norma fait une tentative de suicide, et Joe revient pour la réconforter. Les choses vont leur train, Joe vie sa vie de gigolo, Norma rénove la maison pour lui être agréable. Et elle croit que Cecil B. De Mille va tourner à nouveau avec elle. Pourtant Joe s’évade de sa prison dorée et va retrouver Betty avec qui il va écrire un scénario, la nuit, très tard. Au début il ne se passe rien, et la jalousie de Norma n’a pas vraiment lieu d’être. Mais Betty va avouer à Joe qu’elle l’aime et qu’elle ne veut plus se marier avec Artie. Dès lors la jalousie de Norma va enflammer la situation : elle téléphone à Betty, Joe surprenant la conversation demande à Betty de venir le voir, ce qu’elle fait. Mais Joe qui a honte de sa situation de gigolo va se noircir pour mettre fin brutale à sa relation à peine ébauchée avec Betty. Norma pense qu’il va rester avec elle, mais non, il décide enfin de se montrer courageux pour une fois et de la quitter à son tour. C’est à ce moment-là que Norma décide de l’assassiner. La police arrive et avec elle les caméras et les journalistes pour lesquels Norma va prendre la pose sous la direction de Max, le réalisateur qui fut son mari et qui la lança à Hollywood.
Avec Norma Desmond, il va travailler sur un scénario insipide
Dans une première approche, on voit bien tout ce qui est critiquable à Hollywood, aussi bien la folie de Norma qui ne veut pas admettre que son temps a passé, que ses extravagances de mauvais goût que lui permet son argent. Il y a aussi le petit monde prolétaire des petits métiers qui travaillent en arrière-plan à la réalisation d’un film. Ce sont les scénaristes, les techniciens de la lumières, les acteurs de second rang qui souvent vivent chichement – Betty partage un petit appartement avec une de ses amies. Il y a donc une opposition entre ces laborieux salariés et les stars qui dépensent leur argent sans compter au point de croire qu’ils pourront tout acheter avec. Cela ne semble pas avoir beaucoup changé aujourd’hui. Il y a donc aussi une critique plus profonde de la croyance que les Américains accordent au dollar, ou à leur propre compte en banque. Mais l’argent ne résout aucun problème, au contraire, il en crée de nouveaux. Au fur et à mesure que Joe use et abuse de l’argent de Norma contre ses prouesses sexuelles, il s’enfonce dans le désespoir, et il n’arrivera pas à assumer une relation normale avec Betty. Il est trop corrompu pour cela et il le sait.
Norma a tendance à s’approprier Gillis en regardant des vieux films
Ce jeu de la soumission est particulièrement pervers et touche presque tout un chacun : Max est un ancien réalisateur glorieux qui n’a plus eu comme ressources que de se réfugier dans l’ombre de Norma qu’il a pourtant découverte et lancée quand elle avait seize ans. Norma n’est pas épargnée, même quand elle est applaudie, elle est protégée, on n’ose pas lui dire qu’elle est finie et qu’elle ne reviendra jamais sur le devant de la scène. Quand elle va voir Cecil B De Mille, les techniciens et les acteurs de second plan lui font fête, mais c’est à peine une petite parenthèse dans le désastre qu’aura été sa vie dès lors qu’elle n’a plus pu tourner. C’est un film particulièrement cruel. Non seulement par son histoire, mais aussi par la manière dont elle a été mise en scène. Billy Wilder prend un malin plaisir à humilier des gloires du passé : que ce soit Gloria Swanson, Erich Von Stroheim dont il s’applique à détruire la gloire, ou encore le grand Buster Keaton qu’il présente comme une vieille momie, un vestige des temps passés. Certes cela donne du réalisme au film, mais il n’est pas certain que cela ait été nécessaire au projet.
Max les conduits chez le tailleur
Bien sûr il y a une méditation sur le temps qui passe et ses effets monstrueux. Mais cela marche dans les deux sens. En effet, Norma semble à plusieurs reprises revenir en enfance, elle rêve en permanence, aime à ce qu’on la protège, que ce soit Joe ou que ce soit le paternaliste Cecil B. De Mille, ils la cajolent et ce faisant ne lui rendent pas service. Mais Joe se laisse prendre aussi au piège de l’enfance, finalement il trouve en Norma une mère de substitution qui lui convient très bien. C’est donc aussi un film sur cette difficulté qu’il y a à devenir adulte même quand on a passé la cinquantaine, comme les craintes de ce délabrement qui tôt ou tard viendra ! Il y a beaucoup de désespoir sous cette fable ironique. Et la folie n’est jamais bien loin.
