duminică, 24 mai 2020

Roman Polanski / chroniques I

TESS

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Roman Polanski adapte Thomas Hardy dans une oeuvre imparfaite mais formellement somptueuse dans son souffle romanesque.
Peu avant sa mort dans le fait divers que l’on sait, l’actrice Sharon State s’était enthousiasmée à la lecture du classique de Thomas Hardy Tess d’Urberville  (recommandé judicieusement par des amis la voyant bien dans le rôle-titre) et, avant d’aller accoucher à Los Angeles, avait laissé un exemplaire à son époux Roman Polanski avec une note lui disant que cela ferait un bon film. Polanski, encore endeuillé, ne daignera lire l’ouvrage que quelques années plus tard et captivé à son tour cherchera à en tirer une adaptation. Exilé en France suite à son affaire de mœurs aux Etats-Unis, son ambition se croise à celle du producteur français Claude Berri cherchant à sortir une grande production internationale signée Polanski. Débute alors une grande aventure humaine où la maniaquerie de Polanski et les divers dépassements de budget mettront à mal les finances de son mécène Berri, ce dernier laissant pourtant une totale liberté artistique à l’artiste polonais et n’intervenant jamais sur le tournage. Les paysages du Dorset dépeints par Hardy n’existant plus dans une Angleterre dont l’espace rural s’est modernisé (et les soucis judiciaires de Polanski empêchant un tournage en Grande-Bretagne d’où il risque l’extradition), le tournage se fera en France entre la Normandie et la Bretagne, où le cadre correspond encore à ce que devait être la campagne anglaise du XIXe (moyennant quelques ajustements de l’équipe technique). Tous ses efforts, la sensibilité de Polanski et la trouvaille miraculeuse de la Tess idéale en la personne de Nastassja Kinski (dix-sept ans à peine à l’époque) n’aboutiront certes pas à l’adaptation parfaite (une première muette datant de 1922) mais donneront néanmoins un bien beau film.


Tess d’Urberville est souvent considéré comme le chef d’œuvre de Thomas Hardy, celui où s’entrecroisent le mieux l’imagerie, l’atmosphère et les thèmes qui caractérisent ses ouvrages. On retrouve ainsi cet attachement et cette minutie dans la description du monde rural et des différents travaux y étant rattachés (Les ForestiersLoin de la Foule déchaînée…), tout comme le pouvoir et l’omniscience de la Nature annonçant, soulignant ou accompagnant le drame en marche. La noirceur et le pessimisme typiques de l’auteur y sont également des plus prononcés à travers ce destin si funeste pour Tess et le poids moral de cette Angleterre Victorienne ainsi que l’opposition constante entre Nature et Morale (Jude l’Obscur évidemment) ont rarement été mieux exposés. Obéissant à son style narratif consistant à ne pratiquement jamais décrocher du point de vue de son personnage principal et happé par le magnétisme de son interprète féminine, Polanski tutoie souvent la puissance dramatique d’Hardy tout au long du film. Dès la scène d’ouverture, la tragédie de Tess Durbeyfield (Nastassja Kinski) est tracée sur ce symbolique chemin croisé qu’elle emprunte avec ses jeunes camarades en blanches robes d’été. Dans la direction adjacente arrive son père qui pour son malheur va apprendre par un pasteur sa parenté avec l’illustre et disparue famille d’Urberville. Courant après ce prestige disparu, ses parents ignorants l’envoient se réclamer auprès de supposés parents richissimes du même nom et par la même occasion dans les griffes du séducteur Alec D’Urberville (Leigh Lawson). Peu avant lors d’une magnifique scène de danse au crépuscule Tess aura manqué sa rencontre avec celui qui aurait pu alors la sauver et épargner bien des malheurs, Angel (Peter Firth) ne la choisit pas comme cavalière parmi ses camarades mais se rendant compte de son erreur est incapable de la quitter du regard. Mais c’est trop tard, à l’image de la destinée de notre héroïne où tout se jouera à chaque fois de peu, pour son malheur le plus souvent. La beauté crépusculaire qui anime cette somptueuse entrée en matière (le gros plan de Tess avec le soleil couchant en arrière-plan est absolument stupéfiant) semble d’ailleurs annoncer les heures sombres à venir par cet acte manqué.
