Le Carrefour de la mort (1947) de Henry Hathaway
TITRE ORIGINAL : « KISS OF DEATH »
A court d’argent, Nick Bianco décide de commettre un hold-up dans une bijouterie. Il est arrêté. Croyant en lui car il ne fait pas partie de la pègre, le procureur lui promet la clémence s’il dénonce ses complices. Nick refuse et est condamné à vingt ans de prison… Sur un scénario écrit par Ben Hecht, Henry Hathaway réalise un film noir à forte connotation sociale. En effet, son personnage principal est présentée d’emblée comme une victime de la société. De plus, comme souvent pour ces films de la Fox, le tournage a eu lieu à New York dans des lieux réels (1). Le film est souvent cité pour être la meilleure interprétation de Victor Mature qui montre, il est vrai, une belle présence. Mais la grande révélation fut Richard Widmark qui se retrouva nominé aux Oscars pour sa première apparition à l’écran. Son petit rire inquiétant, qui n’était pas prévu au scénario (2), transforme son personnage et donne une force décuplée à la scène ultra-célèbre où il jette une femme paraplégique dans l’escalier. Il allait ainsi être abonné aux rôles de tueur sadique et imprévisible mais fait partie de ces acteurs que l’on n’oublie pas. Le scénario montre ses faiblesses dans les passages plutôt sentimentaux, avec la seconde femme de Nick notamment mais cela n’empêche pas Le Carrefour de la mort d’être un film noir assez remarquable.
Elle: –
Lui :
Acteurs: Victor Mature, Brian Donlevy, Coleen Gray, Richard Widmark, Karl Malden
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Remarques :
* La fin du film n’est pas celle de Ben Hecht. Elle a été réécrite par Philip Dunne. Hathaway n’aimait pas celle de Hecht où Nick Bianco se cachait.
* Une scène a été coupée par la censure, une scène qui montre la femme de Nick Bianco abusée par le fameux Rizzo avant de se suicider. Voilà pourquoi ce passage est assez nébuleux : on ne comprend pas bien pourquoi Nick tient Rizzo responsable de la mort de sa femme. Le nom de l’actrice Patricia Morison qui interprétait la première femme de Nick apparaît ainsi sur l’affiche alors qu’elle n’apparait pas dans le film.
(1) Toute la scène d’ouverture se déroule par exemple à l’intérieur du Chrysler Building. Même l’ascenseur est réel où Hathaway a tourné en 16 mm (gonflé ensuite en 35mm). Les scènes de prison sont dans une vraie prison, etc.
(2) Richard Widmark raconte : « J’avais un trac épouvantable. Quand je ne savais pas quoi faire, je riais. Et le hasard veut que j’aie un rire bizarre. » (Anecdote rapportée par Gene Tierney dans son autobiographie Self Portrait – Mademoiselle, vous devriez faire du cinéma. Gene Tierney tournera avec Widmark dans le très beau Night and the City – Les Forbans de la nuit de Jules Dassin en 1950)
Brian Donlevy, Richard Widmark et Victor Mature dans Le Carrefour de la mort de Henry Hathaway.
Richard Widmark dans Le Carrefour de la mort de Henry Hathaway.
Brian Donlevy, Karl Malden, Millard Mitchell, Victor Mature + 2 figurants dans Le Carrefour de la mort de Henry Hathaway.
KISS OF DEATH (Le Carrefour de la mort) – Henry Hathaway (1947)
Un gardien de prison fait sa ronde devant une cellule. L’un des deux pensionnaires se tord le cou pour voir le maton passer. « Regarde-moi ce minable qui fait sa patrouille », crache-t-il de sa voix bizarrement aiguë. « Pour un nickel que je te le chope, j’lui enfonce les pouces dans les yeux et je serre jusqu’à ce qu’il tombe raide. » Puis il part d’un gloussement qui ressemble aux bêlements en staccato d’un saxo alto grinçant. C’est Kiss of Death, le loser qui moisit en taule est Tommy Udo, et l’acteur qui injecte à Tommy ce ton nouveau de démence n’est autre que Richard Widmark. « Imagine-moi là-dedans » dit-il à Victor Mature, son compagnon de cellule, au regard noir et de travers. « Un caïd comme moi qui se fait ramasser. Rien que pour avoir arraché les oreilles de quelqu’un. Des broutilles. »
Sitôt libéré, Widmark se met à traquer son supposé mouchard et entre dans la légende du cinéma. Il se sert d’un fil électrique pour attacher Mildred Dunnock, la mère du délateur, à son fauteuil roulant, puis il la balance dans l’escalier de son appartement miteux en éclatant de rire. Cette folie furieuse prit le public par surprise, mais l’envoûta également. Un charme coupable.