Le réveillon de fin d’année va être morose
Le film n’est lui-même qu’un long flash-back, raconté par Joe Gillis qui vient de se faire assassiner. La réalisation est remarquable, d’une grande tenue, avec un rythme soutenu. L’immensité des décors, notamment le grand escalier qui monte aux chambres, permet de signifier dans les mouvements de plongée et de contre-plongée la médiocrité de Joe Gillis, il apparait soudain tout petit, un objet écrasé par la puissance matérielle des lieux. Ce que filme Wilder c’est la prise de possession de Gillis par Norma et son argent, elle lui pose la main dessus pour signifier qu’il lui appartient, elle lui frotte le dos avec une serviette quand il sort de la piscine, elle l’habille, l’empêchant de décider quoi que ce soit, elle en fait son objet. La relation impossible avec Betty est tout le contraire : Joe respire, il peut se promener dans un décor à sa taille, bien que faux. Il existe enfin pour lui-même et par lui-même. C’est le sens des promenades nocturnes dans les décors du studio endormi. Si les escaliers massifs sont filmés à la grue et donnent le vertige, les déambulations nocturnes sont filmées à travers de longs travellings qui apaisent pour un temps les tensions. L’ensemble est baigné dans une lumière superbe où les contrastes du noir et blanc renforce la morbidité du propos.
Betty est amoureuse de Gillis
L’interprétation est remarquable, mais Billy Wilder était connu pour son excellente direction d’acteurs. D’abord Gloria Swanson dans le rôle de Norma Desmond réalise une performance très difficile, parce qu’en tant qu’ancienne gloire du muet, elle est obligée de surjouer en permanence : il faut aussi que cela paraisse naturel si je puis dire. C’est réussi. La scène où elle imite Charlot, une autre gloire du passé et du cinéma muet, est remarquable. Si tout le monde a remarqué cela on a moins fait attention à William Holden. Et pourtant, il est excellent, comme presque toujours. Il introduit de la dureté dans son regard dans la scène où il annonce à Norma qu’il reprend sa liberté, d’agneau il se transforme en lion. William Holden sera un des acteurs préféré de Billy Wilder avec qui il fera encore Sabrina, Stalag 17 et Fedora. Le troisième personnage de cet étrange trio est Max, incarné par Erich Von Stroheim. C’est le mari délaissé mais encore amoureux peut-être qui assiste à la déconfiture de celle qui fut jadis sa femme. Il accepte d’être le domestique stylé pour vivre auprès d’elle et respirer un peu de sa propre gloire passée. On le voit cependant s’animer d’une flamme nouvelle dès lors qu’il indique à la fin comment Norma doit descendre les escaliers pour prendre la lumière afin que sa reddition soit filmée comme un dernier moment de gloire pour les actualités. On ne peut pas oublier aussi Nancy Olson dans le rôle de Betty, elle est pleine de fougue et de jeunesse. C’est le seul personnage un peu positif, encore qu’elle trahira Artie sans trop d’états d’âme. Elle est très bien, je crois bien que c’est la seule survivante aujourd’hui parmi ceux qui ont réalisé ce film. Elle retrouvera l’année d’après William Holden dans le très bon Union station[1]. Elle formera un couple glamour, à l’écran du moins, avec William Holden avec qui elle fera encore Force of arms sous la direction de Michael Curtiz, puis Submarine command de John Farrow. Mais elle ne fera plus grand-chose par la suite, si ce n’est à la télévision. Bien sûr que de faire tourner Buster Keaton, Hedda Hopper[2] ou Cecil B. De mille est aussi assez inattendu. La prestation de ce dernier, connu pour la rigidité de son caractère, est d’ailleurs plutôt étonnante est empreinte d’humanité.
Norma se prépare à être filmée
Ce film fut une source d’inspiration pour de nombreux romanciers et de nombreux cinéastes, à commencer par l’excellent The bad and the beautiful de Vicente Minelli en 1952. Billy Wilder tentera d’en faire une sorte de remake tardif en 1978, avec Fedora, toujours avec le même William Holden, mais le temps avait passé, et s’il y manquait cette grâce, cette facilité, c’était maintenant Billy Wilder qui commençait à ressembler à Norma Desmond, comme s’il allait revenir sur le devant de la scène, Fedora sera un échec commercial et artistique. En attendant, Sunset Boulevard, bien que critiqué par le microcosme hollywoodien, fut un immense succès public et avec le temps il est devenu un classique du film noir, incontournable.
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/midi-gare-centrale-union-station-rudolph-mate-1950-a114844756 Dans ce billet j'avais qualifié l'interprétation de Nancy Olson d'insignifiante, preuve que Billy Wilder était un cran au dessus de Rudolph Maté.