Nastassja Kinski EST Tess et le lecteur de Thomas Hardy aura véritablement l’impression de voir s’incarner le personnage du roman dans le moindre détail. Cet éclatant teint de pêche, cette bouche aux moues boudeuses dont les lèvres charnue enflamment les sens et ce regard doux et ardent exprimant autant le stupre que l’innocence, tout est là. Tess ne sait pourtant que faire de ces atouts et subjuguera les deux hommes de sa vie (ange et démon, revers d’une même pièce) pour de mauvaises raisons, sans qu’aucun d’eux n’aient su la comprendre et la voir vraiment telle qu’elle est. Chacun y voit le reflet de ses propres désirs, déçus dans ses attentes et provoquant la déchéance progressive de Tess. Pour Alec D’Urberville c’est une promesse de sensualité et la résistance de cette paysanne à la beauté soufflante ne s’explique pas dans une société où ces rapprochements charnels entre maître et serviteur est naturel. Les réticences de Tess ne sont donc qu’autant d’appels du pied involontaire, à l’image de cette scène troublante où Alec insiste pour lui faire manger une fraise et où le trouble et la gêne se lisent sur son visage. Ce moment annonce la terrible scène de viol aux premières lueurs de l’aube. Tess y cède dans un premier temps plus par reconnaissance que par désir à son bienfaiteur le temps d’un baiser et dès son premier mouvement de recul D’Urberville use de la violence pour abuser d’elle (appuyé par le thème musical tourmenté de Philippe Sarde et la belle idée du nuage de poussière masquant l’horreur). Une nouvelle la fois, c’est l’attrait involontaire de Tess qui agit comme une fatalité et de manière plus directe que dans le roman où D’Urberville profite d’une Tess endormie pour arriver à ses fins.


Tout passe également par le miroir déformant offert par notre héroïne dans sa relation avec Angel Clare. Le personnage en quête de perfection et ayant fui les préceptes religieux stricts de sa famille sera ébloui par la beauté immaculée et la pureté dégagée par Tess. Polanski à travers le regard de l’amoureux transi fige Tess dans de splendides tableaux d’été où elle figure une image idéalisée de la paysanne innocente à travers les divers travaux fermiers (cette scène où elle traie les vaches en plein dans un beau plan d’ensemble sur le pâturage). Là aussi Angel court après une image qu’il se fait de Tess, renforçant la culpabilité de celle-ci que le réalisateur appuie par le rôle des éléments naturels, que ce soit le rayon de soleil inondant l’image lorsque Tess découvrira que son aveu écrit n’a pas été lu ou l’ambiance hivernale de la dernière partie en guise de pénitence. Tout comme Alec lorsque son aimée ne se confondra plus avec l’idée qu’il s’en est fait lors de la pénible scène d’aveu (où il se fermera pour des actes qu’il a lui-même commis mais n’accepte pas pour une femme), sa réaction sera profondément injuste et intolérante contrairement à l’ouverture que dégageait le personnage. Cette option de Polanski est réussie et donne une vraie force dramatique au film mais à tout exprimer par le seul prisme de Tess et de la prestation de Nastassja Kinski, le lecteur ne manquera pas de trouver une certaine simplification par rapport au livre. Angel et Alec sont pour Polanski deux archétypes, le bon et le mauvais, le fort et le faible, le débauché et le vertueux, mais finalement manque des nuances que leurs donnait Thomas Hardy.

Alec dans le livre est finalement réellement amoureux de Tess mais la morale et les refus de l’héroïne font ressortir tous ses mauvais penchants qui l’amènent à abuser d’elle. Quant à Clare, il n’est que sous-entendu par Polanski la façon dont il se détourne de son éducation stricte, Hardy soulignait l’ouverture d’esprit, la facette libertaire guidée par sa morale propre et le choc face à son incapacité à mettre en pratique ses préceptes lors de l’aveu de Tess n’en était que plus fort. De l’amour d’Alec surgissait le désir dans son expression la plus violente et de la passion d’Angel apparaissait toute la morale de l’Angleterre Victorienne dans toute sa splendeur. Tess apparaissait via ses deux prétendants comme déchirée entre nature et morale, entre son milieu peu regardant (ses parents poussant à cette séduction notamment sa mère) et son caractère plus instruit, entre les préceptes paganistes d’Angel et le poids de la morale de l’époque. Tout cela Polanski ne fait que l’effleurer par quelques allusions (le langage plus soutenu de Tess par rapport à ses parents et le fait qu’elle ait voulue être maîtresse) et situations (la tirade de Tess sur l’âme quittant le corps en voyant une étoile filante révélant son caractère plus mystique son insistance à baptiser son fils mourant exprimant lui sa piété) mais globalement étouffée par la simplification des deux protagonistes masculins qui mettaient en valeur ces traits de caractères. Dénué de cette hauteur de regard et de ses thématiques, la dernière partie du film en forme de chemin de croix douloureux donne un peu le sentiment d’une suite de malheurs ininterrompues et sans liant narratif consistant (et un peu trop appliqué à la manière de son Oliver Twist ne soutenant pas la comparaison par rapport à la version David Lean). Tess n’en reste pas moins un grand mélodrame qui retrouve toute sa force dans un final aussi intense que le livre, l’héroïne définitivement brisée et souillée par les déconvenues (la robe rouge opposée aux tenues plus claires qui soulignait son innocence) trouvant dans un bref abandon le bonheur qui lui a été si longtemps refusé.
