joi, 18 iunie 2020

eisenstein -- crucisatorul potemkin


L'HISTOIRE

En 1905, alors que la guerre russo-japonaise en cours tourne à la débâcle pour l'Empire tsariste, ce dernier connaît des troubles importants sur son sol alors qu'une révolte sociale éclate en plusieurs endroits contre l'injustice et la brutalité du régime totalitaire russe. C'est le début de la révolution de 1905, qui sera matée dans le sang. Sur le navire de guerre Potemkine, qui appartient à la flotte impériale de la mer Noire, la rébellion gronde également en ce mois de juin. L'obligation faite aux marins par leurs officiers de manger de la viande avariée et la sentence de mort appliquée à tous ceux qui ont refusé cet ordre conduisent à une mutinerie. Les marins du Potemkine prennent vite le contrôle de leur bateau et se dirigent fièrement vers le port d'Odessa, où l'attend une foule immense d'hommes et de femmes de toutes classes sociales ayant pris fait et cause pour eux et pour la révolution en général. Mais l'Armée tsariste fait irruption dans la ville pour massacrer cette population avec une détermination et une violence inouïes.
 
 

ANALYSE ET CRITIQUE

1925-2018, près d'un siècle sépare la première sortie en salles de ce monument du cinéma mondial d'une vision contemporaine à partir d'une ultime version restaurée qui respecte du mieux possible les intentions initiales de son créateur. Film matriciel à plus d'un titre, tant sur un plan artistique que politique, Le Cuirassé Potemkine possède tous les attributs de l'œuvre impressionnante, voire même intimidante, pour quiconque se plonge régulièrement dans les ouvrages d'analyse filmique comme pour les cinéphiles avides de se frotter aux plus grandes réalisations du 7ème art. Mais pour les plus jeunes des spectateurs, à l'esprit pas encore embué par de trop nombreuses théories esthétiques et simplement curieux de découvrir un classique "incontournable", que peut bien représenter aujourd'hui le travail de Sergei M. Eisenstein et plus précisément une production comme Le Cuirassé Potemkine ?
 
En premier lieu, le jeune cinéphile aura le plaisir et la surprise de constater que ce film russe muet de 1925 affiche toujours une modernité désarmante et il pourra surtout se rendre compte que nombre de ses traits formels lui sont familiers, et ce même si le message délivré est d'un simplisme confondant. En effet, Le Cuirassé Potemkine fait partie de ces rares films ayant eu le plus de retentissement auprès des spectateurs du monde entier et ayant surtout nourri d'influences des générations de cinéastes qui se sont succédé depuis sa fabrication. Du monde du cinéma à celui de la télévision et de la publicité, l'art d'Eisenstein a su imprégner l'esprit de tous les créateurs d'images, notamment et directement celui des concepteurs d'œuvres de propagande. Rien que de rappeler le fait que l'un des plus grands dignitaires nazis tel que Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du IIIème Reich, s'était s'extasié devant Le Cuirassé Potemkine, au point d'affirmer que quiconque l'ayant vu deviendrait immédiatement un ardent bolchevique, donne à imaginer l'impact produit par ce dernier et à considérer les nombreuses passerelles existantes entre toutes les formes de cinéma de propagande.
 
Le Cuirassé Potemkine n'est que le deuxième film de Sergei Eisenstein, alors seulement âgé de 27 ans. Élevé dans un milieu bourgeois, ayant servi dans l'Armée rouge, Eisenstein débute au théâtre grâce à son mentor Vsevolod Meyerhold, dramaturge et metteur en scène qui a commencé sa carrière avant la révolution de 1905, dont il finira par dépasser les enseignements par ses propres audaces scéniques. Son passage au cinéma se fait avec La Grève en 1924, première œuvre de propagande visant à raconter la grande histoire de la révolution d'Octobre. Ce film nourri d'expérimentions visuelles s'avère très influencé par les mouvements d'avant-garde et les théories du Ciné-Œil de Dziga Vertov (défendant une approche documentaire et naturaliste qui s'oppose fermement à toute forme de fiction et de manipulation des images), desquelles le cinéaste va rapidement s'émanciper pour imposer sa vision. L'impact produit par La Grève fera vite d'Eisenstein le premier cinéaste officiel du régime communiste, alors que de nombreux réalisateurs de talent émergent dans ces années 20 très créatrices de formes. Le Cuirassé Potemkine est une commande étatique du Comité Central, dans le but de commémorer avec pompe les vingt ans de la révolution avortée de 1905, considérée comme annonciatrice des révoltes populaires futures et précurseur de la révolution d'octobre 1917. Une grande fresque couvrant nombre d'événements historiques déterminants est envisagée, mais un manque de temps oblige Eisenstein et la production à se concentrer sur la seule mutinerie du navire de guerre et sur le sort funeste du peuple d'Odessa qui soutient la révolte. Mais avec le recul, on peut facilement considérer que l'ensemble des films d'Eisenstein des années 20 - en ajoutant Octobre (1928) et La Ligne générale (1929) - tiennent finalement lieu de fresque politique puisqu'ils mettent en valeur des épisodes mythiques de la révolution bolchevique.
 
