mercredi 14 octobre 2009
Mourir à Venise (mort et beauté chez Thomas Mann et Visconti)
« Celui qui contemple la beauté humaine, le souffle du mal ne peut rien sur lui : il se sent en accord avec lui-même et avec le monde » (Goethe, cité par Schopenhauer, Le monde comme représentation et comme volonté, livre III, 45)
Dans la nouvelle de Thomas Mann, la beauté humaine est pourtant constamment frôlée par le mal. Contemplée de loin par Gustav von Aschenbach, dont la fascination ne se défait jamais d’une once de mauvaise conscience, elle s’incarne en Tadzio, un éphèbe de quatorze ans. La rencontre avec cette beauté presque divine, surnaturelle, engage l’écrivain – Aschenbach en effet pourrait être un miroir de l’auteur, ce lien ayant été d’ailleurs revendiqué par Mann – dans une sorte de traque lointaine mais obsessionnelle. Le voyage à Venise se mue en quête de la beauté, celle de ce garçon « à la grâce sévère » dont « le visage encadré de boucles blondes comme le miel, [le] nez droit, [la] bouche aimable, [la] gravité expressive et quasi divine » fait « songer à la statuaire grecque de la grande époque ». Praxitèle à Venise ! Aschenbach, le romancier, se fait observateur ; il se satisfait de la seule contemplation, craignant peut-être la déception d’une véritable rencontre. L’esthète est ému par ce miracle qui tranche sur un paysage humain indigne de lui : maîtres d’hôtel, gouvernantes, et même sœurs moins gâtées par la nature… Le lieu, le décor se consacrent à la glorification de cette beauté inhumaine. Venise a presque disparu, s’évaporant pour ne pas faire d’ombre à ce prodige. Seule demeure la plage peuplée de familles cosmopolites et bourgeoises, dont les heures sont rythmées par l’appel lancinant de la mère inquiète à son feu-follet de fils : « Adgio, Adgio ». Mais Aschenbach reste un artiste : la proximité avec Tadzio l’occupe « d’idées abstraites, métaphysiques ; sa pensée [cherche] le mystérieux rapport devant relier le particulier au général pour que naisse de l’humaine beauté ». Cet intérêt tout spirituel se teinte progressivement de sensualité ; ému par une voix à peine entendue, par de furtives images (il observe en se cachant, adoptant l’attitude d’un voyeur), le voyageur se désintéresse de tout autre sujet de curiosité, perdant progressivement conscience du monde qui l’entoure. Il oublie la malhonnêteté du gondolier ; il ne sent plus les fétides effluves de la lagune mortifère mais magnifiée par la présence du garçon ; il ne réalise pas immédiatement la fuite des touristes chassés par la peur du choléra. Le « souffle du mal » est sur lui, mais il ne s’en rend pas compte !
Visconti filme à merveille les poursuites dans les ruelles vénitiennes qui n’ont d’autre intérêt pour Aschenbach que de répercuter le bruit du pas de Tadzio : le décor que l’on espérait stupéfiant de beauté se révèle sale, sinistre même, les seules taches de couleur provenant des affiches de mise en garde placardées sur les murs lépreux. Venise a disparu, s’effaçant devant le jeune homme, sa gloire n’existe plus, mais l’artiste n’en a cure dans sa poursuite de l’humaine beauté. La vulgarité des personnages de rencontre crée un contraste saisissant avec la perfection physique de Tadzio.
L’univers peut pourrir, s’écrouler, disparaître : pour Aschenbach, seul existe encore cette méditation socratique sur l’Eros charnel et l’Eros spirituel…Thanatos, certes, est tout proche. Cette idée parcourt à la fois la nouvelle et le film. D’ailleurs, Thomas Mann, en commençant ce récit, dit s’être inspiré de la passion presque grotesque d’un Goethe septuagénaire pour une jeune fille de dix-sept ans. La beauté et la mort qui approche ne font pas bon ménage. Mais qu’importe l’âge ! Visconti rappelle en exergue de son film que Thomas Mann s’est également inspiré de Platen, poète allemand dont il appréciait particulièrement les vers :
« Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté
Est déjà livré à la mort,
N’est plus bon à rien sur terre
Et cependant il frémira devant la mort,
Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté.
A jamais durera pour lui le mal d’aimer,
Car seul un insensé peut espérer sur terre
Ressentir un tel amour et le satisfaire.
Celui que transpercera la flèche de beauté,
A jamais durera pour lui le mal d’aimer.
Hélas, que ne peut-il tarir comme une source,
Humer dans chaque souffle aérien un poison,
Respirer la mort dans chaque pétale de fleur !
Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté,
Hélas, que ne peut-il tarir comme une source ? »
Platen, Sonnets vénitiens.
