Il est des films dont on vous parle tellement que vous n'avez plus besoin de les voir pour en avoir une opinion; et, quand enfin on les visionne, on a un sentiment d'inaccompli doublé d'une interrogation: "tout ça... pour ça?" Casablanca entre pour moi dans cette catégorie de films. On sait que c'est LE film des Américains, le film fétiche, le film qu'il faut aimer si on est un vrai Yankee; on en parle beaucoup, on en a écrit des milliers de pages (le tournage mouvementé, le script écrit au jour le jour, la fin inconnue, etc.). Quand on s'apprête à le voir, on se dit: je vais admirer le film d'une vie. 
Aussi curieusement que cela puisse paraître, j'ai vu Casablanca très tard, presque dix ans après m'être intéressée au cinéma pour de bon; et je ne l'ai vu ni Cinéma de minuit, ni sur Arte, mais aux Actions Écoles, à Paris. Après tout que j'en avais entendu dire par les critiques et les professionnels du cinéma depuis 60 ans, je m'attendais à être subjuguée, exactement comme je l'ai été la première fois que j'aie vu Autant en emporte le vent, seul film a avoir reccueilli autant de louanges sans interruption. Le résultat fut plutôt comme Jules et Jim de Truffaut: le fim n'arrive plus à la hauteur de la réputation qu'on lui fait.
Je ne sais pas ce qu'il faut blâmer dans cette déception: la trop grande attente d'un film porté aux nues, le scenario, tout à fait classique pour un film de cette époque, la mise en scène, de bonne facture mais sans rien d'extraordinaire, les acteurs, ayant tous un très bon métier mais sans éclat? Peut-être tout ceci à la fois. Peut-être le battage qu'on fait autour de ce film "sérieux", "patriote" depuis sa sortie, alors qu'à l'époque, il n'était qu'un des nombreux bons films qui sortaient en rafale des studios Warner. Peut-être l'histoire d'amour exacerbée, qui m'a laissée indifférente, entre les trois personnages. Peut-être tout ceci, et la conclusion est: Casablanca est désormais écrasé par sa réputation de film "culte", mot qui ne veut rien dire. En le voyant avec un oeil curieux, je pensais: oui, c'est un bon film et une belle histoire mélodramatique, mais que j'ai l'impression d'avoir déjà vus.  
On glose beaucoup sur les personnages d'Ingrid Bergman et d'Humphrey Bogart: Bergman, la-plus-grande-actrice-de-tous-les-temps-de-Hollywood (quand ce n'est pas Katharine Hepburn ou Meryl Streep), car elle fut moins évidemment belle que des Carole Lombard ou des Gene Tierney, il faut bien lui reconnaître beaucoup plus de talent que ses consoeurs; et Bogart, intouchable depuis son couple avec Bacall, qui n'eut pas non plus un physique de jeune premier, donc il est forcément plus doué que les autres. Si je trouve que le jeu de Bergman a toujours un métier un peu trop visibile (même dans les Enchaînés), j'aime en revanche la sobrité du jeu de Bogart, tout en sécheresse et en à-coups. Les deux eussent dû s'accorder; je ne trouvai pas que l'alchimie entre leurs deux personnages fût flagrante à l'écran. C'est dommage: cela eut sauvé le film de la déception. En réalité, c'est Claude Rains que j'ai préféré: parfait en policier français opportuniste, fin limier de la guerre et des humains, pince-sans-rire très britannique. Il eut fallu le couple Rains-Bergman des Enchaînés dans Casablanca, et Bogart dans le rôle du policier: les choses en auraient été changées.





Casablanca (1942) : La construction d’un mythe


Réalisé en 1942, Casablanca de Michael Curtiz a connu un succès triomphal, remporté trois Oscars et est aujourd’hui encore reconnu comme l’une des histoires d’amour les plus mythiques du cinéma américain.

De quoi ça parle ?

A Casablanca, pendant la seconde guerre mondiale, le Rick’s, tenu par Rick Blaine (Humphrey Bogart), un américain en exil, est le club le plus populaire de la ville. C’est également le lieu où se pressent les réfugiés à la recherche d’un visa pour gagner Lisbonne, puis l’Amérique. Un soir, un dissident politique, Victor Lazlio, (Paul Henreid) se présente avec son épouse, Ilsa (Ingrid Bergman). Rick reconnait en elle l’amour de sa vie.  