Avec donc la volonté de célébrer un événement historique réel pour en donner une vision épique et de nature à unifier les consciences, Eisenstein conçoit son film comme une tragédie antique classique avec cinq actes présentés par des intertitres très étudiés (tant sur le plan littéraire et didactique que formel) : Des vers et des hommesDrame dans la baie de TendraUn mort réclame justiceL'escalier d'Odessa et Rencontre avec l'escadrille. C'est bien le seul aspect qui emprunte à une forme de "classicisme" tant Le Cuirassé Potemkine ne ressemble globalement en rien à ce qui lui a précédé dans la jeune histoire du cinéma. Les leçons de l'Américain David Wark Griffith, qui a posé les bases de la grammaire cinématographique, et à qui Eisenstein a affirmé devoir énormément, sont apprises et dépassées. La fluidité narrative et la linéarité dans la suite des échelles de plan pour créer une dramaturgie, systématisées par Griffith, vont être court-circuitées par une approche inédite et fulgurante du découpage.
 
Sergei M. Eisenstein fut aussi bien théoricien que cinéaste. Par ses écrits, il a conceptualisé la pratique du montage comme élément déterminant du langage filmique (même si d'autres outils formels caractérisent son art de la mise en scène, comme les cadrages en lignes de fuite et en opposition, ou bien la gestion des mouvements de caméra, assez inédite à son époque). Théoricien et soviétique, cela va de soi, puisque nous sommes dans les premières années de la construction de l'URSS - construction politique, économique, sociale et idéologique - et que Sergei Eisenstein est donc le grand cinéaste officiel du régime communiste, malgré les pressions politiques nombreuses qu'il dut régulièrement subir. Plus précisément, et de manière fondamentale, il est essentiel de garder à l'esprit que l'art cinématographique et l'idéologie ne peuvent être dissociés, ne serait-ce même au niveau de l'analyse a posteriori, puisqu'ils fonctionnent de concert et sont ontologiquement liés.  « La morale est affaire de travelling » comme l'affirmait ironiquement Jean-Luc Godard, ainsi toute forme de considération esthétique ou émotionnelle - dans Le Cuirassé Potemkine en particulier - a pour pendant direct une vision politique déterminée. La théorie même du montage chez Eisenstein, si elle est évidemment inspirée de l'effet Koulechov (1), est surtout étroitement liée à la dialectique marxiste déterminée par la théorie du conflit, comprise en terme d'opposition systématique (avec la "lutte des classes" au premier chef) appelée à faire naître une nouvelle société peuplée d'hommes nouveaux, une correspondance qui a été maintes fois étudiée. Cette pensée dialectique constitue un moyen d'envisager les relations humaines dans l'histoire comme un conflit permanent entre plusieurs forces contraires qui in fine aboutit à la naissance d'une nouvelle force qui dépasse largement ces dernières, et à l'établissement d'un nouvel ordre plus évolué socialement né de ce choc frontal fécond.
 
L'art du montage chez Eisenstein consiste ainsi à produire des chocs visuels, des heurts entre les images (par la différence entre les tailles du cadre, la dynamique à l'intérieur de celui-ci, les mouvements de la caméra et des personnages, les lignes géométriques du plan, les effets lumineux et bien sûr un montage très rapide et avec des répétitions entrecroisées) afin de créer des chocs sensitifs et émotionnels vecteurs d'un sentiment d'indignation puis de communion. Le chapitre consacré à l'escalier d'Odessa en est l'application la plus évidente et la plus impressionnante. Mais auparavant, dans les deux parties dédiées à la mutinerie, Eisenstein a mis en pratique sa gestion du mouvement permanent dans l'espace - en particulier en usant des déplacements des personnages dans le cadre et le long de lignes de fuite obliques ou dans la profondeur - pour faire monter une tension graduelle appelée à exploser. L'agitation constante à l'intérieur du cadre, rien que par les tâches communes et répétitives accomplies par les marins, créait déjà un sentiment de bouillonnement et d'urgence. Comme un symbole du pouvoir tsariste moribond, en décomposition, c'est la viande pourrie infestée de vers blancs qui sera le déclencheur de la révolte.
 