Kiss of Death était un hybride inhabituel, pris dans les limbes entre la photo stylisée et flamboyante de Norbert Brodine et l’approche presque documentaire du réalisateur Henry Hathaway, déjà utilisée pour The House on 92nd Street. Mature joue Nick Bianco, un lourdaud qui essaye de rentrer dans le droit chemin et se retrouve mouchard. Bianco dénonce Udo pour un casse que les forces de l’ordre n’arrivent pas à résoudre, mais l’affaire est mal présentée devant le juge et le cinglé est remis en liberté. Nick envoie sa famille au vert, sachant qu’il va devoir affronter un Udo vengeur.
Pauvre Victor Mature. Kiss of Death est probablement son meilleur rôle au cinéma, mais personne ne fit vraiment attention à lui. Tout le monde attendait la prochaine apparition de Widmark pour voir quels mauvais tours il gardait sous le coude. Kiss of Death semble traiter du combat personnel de Bianco pour retourner dans le droit chemin, mais c’est en fait l’un des premiers films à mettre en scène un tueur psychotique. Le rythme des apparitions de Widmark conditionne tout le suspense.
Tommy Udo n’appartenait pas à la famille des gangsters provocateurs et convaincants que James Cagney incarnait à la perfection dans les années 1930. Les spectateurs ne s’identifiaient pas à sa colère ni à ses ambitions, ils ne s’intéressaient pas aux raisons sociales profondes de sa corruption. Ils étaient sous le charme d’un Widmark au charisme étourdissant et dangereux, habillé en costume ample, avec cravate blanche sur chemise noire et un feutre de la taille d’un abat-jour. Widmark ne faisait pas dans la dentelle. Sa démarche bondissante pouvait l’envoyer valser vers tous les excès, mais il dévorait finalement ses maigres quinze minutes à l’écran. Il gorgeait le personnage d’Udo de mauvaises intentions, de manies déplaisantes, d’une cruauté odieuse et d’un manque absolu de moralité, et laissait le tout exploser. Le résultat, qui vous catapultait littéralement à l’intérieur du film, eut une grosse influence. Double Indemnity (Assurance sur la mort) avait ouvert une brèche dans la forteresse en rendant le meurtre acceptable à l’écran. Widmark poussa le bouchon un peu plus loin : il fit de la pathologie un divertissement coupable. Et il plaça la barre très haut pour tous les cinglés du film noir. [Dark City, Le monde perdu du film noir – Eddie Muller – Rivages Ecrits / Noirs (2015) ]
Bien que très bien accueilli en 1947 pour son réalisme, Kiss of Death allie difficilement le style du documentaire à un script et des personnages stylisés. La photographie de Norbert Brodine accentue cette formalisation, en filmant un coin de Queens comme s’il s’agissait d’un décor. Par ailleurs, toute l’équipe, comédiens et techniciens, se rendit dans les prisons de Sing Sing et de Tombs, à New York, et se fit traiter exactement comme les détenus. Cette aspiration réaliste n’atténue pas le côté mélodramatique du scénario. C’est la femme de Nick, Nettie, qui raconte l’histoire en voix off ; ce recours à une voix féminine, pour la narration, est assez exceptionnel dans le film noir. L’injustice sociale, le chômage comme cause de la délinquance et de la criminalité, sont des thèmes présentés dans le récit sans être véritablement développés. Cette incohérence permet soit de sympathiser avec le point du vue de Nettie, soit d’ajouter une vague note sociale au travail de réalisme amorcé par le tournage. De manière un peu simpliste, la narratrice présente Nick Bianco comme un homme malchanceux qui a seulement voulu offrir des cadeaux de Noël à ses enfants bien qu’on sache très vite que, depuis son adolescence, il a toujours été un hors-la-loi. Certes, on mentionne, en passant, que son père était aussi un criminel, mais à part cela, on ne cherche pas de causes économiques ou sociales à cette vie gâchée. On serait presque amené, par conséquent, à penser que la criminalité est héréditaire.