La conclusion à Stonehenge trouve enfin de cet élan mystique (que le score de Philippe Sarde entre romanesque et élans traditionnels celtiques saisi parfaitement tout au long du film) tout en bouleversant quant au drame humain d’une Tess condamnée, le Dieu ou les Dieux ne s’étant définitivement pas préoccupés de son destin. On peut supposer que la postproduction houleuse (Claude Berri pris à la gorge financièrement faisant tout pour raccourcir le film qui fera tout de même près de 3h) ait contraint Polanski à simplifier et à en rester au mélodrame Victorien plus terre à terre, cela étant de toute façon logique avec son œuvre ou même lorsqu’il aborde le fantastique, il l’atténue et le désamorce par une l’ambiguïté (Rosemary’s Baby) ou l’ironie (La Neuvième Porte). Cela n’en reste pas moins un superbe film, pour le regard de Nastassja Kinski, pour sa réussite plastique et les émotions intenses qu’il procure.
Article écrit par 
Comme souvent désormais ces dernières années, c’est dans un climat de controverse que sort le dernier film de Roman Polanski. Ce tumulte l’entourant est indissociable de sa filmographie, les drames de sa vie tout comme sa propre part d’ombre nourrissant la noirceur de ses films. Pour Polanski le mal est indissociable de l’humain et le […]
Comme souvent désormais ces dernières années, c’est dans un climat de controverse que sort le dernier film de Roman Polanski. Ce tumulte l’entourant est indissociable de sa filmographie, les drames de sa vie tout comme sa propre part d’ombre nourrissant la noirceur de ses films. Pour Polanski le mal est indissociable de l’humain et le réalisateur s’applique à le démontrer à la fois dans la nature néfaste de l’individu mais aussi dans le monde qui l’entoure. Dès lors tous ces meilleurs films témoignent de l’oppression des êtres face à une société barbare et pervertie comme Tess (1976), Le Pianiste (2002), ou J’accuse (2019). Les fondations de ces sociétés modernes trouvent également leur origine dans ce mal inextinguible avec Chinatown (1974), c’est tout autant une noirceur souterraine et organique que psychologique (Répulsion -1965 – forcément) malgré le ton potache de Le Bal des vampires. Ce n’est pas pour rien que malgré les postulats fantastiques de Rosemary’s Baby (1968) ou Le Locataire (1976), Polanski a toujours affirmé ne pas croire au surnaturel et joué sur l’ambiguïté de la menace dans le film. Pour lui ce mal est en nous, ou alors nous entoure de façon irrémédiable. Chacun est aussi capable de le subir que de l’infliger, ce qui finalement s’applique aussi à Polanski, survivant mais aussi oppresseur avéré, ne serait-ce que pour son fait divers le plus médiatique.

Bonne lecture avant un prochain Coin du cinéphile consacrée à la culture et l’imagerie queer au cinéma.

RÉPULSION (REPULSION – ROMAN POLANSKI, 1965)Article écrit par 
Dans l´univers confiné d´un appartement londonien, Roman Polanski filme une Catherine Deneuve aussi fragile qu´inquiétante qui sombre peu à peu dans la folie meurtrière.
Carole, esthéticienne, est une jeune femme qui ne vit pas comme les autres : apeurée et distante, son ressenti se transforme en perpétuelle agression. Vivant avec sa sœur, elle déplore la relation que cette dernière noue avec un homme, n’acceptant pas l’ingérence de ce dernier dans son banal quotidien. S’ajoutent des problèmes avec le gérant de l’immeuble, qui réclame son loyer. Les deux amants partent en Italie, la sœur laisse le montant du loyer, et Carole se retrouve seule. Alors, elle plonge…
Fracture et incisions
L’œuvre de Polanski est ciselée dans le marbre. D’une dureté visuelle impressionnante, le style du réalisateur ne cesse de casser, de fracturer un cadre aride. L’ouverture du film, en gros plan sur l’oeil de Carole, qui n’est pas sans rappeler le premier plan de Film de Beckett, est une indication sur la fragilité de la jeune femme. Le corps est d’emblée la zone sensitive principale du film. La sensualité du film, les cadrages à fleur de peau, manifestent la gravité corporelle du film, ancrée dans une réalité vouée à s’estomper derrière un noir et blanc de décrépitude.  L’attraction sensuelle du monde la promeut dans une compacité physique étouffante. Son corps est une densité nerveuse, une énergie frustrée de l’intérieur. Révulsée par le toucher et le contact, elle est interdite de jouissance. Tout se fait dans la pesanteur et l’hermétisme.