L'un des aspects essentiels de la mise en scène est aussi le refus de l'individualité et du protagoniste comme véhicule du récit. Les mouvements de masse agencés par Eisenstein dans ses films confèrent plutôt aux individus un rôle ténu de représentation pour former des tableaux animés d'une puissance et d'une beauté sidérantes. Les événements sont moins déclenchés par des personnages que par une forte dynamique sociale qui emporte les individus dans son sillon. Dans Le Cuirassé Potemkine, le réalisateur privilégie donc le collectif, et ce même si un personnage est clairement nommé à ce moment du récit - le matelot Vakulinchuk à qui la fonction de martyr est attribuée puisque lui seul paiera de sa vie la sédition. Le découpage est déjà marqué par un rythme alerte, même si l'on n'atteint pas encore la frénésie de l'avant-dernière séquence du film. A bord du bateau (sur les ponts comme dans ses intérieurs), la mise en scène semble parfois obéir à un principe de linéarité plus "conventionnel" pour mettre en place les relations entre les personnages et développer l'enchaînement des événements dramatiques qui conduisent les mutins à se rebeller ; si ce n'est que régulièrement l'organisation des déplacements dans des cadres géométriques, la répétition des motifs et des plans, la multiplication des angles de prise de vues ainsi que l'accélération du rythme du montage confèrent progressivement au film sa singularité. C'est comme si le cinéma de Griffith se voyait "contaminé" par une approche nouvelle puisant dans le constructivisme et le cubisme, et bien entendu par cette fameuse approche théorisée du montage conflictuel.
 
 
Suite à la joie qui emporte les marins après leur mutinerie, la dépose de la dépouille de Vakulinchuk sur le port d'Odessa provoque un mouvement de foule immense chez les habitants de la ville. L'hommage rendu à ce martyr de la cause par la population, prise comme un ensemble homogène uni dans une même trajectoire, cède place à un sentiment d'injustice et de révolte : la révolution est lancée. Le drapeau rouge hissé sur le mât du Potemkine représente un nouvel horizon plein de promesses. La foule acclame les héros et des vivres leur sont apportées par bateaux. Mais c'est une tragédie sanglante qui se prépare en arrière-plan. La longue séquence de dix minutes prenant place sur le gigantesque escalier d'Odessa en front de mer constitue l'acmé du Cuirassé Potemkine et fait partie des sommets formels du cinéma muet. Son influence dans l'histoire du 7ème art est considérable, de même que son abondante descendance (plus ou moins revendiquée ou assumée, en termes de références honorifiques ou de détournements divers). Si le scénario du Cuirassé Potemkine a pour base une mutinerie à bord d'un navire de guerre, sa séquence clé se déroule pourtant sur la terre ferme et permet à Eisenstein de déployer sa puissance créatrice et rageuse, apte à fédérer tout un peuple contre les horreurs perpétrées par le régime tsariste. Si les marins du Potemkine ont finalement réussi leur entreprise tout en n'ayant eu à déplorer qu'une seule victime (et la conclusion du film les montre même échapper à un sort funeste grâce à la solidarité soudaine de la flotte impériale qui les laisse s'échapper drapeau rouge levé), le peuple venu les acclamer avec enthousiasme et naïveté va être victime d'un massacre de masse d'une formidable ampleur.
  
