sâmbătă, 23 mai 2020

ORSON WELLES / CITIZEN KANE


L'HISTOIRE

Un vieil homme meurt seul dans son immense forteresse de Xanadu après avoir énoncé sa dernière parole : « Rosebud ». Une bande d’actualités rappelle les traits essentiels de son existence : homme immensément riche, propriétaire de quantité de journaux, collectionneur immodéré d’oeuvres d’art, Charles Foster Kane débuta sa carrière grâce à la fortune de sa mère. Marié à la nièce du président des Etats-Unis, un scandale mit fin à cette relation avant que son ex-femme et son fils périssent dans un accident d’avion. Sa carrière politique prit fin au même moment. Il épousa une chanteuse d’opéra, qui demanda également le divorce. Cette vie intéresse un directeur d’agences qui dépêche un de ses journalistes, Thompson, afin de connaître la signification du dernier mot prononcé par Kane. Pour ce faire, Thompson compulsera les mémoires de Thatcher, à qui la mère de Kane le confia pour parfaire son éducation, et interrogera les familiers ayant survécu au magnat de la presse. Des flash-back montreront ainsi les récits de Bernstein, qui contribua au succès du premier journal de Kane, l’Inquirer, Leland, ami intime et chroniqueur dramatique à l’Inquirer, mais que Kane finit par rejeter, Susan Alexander, la seconde épouse que Kane voulut transformer en chanteuse lyrique et Raymond, le majordome de Xanadu.

Thompson ne sait toujours pas à quoi renvoie Rosebud et quitte le château. Parmi les innombrables objets de Kane qui sont détruits, figure la luge que Charlie possédait au moment d’être séparé de sa mère par Thatcher. Sur la luge, on peut encore lire l’inscription peinte : "Rosebud".
 

ANALYSE ET CRITIQUE

Citizen Kane se présente au premier abord comme une œuvre hétérogène à laquelle le talent d’un homme serait seul capable de conférer sa parfaite cohérence. Une construction particulièrement éclatée se trouve ainsi canalisée par une rigueur formelle soulignant les lignes de force du film. Tel postulat de départ n’est pas sans présenter un écueil majeur, celui de l’inégalité. Le cinéaste ne choisit de conférer des bornes au foisonnement de son imagination que lorsqu’il l’estime indispensable, l’importance de chacune des parties prises en elle-même ne comptant pas autant que le dessein général. Cette approche ressemble à celle de l’interprète prêt à se couper la main si un passage particulièrement magistral devait être raté tandis qu’à d’autres moments il s’autorise à oublier une note dans tel ou tel accord. Mais l’interprète n’est pas à l’abri de l’erreur au moment de juger un passage de meilleure facture qu’un autre. De même Orson Welles, très sûr de son génie propre, est susceptible d’oublier qu’il doit servir une œuvre avant son intelligence.

Welles possède comme premier mérite d’inclure sa conclusion dans son amorce du film. Il est une règle universelle qui exige que l’exploitation naturelle du matériau contenu dans une introduction doit mener naturellement à la conclusion en suivant un cheminement purement logique. Welles pose dans son introduction une question à la seule aide des images enregistrées par sa caméra et d’un mot, "Rosebud", et y apportera réponse en se dispensant de toute parole cette fois lors des derniers instants du film. Citizen Kane, évoluant dans le monde du journalisme, est avant tout un objet cinématographique qui se laisse contempler pour ses images avant de se laisser écouter.
 
 
Les premiers plans distillent d’emblée le mystère : une pancarte filmé en gros plan "No trespassing", interdiction immédiatement transgressée par la caméra franchissant les grilles qui abritent un secret évident. Tel Léonard de Vinci, pris à la fois de crainte et d’une dévorante curiosité devant l’entrée opaque d’une grotte quelconque recelant forcément des trésors sans nom, Welles veut nous faire découvrir les arcanes souterraines de son monde. Se succèdent ensuite des plans d’un immense manoir situé sur une colline, la demeure se présentant imperturbablement au fond de l’image avec en ligne de mire une pièce éclairée tandis que monuments et objets divers se profilent à l’avant-plan. La narration est d’une aisance souveraine et traduit l’omniscience du conteur stimulé par l’importance du volume dans lequel s’inscrit l’action décrite. Le regard avance par une série de plans fixes resserrant l’échelle des plans. On se rapproche d’une fenêtre éclairée d’où la lumière disparaît un instant et on pénètre dans une pièce, la fenêtre se situant dorénavant à l’arrière-plan. Devant l’ouverture se détache une silhouette sur sa couche, une main tenant une boule de verre. Les lèvres de l’homme sont filmées en très gros plan et s’articulent pour prononcer le mot "Rosebud" avant que la boule tombe à terre. Le reflet d’une infirmière rentrant dans la pièce est distinguée dans la boule filmée en très gros plan d’abord (aspect brouillé de l’infirmière) puis dans une échelle inférieure, l’ensemble de la scène se profilant sur la boule.
 