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Il était une fois… Casablanca

Dès les premières images, le message du film est clair, Casablanca est un film de propagande visant soutenir l’interventionnisme américain dans le conflit mondial. Cependant, son succès ne saurait se résumer à son sujet, et tient surtout à la parfaite exécution du récit qui, jusque dans ses faiblesses, touche le spectateur.
Car si l’on ne peut pas contester le succès exceptionnel qu’a rencontré l’oeuvre de Curtiz, une rapide analyse de cette dernière nous permet de constater l’importance des lieux communs et des faiblesses du film, tant dans le récit, les décors, que dans la caractérisation des personnages. En effet, les décors en carton-plâtre des studios paraissent totalement désuets et la reconstitution de Paris (à l’occasion d’un long flash back), sans aucun réalisme, prête à sourire.
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Et pourtant, grâce à une réalisation parfaitement maîtrisée, un éclairage jouant sur les clairs/obscurs de manière impressionnante et un casting cinq étoiles, Casablanca traverse le temps avec élégance et légèreté. Les répliques, toutes plus cultes les unes que les autres, contribuent grandement à graver le film dans les mémoires (« We will always have Paris »), tout comme la chanson, As Time goes byentêtante, jouée à de nombreuses reprises. 
Une autre de ses réussites, et pas des moindres, tient à la perfection du casting et notamment de tous les seconds rôles. S’il est évident que le couple star Bogart/Bergman fonctionne parfaitement bien, tous les autres personnages apportent au drame de l’épaisseur et de la profondeur, et notamment celui du Capitaine Renault (Claude Rains), policier corrompu (« Arrêtez les suspects habituels »), pas vraiment adapte du régime de Vichy mais qui y adhère en en tirant parti. Comme il le dit lui-même, il suit le vent. Le major Strasser (Conrad Veidt) incarne l’autorité allemande, quand Sam (Dooley Wilson), le pianiste au Rick’s crée l’ambiance du lieu et sert de lien entre Rick et Isla, entre Casablanca et Paris.
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Une des forces de Curtiz est de réussir, avec brio, à mêler les petites histoires à la grande. Car si Casablanca est un film d’amour, c’est aussi, comme dit précédemment, un film de guerre. Sorti en 1942, il s’impose au moment de l’entrée en guerre des Etats-Unis et s’érige en soutien de cet interventionnisme.
Il est intéressant d’observer que la mentalité et l’opinion américaine vis-à-vis de engagement dans le conflit mondial se retrouvent dans le personnage de Rick. En effet, par sa volonté de neutralité au début du film, (Rick accueille de la même manière résistants et collabos), il représente l’isolationnisme qui a primé aux Etats-Unis, de 1939 à l’attaque de Pearl Harbor. Mais la brutalité et le cynisme dont fait preuve le personnage vont finir par laisser la place à des sentiments plus humains, qui le mèneront à la Résistance.
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L’un des temps forts du film repose également sur la reprise de La Marseillaise, entonnée par Lazlio pour couvrir le chant patriotique allemand et reprise à l’unisson par tous les clients du Rick’s (dans La Grand Illusion, Renoir faisait déjà entonner cet air à ses personnages). Symbole d’espoir face à l’obscurantisme, le signe d’accord que lance Rick à son orchestre est son premier acte de résistant.
Mais si Rick est résistant, le film de Michael Curtiz est lui-même un acte de résistance, puisque tourné pendant le conflit mondial. A l’heure où les personnages se demandent qui va gagner cette guerre, les acteurs eux-mêmes n’ont pas la moindre idée de ce qui les attend. Sûrement la force de Casablanca réside-t-elle donc à sa capacité surprenante à mêler la petite histoire à la grande, et, de cette petite histoire, d’en faire une grande histoire d’amour.

