MOGAMBO – John Ford (1953)
« Le retour de Frankenstein ! » clame Ava Gardner à son arrivée, la robe boueuse, les cheveux en bataille, mais d’une beauté à couper le souffle, même au fin fond de l’Afrique-Equatoriale. C’est là qu’elle a échoué, après une promesse non tenue d’un maharadjah rencontré dans une boîte de nuit à New York. Voilà Ava condamnée à rester dans le camp retranché d’un chasseur de fauves rustre, Clark Gable, la moustache toujours frémissante, quinze ans après Rhett Butler. Le marivaudage en Technicolor commence entre ces deux blessés au grand cœur. Ava boit le whisky au goulot et tape dans le dos du mercenaire. On pense à Katharine Hepburn qui, deux ans auparavant, avait joué The African Queen avec Humphrey Bogart, autre vieux ronchon séduisant de Hollywood expatrié en Afrique… Les deux actrices partagent le même élan vital qui porte un film à bout de bras. On a dit John Ford peu inspiré pour orchestrer ces duels de géants, mais il manie l’ironie et le désenchantement alcoolisé comme un maître. Quand Grace Kelly débarque à son tour, c’est une oie blanche qui tombe dans le panneau de l’amour sauvage avec l’aventurier au bermuda kaki. Gable y croit même un temps à cet amour sage, mais mogambo, ça veut dire « passion » en dialecte swahili… [Anne Dessuant – Télérama – avril 2012]

Le film est donc le remake de Red Dust (La Belle de Saïgon), réalisé vingt et un ans plus tôt. John Lee Mahin est à nouveau responsable du scénario mais le cadre de l’intrigue a été déplacé de l’Indochine à l’Afrique, le « cimetière de l’homme blanc » pour reprendre le terme utilisé dans le trailer de Mogambo.

Le succès remporté par King Salomon’s Mines (Les Mines du roi Salomon) avait convaincu le producteur Sam Zimbalist et la Metro-Goldwyn-Mayer du potentiel cinématographique et commercial que possédait l’Afrique. Trader Horn (1931) l’avait déjà prouvé. Il était donc tentant de tourner un nouveau film en Afrique – même si une partie de celle-ci était agitée par l’insurrection Mau Mau – et le mélodrame exotique qu’était Red Dust constituait un sujet tout trouvé. La MGM décide même – pour renforcer encore les liens entre Mogambo et Red Dust – de confier à nouveau à Clark Gable, plus âgé mais toujours aussi séduisant, le soin d’incarner le héros, devenu ici un chasseur d’animaux sauvages. Moins enthousiaste, John Ford s’est contenté d’avouer à propos du film : « Je n’avais jamais vu la première version. J’ai aimé l’histoire et le scénario et, comme je n’avais jamais été dans cette partie de l’Afrique, j’ai accepté le film. »
Les conditions climatiques vont se révéler désastreuses et alors que Yakima Canutt filme des gorilles, Ford dirige un trio de rêve opposant Clark Gable à deux des plus belles actrices de la MGM, Ava Gardner et Grace Kelly. Dans Red Dust, la blonde Jean Harlow personnifiait l’aventurière au cœur tendre ; ici, c’est à la brune Ava Gardner que l’on a confié le rôle, la blonde Grace Kelly incarnant au contraire l’épouse trop sage et brusquement tentée par une folle liaison. Même si Mogambo n’est pas l’une des œuvres les plus personnelles de John Ford, privé ici de ses comédiens habituels, le film se révèle un superbe mélodrame africain. La manière dont Ava Gardner chante « Comin’ through the Rye », le geste de Gable arrachant le foulard de Grace Kelly puis le lui remettant comme s’il voulait ainsi prouver que la jeune femme était à sa merci, et les rapports entre les deux femmes forment un ensemble plus qu’attachant. L’une des scènes les plus importantes entre Donald Nordley et sa femme se passe dans leur tente, presque dans l’obscurité, comme si Ford avait voulu augmenter l’intensité de cette confrontation en diminuant au maximum la lumière.
Comme King Salomon’s Mines, le périple des protagonistes du film est évidemment l’occasion d’intégrer à l’histoire de nombreux plans documentaires d’animaux et de paysages, mais le grand intérêt de Mogambo est la présence de trois comédiens d’exception, capables de permettre à leur personnage d’échapper aux conventions de l’histoire. Refusant la présence d’une musique d’accompagnement, Ford s’est attaché à ces trois caractères, laissant volontairement au second plan celui de Donald Nordley joué par le terne Donald Sinden. On doit pourtant à ce dernier la relation d’une anecdote prêtée en d’autres occasions à John Ford. « J’étais présent, racontait Sinden, un jour où le producteur vint sur le tournage. Dès qu’il le vit, Ford ordonna de tout arrêter. Il s’avança alors vers le pauvre Sam Zimbalist : – Oui ? – Ne vous arrêtez pas pour moi, dit Sam. – Si je viens dans votre bureau, j’espère que vous vous arrêterez de travailler. Je m’arrête donc pour vous. Que voulez-vous ? Sam expliqua qu’il était un peu inquiet parce que nous avions un retard de trois jours sur le plan de travail. – Combien de pages ces trois jours représentent-ils, demanda Ford, qui en réalité le savait parfaitement bien. – Environ trois pages, hasarda Sam. – Apportez-moi le scénario, grogna Ford à un domestique. Lorsqu’il arriva, il l’ouvrit à l’aveuglette et en enleva trois pages. – Nous sommes à jour. Au travail ! Nous n’avons jamais tourné ces trois pages.»