Ces quelques instants constituent à eux seuls un précis de récit cinématographique. Tandis que la caméra franchit par paliers l’espace séparant la grille du manoir, ce procédé est totalement abandonné une fois le but atteint, la chambre à coucher de l’homme mourant. Arrivée à la fenêtre la caméra ne traverse pas cet obstacle par un effet technique comme cela sera le cas ultérieurement dans le film à de nombreuses reprises. Ce qui est derrière la fenêtre est immédiatement dévoilé en son intégralité par un contrechamp radical : le narrateur a le don d’ubiquité et n’a pas besoin de traverser la pièce pour en connaître le contenu, il se trouve d’emblée là où il a besoin d’être. Le changement de procédé ne crée aucun heurt avec le style employé auparavant mais flatte au contraire ce dernier par effet de contraste. Le mystère était progressivement exalté par l’avancée au cœur d’une architecture mystérieuse mais une fois que le suspense atteint son comble, Welles change de technique pour mieux dévoiler son secret. Il ne s’arrête pas là. Aux plans d’ensemble laissant voir soit de larges portions du manoir et de son environnement ou même l’ensemble de la pièce, il oppose de très gros plans de la maison dans la boule de neige ou des lèvres de Kane. A des plans cadrés de manière classique, en ce sens que la totalité des élément nécessaires à la compréhension de l’action soient clairement visibles, il oppose des points de vue inhabituels proposant une vision de l’action détournée : la chambre vue par l’intermédiaire de la boule tombée à terre. A une série de plans fixes de l’intérieur de la pièce, comme inamovibles dans leur certitude, il oppose un frénétique travelling arrière allant de la seule maison enneigée à la boule de verre située dans le creux de la main de Kane. Ce mouvement pourrait se présenter comme une négation du système narratif antérieur axé sur le passage du plus grand au plus petit. Il y a pourtant là encore une mise en valeur de la narration employée auparavant par effet de contraste, la hâte du mouvement traduisant la nécessité de recouvrer une échelle nécessaire à la compréhension humaine de l’action. Welles déploie d’emblée toute la palette dont il est capable (emploi d’échelles de plans extrêmes, dilatation de l’action et brutales accélérations, points de vue classiques et inhabituels, maîtrise de l’espace et du montage, notamment dans la pertinence de l’usage du champ/contre-champ). Tous ces outils se complètent dans la finition de l’œuvre et n’entrent jamais en conflit.
 
 
Cette omniscience du narrateur éclatera à nouveau lors de la conclusion du film dans un registre de virtuosité moins étendu toutefois puisqu’il s’agira alors principalement de longues arabesques décrites par la caméra au cœur des innombrables objets laissés par Kane. Embrassant là encore le plus d’espace possible, la caméra trouvera comme par sa seule volonté son but, une luge dont se saisit un manœuvre pour la livrer à la proie des flammes. L’œil de la caméra aura encore le temps de se rapprocher suffisamment de l’inscription que porte le jouet avant que l’action de la chaleur ne la fasse définitivement disparaître : "Rosebud", le mot qu’avait prononcé le mourant.

Cette symétrie parfaite portée par une forme souveraine n’est malheureusement pas l’apanage de l’intégralité du film. A cette séquence d’introduction en suit une autre, la fameuse bande d’actualités couvrant l’ensemble de la vie de Kane que regardent les journalistes. On peut songer à une ouverture d’opéra wagnérienne énonçant l’ensemble des leitmotivs qui seront repris tout au long du spectacle. Présenter en raccourci la vie de Kane ne possède néanmoins d’intérêt que si le matériau initial fait l’objet de variations capables de l’enrichir par l’apport d’un éclairage nouveau.

On apprend d’emblée que Kane a fait construire un opéra pour sa deuxième femme dont il n’avait de cesse de promouvoir la voix. Le film reviendra à deux reprises sur cet épisode, à travers le regard de Leland et celui de Susan elle-même dont les récits se succèderont en flash-back. Le scénariste Herman Mankiewicz (néanmoins récompensé par un Oscar, le seul obtenu par le film) et Welles ne tirent aucun avantage à ce que la même histoire soit racontée par deux narrateurs différents : formellement le récit est identique et les deux protagonistes insistent sur l’échec retentissant que fut la carrière lyrique de Susan. Le thème annoncé par l’ouverture (bande d’actualités) devait faire l’objet de variations dont l’objet est de serrer de plus en plus près son sujet, mais le narrateur contente de se répéter, et assez longuement qui plus est.
 
Il existe néanmoins un contre-exemple retentissant à cette faille de construction. La rupture de Susan avec Kane est également racontée successivement en flash-back par deux protagonistes différents, Susan elle-même et le majordome de Xanadu. Kane et Susan connaissent leur dernière altercation, et Kane, impuissant, regarde Susan quitter la pièce et s’éloigner en franchissant différentes ouvertures. Le spectateur ne devine l’éloignement progressif de Susan que par le bruit de ses talons sur le sol. Nous découvrons l’espace qu’elle traverse seulement lorsque Kane ouvre brusquement la porte de la pièce. Un premier contre-champ montre le désarroi de Kane avant que le plan suivant ne s’intéresse à nouveau à la progression de Susan, qui ouvre elle-même une nouvelle porte. C’est ainsi que s’achève le récit de Susan Alexander. En soi cette conclusion se révèle être un modèle de découpage : l’action est d’autant plus expressive que décrite avec une grande économie de moyens. La majesté du plan montrant le départ de Susan est mise en valeur par le léger retard avec lequel il est dévoilé. Lorsque tel est enfin le cas (Kane ouvre la porte), ce n’est que partiellement, la caméra revenant rapidement sur Kane. Le dernier plan cadrant Susan peut prendre toute sa dimension dans la mesure où c’est à ce moment que Susan ouvre elle-même une porte. L’architecture du château, avec sa succession régulière et harmonieuse de portiques diversement conçus, ne pouvait mieux qu’à ce moment accueillir le départ inexorable de Susan.
 