[2] Hedda Hopper était une artiste ratée qui se fit chroniqueuse des potins d’Hollywood. Elle était d’une méchanceté redoutée, restant arcboutée sur des principes politiques ultra-conservateurs et racistes.
Arte diffuse Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, 1950) de Billy Wilder lundi 7 mars à 20h55.
Chef-d’œuvre du film noir, Boulevard du crépuscule propose aussi un tableau impitoyable de l’industrie du cinéma hollywoodien. Ce classique absolu rappelle que l’appellation film noir n’était pas seulement une affaire de policiers, de gangsters et de détectives privés mais qualifiait avant tout un traitement violent et cruel d’histoires dramatiques, un regard pessimiste sur le monde et les désirs humains, une atmosphère sombre aux confins de l’onirisme. Boulevard du crépuscule est empreint de ces caractéristiques, portées à leur paroxysme, au point d’être considéré comme l’apogée du film noir, huit ans avant les adieux définitifs au genre que constitue La Soif du mal de Orson Welles.
Gloria Swanson dans Boulevard du crépuscule de Billy Wilder
Billy Wilder et son scénariste et producteur Charles Brackett frôlent la perfection tant au niveau de la mise en scène que du récit, célèbre pour être raconté en voix off par un cadavre flottant dans une piscine, avec trois balles dans le corps. Boulevard du crépuscule est donc constitué d’un long flash back du point de vue d’un mort qui narre aux spectateurs ses mésaventures dans l’usine à rêve de Hollywood, et sa fatale rencontre avec un fantôme du passé. Petit scénariste sans travail et poursuivi par les créanciers Joe Gillis (William Holden) trouve refuge dans un palais des années 20 sur Sunset Blvd. La vaste demeure qui semblait à l’abandon est en fait habitée par Norma Desmond (Gloria Swanson) star oubliée du cinéma muet et son unique domestique, Max (Erich von Stroheim). A moitié folle, tyrannique et possessive, recluse dans ses souvenirs de gloire, Norma Desmond espère encore faire son grand retour à l’écran sous la direction de son metteur en scène préféré, Cecil B. De Mille. Pris au piège du luxe et du chantage émotionnel, Gillis devient l’amant de Norma. La transformation en gigolo du scénariste raté explicite la prostitution généralisée qui règne à Hollywood, où tous sont prêts à se vendre corps et âme. Boulevard du crépuscule suscitera l’admiration immédiate mais fera aussi grincer beaucoup de dents, nombreux seront choqués par ce portrait au vitriol des mœurs hollywoodiennes. Cinéaste de la cruauté – y compris dans la plupart de ses comédies – Wilder organise ici une mise en abyme dans laquelle plusieurs figures de Hollywood au temps du muet, déchues (Buster Keaton, Stroheim) ou encore au sommet de leur puissance (Cecil B. De Mille) jouent leurs propres rôles, tandis que Gloria Swanson et Eric von Stroheim interprètent des personnages aux destinées proches des leurs – Stroheim dirigea Swanson en 1929 dans Queen Kelly, dont le désastre commercial précipita la chute du génial cinéaste, tandis que Swanson a réellement tourné plusieurs films sous la direction de De Mille. La fin du film bascule dans le cauchemar et le grotesque, dimensions qui seront explorées par d’autres titres majeurs provenant de la matrice de Boulevard du crépuscule : Qu’est-il arrivé à Baby Jane? et Le Démon des femmes de Robert Aldrich, Fedora par Billy Wilder lui-même, et plus récemment Mulholland Drive de David Lynch.
Plaquée sur l’asphalte, la caméra opère un travelling arrière sophistiqué. Elle part du nom de l’artère sur le bord du trottoir et, dans le même mouvement, replace lentement l’horizon dans le cadre. Le générique a eu le temps de s’inscrire, du nom des trois premières vedettes à celui de Wilder, tous écrasés sur la route comme les victimes d’une tuerie. La musique est inquiétante. Les sirènes au loin retentissent. Une voix off annonce :
« Yes, this is Sunset Boulevard, Los Angeles, California ».
La mise en place, noire à souhait, nous ramène aux travellings nocturnes de Lynch ; la caméra sur le capot d’un véhicule, phares allumés sur le bitume, les bandes jaunes qui défilent (Lost highway, 1997 et l’impérieux Mulholland Drive, 2001). Une imperceptible ambiance de mort plane et la police bifurque vers une propriété délabrée où un cadavre l’attend flottant dans la piscine. A partir de ce final, l’histoire est relancée d’un flash-back.
Harcelé par ses créanciers, Joe Gillis, petit acteur et scénariste (William Holden), n’est pas en paix. Sa fuite le conduit auprès d’une vedette oubliée du muet, Norma Desmond (Gloria Swanson), retranchée dans une somptueuse villa.
