joi, 7 mai 2020

Orson Welles / THE LADY FROM SHANGHAI

LE FILM NOIR


THE LADY FROM SHANGHAI (La Dame de Shanghai) – Orson Welles (1947)

« Si j’avais pu prévoir où tout cela me mènerait, je ne me serais jamais lancé dans cette aventure… si j’avais gardé ma lucidité je veux dire. Mais dès que je l’ai vue, dès la première minute, mon esprit chavira, et il me fallut pas mal de temps pour retrouver la raison. » La séduisante Elsa Bannister (Rita Hayworth) a tourné la tête du marin irlandais Michael O’Hara (Orson Welles). Envolés ses sens si alertes, sa vive intelligence. La belle blonde passe à travers Central Park dans une calèche, éblouissante, et O’Hara est aveuglé. Il l’aborde, lui demande une cigarette d’un air crâne, et déjà elle l’a pris dans ses filets. Dès lors son destin est scellé : pour la revoir, il s’engage sur le yacht de luxe de son mari, l’avocat renommé Arthur Bannister (Everett Sloane), et de son associé George Grisby (Glenn Anders), en partance pour une croisière au Mexique. Confronté à la tentation de la chair et à des situations bizarres, il finira au tribunal puis devant un révolver braqué sur lui… [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
Certains films semblent tirés de la réalité : les protagonistes parlent comme bon leur semble, échangeant de futiles amabilités ; la caméra est fixée sur des images banales du quotidien (comme dans les légères comédies amoureuses d’Eric Rohmer). Dans d’autres films, en revanche, chaque phrase et chaque image, chaque plan de caméra est lourd de signification. The Lady from Shanghai fait manifestement partie de la seconde catégorie, le début du film nous éclaire parfaitement sur ce point : la rivière Hudson, le soir, un cadrage sur Central Park, où Elsa en robe blanche à pois semble briller dans l’obscurité naissante. Et la voix off d’O’Hara, son commentaire sombre et fataliste. Chaque image, chaque mot prononcé, chaque bruit semble annoncer une issue fatale. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
Cette narration métaphorique aux accents exaltés se poursuit : un bizarre « ménage à quatre » entre Q’Hara, Elsa, son mari, un homme infirme et insondable, et son associé un peu louche, se met en place dans un climat de désir sexuel et de violence latente, dans un huis clos à bord d’un yacht. Et O’Hara de raconter une histoire ô combien significative : un jour qu’il était parti à la pêche, la mer a tout à coup été infestée de requins. Lorsque l’un d’eux a été blessé, ses congénères l’ont déchiqueté, comme pris de folie à l’odeur du sang. Dans un village mexicain, Grisby propose à O’Hara, stupéfait, de le tuer. Là encore, la scène est très allusive : la caméra placée loin au-dessus des deux hommes est fixée sur les falaises escarpées, sur le gouffrequi s’ouvre sous leurs pieds. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
Des scènes de ce genre auraient pu générer un amas de platitudes et d’allusions lourdes. Mais le réalisateur, scénariste, producteur et acteur principal Orson Welles (Citizen Kane, 1941) se joue si magistralement des stéréotypes, des idées rebattues du film noir et du polar hard-boiled qu’il fait de  The Lady from Shanghai une caricature fascinante, un film d’une extraordinaire artificialité bourré de clins d’œil à son propre manque de naturel et de simplicité. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
Certains personnages en prennent pour leur grade : les deux avocats, des battants, purs représentants de l' »American way of life », y sont représentés comme de sales types dénués de scrupules. Et Rita Hayworth, le sex-symbol des années 1940 et encore en couple avec Orson Welles à l’époque du tournage (ils divorceront en 1947) fait figure de mante religieuse, dévoreuse d’hommes. La dernière scène du film restera aussi célèbre que celle de la douche dans Psychose (Psycho, 1960) : un bras de fer dramatique dans le palais des glaces d’un parc d’attraction de San Francisco. Résultat: des coups de feu, des bris de verre, et deux morts – O’Hara apprendra enfin la bouleversante vérité. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
The Lady from Shanghai, surtout célèbre pour la séquence des miroirs, est un film noir insolite. A première vue, on pourrait le situer à l’opposé de la tradition des hard-boiled, reprise par Chandler et Hammett mais il possède certains éléments chaotiques et sombres que l’on retrouve chez deux écrivains. Elsa Bannister est une femme fatale originale dont la seule rivale pourrait être la Brigid O’Shaughnessy de Hammett. Les ressorts de l’action sont souvent incompréhensibles mais le style visuel de Welles, chargé d’exotisme, rend ce défaut accessoire. La mobilité des images est extraordinaire. On passe rapidement de la ville à la luxuriance tropicale des Caraïbes pour se retrouver dans une cour d’assises et, enfin, au cœur de Chinatown. Le complot, déconcertant et embrouillé, ne peut jamais faire sens ni pour Michael ni pour le spectateur. Il s’agit plutôt d’un cauchemar sauvage Illustré par Welles sur un mode d’enchaînement baroque. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
L’illogisme de l’intrigue est lié, de manière souterraine aux racines du genre noir. La plupart du temps, Welles transcende les catégories pour créer son propre style mais par ailleurs, sa vision du monde est très complémentaire du style noir. Depuis Voyage au pays de la peur jusqu’à Touch of evil (La soif du mal), si l’on met de côté ses adaptations de Shakespeare, tous ses films ont une orientation noire. Son écriture cinématographique est souvent encline à saper les tendances fondamentales, du genre, ce qui explique les incohérences de The Stranger (Le Criminel) et, à un moindre degré, de The Lady from Shanghai. Mais dans la mesure même où le film est, malgré les apparences, très enraciné dans l’héritage du hard-boiled, caractérisé par une logique elliptique et impénétrable, il bouleverse et déconcerte constamment par sa narration quasi-romantique et la qualité des relations entre les personnages, toujours incertaine et ambiguë. The Lady from Shanghai se déconstruit radicalement devant le spectateur et le captive tout ensemble, sans lui offrir d’autre prise possible. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