Welles nous laisse reprendre notre respiration et revient la discussion contemporaine entre Susan et Thompson. Ce dernier interroge ensuite le majordome dont les souvenirs font l’objet du flash-back suivant, qui débute de manière abrupte. Au moment où le majordome évoque lui aussi le départ de Susan, se fait entendre un cri tandis qu’une coupe franche fait apparaître le premier plan du flash-back. Le cri appartient à un perroquet blanc dont la silhouette barre véritablement le cadre dans sa diagonale avant de s’évanouir dans les airs. Le plan continue et on voit le majordome de dos regarder en direction de Susan qui franchit alors la porte donnant sur l’extérieur du château. A l’arrière-plan, la plage et l’immensité de la mer dont les vagues se font calmement entendre après les cris stridents de l’oiseau, ce qui dénote une utilisation magistrale de la bande-son (la qualité ce cette dernière constitue un des mérites souvent attribués en premier lieu au film). Le plan suivant use également de la profondeur de champ pour cadrer à la fois le majordome en amorce et une silhouette masculine tout au fond du couloir. Un troisième plan ne laisse aucun doute sur l’identité de cette dernière : il s’agit toujours de Kane regardant Susan partir. Welles choisit de couvrir la fin de la liaison entre Kane et Susan Alexander par deux personnages différents. Cela lui permet d’embrasser une variété et une étendue d’espace particulièrement vaste tout en épuisant totalement la substance de ce dernier. Lors du flash-back précédent, le contre-champ sur Kane avait permis de magnifier durablement le plan de Susan dans le couloir. Ce dernier est dorénavant perçu à partir de son extrémité opposée, comme si la narrateur estimait ne pas encore avoir tout dit à son sujet la première fois. Montrer d’emblée le couloir sous deux angles aussi extrêmes aurait pu relever du caprice du réalisateur se voulant par trop omniscient. Montrer la scène du point de vue du majordome procède par contre d’une démarche fort logique permettant de déguiser la volonté évidente de Welles de tout dire sur les sujets abordés.
 
La construction en flash-back remplit ici son office car elle autorise une variation sur ce qui avait déjà été dit auparavant en ménageant un nouveau point de vue. Plus précisément, la rupture était déjà connue lors du flash-back précédent mais peut-être vue dans toute sa continuité grâce à la présence du majordome qui assure sa fluidité à la narration. La variation est d’autant plus riche qu’elle fonctionne à deux niveaux différents. Elle complète un énoncé déjà connu (nouveau plan du couloir et son architecture fabuleuse) tout en l’opposant à un élément inédit, le monde naturel. Le premier plan intègre en effet le majordome regardant arriver Susan entre un oiseau exotique et l’étendue de la mer. Citizen Kane ne possède que peu de rapports avec le genre pastoral, et la mer n’est visible qu’à un seul autre moment du film (le pique-nique) mais force est de constater la réussite de l’entreprise. L’ampleur de la vision, sa respiration apaisée (bruit de vagues), son caractère insolite (le perroquet) relèvent bien du travail d’un esthète ; le plan pourrait d’ailleurs provenir directement du Pandora d’Albert Lewin, qui se plaisait également à mélanger nature et culture dans son film. Le trouble perceptif instauré par cet échange formel entre champ/contre-champ dans le couloir, opposition nature/architecture du palace, atteindra son point culminant lorsque Kane s’engage à son tour dans le couloir et se reflète lors de deux plans successifs dans des miroirs. Le premier effet montre Kane s’éloigner vers l’arrière plan le long d’immenses colonnes évoquant celles de la Madone au long cou du Parmesan alors que le spectateur a conscience que l’homme continue d’emprunter le couloir ; le second montre son reflet et celui d’un portail démultipliés à l’infini. Force est de constater que peu de cinéastes ont mené à d’aussi extrêmes conséquences leur réflexion sur le rapport de l’art à l’espace-temps. Nous avons bien là affaire à l’une des cimes de l’histoire du cinéma.
 
Il reste à déplorer que la justesse du style employé à décrire cette action ne se retrouve que parcimonieusement dans le restant du long métrage, dont la faiblesse de construction d’ensemble a déjà été évoquée. Welles se montre très autoritaire dans sa forme et entend imposer celle-ci au sujet davantage que l’inverse. La subtilité du propos est sans cesse déparée par l’artifice des procédés. Le franchissement de la fenêtre de la chambre de Xanadu au début du film était exécuté par un recours élémentaire au champ/contre-champ, un des moyens d’expression de base du cinéma. Welles ne se montre pas assez souvent enclin à opérer de tels retours aux sources et préfère affronter les difficultés de manière frontale. Les verrières du cabaret de Susan Alexander seront désormais franchies allégrement par la caméra qui montre ainsi sa puissance. Si l’effet technique n’est pas en soi critiquable, il le devient lorsqu’il déforme le médium cinématographique.

Le recours à la profondeur de champ est omniprésent dans Citizen Kane. Comme pour le flash-back, c’est la systématisation du procédé plus que le procédé lui-même qui marque une date dans l’histoire du cinéma. On sait que dès l’invention de cet art, les objectifs étaient tous à champ profond et imposaient une très grande profondeur de champ. C’est avec l’apparition d’objectifs plus lumineux en raison de problèmes de sensibilité de pellicule que la profondeur de champ a diminué. Ce devait être un magnifique défi pour Gregg Toland, expérimentateur né, que de participer avec Citizen Kane à sa réintroduction en force. Un plan devenu à ce titre exemplaire est celui de la découverte de la tentative de suicide par Kane. L’image montre en amorce le verre et la fiole tandis que Kane force la porte à l’arrière-plan, Susan respirant avec difficulté sur sa couche faisant office d’intermédiaire. On sait que ce plan n’a pas été effectué en une seule prise mais que la mise au point a été successivement faite sur les différents composants du plan avant intégration dans une image unique. La connaissance de l’artifice ne déçoit qu’au regard du résultat obtenu, un plan alourdi par son contenu plutôt qu’enrichi par ses différents niveaux de lecture possibles. Le spectateur ne dispose d’aucune liberté dans son analyse, le narrateur virtuose ayant déjà intégralement effectué celle-ci. La fiole écrase l’avant-plan de l’image qui ne laisse aucune place au vide, comme si ce dernier ne pouvait posséder aucune valeur expressive. Pourtant, ainsi composé, le tableau ne dégage qu’une impression de lourdeur et de malaise. Celui-ci ne saurait renvoyer à la déchéance de Susan tant l’on sait que le caractère de l’action décrite n’est souvent que piètrement servi par une mise en images adoptant la même humeur.
 