  
  
La violence des moyens cinématographiques utilisés par Eisenstein n'a d'égale que la violence physique sanglante reconstituée avec une brutalité singulière dans le cinéma de cette époque. Le peuple qui s'était amassé pour accueillir l'équipage du Potemkine va être pris en sandwich entre l'armée qui surgit sur les hauteurs de l'escalier et descend les marches et les Cosaques qui viennent "achever le travail" tout en bas. On notera au passage une image assez édifiante filmée en longue focale - donc qui écrase l'échelle des plans - et survenant tôt dans le déroulement de la tragédie, qui montre la population sur les marches prise en tenaille entre les soldats à l'avant-plan et l'église à l'arrière-plan : le peuple vu comme double victime du Tsar et de la religion. La séquence fonctionne, aussi hypnotique et insupportable soit-elle, par une alliance contraire entre la dilatation du temps et le rythme effréné du montage. La quantité de plans montés est faramineuse pour l'époque, dépassant allègrement le nombre de coupes utilisé généralement dans le cinéma occidental. Ainsi, l'action est comme ralentie par une juxtaposition incessante de gros plans et de plans rapprochés de visages et de corps avec des plans répétés de la descente lente et méthodique des soldats qui se meuvent en cadence comme des robots, totalement déshumanisés. Eisenstein aère parfois son montage avec des plans plus longs tournés en travelling latéral, dont l'usage inédit dans ce contexte a un effet impressionnant et déstabilisant pour le spectateur, emporté lui aussi dans le mouvement de la foule.
  
  
  
L'alerte avait été donnée par le gros plan d'une femme qui hurle : Eisenstein inverse la causalité du montage classique puisque la réaction de la personne est montrée avant l'événement qui la provoque. C'est une façon de faire entrer le spectateur dans le processus de mise en scène, l'effroi en est décuplé. C'est à un véritable chaos auquel nous assistons. Les gens - d'origines diverses mais la présence nombreuse d'enfants est une donnée cruciale - hurlent, pleurent et tombent sous les balles, sont écrasés par leurs semblables ou par les bottes des militaires, s'enfuient dans des directions opposées. Les plans courts s'entrechoquent, Eisenstein alterne différents plans d'individus pris isolément dans la foule qui interagissent entre eux pour faire monter la peur et l'angoisse, entrecoupés par des plans répétitifs sur les soldats continuant leur basse besogne. Différents types d'opposition sont mis en exergue par le cinéaste, selon sa théorie du conflit. Eisenstein filme les militaires comme des figures graphiques faites de lignes et d'ombres projetées, alors que leurs victimes civiles gardent forme humaine et sont filmées individuellement ou par groupes. La panique qui s'empare du peuple s'oppose à la violence froide et mécanique de l'armée.
  
  
Une autre opposition met en jeu l'absence de compassion et d'humanité des soldats impériaux face à des images symbolisant l'innocence la plus pure avec ces nombreux enfants fauchés puis piétinés et les mères prises de frayeur et de douleur avant de succomber à leur tour. Deux femmes occupent une place prépondérante dans la narration : celle qui soulève son enfant mort et s'en retourne vers les soldats, qui l'assassinent imperturbablement, et la mère du bébé qui dans sa chute mortelle fait glisser son landau sur les marches. Il s'agit probablement de l'action la plus célèbre du film : la descente incroyable et inexorable du landau sur les marches de l'escalier d'Odessa, filmée selon plusieurs axes, parfois suivie en travelling, découpée par un montage vif et répétitif qui alterne entre les soldats, le bébé et son véhicule, jusqu'à l'arrivée devant un cosaque rageur qui abat son sabre sur l'enfant. Eisenstein conclue sa séquence par une autre image fameuse, celle de la femme mûre effarée, le visage en sang et les lunettes brisées.
 
 
Si le film n'est pas terminé à la suite de cette scène sidérante et implacable, puisque les marins du Potemkine, après avoir bombardé des bâtiments de la cité en représailles et tenté d'intercepter l'escadre impériale envoyée à leur rencontre, avant d'avoir la bonne surprise d'obtenir le soutien général de leur coreligionnaires et de pouvoir s'enfuir, il est quasiment impossible de sortir indemne du carnage ayant eu lieu sur l'escalier d'Odessa. Eisenstein achève logiquement Le Cuirassé Potemkine sur une note très positive puisqu'il s'agit d'enflammer le cœur du public avec une histoire à forte connotation symbolique, qui mythifie un événement fondateur de la révolution russe qui doit s'ancrer dans les esprits des citoyens. Mais ce faisant, il lègue à l'histoire du cinéma non seulement un film majeur et matriciel, mais également une séquence d'anthologie qui quatre-vingt-dix ans plus tard conserve intactes sa violence saisissante et sa puissance visuelle inouïe.
 