« There was a time when they had the eyes of the world. But that wasn’t good enough. They had to have the ears, too. So they opened their big mouths and out came talk, talk, talk! »
L’actrice jadis adulée attendait un fossoyeur, elle tombe sur Gillis. Le héraut inespéré la ranime et elle le charge soudain de préparer pour elle un nouvel écrin cinématographique ; car la star, infatuée de sa personne, attend de retrouver son éclat d’antan. Cependant ses attentes dépassent le domaine professionnel et la veuve noire profite autrement de la victime perdue entre ses pattes.
Le réalisateur d’Assurance sur la mort (1944) filme Hollywood comme le corps dans la piscine qu’il saisit en un superbe plan, du fond de l’eau. Le cinéma serait un art crépusculaire pratiqué par des personnages moribonds. Billy Wilder réfléchit son casting et, par les acteurs choisis, donne une profondeur à l’histoire qu’il est rare de trouver au cinéma. Ainsi, Gloria Swanson avait tourné dans les années 1920 pour Cecil B. DeMille ou Leo Mc Carey, également pour Erich von Stroheim (Queen Kelly, 1929, dont quelques images projetées permettent à Wilder d’évoquer la gloire passée de Norma). Stroheim joue ici Max le majordome dévoué de l’actrice déchue. Mais depuis 1934 (Music in the air de Joe May), Gloria Swanson paraissait oubliée des studios. La faire interpréter Norma Desmond, une actrice qui cherche à revenir sur le devant de la scène, offrait une étrange résonance au rôle. De la même manière, la carrière de William Holden s’éreintait (son dernier succès commençait à dater ; L’esclave aux mains d’or de R. Mamoulian en 1939*), l’acteur mourait professionnellement et accepta d’interpréter Joe Gillis, le mort flottant. L’histoire personnelle des acteurs enrichit de la sorte celle de leur personnage.
Avec de semblables intentions, Wilder invite des cinéastes pour jouer leur propre rôle. DeMille, alors qu’il travaille dans les studios voisins sur le tournage de Samson et Dalila (1949) et avec qui Norma-Gloria croît à nouveau collaborer. De même, les « statuts de cires » telles qu’elles sont surnommées, invitées par Norma pour de sinistres parties de cartes. Ce sont des célébrités oubliées du muet, H. B. Warner, Buster Keaton, Anna Q. Nilsson, qui incarnent les résurgences du passé glorifié par Norma.
Comme dans Mulholland Drive ou L. A. confidential (Curtis hanson, 1997), pour citer deux perles noires, Boulevard du crépuscule fait l’ébauche d’une carte de Los Angeles : des larges rues du centre-ville (Melrose Avenue, siège de la Paramount**) aux collines qui bordent la métropole et où est censée se trouver l’antique demeure de Norma. Les espaces filmés redéfinissent les centres hollywoodiens et leurs périphéries. A l’écart, la propriété de Norma à l’allure de mausolée effraie par son vide et son gigantisme. La scène de la réception l’illustre : ils sont deux à danser dans une vaste salle (les plans larges accentuent cet espace étiré). A l’opposé, dans l’étroit appartement que Gillis visite ensuite, les gens font la fête et se bousculent joyeusement (plans resserrés). Ces derniers sont des auteurs au chômage, des musiciens sans producteur, des acteurs pleins d’illusions, ce sont toutefois eux qui débordent de vie et qui, à défaut de vivre du cinéma, l’animent (c’est le cas de Betty Schaefer jouée par Nancy Olson ; elle cherche à percer en tant que scénariste alors Gillis, las et entretenu, a abandonné).
Sunset Blvd ne plonge pas totalement Hollywood dans une obscurité vespérale. Demeurent les lumières des projecteurs et tout ce que Wilder donne à voir du cinéma et de sa fabrication. Tout en révélant l’agonie du cinéma hollywoodien et sa démesure, le film s’en nourrit. L’évocation de la rupture qu’a été l’arrivée du parlant ainsi que son essence cinématographique font du chef-d’œuvre de Wilder le magnifique négatif d’un métrage tout aussi parfait, réalisé deux plus tard par Donen et Kelly, Chantons sous la pluie.
* William Holden est connu aussi pour participer des années 1950 aux années 1970 à de nombreux films de Wilder, Cukor, Wise, Ford ou Pekinpah.
** Un plan ou deux montrent les grandes grilles de fer qui servaient d’entrée principale aux studios Paramount, celles-là mêmes que Lynch a regretté de ne pouvoir filmer, faute d’une autorisation, pour Mulholland Drive.
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