L’enfance de Kane qui fait l’objet des mémoires de Thatcher connaît le même problème. La séquence débute par des images élégiaques, le jeune Charlie Kane s’ébattant dans la neige avec sa luge. La composition de ces plans est presque abstraite, le jeune garçon vêtu sombrement se détachant sur un fond blanc immaculé à la manière d’horizontales et de verticales élémentaires au fil de ses jeux. La musique de Bernard Herrmann est alors tout simplement déchirante (ce n’est le cas à aucun autre moment du film) et préfigure sa partition pour L’Aventure de Mme Muir de Joseph L. Mankiewicz, le frère du scénariste de Kane. Cette sereine vision est interrompue par la soudaine intrusion de la mère de Charlie dans le cadre et un travelling arrière fait comprendre que le point de vue se situait à l’intérieur de la maison familiale. Les jeux du garçon seront désormais perçus en arrière-plan tandis que son proche avenir est débattu dans le foyer. Le contraste entre avant et arrière-plan illustre la violation du monde de l’enfance jusque-là à l’abri du trouble, mais encore une fois l’intégration de la mère, soudain écrasée en amorce du plan, n’échappe pas au reproche de virtuosité gratuite.

Selon le système hollywoodien classique, la profondeur de champ permet aux acteurs de se mouvoir librement dans l’espace sans mouvements de caméra intempestifs. Ainsi dans le cinéma de John Ford, réalisateur qu’admirait Welles, l’espace enveloppe les acteurs ainsi auréolés d’une aura mystérieuse (My Darling Clementine, The Searchers) et possède une valeur autonome. Chez Welles, ce n’est pas l’espace qui accueille les personnages mais ce sont ces derniers qui s’imposent. Loin de posséder une valeur propre, l’espace ne fait que souligner la distance plus ou moins importante séparant ces personnages, comme si le réalisateur se montrait fier de réinventer le système de perspective dégagé dès la Renaissance.
 
Ainsi lors de la scène du banquet célébrant le succès de l’Enquirer, nous voyons Leland et Bernstein converser à l’avant-plan tandis que les festivités se déroulent derrière eux. Le premier plan voit s’écraser le corps de Bernstein en amorce de l’image tandis que Kane danse avec des call-girls dans la salle. Le plan suivant adopte un point de vue opposé et c’est Leland qui s’impose au premier plan. Pourtant Kane est toujours vu en train de danser dans le reflet d’une vitre. Il y a un incontestable effet de surprise à toujours pouvoir contempler l’intégralité de la scène alors que la caméra tourne le dos aux festivités. Cette gestion ingénieuse de l’espace n’en est pas moins alourdie par une présence des personnages asphyxiant le cadre au lieu de le mettre en valeur. Car même lorsqu’il ne filme pas l’espace dans son ensemble, Welles cède à la tentation du gros plan sur les visages, qui donne véritablement l’effet d’être très gros sans que la raison d’être s’en fasse sentir (Leland en train de chanter en regardant la fête, Bernstein se trouvant juste derrière lui ; dialogue entre Kane allant et venant librement au fond de la pièce, et Thatcher et Bernstein situés en amorce du plan, lors de la crise de 1929).

Cette survalorisation de l’humain implique également une tendance à renoncer aux angles plats au profit de plongées ou contre-plongées. La plongée traduira souvent l’exaltation (le discours de Kane contre Getty) tandis que la contre-plongée enregistrera les périodes de doute et d’échec (le même Kane filmé après que l’on ait aperçu Getty écouter dans l’ombre le discours, demande de mutation de Leland à Kane après la débâcle électorale, la destruction de la chambre après le départ de Susan par Kane).
 
En définitive, Welles semble considérer que les visages produisent sens par eux-mêmes et qu’il suffit de filmer cette apparence pour obtenir ce sens. L’espace est ainsi nié en tant que tel et n’est employé que pour valoriser les personnages. Ford et toute la tradition classique percevait les individus comme faisant partie d’une totalité autrement plus vaste qu’eux-mêmes : l’écorce humaine n’est pas autosuffisante et ne prend toute sa dimension que lorsque l’intégration au sein de l’espace qu’elle occupe est soulignée par la mise en images. Welles rompt avec cette tradition plus qu’il ne la perpétue. Sa volonté d’explorer systématiquement le langage cinématographique jusque dans ses derniers retranchements lui a valu le qualificatif de baroque. L’école baroque à ses origines n’était pourtant pas négation du passé mais seulement prolongement de ce dernier vers quelque chose d’autre. Rubens au sommet de sa démesure faite d’un mélange de dynamisme et de monumentalité n’oubliait pas la grâce qu’il avait trouvée chez Titien. Welles ne se souvient de son passé que par intermittence et se perd souvent dans des recherches formelles gratuites.

L’adéquation des moyens avec le dessein poursuivi se pose particulièrement au regard de la thématique du film. Citizen Kane ne raconte pas l’histoire d’un homme qui regrette de ne pas s’être fait tout seul mais celle d’un homme privé d’enfance. Le récit consacré à l’enfance de Kane s’achevait par deux plans montrant la luge du jeune Charlie progressivement ensevelie sous la neige. Ce sera cette luge qui motivera les seuls pleurs de Kane durant tout le film, lorsqu’il tient la boule de verre après le départ de Susan, ainsi que nous le comprenons lors du travelling final sur l’inscription Rosebud. Le basculement du film dans le registre de l’émotion liée à la nostalgie de l’enfance ne manque pas de surprendre. Citizen Kane, un des grand films sur le paradis de l’enfance ? Certes non, tel propos a été considérablement mieux servi par des cinéastes autrement plus sincères dans leurs recherches formelles. Nicolas Roeg constitue à cet égard un modèle de cinéaste dit "intellectuel" qui dans l’unique flash-back concluant son Walkabout s’est montré capable de conjuguer puissance de l’expression et justesse de sentiments sur la thématique de l’enfance perdue à jamais.
 