L’immobilité du plan et l’expérience du temps, parent l’énergie d’une électricité corporelle directement liée à la vision, cette dernière se déclinant par l’intervention rythmique de l’observation à travers le judas de la porte. Il en sera de même dans Rosemary’s Baby. Certainement, chez Polanski, la folie est une histoire de vision, d’analyse des signes qui font bifurquer la raison dans l’irrationnalité. L’œil de Carole fuse dans de nombreuses directions, son corps est d’emblée désacralisé, et la musique comme un battement de paupières, n’est que la projection sonore fantasmée de l’attente du clignement de l’œil. Carole, par cette particularité, ce retardement, se comprend comme une personne-concept incarnant la différence humaine. Personnage clivé et dégouté, sa réception sonore et visuelle se construit et se ressent par digressions et déformations. La bande sonore expérimentale, planante et parfois inconfortable, est une magnifique preuve de l’entrelacs entre la mise en scène et la perception sensorielle de la jeune femme. Le monde est hypertorphié dans ce qu’il a de plus sombre, jusqu’à la néantisation de l’espace.
Les éclairages expressionnistes du film, qui pulvérisent l’espace comme du verre cassé, sont autant l’apanage d’un travail sulptural, qu’une concrète manifestation des dégénérescences mentales et psychiques de Carole. Le plan devient matière. Répulsion est ancré dans une obsession texturelle.
Les pommes de terre qui pourissent, le corps dépecé du lapin qui se putréfie, et qui n’est pas sans rappeler le bébé d’Eraserhead ; l’annihilation progressive, dans le noir, du corps et du visage de Carole… Le découpage intrinsèque et incisif du film exalte la faillite morale de l’esthéticienne, perdue entre ses visions mortuaires, dues à sa solitude, et le déclin de toute sociabilité. D’ailleurs, la contamination de l’état de souffrance de l’héroïne participe à libérer le film de toute continuité logique, puisque la réversibilité de la création, qui s’exprime aussi par de faux-raccords, conséquences de la souffrance, est l’expression stylistique d’une âme démente. La stratification des éclairages apporte un confit graphique entre le noir et le blanc, et exécute le geste artistique de la folie par la promotion de la densité dramatique du film. Lorsqu’elle tue le gérant de l’immeuble avec un rasoir, évidemment alors, la situation est une convocation implicite de la scène de douche de Psycho. Puis son visage disparaît. La mort n’a pas de visage, sans doute…
Du traumatisme à la déraison

Carole s’isole et se coupe littéralement du monde en sectionnant, à l’aide du rasoir de son beau-frère, le fil du téléphone. La possession de la folie se matérialise par la vision désacralisée d’une forme du surréalisme, par des mains sortant des murs, avides de toucher et d’une concupiscence platonique. Le fantasme passe par une distorsion entre le visible et l’invisible, du fait de la contamination maladive entre le film et le cerveau en souffrance de la jeune femme. Du coup, Polanski perpétue ce subtil travail en arpentant les figures de la transparence et du reflet, au point qu’à l’apogée de cette ressource formelle, le film devient voyeuriste du fait de l’incommunicabilité qui cimente la perception psychique de Carole. Cette dernière écrit sur la fenêtre sans que s’imprime la moindre goutte d’encre sur la feuille de verre. Le savoir devient informe, transparent, sans trace et immatériel. L’écriture n’est plus, le langage non plus. La régression drastique dont est victime la femme est la conséquence logique de la panoplie de son esprit blessé et meurtri.
Le jeune femme se pétrifie dans une animalité déconcertante. Les pulsions meutrières dont son victimes les hommes, rendus monstrueux et laids par la déformation visuelle de l’objectif, consolident un traumatisme lié à la présence masculine. Cette idée se trouve traduite artistiquement par les expérimentations sur une surface (un décor, un visage, la peau…). Tout est utilisé pour allonger, réduire, triturer la matière dans son essence même. La proie déshonorée devient mante religieuse pour sa survie. La misanthropie de sa dégénérescence mentale ramifie un réseau artistique puissant qui coagule, fossilise l’interpénétration entre le sujet et son complément cinématographique. L’impression constante de malaise est irriguée par la déréalisation corporelle des mouvements de la jeune femme. La présence masculine l’a détruite. D’ailleurs,  un imaginé et ambigu viol se dessine, durant lequel, les yeux écarquillés, elle ne souhaite pas se débattre, et se met sur le ventre en serrant de toutes ses forces les draps et couvertures de son lit, prise d’une convulsion exhorbitée et orgasmique. Les cris sourds ne s’entendent pas, et Carole se trouve littéralement carcéralisée par la volonté de jouir malgré tout, comprimée qu’elle est dans sa quête de féminité et de maternité, malgré tout.