 


EN SAVOIR PLUS

La fiche IMDb du film

Alexandre Nevski: Passé et présent

29 Janvier 2010 , Rédigé par Antoine RensonnetPublié dans #Un auteur, une œuvre
Contrepoint dans ces temps dominés par le western, je m’intéresse à Alexandre Nevski. En effet, avant que ses homologues américains ne réinvestissent le passé de leur pays, Eisenstein fait de même en signant une œuvre qui rend compte de l’évolution idéologique du régime soviétique et qui marque par son incroyable beauté formelle.



Alexandre Nevski (Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, 1938) : Passé et présent

Serguei Mikhailovitch Eisenstein
Sergueï Mikhailovitch Eisenstein (1898-1948)

Parler d’un film – quel qu’il soit – de Sergueï Mikhailovitch Eisenstein impose de le resituer rapidement dans l’Histoire au sens le plus large du terme. En effet, aucun réalisateur – à part quelques tristes auteurs de la période nazie – n’a plus partie liée avec celle-ci. Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, dont la carrière commence avec La Grève (1924), est ainsi, tout au long de celle-ci, le cinéaste préféré du régime soviétique qui lui pardonnera tous ses écarts y compris sa volonté de quitter l’Union soviétique au début des années 1930[1]. Tous ses films russes seront donc assez étroitement contrôlés par le pouvoir et rendront compte de l’évolution idéologique de celui-ci. Ainsi, avec Cuirassé Potemkine (1925), l’un des quelques chefs-d’œuvre incontestables de l’histoire du cinéma, Sergueï Mikhailovitch Eisenstein met en scène l’un des épisodes les plus fameux de la Révolution ratée de 1905 et choisit – comme dans La Grève – pour héros le peuple russe[2]. La figure du héros unique commence toutefois à s’imposer avec Octobre (1927) qui met en avant la figure de Lénine (joué par l’ouvrier Vassili Nikandrov)[3]. Mais, à cette époque, le culte de la révolution et de la nouvelle société édifiée par le socialisme est toujours au premier plan. La ligne générale – qui, malgré quelques belles séquences, reste un abominable pensum – le démontre une nouvelle fois en 1929 en choisissant comme héros des figures populaires notamment cette affreuse Marfa[4] (Marfa Lapkina). En 1938, alors que l’histoire d’amour entre les artistes et le régime soviétique est terminée depuis le début de la décennie (le suicide du poète Maïakovski sera l’événement symbolique de cette rupture) et que Sergueï Mikhailovitch Eisenstein a du faire la preuve de son retour à des saines résolutions idéologiques – en réalisant notamment l’inachevé Pré de Béjine (1937) – une nouvelle énorme production lui est confiée, Alexandre Nevski. Si la naissance d’un art révolutionnaire – qu’Eisenstein comme Dziga Vertov (L’homme à la caméra, 1929) ou d’autres dans le cinéma mais aussi les constructivistes dans des formes artistiques diverses – n’est plus guère à l’ordre du jour, la volonté d’édifier le peuple en utilisant le cinéma comme vecteur de propagande perdure[5].

Alexandre Nevski1
Alexandre Nevski (Nikolai Tcherkassov)

Mais l’intérêt d’Alexandre Nevski réside dans le fait qu’il montre bien – magnifiée par les images d'Eisenstein – les inflexions du régime soviétique à la fin des années 1930. Le film, en effet, réinvestit – à la sauce socialiste – le passé grand-russe. Ce retour sur le passé (lointain) est tout-à-fait intéressant d’autant qu’à la même époque les Allemands – dans un cinéma mis sous la coupe du régime nazi – font de même[6] alors que les Américains vont, dès l’année suivante, replacer au firmament des genres hollywoodiens le western qui propose – du moins dans un premier temps – une vision légendaire de la conquête de l’Ouest et permet à ce pays d’affirmer des tendances isolationnistes. Le contexte historique est donc décisif dans la réalisation – et le contenu – d’Alexandre Nevski qu’il soit extérieur ou intérieur. Du point de vue extérieur, le film met en scène la lutte du peuple russe contre l’envahisseur germanique – les chevaliers teutoniques – toujours dénommé sous le nom générique d’Allemands. L’ombre de la Seconde Guerre mondiale qui s’annonce plane donc sur le film bien que, en 1939 – ce qui provoquera une suspension provisoire de l’exploitation du film – sera signé le Pacte germano-soviétique que tant Hitler que Staline sont contraints d’accepter pour des raisons tactiques. Mais chacun sait que la guerre entre l’Allemagne nazie et L’Union soviétique est, à terme, inévitable. Concernant l’évolution interne du régime soviétique – ce qui est d’ailleurs lié à la situation internationale – le film adopte tout-à-fait la nouvelle ligne officielle c’est-à-dire celle du « socialisme dans un seul pays ». Ainsi l’internationalisme des débuts cède la place à un nationalisme que tout le film, notamment à travers la musique – parfois superbe – de Sergueï Prokofiev[7] ne cessera d’exprimer. Mais, surtout avec Alexandre Nevski, comme plus tard avec Ivan le Terrible[8] (1943-1945) – dernier (double) film d’Eisenstein –, c’est un épisode du passé grand-russe qui est mis en scène. Ainsi, alors que Cuirassé Potemkine et Octobre montraient la rupture entre le passé et le présent de la Russie, les temps anciens sont désormais remobilisés par le régime qui choisit de célébrer de glorieux moments d’une Russie éternelle.