L’interprétation de Victor Mature, dont on salua la performance, ainsi que celle de Widmark (incarnant un Udo louche très dramatisé) suggère un personnage pris au piège par ses propres comportements compulsifs et qui suscite la sympathie malgré son passé criminel. Mais le scénario n’arrive pas à aller plus loin dans la construction du personnage ; les scènes où Nick se retrouve face à la police, aux truands, ou même à sa famille sont pleines de clichés. Le thème du « repenti » retombant inévitablement, malgré ses bonnes intentions dans la criminalité est beaucoup plus rebattu que la corruption des procureurs, qui tentent des tractations illégales ou que les intrigues du véritable « méchant » de l’histoire, l’homme de loi véreux, protégeant le criminel mais finissant par trahir à la fois la loi et le truand amendé. Ce dernier personnage, ainsi que le sadique Udo, à qui Widmark donne une force psychotique (il précipite une vieille femme clouée dans sa chaise roulante au bas d’un escalier ou décharge allègrement son automatique sur Nick), sont également trop peu développés. Finalement, Udo apparaît comme une gargouille incongrue, arrachée au monde du film noir pour se retrouver dans une narration empreinte d’une conscience sociale un peu facile. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]
Comme son père, abattu par la police, Nick Bianco est une victime de la société, un paria du grand rêve américain. La période de Noël qui s’annonce au début du film n’est pas l’occasion d’une fête familiale avec ses deux filles, mais un pas de plus dans sa descente et sa déchéance. Les décors réels – désormais une tradition à la 20th Century-Fox pour ce type de films – accentuent encore le réalisme des situations, et la scène au cours de laquelle Nick, en prison, apprend la mort de sa femme rappelle celle de White Heat (L’Enfer est à est à lui )où Cody Jarrett découvrait la mort de sa mère. Mais, malgré la composition de Victor Mature, et celle, plus ambiguë, de Coleen Gray qui assure la narration du film, la véritable révélation de Kiss of Death fut la présence de Richard Widmark. Le sadisme de son personnage et, notamment, la délectation avec laquelle il précipite dans l’escalier la vieille Ma Rizzo, qui est impotente, prouvent en tout cas à quel point – et contrairement à ce qu’il est de bon ton de dire -la censure américaine était libérale. « Pousser la vieille dame en chaise roulante dans l’escalier – selon Henry Hathaway – était une idée de Ben Hecht. Lorsque nous avons établi la distribution du film, je suis allé à New York pour y voir de nouveaux visages. J’ai dit à Darryl F. Zanuck : « Darryl, le méchant est quelqu’un d’étrange. Nous avons d’un côté Victor Mature. Nous ne devons pas avoir de l’autre quelqu’un comme Jack Dempsey. Nous devons chercher quelque chose d’autre. » Il y a une chose dont j’ai peur – et je connais deux ou trois d’entre eux -, ce sont les camés, tout simplement parce qu’ils sont imprévisibles. Ils sont capables de vous tirer dessus, de vous poignarder, de n’importe quoi. Ils sont comme des rats – une petite chose livide, pas très grande, mais capable de vous faire peur. Ce sont des vicieux. J’ai décidé que c’est cela que je voulais : un petit camé au visage blême et à l’allure négligée. J’ai vu Widmark lorsqu’il est venu pour un petit rôle de journaliste. Il avait ces petits yeux, ce grand front et, quand il devenait nerveux, ce gloussement ricanant. J’ai fait un essai avec lui dans le personnage de Tommy Udo. Darryl l’a vu et m’a dit : « Prends-le. » » C’est ainsi que Richard Widmark, qui avait alors trente-trois ans et n’avait qu’une expérience théâtrale, obtint l’un des rôles principaux du film, un rôle qui lui vaudra, dès ses débuts à l’écran, une nomination pour les Oscars. « J’avais un trac terrible, raconte-t-il. Quand je ne savais pas quoi faire, je riais, Et le hasard veut que j’aie un rire bizarre. »