Citizen Kane restera placé sous le sceau de l’hétérogénéité, mélange fascinant de sublime et de bric-à-brac. Sa réputation extrêmement flatteuse, une première place rarement disputée au sein des listes prétendant recenser les meilleurs films de l’histoire, démontre d’une certaine manière le talent universel d’Orson Welles, qui se sentait depuis toujours capable de réussir pleinement dans tout ce qu’il entreprenait (musique, peinture...). Or Welles était également un orateur de premier ordre, ainsi que le démontre le succès presque inespéré cette fois de la retransmission radiophonique de la Guerre des mondes. Et c’est bien son art rhétorique consommé qui justifie cette première place. Citizen Kane ne constitue pourtant qu’une étape vite dépassée pour son réalisateur lui-même qui dès son deuxième opus, La Splendeur des Amberson, optera pour une mise en images d’un somptueux classicisme comme si la leçon de la séquence de la luge dans Citizen Kane s’était étendue à l’intégralité du long métrage. Certes, Welles restera un cinéaste baroque dans l’âme et cherchera toujours à se satisfaire lui-même dans son cinéma. La première apparition de l’acteur dans le tardif Une histoire immortelle, en contre-plongée dans une diligence, appartient pleinement au monde intérieur du réalisateur de Citizen Kane. C’est cette ambiguïté constante, cette séparation entre l’artiste talentueux et le simple homme de spectacle, qui restera la plus grande entrave à la fortune critique à très long terme d’Orson WellesPar Damien Ziegler - le 21 octobre 2004
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Citizen Kane

 
Voir : photogrammes
Avec : Orson Welles (Charles Foster Kane), Joseph Cotten (Jedediah Leland), Dorothy Comingore (Susan Alexander Kane) Everett Sloane (Mr Bernstein), Georges Coulouris (Walter Parks Thatcher) 1h59.



