David Lynch (n.1946-d.2025)
DAVID LYNCH
Né en 1946 à Missoula (Montana), David Lynch offre l’image d’un college boy sans âge, à l’air studieux et sage. Une apparence qui contraste violemment avec l’univers d’inquiétante étrangeté qu’il a construit depuis Eraserhead (1976). Surnommé « le James Stewart de la planète Mars » par Mel Brooks, qui fut le producteur de son deuxième film, Elephant Man (1980), David Lynch passe le plus souvent pour être anglais et ses films, qui trouvent un meilleur écho en Europe qu’aux États-Unis, le rendent de fait insituable parmi les autres cinéastes américains, tellement il échappe aux oppositions entre cinéma commercial et cinéma de création, entre films de genre et films d’auteurs commercial et cinéma de création, entre films de genre et films d’auteurs.
L’ange du bizarre
Dès Eraserhead se dévoile une conception surprenante de la narration et une idée non moins insolite de ce qui peut faire naître la fiction (un radiateur devient un objet de fascination, et ouvre sur un monde parallèle où vit une femme au visage spongieux). Dans Eraserhead, un bébé monstrueux, dont la vision autant que les cris sont insupportables, est confié à un homme d’apparence à la fois banale et bizarre qui semble être son père. Il est interprété par Jack Nance, présent dans presque tous les films de Lynch et mort le 30 décembre 1996, après une dernière apparition dans Lost Highway dans un rôle de mécano passionné de free jazz. Il ne s’agit pas ici d’élucider le mystère (qui est partout), ni même de jouer avec la peur du spectateur, comme dans un film d’horreur classique, mais de s’enfoncer toujours plus loin, dans l’innommable. La perte des référents est l’épreuve, subtile mais radicale, que nous impose Lynch : cerveau torturé ou souffrance d’un corps écorché vif, cauchemar intérieur ou atrocité physique, Eraserhead mêle continuellement l’envers et l’endroit. Toute l’œuvre de Lynch renvoie ainsi à la figure de l’oxymoron, figure rhétorique et poétique qui caractérise le mieux la synthèse majeure opérée par son cinéma qui marie le non-verbal (les purs fantasmes visuels, le langage des rébus, utilisé par un des personnages de Twin Peaks : Fire Walk With Me, 1992) et le verbal (le pouvoir des mots, un des motifs clés de Dune, 1984). Eraserhead peut ainsi être vu comme une extrapolation de l’imaginaire autour du mot-titre (« tête de gomme » ou « tête à effacer », Lynch va au bout de la logique de ces significations), de même que Blue Velvet (1986) est un film composé d’émois tactiles indéfinissables (comme une morsure dans le « velours bleu » de son titre), et que Lost Highway trouve son origine dans ces deux mots, relevés par Lynch dans un roman de Barry Gifford.
Cette logique, qui fonde toute la démarche de Lynch, repose sur une absence d’autocensure proche de celle que l’on constate chez les personnes placées sous hypnose. Le no man’s land urbain de Eraserhead est d’ailleurs traversé par les souvenirs intimes de ce cinéaste peu enclin à l’épanchement biographique, adversaire de la psychologie et sourd à la psychanalyse : jeune étudiant aux Beaux-Arts, il a vécu avec sa femme dans un quartier pareillement sinistre de Philadelphie, où leur fille Jennifer (qui réalisa en 1992 un premier film, Boxing Helena) vint au monde. Si Lynch semble filmer sous hypnose, c’est, en retour, vers le pouvoir hypnotique du cinéma que tous ses efforts sont dirigés, en évitant l’obstacle que constitue souvent la révérence envers une cinéphilie intimidante : fervent du cinéma populaire, fantastique ou sentimental, de son adolescence, Lynch ne fut jamais un habitué des cinémathèques.
La force visionnaire et la qualité plastique qui caractérisent Eraserhead, dont l’image en noir et blanc ressuscite la beauté du cinéma primitif, sont réaffirmées sur un mode mineur dans Elephant Man, film de commande et plus grand succès du cinéaste à ce jour. L’histoire véridique, dans l’Angleterre victorienne, d’un homme victime d’un mal qui le rend difforme, devient matière à une fable sur la monstruosité et sur son exhibition : Lynch est dans son élément, mais plus que l’étrangeté, c’est la peinture des sentiments, si rare chez lui, qu’on retient du film, même si elle se double d’une tentative un peu maladroite d’édification du spectateur. Dune, adapté du célèbre roman de science-fiction de Frank Herbert, est une autre commande, que Lynch a préférée au troisième volet de La Guerre des étoiles, qu’on lui proposait alors de tourner. Il ne revendiquera jamais entièrement la paternité de ce film bancal mais plein de charme, et qui porte indubitablement sa signature par son mélange d’attirance pour la complexité (faire de tout une question) et de plaisir innocent (croire aux images, sans y chercher de réponse).
L’envers et l’endroit
Alternance et alliance de ce qui est caché et de ce qui est découvert, de ce qui est lumineux et de ce qui est obscur : c’est le même mouvement de balancier (autre forme d’envoûtement hypnotique) qu’on retrouve dans Blue Velvet, un thriller au climat malsain situé dans une coquette petite ville américaine – décor surgi des souvenirs de jeunesse de Lynch, et qui se révèle typique de son intérêt pour les déviations (la netteté des choses ouvre sur un chaos inquiétant), voire pour les déviances (la folie se pare des signes de la normalité). Blue Velvet, qui n’est qu’en apparence au service de son intrigue policière, est dominé par une force maléfique (dont l’incarnation est un gangster pervers polymorphe, à la fois père, amant et bébé, interprété par Denis Hopper), comme le seront Sailor et Lula (1990, palme d’or du festival de Cannes), où le visage ensanglanté d’une mère machiavélique symbolise cette puissance néfaste, et davantage encore Lost Highway, avec le personnage satanique de « l’homme mystérieux ».