La destruction de Pskov
La destruction de Pskov

Le plus intéressant dans le film réside sans doute dans cette mise en avant de la figure absolue du héros. Certes, on l’a dit, Octobre donnait déjà une place décisive au personnage de Lénine mais il s’agissait encore d’une mise en scène du (très) proche passé de la Russie. De plus, contrairement à Alexandre Nevski, le film n’était pas complètement centré sur Lénine ce qui se voyait bien jusque dans son titre. Or, dans Alexandre Nevski, aucune ambigüité possible ; de héros, il n’y en a qu’un seul et le culte dont il fait l’objet tout au long de l’œuvre de Sergueï Mikhailovitch Eisenstein rappelle celui qui, progressivement, s’organise autour de Staline. Alexandre (Nikolai Tcherkassov) est, en effet, sans aucune faille. Dès le début du film, il est déjà consacré en tant que héros absolu car il a déjà vaincu – sur la Neva ce qui lui vaut son surnom – les Suédois. Et, tout au long de l’histoire, il ne cessera de confirmer son statut de chef total et infaillible. Les rares oppositions internes qui viennent ainsi marquer le récit sont brisées en quelques secondes. A un ancien qui lui explique qu’une guerre avec les Mongols – qui dominent alors une grande partie du territoire russe – est nécessaire, Alexandre rétorque que celle avec les envahisseurs germaniques est plus urgente et le vieil homme s’incline d’un « Tu sais cela mieux que moi ». Quand Bouslaï (Nikolai Okhlopkov) et Gavrilo (Alexandre Abrikossov) critiquent son plan d’attaque, la réponse d’Alexandre est cinglante et la suite montrera qu’il avait totalement raison. Quant aux traîtrises de certains gens de Novgorod, elles ne sont qu’un feu de paille tant le charisme du héros est sans limites. Le respect dont jouit Alexandre est donc total et – malgré quelques oppositions – les habitants de Novgorod décideront très vite de l’appeler pour défendre leur ville. Il excède même les limites de la terre russe puisque les Mongols, au début du film, lui proposeront de devenir l’un de leurs princes. Le refus d’Alexandre sera, bien sûr, très net car la première valeur qui anime – et que le film d’Eisenstein est chargé de mettre en scène – le héros est bien un patriotisme sans bornes. D’ailleurs, celui-ci acceptera non pas de défendre Novgorod mais bien de s’appuyer sur celle-ci pour libérer une partie de la terre russe. Sergueï Mikhailovitch Eisenstein mettra donc particulièrement en valeur son héros lui offrant de nombreux gros plans – parfois en légère contre-plongée – et, même dans certains plans larges, le héros figure seul ou, du moins, en position centrale et dominante. Quelques moments particulièrement édifiants lui sont également réservés. C’est ainsi à lui qu’il revient, après s’être battu comme un lion, de vaincre le grand-maître de l’ordre teutonique dans un magnifique combat à cheval. De plus, il ne cesse de prononcer des discours aux accents martiaux qui disent la morale du film. Le dernier, qui conclue Alexandre Nevski, mérite ainsi d’être cité in extenso – d’autant qu’il s’inscrit sur l’écran durant le générique final – : « Allez et dites à tous dans les contrées étrangères que la Russie est vivante. Qu’ils viennent chez nous en invités. Mais celui qui viendra chez nous avec une épée périra par l’épée. Telle est et sera la loi de la terre russe ». Voilà qui résume parfaitement la pensée de la Russie soviétique en 1938… Enfin, pour compléter le portrait d’Alexandre, Eisenstein lui donne quelques touches d’humanité. On le voit ainsi – au début du film – pécher, tel un homme simple, le poisson. A la fin, alors qu’il entre dans Pskov libéré, il prend des enfants dans ses bras. On aura reconnu des doubles d’images de propagande soviétique avec Alexandre en lieu et place de Staline.

