L'HISTOIRE
ANALYSE ET CRITIQUE
"Spellbound – La maison du Dr Edwardes" (Hitchcock, 1945)
Ce n’est peut-être pas un hasard si la psychanalyse et le cinéma sont nés dans la même année. En 1895, les frères Lumière projettent, pour la première fois, un film en public dans les locaux de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale à Paris et c’est dans cette même année que Sigmund Freud et Josef Breuer publient Études sur l’hystérie, texte fondateur de la psychanalyse. Dans ce livre, ils rendent publique leur découverte de l’inconscient, concept central psychanalytique qui inaugure la psychanalyse en tant que discipline. « En psychanalyse l’inconscient est un lieu inconnu de la conscience : une « autre scène ». Dans la première topique, élaborée par Sigmund Freud, il est une instance ou un système (ICS) constitué de contenus refoulés qui échappent aux autres instances du préconscient et du conscient (Pcs-Cs). Dans la deuxième topique, il n’est plus une instance mais sert à qualifier le ça et, pour une large part, le moi et le surmoi. »[1]
La conception freudienne — la façon dont on rencontre l’inconscient — est mise en évidence dans l’œuvre cinématographique Spellbound (Envouté) d’Alfred Hitchcock, réalisateur et maître de suspense anglais. Le film, qui joue sur plusieurs registres (mélodrame et drame criminel) prend sa source dans la psychanalyse et est certainement l’un des premiers films hollywoodiens à succès dans lequel la théorie de l’inconscient et l’interprétation des rêves sont clairement énoncées.
En ouverture, Hitchcock partage avec le spectateur une citation tirée de la pièce de théâtre Julius Ceasar de William Shakespeare: The fault…..is not in our stars, but in ours selfs… (La faute n’est pas dans les étoiles, mais en nous).
En deuxième ouverture le texte du Dr Romm :
Our story deals with psychoanalysis,the method by which modern science treats the emotional problems of the sane. The analyst seeks only to induce the patient to talk about his hidden problems to open the locked doors of the mind. Once the complexes that have been disturbing the patient are uncovered and interpreteded the illness and confusion disappear…..and the devils of unreason are driven from the human soul.
(Cette histoire traite de la psychanalyse, la méthode par laquelle la science moderne soigne les problèmes émotionnels des hommes. L’analyste encourage le patient à parler de ses problèmes cachés par des portes verrouillées de l’esprit. Ces complexes, qui ont perturbé le patient, sont interprétés et la maladie et la confusion disparaissent …..les démons de la déraison sont chassés de l’âme.)
Le film
Les enseignements de Freud, depuis sa visite en 1909 en compagnie de Jung, sont très en vogue aux États-Unis, et l’école américaine de psychanalyse est très fréquentée par les intellectuels. Freud est mort depuis quatre ans quand le producteur Selznick veut renouveler le succès de leur première collaboration avec Hitchcock (Rebecca, 1940). Hitchcock le rejoint sans hésiter et dit à ce propos : « Quand je suis rentré à Hollywood, Ben Hecht a été recruté et c’était un choix heureux parce qu’il était justement très porté vers la psychanalyse (…) Je voulais tourner le premier film de psychanalyse (…) et j’ai travaillé avec Ben Hecht qui consultait fréquemment des psychanalystes célèbres ».[2]
Hitchcock imprègne le film d’une ambiance freudienne, avec des plans traversés par de « symboles freudiens » : « …la piscine que dessine Constance à l’aide d’une fourchette sur la nappe a évidemment la forme d’un vagin, le rasoir que brandit Gregory Peck à hauteur de hanche n’est autre que l’image de son sexe dressé et enfin il y a ce regard que jette Constance vers son pénis lorsqu’il lui demande pourquoi elle est venue le rejoindre dans cet hôtel où il se cache ; elle invoque une réponse, mais ses yeux ont mis à jour ses fantasmes ! »[3]
« Quant au traitement de la cure racontée dans le film, c’est une vulgarisation assez convaincante d’une amnésie liée à un complexe de culpabilité. L’amnésique, dit Freud, n’agit pas en contradiction avec son caractère. L’être humain fuit la vérité, car il a peur de souffrir, mais il souffre encore plus en essayant d’oublier. Les rêves révèlent ce que l’on essaie de cacher, mais ces rêves sont embrouillés comme un puzzle. Le devoir de l’analyste est d’examiner ce puzzle et d’essayer de le remettre en place afin de découvrir le message envoyé par le subconscient. La psychanalyse permet de démêler le vrai des mélanges opérés par l’esprit. Elle permet ainsi et de se libérer de la culpabilité, car si « la faute n’est pas dans les étoiles, mais en nous » comme l’indique la citation de Shakespeare qui ouvre le film, il est possible d’en relativiser la part. L’imprudence et le souhait inconscient ne sont que des fautes mineures face au hasard malheureux. »[4]
La séquence du rêve
Dans L’interprétation des rêves (Die Traumdeutung, 1900) Freud considère le rêve comme accomplissement d’un désir inconscient, le rêve nous permet d’accéder à l’inconscient à travers la façon dont il déforme nos pensées latentes dans le processus que Freud appelle le « travail du rêve ».