Le temps s’est arrêté pour Gustav von Aschenbach ; la mélancolie du deuxième mouvement de la Cinquième Symphonie de Mahler opère ici un ralentissement, crée une plénitude éloignant Aschenbach du monde des humains pris dans la tourmente de la fuite. Il s’isole, renonçant à la vie, à sa personne même : sa pitoyable tentative de rajeunissement symbolise ce désir à la fois d’échapper au temps et de devenir autre. Mais la beauté le nargue ; la mort s’empare inéluctablement de lui, et son cadavre est emporté, ridicule poupée maquillée, image même de la décomposition.
Cette fin évoque Schopenhauer qui dissocie la contemplation du principe de raison :
« Lorsque, s'élevant par la force de l'intelligence, on renonce à considérer les choses de la façon vulgaire ; lorsqu'on cesse de rechercher à la lumière des différentes expressions du principe de raison les seules relations des objets entre entre eux, relations qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à la relation des objets avec notre volonté propre, c'est-à-dire lorsqu'on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l'à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature ; lorsqu'en outre on ne permet plus ni à la pensée abstraite, ni aux principes de la raison, d'occuper la conscience, mais qu'au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l'intuition; lorsqu'on s'y engloutit tout entier et que l'on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d'un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou tout autre ; du moment qu'on se perd dans cet objet, comme disent avec profondeur les Allemands, c'est-à-dire du moment qu'on oublie son individu, sa volonté et qu'on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l'objet, de telle façon que tout se passe comme si l'objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu'il soit impossible de distinguer le sujet de l'intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscience entièrement occupée et remplie par une vision unique et intuitive ; lorsque enfin l'objet s'affranchit de toute relation avec ce qui n'est pas lui et le sujet, de toute relation avec la volonté : alors, ce qui est ainsi connu, ce n'est plus la chose particulière en tant que particulière, c'est l'Idée, la forme éternelle, l'objectité immédiate de la volonté; à ce degré par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n'est plus un individu (car l'individu s'est anéanti dans cette contemplation même), c'est le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps. » (Schopenhauer, Le Monde comme représentation et comme volonté, III, 34).
Dans cet affaissement du corps, dans le renoncement à la vie, Aschenbach, paradoxalement, se trouve grandi par son don total à la contemplation, son enveloppe charnelle subissant le même sort que la lagune, redevenant objet – l’esprit seul lui survivant, pour l'éternité.
Oeuvres consultées:
Thomas Mann, La mort à Venise (Fayard, 1971)
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (PUF, 1966)
Visconti, Mort à Venise, 1971
J'ai acheté le film et ne l'ai pas encore vu, ton article m'incite à m'y mettre sans attendre.
Te souviens-tu qu'au début du livre, alors que l'écrivain est encore en Allemagne, il croise un personnage qui joue le rôle du tentateur, mais un tentateur qui semble le prévenir des risques encourus. À moins que ce ne soit qu'un rêve... Cette figure grimaçante, on la retrouvera plusieurs fois dans la nouvelle, notamment avec le musicien.
Il me semble que Luchino Visconti a fait de Tadzio un garçon qui mêle innocence et perversité. Björn Andrésen a un visage d'ange, mais d'ange déchu (les seuls anges dignes d'intérêt), ne serait que par son regard, qui n'a plus rien de célestiel, mais aussi dans certaines scènes. Je pense au superbe travelling avant où Aschenbach s'avance vers la plage. Il avance de dos, la caméra le suit, alors que l'adolescent passe de gauche à droite, de droite à gauche, gracieusement, en un mouvement de giration, attrapant un pieu, tournant autour, passant à un autre piquet, passant devant, puis derrière, de nouveau devant Aschenbach, sans paraître le voir.
En revoyant "Mort à Venise", on ne peut que maudire Helmut Berger. Sans lui, sans "Ludwig", Visconti aurait réalisé "À la recherche du temps perdu", dont "Mort à Venise" est aussi une ébauche. Une ébauche et un chef-d'oeuvre.
Voici une des dernières phrases du roman: "Il semblait à Aschenbach que le psychagogue pâle et digne d'amour lui souriait là-bas, lui montrait le largeque, détachant la main de sa hanche, il tendait le doigt vers le lointain, et prenant les devants s'élançait comme une ombre dans le vide énorme et plein de promesses."
J'ai lu la référence à "là-bas", au "large" comme une acceptation de l'au-delà... Mais j'ai peut-être tort!
Une citation parmi tant d'autres dans ce livre : "La beauté est le chemin qui conduit l'homme sensible vers l'esprit."
Le cartecieliste en ce jour d'épiphanie 2010
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Amicalement