Alexandre Nevski2
Alexandre Nevski

Mais si Alexandre Nevski montre bien l’évolution de l’idéologie – et de la propagande – socialiste, certaines constantes demeurent par rapport aux films que Sergueï Mikhailovitch Eisenstein tournait quelques dix ou quinze ans plus tôt. Le peuple – même s’il lui est désormais nécessaire de disposer d’un chef incontestable – est toujours magnifié en 1938. Malgré la présence – ultra-minoritaire – de quelques traîtres, le peuple est uni dans sa résistance farouche à l’ennemi et fait montre de cette solidarité qui est le fondement de la pensée socialiste. Les nombreux chants qui accompagnent les images ne cessent ainsi de rendre hommage et à la terre russe et au courage de ses habitants (et défenseurs). Et quelques scènes édifiantes montrent ce peuple russe en action. Ainsi, quand les habitants de Novgorod apprennent l’arrivée imminente des Allemands, la plupart choisissent de résister et beaucoup pensent à appeler Alexandre comme chef. Doumache, d’ailleurs, plein de bon sens, à qui l’on propose cette tâche, s’efface immédiatement au profit du héros. Et quand celui-ci arrive à Novgorod, les quelques oppositions qui s’expriment encore contre la guerre sont réprimées par cette phrase : « si vous ne voulez pas combattre, vous les riches, les moujiks vous briseront les os ». Non, on le voit, l’idéologie communiste primitive n’est pas morte. D’autres éléments le montrent encore comme ce soulèvement massif d’une armée dans les campagnes après qu’Alexandre a accepté la charge de prince de Novgorod, le partage des armes – bel exemple de collectivisme… – lorsque l’armée entre dans Novgorod ou – surtout – le courage dont font preuve les combattants russes – et tout particulièrement les figures qui ont été mises au premier plan par le récit : Bouslaï, Gavrilo, Vassilissa, Doumache, Sava et le vieil armurier (Dimitri Orlov) ; les trois derniers étant d’ailleurs tués – contre leurs homologues allemands. On notera enfin un dernier élément qui montre qu’il existe de nombreuses constantes dans l’idéologie soviétique que se doit de diffuser Alexandre Nevski. Si la cruauté des chevaliers teutoniques est particulièrement importante, c’est qu’elle est animée par la religion catholique et prêtres et moines – qui figurent d’étonnants trous noirs qui évoquent, quelques quarante avant, les méchants de Star Wars (George Lucas et alii, 1977, 1980, 1983, 1999, 2002 et 2005) – sont particulièrement malmenés dans Alexandre Nevski[9].

Alexandre Nevski et le peuple
Alexandre Nevski et le peuple russe

Dans ces conditions, on peut toutefois se demander si Alexandre Nevski présente un réel intérêt artistique en dehors de son importance historique. La question ne manque pas de pertinence tant le film présente de nombreux écueils au-delà même d’un contenu idéologique que chacun est libre d’apprécier comme il le souhaite. Le principal problème réside dans le fait que le cinéaste – qui n’est à l’aise que dans le monumental – n’a jamais su filmer l’humain (et le sentiment) et réduit donc ses personnages à de simples « figures géométriques »[10]. Ainsi, l’armurier – qui ne cesse d’asséner des proverbes – est censé apporter un peu d’humour à Alexandre Nevski mais on se demande qui peut bien rire lorsqu’il raconte son histoire de renarde dépucelée par un lièvre. Quant à l’histoire d’amour – si l’on peut dire… – et de rivalité qui oppose Bouslaï et Gavrilo pour la main d’Olga, elle est parfaitement ridicule. Pourtant, l’immense beauté formelle du film et sa majesté emportent, in fine, la conviction du spectateur. Alexandre Nevski n’est donc pas un de ses exemples – nombreux comme le montre la triste évolution du travail photographique d’Alexandre Rodchenko à partir de 1933 – d’un affaiblissement de la production artistique en Union soviétique après 1930. L’alternance de plans larges (qui mettent en scène la masse donc le peuple) et de gros plans (le plus souvent réservés à Alexandre donc au héros) est ainsi parfaitement articulée par ce génie du montage qu’est Eisenstein. Et, de la destruction de Pskov par les chevaliers teutoniques aux charges de cavaliers[11], plusieurs scènes superbes sont proposées par le réalisateur dont la principale est, bien sûr, cette longue (une demi-heure !) et inoubliable bataille sur le lac de Tchoud entre Allemands et Russes dont la conclusion – la glace du lac se craquelant sous le poids des chevaliers teutoniques – appartient, depuis bien longtemps, au panthéon du cinéma. Rien que pour cela, Alexandre Nevski mérite d’être regardé en mettant de côté les considérations historico-idéologiques et en oubliant ses nombreuses imperfections.