L’origine du film est l’objet de diverses affirmations rarement concordantes. En 1946, Orson Welles monte au théâtre une adaptation du Tour du monde en quatre-vingts jours, de Jules Verne. Au dernier moment, Mike Todd qui devait financer le projet – et qui en produira plus tard une version cinématographique – se retire de l’entreprise, laissant Welles dans une situation critique. Welles appelle alors Harry Cohn, le grand patron de la Columbia. Il a besoin de cinquante-cinq mille dollars pour retirer les costumes nécessaires à la pièce de la gare. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
Ailleurs, Welles parla de sommes et de titres différents, de cinquante mille dollars et d’un livre qui s’appelait The Lady from Shanghai, de vingt-cinq mille dollars et d’un roman policier nommé If I Die Before I Wake. C’est d’ailleurs de ce dernier que sera finalement adapté le film. Charles Higham rappela, de son côté, dans l’ouvrage qu’il consacra à Welles, que, bien que publié en 1938, If I Die Before I Wake ne parut pas en livre de poche avant 1962, la conception du roman ayant elle-même été une idée à la Welles. À l’époque, l’écrivain Sherwood King vivait à Chicago dans un meublé à cinq dollars la chambre. N’ayant pas de quoi payer son loyer, il fit un accord avec sa logeuse comme quoi, chaque semaine, telle Shéhérazade, il lirait à des invités un chapitre de son livre. Si ceux-ci étaient incapables de résoudre le mystère posé par l’intrigue, il continuerait à loger gratuitement dans sa chambre. C’est ce qui arriva ! [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
L’échec du Tour du monde en quatre-vingts jours oblige donc Welles à tenir parole et à tourner un film pour Harry Cohn. Au départ, il ne doit s’agir que d’un petit film mis en scène en cinq semaines. La Columbia pense à Ida Lupino comme interprète féminine, Orson Welles à Barbara Laage, dont il veut promouvoir la carrière cinématographique. C’est alors qu’apparut la possibilité de confier le rôle principal à Rita Hayworthdont Welles était séparé. Rita Hayworth semblait favorable à cette idée. La Columbia tenait avant tout à faire ce que souhaitait sa principale vedette et d’un coup le film, de production de série B, devint une œuvre spectaculaire. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
Orson Welles décide de faire couper les opulents cheveux roux de Rita Hayworth par Helen Hunt. L’opération, supervisée par Welles lui-même, a lieu devant seize photographes. C’est Welles qui impose a Helen Hunt – et à Rita Hayworth – le blond platine des cheveux de l’actrice. Découvrant ce que Welles a fait de l’actrice la plus célèbre de la Columbia, Cohn, furieux, s’exclamera : « Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’a fait ce salaud ! » Welles écrit en soixante-douze heures, dans un motel de Catalina, le scénario du film et part tourner la majeure partie de celui-ci au Mexique, louant à cette occasion le Zaca, le yacht d’Errol Flynn, qui apparaît très brièvement dans le film. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
Tout en se donnant le rôle d’un héros manipulé, incapable de contrôler une action dont il risque de n’être jusqu’à la dernière séquence qu’une victime, Welles se plaît au passage à se venger de Nelson Rockefeller qui l’avait quelques années plus tôt financièrement trahi, en modelant sur lui le personnage de George Grisby. La scène du parc d’attractions est pour Welles l’occasion de rendre hommage au Cabinet du docteur Caligari, de Robert Wiene, qu’il avait revu avant de partir pour le Mexique. Soucieux de donner au film « l’apparence d’un mauvais rêve » – pour reprendre ses propres termes -, Welles n’hésite pas à employer par moments un style surprenant, ce qui est aussi évident lors de la rencontre de Michael et d’Elsa dans l’aquarium et de leur discussion dont les poissons sont les témoins, et naturellement dans la superbe séquence du théâtre chinois (…) [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
THE LADY FROM SHANGHAI – Orson Welles (1947)
Découvrant le film tel que l’avait tourné Welles, Harry Cohn commença par offrir mille dollars à qui lui expliquerait l’histoire, avant de tenter de voir comment il pourrait le modifier. Le fait que Welles ait été non seulement le metteur en scène et le scénariste mais aussi l’acteur principal du film – une prudente habitude d’Erich von Stroheim – empêchait la plupart des changements éventuels. Cohn se contenta de geler le film durant quinze mois, attendant pour l’exploiter que Rita Hayworth ait tourné une nouvelle œuvre, plus fidèle à son image de marque traditionnelle. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
L’HISTOIRE
C’était l’histoire d’un marin irlandais sans principes, Michael O’Hara (un Welles baratineur), engagé par le célèbre avocat Arthur Bannister (Everett Sloane) comme skipper de son yacht, pour l’emmener de la côte est à la côte ouest. O’Hara se fait ferrer par la séduisante femme de l’avocat, Elsa, avec la naïveté d’un poisson. II ne voit pas que la vie l’a depuis bien longtemps vidée de toute substance. L’associé de Bannister, George Grisby (Glenn Anders) propose 5 000 dollars à O’Hara en échange d’une confession selon laquelle il l’aurait tué par accident. Grisby pourra ainsi disparaître et refaire sa vie avant que Bannister ne disculpe O’Hara. Mais Grisby est tué et O’Hara accusé – confession à l’appui. Sachant très bien ce qui s’est passé, Bannister offre à O’Hara un numéro de vaudeville en guise de défense. O’Hara réalise qu’il est cuit et s’échappe de détention provisoire. Plusieurs scènes brouillonnes plus tard, il apprend qu’Elsa est la vraie coupable. En compagnie de son mari vengeur (« C’est toi que je vise, l’amant ! »), elle brise en mille morceaux toute illusion dans la fusillade du Palais des Glaces, moment clé du film. O’Hara laisse Elsa à terre, mourante et en pleurs («Je ne veux pas mourir ! »), et s’en va vers le soleil levant. [Dark City, Le monde perdu du film noir – Eddie Muller – Rivages Ecrits / Noirs (2015)]
« Rita ne pouvait tout simplement pas apparaître comme la pin-up très connue ; elle avait besoin d’un look complètement nouveau. Alors nous l’avons teinte en blond platine et lui avons coupé les cheveux très courts. Je te laisse imaginer la tête du chef des studios Harry Cohn quand il s’en est aperçu ! » Orson Welles
LES EXTRAITS