La fin du film, initialement écrite par Ben Hecht, fut remaniée par Philip Dunne. Henry Hathaway a lui-même raconté les raisons de cette nouvelle version : « Dans la version de Ben Hecht, Victor Mature mettait sa famille dans un train et se cachait, attendant que Widmark vienne le trouver. J’ai trouvé cela mauvais et je l’ai dit à Ben, qui s’est mis en colère : « Si tu veux, je peux écrire une autre fin avec mon stylo dans le cul. Et puis aussi, on peut faire arriver les marines à la fin. » Bref, il gueulait et vous savez, Ben, c’était un véritable rebelle. Je l’adorais. Mais là, je sentais qu’il avait tort et je me disais que si un homme envoie sa famille à la campagne ce n’est pas pour se cacher, mais pour essayer de trouver le tueur et d’en finir au plus vite. Zanuck fut de l’avis de Ben et je dus tourner le scénario comme il était écrit. Avant la première projection je dis à Darryl : « Vous faites une grosse erreur pour la fin. » Il regarda le film et, une fois la projection terminée, se tourna vers moi et dit : « Qui voulez-vous pour écrire la fin? » et je dis : « Philip Dunne. » Et tous les deux, nous avons écrit le dernier quart d’heure du film. Mais à part cela, je n’ai eu qu’à me louer de Ben Hecht. On a fait beaucoup de films ensemble : Ten Gentlemen from West Point, China Girl, etc. » [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
L’HISTOIRE
C’est Noël ; tout New York est en fête sauf Nick Bianco (Victor Mature), qui a un casier judiciaire mais pas de travail. Pour offrir des cadeaux à ses enfants, il décide de faire un hold-up dans une bijouterie. Le bijoutier déclenche le signal d’alarme, la police arrive et Nick est blessé. Cette aventure rappelle à Nick un épisode sanglant de son enfance : vingt ans auparavant il avait assisté à la mort de son père, tué d’une balle par les flics. Une fois guéri de sa blessure, D’Angelo (Brian Donlevy), l’assistant du procureur, lui propose une réduction de peine s’il donne le nom d’autres criminels du milieu. Nick refuse et va en prison. Il est soucieux car toutes les lettres qu’il a envoyées à sa famille lui sont retournées sans même avoir été ouvertes. Il finit par apprendre que sa femme s’est suicidée et que ses enfants ont été amenés à l’orphelinat. Nettie (Coleen Gray), qui s’était souvent occupée de ses enfants vient lui donner de leurs nouvelles mais elle lui dévoile aussi que sa femme a eu une aventure avec un gangster dénommé Rizzo. Nick va voir D’Angelo et lui offre sa collaboration sans demander quoi que ce soit en échange. D’Angelo, pour ne pas faire soupçonner Nick par le milieu, s’arrange pour faire croire que Rizzo est maintenant un indicateur ; ce dernier est assassiné par un tueur à gages. Nick, libéré sur parole revoie Nettie et tombe amoureux d’elle. Ils se marient mais D’Angelo ne cesse de presser Nick pour qu’il lui fournisse des informations, ce qui met gravement en danger son foyer. Le procureur oblige ensuite Nick à témoigner contre un tueur sadique, Udo (Richard Widmark), qui finira pas être acquitté. Nick vit dans la peur ; il préfère éloigner sa famille et part à la recherche d’Udo. Tous deux tombent dans une embuscade et les policiers font feu. Udo est tué, Nick gravement blessé. Il est évacué en ambulance. Le spectateur peut garder l’espoir qu’il survivra et retrouvera sa famille.