 
 Résumé de Jacques Lourcelles :
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Sur la grille entourant le domaine de Xanadu un panneau porte l'inscription "no trespassing" (défense d'entrer). A l'intérieur du château, meurt un homme solitaire. Il laisse tomber une boule de verre contenant une maisonnette enneigée et prononce le mot "Rosebud " (bouton de rose). Une infirmière recouvre son corps.
Une bande d'actualités cinématographiques résume la vie et la carrière de cet homme, Charles Foster Kane en quelques séquences. Kane, vivant dans la somptueuse demeure qu'il s'était fait construire, Xanadu, qui devait d'ailleurs rester inachevée, y avait entassé d'innombrables pièces de collection, et notamment des sculptures qu'il laissait le plus souvent dans leurs caisses, sans les ouvrir. Il possédait trente-sept journaux, une chaîne de radio, des immeubles, des navires, etc. En 1968, sa mère, hôtelière, reçut en paiement d'un débiteur un titre de propriété concernant une mine d'or abandonnée au Colorado. Elle contenait un filon fabuleux et se révéla être la troisième mine du monde. Au cours de ca carrière publique, Kane fut qualifié tantôt de communiste, tantôt de fasciste : lui se disait simplement américain. De 1895 à 1941, il adopta toutes les positions politiques, fut tour à tour aimé et haï. Sa première femme, nièce du président des Etats-Unis, divorça en 1916 et mourut deux ans plus tard avec leur fils dans un accident d'avion. Kane épousa ensuite une chanteuse d'opéra, Susan Alexander, pour laquelle, il construisit l'opéra de Chicago. Leur mariage se termina aussi par un divorce. Briguant en 1916 le mandat de gouverneur de l'état de New York, il ne fut pas élu. Un scandale dans sa vie privée (on l'avait vu en compagnie d'une chanteuse, celle-là même qui fut plus tard sa seconde épouse) lui enleva toutes ses chances. Après la crise de 1929, son empire fut entamé. Il affirma à la radio qu'il n'y aurait pas la guerre. Il devint un vieillard que l'on n'écoutait plus et mourut à 70 ans.
Après avoir visionné la bande d'actualités, le directeur de l'agence qui l'a produite donne pour mission à l'un de ses journalistes, Thompson, d'enquêter sur le sens du dernier mot prononcé par Kane : "Rosebud". Thompson se rend d'abord dans le cabaret de Susan Alexander à Atlantic City. Ivre, elle refuse de le recevoir. Thompson est ensuite autorisé à lire le manuscrit des mémoires de Thatcher, le tuteur de Kane.
Premier flash-back. En 1871, contre la volonté de son père, la mère de Kane avait confié l'enfant à Thatcher qui gérait sa fortune. Le petit Charles avait repoussé et frappé Thatcher avec son traîneau. Il était désespéré de devoir quitter ses parents. A vingt-cinq ans, ayant été renvoyé de nombreux collèges, il possédait la sixième fortune du monde. Parmi toutes ses possessions, la seule qui l'intéressait vraiment est le petit journal, L'Inquirer qu'il va diriger personnellement selon des méthodes nouvelles. L'Inquirer dénoncera tous les scandales, y compris celui d'une compagnie de chemin de fer dont Kane est l'un des principaux actionnaires. En 1929, il renoncera à tous ses journaux. "Si je n'avais pas été riche, dit-il, j'aurais pu devenir un grand homme ".
Retour au présent. Thompson va trouver Bernstein, le bras droit de Kane.
Deuxième flash-back. Bernstein évoque la reprise en main par Kane de L'Inquirer. Kane s'installe dans les bureaux du journal pour y vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il écrit et publie une déclaration de principes dans laquelle il jure d'être le champion des droits du citoyen et de toujours dire la vérité. Le tirage de L'Inquirer dépasse bientôt celui de son rival du Chronicle. Un grand banquet, agrémenté de girls venant faire leur numéro, fête le succès du journal. Kane achète en Europe le plus gros diamant du monde. Il épouse Emily Norton, nièce du Président des Etats-Unis.
Retour au présent. Bernstein émet l'hypothèse que Rosebud est peut-être quelque chose que Kane avait perdu. Il conseille à Thompson d'aller interroger Leland, condisciple et meilleur ami de Kane avant leur brouille. Thompson se rend à l'hôpital Huntington où Leland réside désormais. Celui-ci déclarera notamment à Thompson, à propos de Kane : "Ses actes étaient brutaux (…) Il avait une sorte de grandeur (…) Il ne livrait jamais rien de lui-même (…) Il avait des quantités d'opinions différentes".
Troisième flash-back. Leland évoque la vie conjugale de Kane avec sa première femme. Ils ne se voyaient qu'au petit déjeuner. Emily reprochait à son mari de passer tout son temps au journal et d'y publier des attaques contre son oncle, le président.
Retour au présent. Commentaire de Leland : "Kane voulait de l'amour mais il n'en avait pas à donner".
Quatrième flash-back. Leland évoque la rencontre de Kane, une nuit dans la rue avec une inconnue, Susan Alexander, qui avait mal aux dents et l'avait invité chez elle. Elle travaillait dans un magasin au rayon musique. Elle voulait devenir chanteuse. Durant sa campagne électorale, Kane traîne dans la boue son adversaire Gettys. Celui-ci veut obliger Kane à renoncer à sa candidature sous la menace de révéler sa liaison avec Susan ; Kane refuse. Gettys fait publier un article sur cette liaison. Kane est abandonné par sa femme et perd l'élection. Leland, qui tient la rubrique dramatique de L'Inquirer reproche à Kane de vouloir concéder par charité aux travailleurs des droits que ceux-ci méritent de gagner par eux-mêmes. Il lui reproche aussi de ne s'intéresser qu'à lui-même. Les deux hommes ne se parleront plus pendant des années et Leland demande à être muté à Chicago. Kane épouse Susan et construit pour elle l'opéra de Chicago. Elle fait ses débuts dans Salammbô. Faisant le compte-rendu de la première, Leland écrit qu'elle n'est qu'un amateur sans aucune compétence. Complètement ivre, il s'endort sur sa machine, Kane achèvera l'article à sa place dans la même veine avant de renvoyer Leland avec un chèque de 25 000 dollars.
Retour au présent. Commentaire de Leland : "Il a voulu prouver qu'il était encore honnête". Thompson se rend à nouveau chez Susan et réussit à la faire parler.
Cinquième flash-back. Susan évoque les pénibles leçons de chant auxquelles Kane la contraignait. C'était lui et non elle qui voulait qu'elle devienne une diva. Après l'échec de sa première à Chicago, elle hurle contre l'article de Leland, lequel renverra par la suite à Kane le manuscrit de sa déclaration de principes. Kane oblige sa femme à continuer sa carrière de cantatrice à travers l'Amérique et la soutient par de bons articles publiés dans les journaux. Après une tentative de suicide de Susan, il renonce à la faire chanter. Tous deux vivent seuls dans l'immense et lugubre Xanadu qu'il vient de se faire construire. Susan fait et refait un gigantesque puzzle. Un pique-nique organisé en grande pompe au bord de la mer sera encore plus lugubre. Les deux époux se disputent. Susan fait ses malles.
Retour au présent. Pour en savoir plus sur Rosebud qui ne lui dit rien, Susan conseille à Thompson d'interroger Raymond, le majordome de Xanadu, qui a travaillé onze ans au service de Kane. Il consent à parler contre la somme de 1 000 dollars.
Sixième flash-back. Après le départ de Susan, Kane saccage tout dans la chambre de celle-ci puis, tenant la boule de cristal dans la main, murmure, "Rosebud ".
Retour au présent. Le majordome n'a rien d'autre à dire sur Rosebud. Les photographes prennent sous tous les angles Xanadu et les gigantesques collections de Kane. On brûle de vieux objets, parmi lesquels le traîneau du petit Charles, portant cette inscription que personne, sauf son propriétaire n'aura lu "Rosebud ". Sur la grille de Xanadu, il y a toujours ce panneau "No trespassing ".
 