Belle, cruelle et amorale, la femme fatale, personnage qui a toujours hanté l’imagination des hommes, a conquis sa place sur les écrans à la faveur du film noir des années 40. Nombreux furent ceux qui se laissèrent prendre au piège de sa vénéneuse séduction…
Rita Hayworth fut une actrice magnifique, une vamp éblouissante, une pin-up d’anthologie, et pourtant la postérité ne lui rend pas justice. Mais ce personnage de sex-symbol castrateur, façonné par Harry Cohn, le patron de la Columbia, était à cent lieues de la véritable Rita…
C’est au cours de l’été 1946 que le public français eut la révélation d’un nouveau type de film américain. En quelques semaines, de la mi-juillet à la fin du mois d’août, cinq films se succédèrent sur les écrans parisiens, qui avaient en commun une atmosphère insolite et cruelle, teintée d’un érotisme assez particulier : Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon) de John Huston (31 juillet), Laura d’Otto Preminger (13 juillet), Adieu ma belle (Murder, My Sweet) d’Edward Dmytrick (31 juillet), Assurance sur la mort (Double indemnity)de Billy Wilder (31 juillet).
Du collant noir de Musidora à l’absence de dessous de Sharon Stone, l’accessoire ou son manque divinement souligné n’est jamais innocent et marque au fer rouge cette sublime pécheresse qui parcourt le cinéma, qu’il s’agisse du film noir hollywoodien qui en fit son égérie ou d’autres genres qu’elle hanta de son érotisme funeste. Car cette femme-là est fatale pour ceux qui l’approchent. Souvenirs de quelques figures mythiques entre Eros et Thanatos qui peuvent le payer cher dans un 7ème Art aux accents misogynes qui ne pardonnent pas.

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