Dès lors qu’elle se marginalise, et régresse bestialement, jusqu’à transformer l’appartement en décharge, son expansion se concrètise par la domination d’un espace-territoire. L’appartement est l’enclave d’un chaos diffus, puis général, comme put le réaliser Buñuel dans L’Ange exterminateur, au fur et à mesure que le film fouille et se perd dans les anfractuosités malades du cerveau de Carole. L’appartement s’adjoint à la corporéité du personnage principal. Ainsi, les murs se blessent et de violentes failles traduisent sa cicatrisation. Métaphores concrètes de l’implosion cérébrale du personnage, elles sont dues à sa démence. Mais elles interagissent également avec les coups de rasoirs horizontaux (qui ne sont pas sans rappeler le rasoir d’Un chien Andalou), donnés par Carole sur le pervers gérant. Ces motifs semblent ainsi caractériser, dans une déchirure minérale de la frustration, le traumatisme sexuel dont Carole est victime. Les sons de l’inframonde, le réseau souterrain de l’œuvre, expriment la fusion de l’espace et du corps par des extensions hybrides et contre-nature telles que, là encore, les bras sortant des murs deviennent une vision surréaliste à la Cocteau, désacralisée poétiquement et graphiquement.
Son aliénation est la clé de voute de rimes formelles qui expriment la fracture de l’espace par la sensualité d’un ressenti qui entraine une fumigénique évaporation de la réalité. La perte de la jeune femme, avec ses tics faciaux, sa déréliction psychologique, son regard perdu dans le lointain, sont des exclamations nerveuses, un recouvrement spasmodique et pulsionnel du trauma sur le réel. Le refoulé participe de sa métamorphose.
Polanski finit son film sur une photo de famille, dans laquelle la jeune Carole ne regarde pas le photographe. Déjà ailleurs… La photo envahit l’écran. Elle absorde le film dans son abstraction identitaire pure et simple. La source contaminée du film est enregistrée dans sa granuleuse détermination. Le glissement du régime mimétique figuratif vers la constituion abstraite du personnage de Carole, comme si la caméra voulait intégrer son corps, le parasiter, le pénétrer, est le dernier viol de la personnalité de la fillette. La boucle est bouclée : Carole a le même regard au début du film et sur la photo. Son léger stabisme offre une cristallisation de son âme déviante. Elle garde, au plus profond de se son être, un dégout insurmontable envers les hommes et, d’ailleurs, il est intriguant de contempler Carole déviée son regard, à l’opposé de sa famille et surtout de son père…
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LE BAL DES VAMPIRES

Article écrit par 
Roman Polanski met ses pas dans ceux des réalisateurs de la Hammer pour mieux subvertir le genre de l’intérieur.
Alors que le lion rugissant de la MGM se mue en un Nosferatu verdâtre, des chœurs lugubres retentissent pour accompagner la chute d’une goutte de sang tombée des canines de la créature, sang qui de goutte deviendra chauve-souris au fur et à mesure qu’il reliera les uns aux autres les crédits du générique de ce Fearless vampire killers où l’on suivra les aventures du professeur Abronsius (Jack McGowran)et de son fidèle assistant Alfred (Roman Polanski) cherchant à prouver l’existence des vampires. Arrivés en Transylvanie, leur quête va les mener de l’auberge très aillée de Yoine Shagal jusqu’au château gothique du comte Von Krolock et de ses nombreux ancêtres, à la faveur de l’enlèvement de la jolie Sarah Shagal (Sharon Tate) – la fille de l’aubergiste – par une créature de la nuit. Roman Polanski, en héritier de la Hammer ? Pas sûr.
Sorti en 1967, après Répulsion (1964) et avant Rosemary’s baby (1968), Le bal des vampires est souvent présenté comme le deuxième volet d’une trilogie fantastique que constitueraient ces trois films – bien que Répulsion tienne plus du drame psychologique que du film de genre. C’est quoi qu’il en soit le quatrième film du réalisateur franco-polonais et son premier en couleurs – plus exactement en Metrocolor, procédé qui autorise de violents contrastes avec un faible éclairage.
« Styliser un style »
Si les Frankenstein et Dracula produits par la Hammer dans les années 60 faisaient frissonner le grand public, ils faisaient plutôt rigoler Roman Polanski et Gérard Brach, son fidèle scénariste. Pourtant, au lieu de les tourner en ridicule, le choix est fait d’être fidèle aux codes et à l’esthétique du cinéma fantastique, ainsi le film reprend-il des séquences du Baiser du vampire de Don Sharp tout en rappelant à de multiples reprises le grand classique de Murnau, Nosferatu. Si réaliser une parodie nécessite en effet de connaître le genre parodié pour être pertinent, il ne s’agit pas non plus de prendre la mise en scène à la légère. Pour s’en donner à cœur joie dans la comédie, Polanski n’en oublie pas pour autant de soigner les décors et la photographie, aidé en cela par les moyens importants alloués au film qui lui permettent de travailler avec des techniciens comme le décorateur Fred Carter (qui avait notamment travaillé sur un Frankenstein) et le chef opérateur Douglas Slocombe.