Au début de Citizen Kane la caméra monte au dessus d'une grille sur laquelle figure "No trespassing", transgressant ainsi l'espace personnel de Kane au moment de sa mort, moment intime par excellence. A partir du dernier mot prononcé, "Rosebud" va s'enclencher une enquête, une chasse. Seul le spectateur apprendra finalement ce que signifie ce mot car l'enquête menée dans le film échoue. Dans les milliards de caisses laissées à la mort de Kane, des ouvriers viennent faire du vide et jettent des caisses au feu : sous une luge, sur laquelle jouait Kane enfant on distingue le mot "Rosebud". La luge est brûlée et l'on suit le parcours des flammes et la fumée qui s'échappe. Se clôt ainsi la vie d'un homme et l'on repasse à l'extérieur du domaine. On ne peut deviner la vie d'un homme en essayant de mieux connaître son intimité. Seul l'art permet de l'approcher.
Welles, cinéaste moderne, privilégie l'art à la beauté. Il ne cherche pas tant à mettre en œuvres les moyens de décrire les mystères et la plénitude d'un être, en fait à imiter la nature humaine, qu'à exposer les moyens de la création. Comme Cézanne, il veut " rendre visible l'activité organisatrice du percevoir ". Comme dans l'art moderne encore, son cinéma requiert une intervention plus active du spectateur qui ne doit plus se contenter de reconnaître globalement l'image décrite mais s'intéresser au processus de création.
Sinon, comme le remarque Jacques Lourcelles, on s'aperçoit que le personnage principal, Kane, présenté comme puissant et excessif, se révèle rapidement assez vide. Pour le critique, le personnage n'est pas du tout à la hauteur de la subtilité structurale du film et manque singulièrement de substance. Kane est une baudruche vide dont la principale réalité vient d'un élément extérieur : la clé qu'il entretient avec des personnages existants. Le premier est William Randolph Hearst qui vivait avec l'actrice Marion Davies dans le château de San Simeon. Cette première clé avec un magnat de la presse et un manipulateur de l'opinion américaine donne au film une certaine valeur sociologique. D'autres personnages peuvent également servir de clé à Kane : James Brulatour, le patron de Kodak, qui s'obstina à vouloir faire de sa femme, la comédienne Hope Hampton, une grande cantatrice. On peut aussi également citer Basil Zaharoff et Howard Hughes. Un cinquième personnage clé est Welles lui-même : mégalomane, volonté constante de s'affirmer devant soi même ou à la face du monde, tentation et fascination de l'inachevé.
Pour Lourcelles, seule compte ainsi la construction du film, laquelle renferme pour lui trois éléments nouveaux :
  • Tout d'abord une sorte de sommaire du film apparaît dès le début, dans la bande d'actualité, résumant la vie et la carrière de Kane. Ce faisant, elle indique les principaux points que développera l'intrigue.
  • Deuxième élément nouveau l'utilisation systématique et multiple du flash-back. Ces flashes-back émanent de cinq personnes différentes.
  • Troisième élément nouveau : le fait que, si la plupart des séquences contenues dans les flashes-back se complètent, comme il est normal, quant aux événements qu'elles racontent, certaines se répètent et donnent plusieurs points de vue sur le même événement : la première de "Salambo" par exemple est racontée par Leland (quatrième flash-back) et par Susan (cinquième flash-back).
Lourcelles remarque toutefois que la construction, très novatrice n'est cependant pas sans faille, ni sur le plan de la cohérence ni sur celui de l'équilibre des parties. Après avoir montré uniquement des témoignages, des écrits des bandes d'actualité, Welles renie son procédé et redevient un véritable narrateur Dieu pour révéler dans la dernière séquence et par le moyen d'une narration directe, le sens de "Rosebud". D'autre part l'importance accordée à la description de Kane comme Pygmalion raté (dans ses relations avec sa seconde épouse) paraît très excessive par rapport à tous les autres aspects de la vie de Kane.
En opposant ainsi psychologie au rabais et trucs de mise en scène, Lourcelles, analyste remarquable du cinéma classique mais contempteur du cinéma contemporain, ne peut qu'être déçu par le film. Pour en saisir la beauté, mieux vaut ainsi se référer à Gilles Deleuze qui s'appuie sur les trois scènes avec profondeur de champ pour dégager le message du film, plus conceptuel que psychologique.
La première et la troisième scène ont été décrites par André Bazin qui, le premier, théorisa la profondeur de champ :
  • Kane enfant joue dans la neige. La caméra le regarde, recule, entre par la fenêtre dans le chalet, emprisonnant ainsi le gamin dans un cadre de plus en plus petit. Puis elle continue son mouvement et découvre les parents de Kane qui sont en train de le confier à Thatcher. Une fois la transaction signée, un travelling avant nous rapproche de la fenêtre : le père vaincu baisse la tête ; le jeune Kane joue toujours.
  • Kane marche vers le bureau de Leland après la représentation à l'Opéra où Susan s'est montrée exécrable, il sait que l'intégrité de Leland consommera une rupture définitive entre eux.
  • la scène du suicide, où Kane entre violemment par la porte du fond, toute petite, tandis que Susan se meurt dans l'ombre, en plan-moyen, et que le verre énorme apparaît en gros plan.
Lourcelles accepte en grande partie l'analyse de Bazin. Celui-ci, liait la profondeur de champ à la notion de plan séquence et concluait à un emploi réaliste, global, synthétique et totalisant, de l'espace cinématographique. Lourcelles réfute seulement le terme réaliste, certes inacceptable.
Mais Lourcelles ramène l'utilisation de la profondeur de champ à un usage psychologique : Welles enfermerait la réalité dans un cadre dont la rigidité, l'extrême artifice, le caractère contraignant et figé correspondrait aux sentiments qui s'imposent aux personnages.
Ainsi Le plan-séquence de la scène d'enfance synthétiserait les rapports de force : la fenêtre emprisonnant le gamin dans un cadre de plus en plus petit. La profondeur de champ opposerait l'extérieur, l'espace de l'enfant, la liberté à l'intérieur, l'espace des adultes, le lieu des contraintes. Lorsque le père vaincu baisse la tête, le jeune Kane joue toujours mais la boucle est bouclée, Kane entre dans le monde adulte : les plans suivants montreront Kane frappant Thacher avec son traîneau.
Dans la troisième scène, la profondeur de champ serait employée de façon à désamorcer tout effet de suspens. L'utilisation d'un montage parallèle montrant alternativement Susan agonisant et Kane affolé aurait accru un suspens qui n'a aucune raison d'être : Susan est déjà brisée et irrémédiablement éloignée de Kane: le premier plan vient continuellement rappeler le poids du suicide et rendre vaine l'agitation de Kane. Lourcelles rappelle que cette scène, considérée comme l'exemple parfait du plan-séquence avec profondeur de champ, résulte d'un trucage à l'intérieur de la caméra. Le plan fut d'abord filmé avec le point fait sur l'avant plan éclairé, tandis que l'arrière-plan était noir et invisible, puis on a rembobiné la pellicule pour refilmer le plan avec l'avant plan noir et l'arrière plan éclairé.
Gilles Deleuze mesure d'abord l'apport de Welles à l'aune de la révolution qu'a connu la peinture entre le XVIème et le XVIIème siècle passant de l'âge classique à l'âge baroque. Selon Wölfflin, l'une des six caractéristiques de ce passage est justement le passage d'une composition par plans parallèles et successifs, chacun autonome à une organisation suivant une diagonale qui permet à tous les plans de communiquer dans une impression d'ensemble.
En redoublant la profondeur de champ avec de grands angulaires, Welles obtient des grandeurs démesurées du premier plan jointes aux réductions de l'arrière-plan qui prend d'autant plus de force ; le centre lumineux est au fond, tandis que des masses d'ombre peuvent occuper le premier plan, et que de violents contrastes peuvent rayer l'ensemble ; les plafonds deviennent nécessairement visibles soit dans le déploiement d'une hauteur, elle-même démesurée, soit au contraire dans un écrasement suivant la perspective. C'est là que le terme de baroque convient littéralement ou de néo-expressionnisme.
Le temps n'est plus subordonné au mouvement mais le mouvement au temps. Gilles Deleuze attribue surtout une fonction bien particulière à la fonction de la profondeur de champ chez Welles : explorer chaque fois une région du passé. Les images en profondeur expriment des régions du passé, chacune avec ses accents propres ou ses potentiels, et marquent des temps critiques de la volonté de puissance de Kane.