Casablanca de Michael Curtiz : nous aurons toujours le cinéma

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Casablanca (1942) de Michael Curtiz est l’un des plus beaux exemples de la magie de l’âge d’or d’Hollywood, un film où la vertu cinématographique d’une narration tendue et maitrisée l’emporte sur toutes les invraisemblances, où la merveilleuse fluidité du découpage de Curtiz s’enroule comme un charme autour du spectateur qui en oublie le caractère statique des situations du film. C’est l’histoire d’hommes et de femmes pris au piège d’une souricière, retenus contre leur gré au Maroc, en zone libre mais sous l’autorité de Vichy, dernier obstacle se dressant sur le chemin de l’exil aux Etats-Unis en ce mois de décembre 1941. C’est là, à Casablanca, plus précisément au Rick’s Café Américain, que se retrouvent une kyrielle de personnages hauts en couleurs : Rick Blaine (Humphrey Bogart), qui dissimule son idéalisme en faisant assaut de cynisme ; Ugarte (Peter Lorre et son regard d’homme traqué), ce trafiquant que l’on pourrait croire minable s’il ne venait de voler à des agents nazis des laissez-passer signés par Weygand lui-même ; le préfet de police Louis Renault (génial Claude Rains) qui sert Vichy parce qu’il s’agit du pouvoir en place ; Ferrari (Sidney Greenstreet et son port de film noir), propriétaire d’un night-club concurrent et contrebandier ; Carl (le toujours excellent S.Z. Sakall), serveur hongrois qui parait sorti d’un Lubitsch ; Strasser, le major nazi (Conrad Veidt et son visage en lame de couteau, qui fit entre autres la gloire du cinéma fantastique allemand) ; Sam (Dooley Wilson) jouant As Time goes by ; on y voit même Marcel Dalio en croupier. Quelle fabuleuse galerie de portraits et quelle distribution !
C’est dans ce lieu clos du Rick’s café qu’entre un soir un couple : le résistant tchèque Victor Laszlo (Paul Henreidt) et sa femme Ilsa Lund (Ingrid Bergman), fantôme surgi du passé de Rick, qui le rendit fou d’amour. « Entre tous les cafés du monde », il fallait qu’elle entrât dans le sien, improbable coïncidence qui révèle l’origine de mauvais théâtre de ce scénario (le film est adapté d’une pièce) qui place Ilsa entre un homme qu’elle aimait (Rick) et un homme qu’elle admire (son mari Laszlo), à mi-chemin de l’amour et du devoir. Mais ce n’est pas en termes raciniens qu’il faut comprendre ce dilemme entre amour et devoir, car c’est par des procédés feuilletonnesques faits de rebondissements soudains que les scénaristes qui se sont succédé sur le film trouvèrent une résolution à l’intrigue. Longtemps d’ailleurs, et même pendant la moitié du tournage, le scénario étant réécrit au jour le jour (si l’on en croit les souvenirs de Bergman et le témoignage du scénariste Howard Koch), personne ne sut comment devait se terminer cette histoire, ni qui Ilsa aimait vraiment. Cet entre-deux, ce tournage sur la corde raide,  auraient dû être fatal au film. Mais à la raison, s’opposent la logique de l’art et le miracle du cinéma : Ingrid Bergman, peut-être parce qu’elle ne savait pas elle-même qui son personnage aimait le plus, est sublime dans le rôle d’Ilsa, fière et fragile, confiante et incertaine, déterminée et éperdue.
Il s’est trouvé certains critiques français pour trouver à ce film une certaine mièvrerie. Jacques Lourcelles, ce critique habituellement si fin, a évoqué « la sentimentalité de midinette » du film, se risquant à dire qu’il fallait chercher le vrai Curtis dans ses films d’aventures avec Errol Flynn. Assertion contestable, car c’est justement le style très fluide de Curtiz qui fait de Casablanca un chef-d’oeuvre, qui tire le feuilleton vers le romanesque ; parce qu’il s’applique ici à un récit sentimental et statique, non dénué de clichés, on perçoit mieux encore la vigueur et le dynamisme de son découpage par un jeu de contrepoint. Casablanca, c’est une histoire d’amour filmée avec un découpage de film d’aventures (la narration file à toute allure, sans jamais s’appesantir sur aucune scène), Curtis tirant partie de l’extraordinaire vivier de personnages secondaires du film pour substituer ces derniers aux scènes d’action des films d’aventures, relançant ainsi constamment par leur intermédiaire l’intérêt du film lors de plusieurs scènes dotées de dialogues mémorables. Casablanca est à l’image de Rick, son personnage principal ; les deux ont un coeur sentimental qui se niche derrière leur visage, derrière la surface des images : Rick est un bienfaiteur qui veut rester dans l’ombre ; Curtiz, un cinéaste qui se préoccupe moins de sentiments que de son style de cinéaste, laissant libre cours à son intuition de raconteur d’histoire et donnant la primauté aux cadrages (dénué de toute fioriture esthétique, le film est très bien cadré) et au découpage. Il accueille dans sa manière de très beaux gros plans du visage d’Ingrid Bergman, éclairé par un complexe jeu de lumière dans les scènes du film se déroulant en partie dans l’obscurité (ainsi, un mince faisceau de lumière était pointé sur les yeux des acteurs pour leur conférer davantage de luminosité, c’est à dire d’intensité – belle photographie d’intérieur d’Arthur Edeson). Ce sont ces gros plans et ceux du visage marqué de Bogart qui portent le film vers des sommets d’émotion, aussi brefs (toujours ce découpage rapide) qu’incandescents. Bergman et Bogart sont ici exceptionnels.
Oui, décidément, Casablanca, ce film censé se dérouler au Maroc presqu’au moment où il fut tourné, mais qui fut entièrement réalisé en studio à Hollywood, est un des plus beaux exemples de la magie du cinéma classique. Rick et Ilsa « auront  toujours Paris ». Nous, nous aurons toujours le cinéma. « Play it, Sam. Play As Time Goes by. »