Pour recréer une atmosphère inquiétante dans le château gothique du Comte Von Krolock, construit dans les studios de la MGM en Angleterre, l’équipe s’inspire de nombreux peintres : tandis que le spectateur peut reconnaître Le Triomphe de la Mort de Brueghel ou un portrait de Richard III (choix évidemment significatifs), l’influence d’artistes comme Füssli ou Blake donne aux décors une aura clairement inquiétante. L’utilisation des couleurs accentue encore cette sensation, Jean Narboni en parle très bien dans la critique qu’il a consacré au film dans Les Cahiers du cinéma : « film-ecchymose, virant incessamment de teinte et de ton, du livide au verdâtre, du violacé au carmin, du plombé au blafard, mais toujours dans le non-aimable, quand ce n’est pas le franc déplaisant. » De l’autre côté, les séquences dans l’auberge évoquent quant à elles les tableaux de Chagall – le lieu ressemblant par ailleurs fortement à ces shtetls d’Europe de l’Est décrits dans les livres d’Isaac Bashevis Singer. Tout le film est ainsi un paysage mental, un espace fantasmé nourri d’influences littéraires, picturales et cinématographiques qui renforce le côté onirique déjà introduit par une voix-off faisant office de conteuse. Fidèles à la lettre, Polanski et Brach n’en subvertissent pas moins quelque peu l’esprit.
  
Slapstick horrifique
Ail, pieux, chauve-souris, villageois mutiques, Comte à jabot…la panoplie intégrale du film de vampires répond donc présente mais des éléments viendront régulièrement prendre le genre de biais. A commencer par les deux chasseurs de vampires, littéralement tombés de la lune à la fin du générique à la faveur d’un violent travelling arrière de la lune à la Terre. La plupart des personnages humains sont de pures constructions burlesques. Difforme, gauche ou grotesque, chacun marmonne ou grimace à l’exception de Sarah, sensuel objet de convoitise de part et d’autre. Par le biais des incontournables burlesques que sont les chassés-croisés et les courses poursuites, Polanski s’amuse à renverser la logique du film de vampires: quand Abronsius pourchasse les vampires, Alfred ne court qu’après Sarah mais se verra convoité par le fils du Comte qu’il finira par mordre pour échapper à son emprise. Chez Polanski, les vampires ne forment pas une masse uniforme, ainsi donc du fils du Comte qui, contrairement à ses congénères traditionnellement hétérosexuels, préfère les mortels aux mortelles. De même, Yoine Shagal a la particularité de ne reculer devant aucun crucifix. Mais si son judaïsme fait sa force dans ce genre de situation, ce n’est pas pour autant qu’il est accepté dans sa nouvelle communauté : rejeté du caveau familial des von Krolock, il est obligé de coucher dans un cercueil minable. Dedans mais toujours un peu dehors, le vampirisme ne change pas grand chose pour lui. Brach et Polanski prennent le genre à rebrousse-poils jusqu’à la fin, pas de happy-end pour les humains puisque ce sont les sentiments amoureux mêmes qui perdront l’humanité.
A sa sortie aux Etats-Unis, Le bal des Vampires fait un flop. La faute en partie à la MGM qui suppriment des séquences d’un côté et en ajoutent de l’autre, comme cette séquence d’ouverture animée par exemple. En France il sera projeté dans sa version intégral mais sera accompagné d’une interdiction aux moins de 13 ans. Son film suivant, Rosemary’s baby fera une incursion beaucoup plus sérieuse et dramatique dans l’univers du film d’horreur, mais ne renoncera pas pour autant à user du grotesque pour susciter un rire fortement teinté de malaise comme ce sera également le cas pour Le Locataire.
Article écrit par 
Adapté de Topor, c’est-à-dire méfiant envers le genre humain dans son ensemble et maniant l´absurde, le grotesque et la cruauté, « Le Locataire » est de très loin le film le plus effrayant de Roman Polanski.