« Le rêve comme exécutoire, comme voie royale d’accès à ce réservoir des passions libidinales qu’est l’inconscient, tel est le cœur de cette révolution que reconnaitrons les surréalistes, et, à leur tête, André Breton (1896-1966). Pour autant, le fait est avéré, cette reconnaissance ne sera pas réciproque et Freud, si prompt à se plaindre du prétendu insuccès de sa Traumdeutung, ne parviendra ni à apprécier ni à comprendre ces écrivains et ces poètes pour qui le rêve et son interprétation constituent la grande aventure du siècle. »[5]
Séquence du film
La séquence de rêve est en évidence une scène qui évoque la psychanalyse. Cette séquence en collaboration avec Salvador Dali devrait initialement durer 20 min, Hitchcock sera contraint de fractionner le rêve en quatre parties pour n’obtenir qu’une partie de ce qu’il souhaitait. Grâce à l’analyse de ce rêve par Constance et le Dr Brulov (une parodie de Freud avec sa barbiche, ses cheveux blancs, sa pipe et ses lunettes ?) L’intrigue se dénoue et le spectateur trouvera toutes les réponses dans le dernier acte riche en obstacles dramatiques.
« Quand nous sommes arrivés aux séquences de rêve, j’ai voulu absolument rompre avec la tradition des rêves de cinéma qui sont habituellement brumeux et confus, avec l’écran qui tremble, etc. J’ai demandé à Selznick de s’assurer la collaboration de Salvador Dali. Selznick a accepté, mais je suis convaincu qu’il a pensé que je voulais Dali à cause de la publicité que cela nous ferait. La seule raison était ma volonté d’obtenir des rêves très visuels avec des traits aigus et clairs, dans une image plus claire que celle du film justement. Je voulais Dali à cause de l’aspect aigu de son architecture – Chirico est très semblable – les longues ombres, l’infini des distances, les lignes qui convergent vers la perspective… les visages sans forme…
Naturellement, Dali a inventé des choses assez étranges qu’il n’a pas été possible de réaliser… J’étais anxieux parce que la production ne voulait pas faire certaines dépenses. J’aurais voulu tourner les rêves de Dali en extérieurs afin que tout soit inondé de lumière et devienne terriblement aigu, mais on m’a refusé cela et j’ai dû tourner en studio. »[6]
Autre séquence importante dans le film est la scène de la descente à ski. Scène dans laquelle nous retrouvons la symbolique freudienne. « … À première vue, le trucage de la transparence est en effet énorme, aux limites du ridicule. On s’amuse irrésistiblement des génuflexions burlesques que miment les acteurs, en fait immobiles en studio, leurs visages filmés en gros plan alors qu’un film de paysage enneigé est projeté derrière eux. Pourtant, selon Dominique Païni, cette mécanique de la transparence très évidente et grossière pourrait assurer une fonction énonciative appuyée. Le mouvement des personnages est une descente, une descente interminable vers un gouffre, une descente interminable comme on le dit d’une cure, et au sens figuré, selon les principes symbolistes, une descente immobile dans les profondeurs de l’âme. La Montagne, la neige, la blancheur, tout induit d’autre part ce qu’on appelle dans un autre ordre de signification la transparence de l’air des cimes. La blancheur immaculée des pentes vient clore le laborieux et obscur dédale parcouru par Constance pour parvenir au secret intime de John. La neige est cette autre page blanche menacée par les zébrures des skis, zébrures renvoyant à la grille meurtrière de l’enfant refoulée dans l’inconscient de John. Cette étendue neigeuse s’identifie littéralement au souvenir-écran, surface disponible pour le spectacle empêché du refoulé. C’est ainsi la blancheur de l’écran qui s’impose ici dans son effet éblouissant, présageant les flashes rouges de Marnie. Finalement, c’est une affaire d’écriture. C’est sur la blancheur de cette page que doivent s’inscrire la clôture du récit et la résolution de l’énigme analytique. »[7]
En bonus ;-) un extrait du dialogue entre le Dr Constance Petersen et Antony Edwardes, pendant la scène du pique-nique, qui nous montre un Hitchcock avec un sens humour assez particulier, ou tout simplement anglais (?).
Constance Petersen : I think the greatest harm done the human race has been done by the poets
Anthony Edwardes : Oh, poets are dull boys, most of them, but not especially fiendish. (…diabolique)
Constance Petersen : They keep filling people’s heads with delusions about love… writing about it as if it were a symphony orchestra or a flight of angels.
Anthony Edwardes : Which is isn’t, eh?
Constance Petersen : Of course not. People fall in love, as they put it, because they respond to a certain hair coloring or vocal tones or mannerisms that remind them of their parents.
Anthony Edwardes : Or… or… sometimes for no reason at all.
Constance Petersen : That’s not the point. The point is that people read about love as one thing and experience it as another. Well, they expect kisses to be like lyrical poems and embraces to be like Shakespearean dramas.
Anthony Edwardes : And when they find out differently, then they get sick and have to be analyzed, eh?
Constance Petersen : Yes, very often.
Anthony Edwardes : Professor, you’re suffering from « mogo on the gogo » (W.C. Fieldism, acteur américain)
Constance Petersen : I beg your pardon!
[1] É. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la Psychanalyse, Éd. Librairie Arthème Fayard, Paris 2011, p. 1334.
[2] « Le cinéma selon Hitchcock » de Truffaut, Hitchcock et l’art, coïncidences fatales, Centre Pompidou, ed. Mazzotta, Milan 2000
[3] http://www.dvdclassik.com/critique/la-maison-du-docteur-edwardes-hitchcock
[4] http://www.cineclubdecaen.com/realisat/hitchcock/maisondudocteuredwardes.htm
[5] É. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la Psychanalyse, Éd. Librairie Arthème Fayard, Paris 2011, p. 1334.
[6] « Le cinéma selon Hitchcock » de Truffaut, Hitchcock et l’art, coïncidences fatales, Centre Pompidou, ed. Mazzotta, Milan 2000
[7] http://www.cineclubdecaen.com/realisat/hitchcock/maisondudocteuredwardes.htm
source : http://projets.iedparis8.net/wordpress/?p=5027
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