S’éloignant de la ville, Jacques Tourneur installe son intrigue dans les montagnes donnant à son thriller une violence feutrée, exacerbée par un sentiment de paranoïa.
Certaines rencontres sonnent comme des évidences et sans doute était-il tracé à la mine de plomb que Jacques Tourneur, cinéaste des ombres folles et de l’obscurité menaçante, se voie un jour confier la tâche de porter à l’écran un roman intitulé Nightfall, petit polar sec et atmosphérique de David Goodis - dont François Truffaut adaptera aussi Tirez sur le pianiste. La Tombée de la nuit… Le titre à lui seul pourrait résumer l’esthétique tourneurienne, qu’on a parfois tendance à réduire à sa veine fantastique
- la Féline (1942), Vaudou (1943), l’Homme-léopard (1943), tous réalisés sous l’égide de la RKO et du producteur Val Lewton -, bien qu’il ait œuvré dans à peu près tous les genres, tant l’usage singulier qu’il fit du noir, ferment d’ineffables terreurs, allait renouveler l’art de traiter la peur au cinéma - le mal indistinct émergeant à l’improviste de nulle part ou d’un coin ténébreux du cadre.
Mais l’évidence n’excluant pas le paradoxe, c’est par l’éclat aveuglant d’un néon, qu’une menace diffuse nous est cette fois suggérée dès l’ouverture de Nightfall. Une douche de lumière crue extirpant de la pénombre et d’un anonymat protecteur l’homme au pas hésitant qui arpente l’allée d’un kiosque à journaux, peu avant de s’engouffrer dans un bar enfumé de Los Angeles où une fille à la beauté lasse et résignée (Anne Bancroft) l’abordera bientôt. Est-ce son regard fuyant ou l’impression confuse qu’une paire d’yeux l’épie de loin, mais on décèle en lui la bête traquée et un passé chargé, que nous révèle progressivement une série de flash-back enchâssés Dix ans après la Griffe du passé (1947) et ses ombres dévorantes, Tourneur s’empare de nouveau du film noir, mais en en dévoyant quelque peu les codes. D’une part par le climat de suspicion pesante qu’il injecte à chaque plan, teintant ce vingt-septième long métrage d’une paranoïa sans doute liée au contexte politique de l’époque. D’autre part en déterritorialisant peu à peu le genre de son lieu de prédilection (la nuit urbaine et ses quartiers interlopes) pour inscrire une partie de son intrigue dans les montagnes enneigées du Wyoming. C’est là que, quelques mois auparavant, James Vanning (auquel Aldo Ray prête sa voix éteinte et sa carcasse fatiguée) avait croisé la route des deux malfrats qui veulent lui faire la peau, parce qu’à la suite d’un échange de mallette et d’un imbroglio où son ami le Doc a perdu la vie, ils le croient en possession de l’argent du casse qu’ils venaient de commettre.
Un autre thriller, la Maison dans l’ombre (1952) de Nicholas Ray, avait déjà pour cadre un désert de neige, mais Tourneur, plus hitchcockien dans sa façon de donner au spectateur un peu d’avance sur ses personnages, ne joue pas tant sur le caractère métaphorique de l’élément immaculé - la blancheur censée refléter l’innocence de son héros - que sur ses propriétés physiques, infléchissant ce récit concis avec une langueur ouatée, un rythme ankylosé, une violence feutrée et sourde, que seule exacerbe la tension d’un montage alterné redoutablement efficace, sur les hélices broyeuses d’un camion chasse-neige.
Nightfall de Jacques Tourneur coffret DVD et Blu-ray, Rimini éditions.
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