Virtuosité et psyché troublée, c’est à la scène comme à la ville ce qui caractérise la vie de Roman Polanski, grosso modo jusqu’au milieu des années 80, après que les déboires qui l’ont chassé des Etats-Unis (et referont régulièrement les gorges chaudes de nos organes de presse) l’eurent poussé dans une respectabilité bon teint en Europe. Là, ses statuts combinés de cinéaste « installé » et de paria pour affaire de mœurs lui confèrent un certain confort social et médiatique qui se ressent bientôt sur son cinéma. Les fragrances qui s’élèvent de ses efforts des années 60 et 70 sont autrement plus musquées que celles, au hasard, d’un Lunes de Fiel. C’est au sein de cette période que prend place une trilogie officieuse, aux attaches assez lâches, où le lieu de vie(s) d’un personnage catalyse la folie qui le guette ou l’a déjà conquis. Ce sont dans l’ordre chronologique RépulsionRosemary’s Baby et ce Locataire des plus inquiétants. S’il s’agit à chaque fois d’adaptations, force est de constater la constance des obsessions qui en transpirent : environnement oppressant, délire de persécution, montée d’une personnalité seconde (en terme de tradition psychiatrique, on pense beaucoup au Clérambaud de la poussée automatique et du facteur S), étrangeté de plus en plus envahissante et destructrice, vers une désintégration complète, psychique et/ou physique.


Il serait improductif de dresser un portrait du Locataire sans spoiler l’intrigue, car la narration, très explosée, se base sur la répétition d’un évènement au début et à la fin du récit. Petit employé effacé, Trelkovski (Polanski lui-même) obtient un minuscule appartement après le suicide de sa locataire précédente, une certaine Simone Choule, employée au Louvre qui a joyeusement traversé la verrière en contrebas de sa croisée. Lorsqu’il visite la moribonde à l’hôpital, celle-ci ne lui lance qu’un long hurlement de terreur. De là, sa vie s’organise dans le microcosme de la résidence, où les mesquineries absurdes succèdent aux absurdités mesquines : pétitions pour l’expulsion d’une voisine, concierge inquisitrice, propriétaire très à cheval sur une moralité pourtant fluctuante, voisins à l’oreille aussi perçante que leur intransigeance est grande… Peu à peu, l’étrangeté le submerge et il assume de plus en plus l’identité de Choule, via la découverte d’effets personnels, de courrier, d’un admirateur secret qu’il devra consoler lui-même, et bientôt d’une dent enchâssée dans un mur. Sa relation naissante avec Stella (dont on se doute qu’elle a pu être amante occasionnelle de Simone) n’arrange rien à un sentiment de persécution de plus en plus prégnant encore accentué par les habitudes bizarres de la maisonnée. Il finit par se travestir pour suivre le même chemin que celle qui l’a précédé : la verrière, puis le lit d’hôpital où il hurlera longuement devant Stella, venue lui rendre visite accompagnée d’un autre lui-même. Générique.
Que Polanski se réserve le rôle de Trelkovski en dit déjà pas mal sur sa démarche : après son début de vie mouvementé, puis un succès qu’il a payé extrêmement cher (le meurtre de son épouse, considéré comme plus ou moins consécutif à Rosemary’s Baby, lors d’un cirque médiatique d’une violence assez incroyable), le voilà amené à mettre tous ses outils de subjectivité à l’épreuve, ceux-là mêmes fourbis sur ses deux précédents huis clos psychopathologiques. Autrement dit, que Polanski s’identifie directement à une figure pathétique tirée de Kafka sans même le filtre d’un interprète entre lui et le personnage, rend assez évidente la part cathartique de son implication dans le projet. Néanmoins on arrêtera ici la psychologie de bazar souvent affectionnée dans l’exercice tant le cinéaste donne constamment les preuves d’une maîtrise que ne parasite pas le nombrilisme de l’exercice d’autoanalyse. Pour appuyer cette analyse, on se penchera sur l’usage fait de la caméra, d’abord très factuelle et extérieure puis de plus en plus lyrique pour accompagner le délire du protagoniste : recours à des focales courtes, des plongées/contre-plongées et à des perspectives forcées voire à des trompe-l’œil, là où auparavant on a beaucoup de plans moyens volontairement anti-iconiques.