L’histoire
Victor Marswell a pour métier de procurer des animaux sauvages aux zoos. Eloise Kelly arrive chez lui, en Afrique, venant y rejoindre le maharadjah de Bunganore qui a abandonné son safari pour repartir chez lui juguler une éventuelle révolution. Victor s’éprend d’Eloise mais il exige pourtant qu’elle parte avec le prochain bateau, celui qui amène justement l’anthropologiste Donald Nordley et sa femme, Linda. Donald tombe malade et Eloise revient, le bateau ayant eu une avarie. Linda est frappée par la franchise et la manière de vivre d’Eloise. Elle tombe dans un piège en étant partie imprudemment se promener. Victor se porte à son secours et la sauve d’une panthère noire qui l’attaquait. Il prend Linda dans ses bras pour la ramener et une troublante intimité amoureuse semble déjà les unir. Eloise le remarque et se montre vite incisive dans ses propos. Victor accepte l’épreuve du courage – des indigènes jettent des sagaies sur lui immobile- et obtient en échange que des hommes l’accompagnent en pirogue pour une chasse au gorille. Eloise propose son amitié à Linda qui la refuse et met cette dernière en garde contre Victor. Celui-ci, de plus en plus épris de Linda, commence à faire des projets d’avenir avec la jeune femme. Il se prépare à en parler à Donald, mais constatant l’amour que ce dernier porte à Linda, il ne dit rien. Victor tue même un gorille qui menaçait la vie de Donald. Au camp, Linda surprend Victor avec Eloise et fait feu sur lui, le blessant légèrement. Victor propose le mariage à Eloise qui refuse et part avec les Nordley. Au dernier moment, Eloise quitte pourtant ceux-ci pour rejoindre Victor, l’homme qu’elle aime.


Après la Marabunta, Mogambo ; après les fourmis, les gorilles ; après l’Amazonie, le Kenya ; l’exotisme fait fureur cette semaine sur les écrans. Mais, Dieu merci, après Byron Haskin, John Ford. Même en pleine brousse. Le talent n’est pas inutile. L’histoire de Mogambo portait en soi des germes puissantes de ridicule. Un chasseur de fauves professionnel s’éprend tour à tour d’une aventurière au cœur blessé et de la tendre et chaste épouse d’un anthropologiste. Vieux lion à la crinière argentée (c’est de Clark Gable que je parle), il traîne derrière lui ces deux lionnes amoureuses, sans trop savoir laquelle des deux il choisira pour favorite. Rêveries en forêt tropicale, baisers clandestins sous la tente, étreintes furtives parmi les lianes : le drame couve. Les lionnes aiguisent leurs griffes, prêtes à s’entre-déchirer. Une chasse aux gorilles exalte encore leurs sentiments. Un coup de feu est tiré. Le sang coule. Puis brusquement tout s’apaise et se dénoue comme par miracle. La femme de l’anthropologiste renonce à déserter son foyer. Quant à l’aventurière, ayant dompté son dompteur, elle s’enferme avec lui dans la cage dorée du mariage.
L’anecdote, vous le voyez, n’était pas fameuse. Mais John Ford parvient à la Tendre acceptable. Ce diable d’homme a une telle science du récit cinématographique qu’on le suivrait sur les chemins les plus tortueux. Je ne dis pas qu’il évite tous les traquenards, mais il échappe au plus grand nombre, et quand il bronche enfin l’honneur est sauf. Et puis il y a en lui un goût de la vérité humaine qui ne l’abandonne jamais. Dans les pires moments il invente un détail de mise en scène, un mouvement, un mot, dont la justesse de ton fait oublier le reste. Nous dérivions en plein romanesque ; d’un léger coup de barre Ford nous ramène à la réalité. Grâce à ces « coups de barre », grâce aussi à un humour constant, Mogambo parvient au port sans trop de dommages.
La partie spectaculaire du film est traitée avec une élégante maîtrise. Nous avons, hélas ! beaucoup perdu de notre faculté d’émerveillement. A force de fréquenter les salles de cinéma nous n’éprouvons plus devant une panthère noire, un gorille, ou un sorcier du Tanganyika, que l’indifférence blasée des vieux broussards. Du moins dans Mogambo, Ford et Hollywood ont-ils joué le grand jeu. « Quinze mille kilomètres parcourus par cent soixante-quinze techniciens et trois cents indigènes… Quatre-vingts véhicules automobiles… Douze peuplades noires, parmi les plus pittoresques ou les plus redoutables… Un demi-million de mètres de toile utilisés pour les divers campements…» Même en tenant compte de l’exagération publicitaire, ces quelques chiffres donnent une idée de l’effort réalisé.
C’est sans doute le souvenir de cet effort qui a empêché Ford de pratiquer certaines coupures dans son film. Mogambo dure au minimum vingt minutes de trop. S’il n’y avait pas vers la fin les gorilles pour nous retenir, ce serait la fuite… Il y a aussi, bien sûr, Clark Gable, qui semble sortir tout droit d’un roman d’Hemingway. Comme les cheveux gris vont bien à ses yeux bleus !… Ava Gardner exploite à tond un rôle en or. Grace Kelly, nouvelle venue sur nos écrans, a un beau visage dramatique ; nous serons heureux de la retrouver sous une latitude plus tempérée. [Le Monde – octobre 1954]