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Alexandre Nevski luttant contre le grand maître de l’ordre des chevaliers teutoniques

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[1] Que Viva Mexico (1931), film non terminé existant dans de multiples versions, rendra compte de cette phase de la carrière du cinéaste.
[2] On le sait, le film est révolutionnaire dans tous les sens du terme et offrira, pour toutes les générations futures, une leçon de montage qui ne cesse encore aujourd’hui d’inspirer les réalisateurs de blockbusters américains. Par ailleurs, on n’est pas tout-à-fait sûr que le film date de 1925. En effet, alors qu’il devait initialement rendre compte de l’ensemble des événements de ce moment historique, Eisenstein choisit de se concentrer sur un épisode particulièrement édifiant (d’où l’idée – géniale – de faire fonctionner à tous les niveaux le film selon la figure de la synecdoque) car le film devait être prêt pour fêter les vingt ans de la Révolution de 1905 ; toutefois il n’est peut-être sorti seulement en 1926. Même phénomène avec Octobre – qui devait, lui, célébrer les dix ans de la Révolution bolchevique de 1917 – et n’est peut-être sorti qu’en 1928. Mais il n’était pas question – même en ce qui concerne le cinéma – pour le régime soviétique de reconnaître que les délais n’étaient pas tenus…
[3] Et malmène, contre toute vérité historique, celle de Trotski.
[4] Une femme aussi laide eut-elle jamais à ce point les honneurs d’un premier rôle ? On peut se le demander… Force est en tout cas de constater qu’Eisenstein ne sut jamais filmer une femme – même si, pour une fois, Olga et Vassilissa ne sont pas horribles dans Alexandre Nevski – alors qu’il réalisa de magnifiques plans d’hommes de Cuirassé Potemkine à Ivan le Terrible. Rien, pourtant, n’atteste de tendances homosexuelles chez le réalisateur russe et on retrouva même, il y a quelques années, une collection de dessins érotiques de celui-ci.
[5] Voir mes deuxième et troisième textes sur l’histoire du cinéma ; rappelons que Lénine avait affirmé que « de tous les arts, le cinéma est le plus important ».
[6] Mais sans le moindre talent…
[7] L’utilisation de ce compositeur célèbre montre encore l’importance que le régime attache au film.
[8] On notera que le film met en scène un héros russe – le premier tsar – qui, comme Alexandre Nevski, évoque Staline. Mais la deuxième partie, qui montre comment le héros se transforme en tyran, ne fut guère appréciée par le dictateur…
[9] A l’inverse, les popes orthodoxes, à l’exception d’une courte scène dans laquelle ils entourent les morts russes lors du retour de l’armée à Pskov, sont presque absents du film.
[10] Le personnage d’Alexandre en fournit un parfait exemple ; je reprends par ailleurs cette expression à François Truffaut qui – dans ses entretiens avec Alfred Hitchcock – opposait le « cinéma de personnages » au « cinéma de situations ».
[11] Ces charges ne sont d’ailleurs pas sans évoquer celles de cavalerie qui jouent un rôle majeur dans le western hollywoodien. On remarquera toutefois que Fritz Lang avait également filmé une très belle charge (celle des Huns) dès 1924 dans Les Nibelungen.http://desoncoeur.over-blog.com/article-alexandre-nevski-passe-et-present-42099437.html

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