Exception essentielle, le plan d’ouverture (qui contient aussi le générique), premier de l’histoire du long métrage français tourné à l’aide d’une louma, et qui glisse sur les façades et fenêtres de la cour intérieure pour mieux présenter cette dernière comme le théâtre du drame. Un autre plan à la louma, renvoyant directement à celui-ci, nous montre l’ensemble des habitants regroupés à même les niveaux et toits de cette même cour transformée en salle de théâtre applaudissant le clou du spectacle constitué par la défenestration de Choule-Trelkovski. Le premier de ces deux plans jumeaux contient déjà la clé du délire de Trelkovski, puisque qu’avant même son arrivée sur les lieux c’est sous ses traits qu’on voit une évocation de Choule à sa fenêtre ; la caméra panote vers la verrière, revient à la vitre et nous voyons désormais Choule à la même place. Apparemment sans coupe (il y a en fait deux ou trois raccord presque invisibles dans la séquence), le pont de vue balaie enfin les parois et fenêtres, et l’on verra encore Trelkovski à cette occasion. L’action démarre réellement à la fin du même plan avec l’arrivée effective de Trelkovski. Qui donc avons-nous vu à la fenêtre ? Assurément pas lui, ni même Simone Choule qui s’est de fait déjà jeté dans le vide au moins plusieurs jours auparavant. La thématique du doppelganger, qui servira pourtant de fil rouge au film, est d’emblée infirmée comme faisant partie de la folie d’un personnage pour lequel la mise en scène n’aura que peu de complaisance. Ainsi si le monde extérieur semble brimer le protagoniste, on nous montrera à plusieurs reprises, à l’aide de simples plans d’insert, que Trelkovski est victime d’hallucinations pures et simples en accolant sa vision d’une situation à celle du point de vue omniscient, lui interdisant de fait le statut de vecteur du spectateur, donc de sujet de l’histoire pour n’en faire qu’un objet du récit. Bref, le jouet de forces qu’il croit externes (la persécution, voire des instances occultes), et sont, en fait, directement issues de lui-même. Par exemple les voisins, qui passent sous les yeux de Trelkovski des heures immobiles dans les toilettes de pallier, semblent en stase à ces occasions, attendant explicitement (du point de vue du metteur en scène) à être investis d’une fonction dans sa construction délirante : il ne les voit à ce titre dans les toilettes qu’après les avoir rencontrés dans des circonstances plus quotidiennes, et fabrique ainsi son drame au fur et à mesure, tricotant sans patron préalable.


C’est pourquoi il convient mieux de parler de délire de persécution que de paranoïa, le délire de type paranoïde se caractérisant par une organisation logique qui fait défaut à Trelkovski et aux évènements tels qu’ils nous sont présentés, avec des prises d‘air que le script offre à une possible vision fantastique du récit. Si ledit récit démarque très nettement Kafka, c’est pour mieux en explorer les ramifications mentales et les lancer, littéralement, à la face du spectateur apparemment en vrac, ou du moins en bloc. Ainsi la mise en scène paraît faussement feutrée, mais s’avère en fait extrêmement agressive envers son héros et le spectateur d’un point de vue sensoriel : contrastes forts de luminosité entre les premiers et seconds plans, péripéties ramenant au corps avec absurdité (la dent dans le mur, le maquillage, la séance de pelotage devant un écran de cinéma qui nous montre Bruce Lee démastiquant plusieurs adversaires), emphase des dialogues (ceux de Bernard Fresson ou Romain Bouteille).
Il faut cependant rendre à César ce que Brutus met, certes avec brio, en valeur avec sa maestria propre. Le film en l’état est très marqué par Polanski et ses préoccupations, en effet, mais son cœur réel, son centre de gravité, et son aspect très français, c’est de la personnalité de son auteur « originel » qu’il vient, Roland Topor. Attention, pas le Topor blanchi, revu et lénifié post-mortem par son très influent ancien ami capable de sommets de subversions tels que Musée Haut Musée Bas. Non, le Topor horrible et méchant des années 60 et 70 où point déjà l’auteur complètement autre de Marquis (H. Xonneux, 1989) ou d’un Don Juan dont le rôle-titre est hermaphrodite. LE Topor de publications comme la Vérité sur Max Lampin, horrible fascicule qui culbute la bienséance avec des olisbos surdimensionnés (et de préférence cloutés). Bref, tout sauf Palace.
L’influence du malhomme se retrouve à l’évidence dans la direction artistique (une poignée d’affiches à la fois amusantes et vaguement inquiétantes, comme ces publicités pour la peinture Lure, le décor final, l’agencement de l’appartement, les petites ailes faustienne d’un pardessus…) et certaines options de casting, avec des Rufus, des Claude Pieplu, ou encore un Romain Bouteille qui amène dans ses bagages ses protégés du Splendid de l’époque (qui bouffent encore de la vache enragée, puisque pas encore auréolés du succès de leur Bronzés) pour jouer une belle galerie de lie de l’humanité (la lie de l’humanité, ici, c’est la quasi-totalité de l’humanité). La cruauté du final porte aussi la marque de son auteur, quand Trelkovski se jette à travers la verrière et rampe jusqu’à son appartement pour se défenestrer à nouveau. Tout le motif de la momie également, et l’analogie avec Choule couverte de bandages. Et plus généralement cet iconoclasme où se mélangent mépris des atavismes et de la maréchaussée, goût pour la scatologie et le scabreux, méchanceté gratuite (la tournée générale « sauf pour ce gars-là ») et ambiguïté sexuelle maladive. C’est ce qui fait, aussi, une bonne part du prix de ce film, à la fois horreur viscérale de l’esprit d’un cinéaste encore capable d’inouï, et faisant partie de la parenthèse enchantée d’une certaine culture française des années 70, celle des Yanne, Boisset, Jessua, et parmi eux Topor, dont on n’a pas revu la liberté depuis trop d’années d’endogamie forcenée, tant au niveau des têtes que des formes.
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