Ainsi dans la deuxième scène décrite plus haut, lorsque Charles marche vers le bureau de Leland après la représentation à l'Opéra où Susan s'est montrée exécrable, il sait que l'intégrité de Leland consommera une rupture définitive entre eux. La profondeur de champ fait que c'est dans le temps qu'il se meut, il occupe une place dans le temps plutôt qu'il ne change de place dans l'espace.
Outre la profondeur de champs, Welles obtient des images-temps directes dans les deux séquences suivantes :
  • Dix années se sont engouffrées dans le champ contre-champs dans lequel Kane âgé répond " bonne année " à un Theacher jeune qui vient de lui souhaiter "joyeux Noël ".
  • Le fréquentatif qui symbolise l'étiolement des relations entre Charles et sa femme incarnée dans la séquence des petits déjeuners. Les époux sont d'abord proches autour d'une petite table décorée de fleurs puis de plus en plus loin autour d'une table de plus en plus grande et de plus en plus sévère.
Analyse de la première séquence par Youssef Ishaghpour :
"
Précédée d'un motif musical lugubre, d'un fondu noir, l'image apparaît : un écriteau fixé sur une grille "No trespassing" . Il est cadré de gauche à droite, sur un fond de brume grisâtre, vaporeux. Commençant à monter lentement, la caméra panote légèrement cadrant la grille de face, et -tandis que le motif musical reprend plus bas, plus lentement, dans un fondu enchaîné, une autre grille aux mailles plus larges se superpose et remplace la première. Le même mouvement de monté continue et un autre fondu enchaîné fait apparaître une autre grille ; celle-ci de fer forgé avec un dessin floral, plus proche que les autres et très noire sur fond blanc.
La caméra monte toujours et, dans un autre fondu enchaîné, beaucoup plus long, c'est, axé de gauche à droite que le haut du portail devient visible avec un gigantesque K, se profilant devant le lointain château sur une colline, au fond, sous un ciel de nuages et entouré de brouillard, cependant que du sein même du premier thème musical un deuxième thème s'élève avec la même sonorité grave et enrouée et qu'un roulement de tambour met fin à son déploiement.
Avec l'apparition du château sur la colline, nous sommes à l'entrée de l'imaginaire. De nouveau la caméra, soumise aux mêmes impératifs d'approche graduelle, va s'avancer, dans une série de vues différentes du château vers la seule fenêtre éclairée qu'on verra toujours au même endroit dans l'image jusqu'à ce qu'elle en devienne le centre. L'apparition du château au lointain avait été annoncée musicalement par un autre thème comme un lamento. Il resta avec sa fenêtre éclairée, à la même place tandis que l'image se transforme par fondu enchaîné, bougeant légèrement dans cette surimpression du même sur le même qui lui donne quelque chose de fantomal et de spectral. Au premier plan de la nouvelle image, sous les feuillages d'un arbre, le motif plastique des grilles continue avec les barreaux d'une cage qui enferme deux petits singes, comme pour marquer la vanité de ce château qui s'élève au loin. Si celui-ci est resté à la même place, sans changement d'angle et sans qu'il se soit rapproché, c'est qu'il s'agit d'une avancée qui ne diminue pas la distance et donne l'impression d'un lointain hanté. Le Château réapparaît dans un fondu enchaîné, à la même place mais à l'envers et reflété dans l'eau, derrière deux gondoles noires aux formes funèbres. Le brouillard est devenu plus dense et s'avance lentement vers le fond. Peu à peu une autre image devient visible : un pont-levis avec la statue d'un chien est au seuil de ce domaine de la mort. Dans le plan suivant en contrebas du château, un terrain vague avec une caisse éventrée et un petit drapeau suggérant l'arrêt d'un travail, à la fois la ruine et l'inachèvement...
critique du DVD
Editeur : Montparnasse
Test du DVD
critique du DVD
Dans le coffret RKO, octobre 2010, 25 DVD : 100 €
ou édition simple 10€
Présentation de Serge Bromberg.
2h05.



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