David Lynch soulève les forces du Mal pour filmer leur combat avec celles du Bien, de manière parfois caricaturale (ainsi dans Sailor et Lula, où perce la surenchère parodique), mais avec une visée qui ne l’est jamais : le désir manifeste du cinéaste n’est pas de rendre plus dramatique ou plus moral l’enjeu de ses films, mais bel et bien de parvenir à représenter cette lutte entre deux pouvoirs abstraits. Projet extravagant et passionnant qui a d’abord pris une forme expérimentale (Eraserhead), puis tour à tour presque classique (Elephant Man), hétéroclite (Dune), stylisée (Blue Velvet) et déchaînée (un maelström de violence faisant exploser le road-movie qu’est Sailor et Lula) jusqu’à recomposer une matière cinématographique en fusion dans Lost Higway, où tout se fond de la manière la plus fascinante qui soit : les deux héros masculins (emboîtés comme des poupées russes), la femme blonde vénéneuse et la femme brune diaphane (véritable fétiche issu du film noir, déjà présent dans Blue Velvet), ou bien encore un crâne et une table en verre, le vivant et l’inerte échangeant leurs places.
Cette recomposition organique des images est l’expression d’une volonté de faire à la fois plus de cinéma avec le cinéma, et autre chose que du cinéma avec les moyens du cinéma : de la poésie, de la peinture, de la musique. David Lynch, qui est aussi peintre, compositeur et designer (il a conçu l’ameublement de la maison de Lost Highway, et certaines de ses créations sont commercialisées), n’a cependant rien d’un artiste élitiste : en créant en 1990 la série Twin Peaks (dont Twin Peaks Fire Walk With Me est une reformulation destinée au cinéma), il a engendré un phénomène culturel de masse, tout en renouvelant la fiction et l’esthétique télévisuelles.
Le proche et le lointain
En 1999, c’est par un « excès de normalité » que David Lynch crée la surprise avec Une Histoire vraie, dont le personnage principal est un vieillard, Alvin Straight, qui traverse les États-Unis, de l’Iowa au Wisconsin, pour rendre visite à son frère aîné, qu’il n’a pas vu depuis dix ans. Intitulé en anglais The Straight Story (« L’histoire de Straight », mais aussi « Une histoire en ligne droite »), le film suit de façon très linéaire l’itinéraire d’un homme dont la seule particularité est de voyager au volant d’un petit tracteur-tondeuse à gazon. Distance, espace, vitesse et durée sont les éléments fondamentaux d’Une histoire vraie, mais aussi, plus généralement, du cinéma : sous couvert de simplicité, Lynch met en perspective sa propre pratique de la mise en scène. Il n’est donc pas paradoxal qu’il juge ce film comme « le plus expérimental » de sa carrière (Libération, 3 novembre 1999), ce qu’atteste également son travail très élaboré sur la bande-son, qu’il s’agisse des bruits spatialisés ou du rapport entre les images et la musique d’Angelo Badalamenti, son compositeur attitré depuis Blue Velvet.
Mais la plus grande bizarrerie d’Une Histoire vraie réside, tout simplement, dans son principal objet : la route. Le pouvoir de fascination qu’elle exerce n’est pas moindre ici que dans Lost Highway, et le film suivant de Lynch est baptisé du nom même d’une route de Los Angeles, Mulholland Drive (2001). Il s’agit, à l’origine, du premier épisode d’une série télévisée, refusé par la chaîne américaine ABC et « recomposé » pour le grand écran. De ce parcours, le film garde la forme d’un collage juxtaposant des images fétiches (l’homme mystérieux, le rideau rouge, les éclats de violence et de folie absurde…) autour de la rencontre amoureuse de deux jeunes femmes : l’une est blonde et rêve de conquérir Hollywood, l’autre, brune, a perdu la mémoire dans un accident de voiture sur Mulholland Drive. Le récit se dissout dans un mystère qui bouleverse peu à peu les repères de temps et d’espace, effaçant toute frontière entre cauchemar et réalité. Le film ne renouvelle pas l’inspiration de Lynch, mais la radicalise : tout son projet semble être de donner une forme à un matériau romanesque proprement indescriptible. C’est là désigner, dans sa maîtrise ultime, l’exercice de la mise en scène (Lynch en obtient le prix à Cannes en 2001), qui se poursuit avec Inland Empire (2007).
La route est assurément l’élément clé de cette problématique : forme à la fois précise et abstraite, elle crée une limite et désigne en même temps l’infini. C’est ce qu’exprime ce passage de Feuilles d’herbes, de Walt Whitman, choisi par Lynch pour éclairer Une Histoire vraie : « Toi route où je m’engage de part et d’autre, Je crois que tu n’es pas tout ce qui est ici, Je crois que beaucoup de choses sont aussi ici. » Voir l’invisible, montrer ce qui nous échappe, c’est sur cette piste audacieuse que s’engage le cinéma de Lynch, ce qu’il exprime lui-même ainsi : « Nous ne vivons pas l’ultime réalité : le réel“ reste caché durant toute la vie, nous ne le voyons pas. Nous le confondons avec toutes ces autres choses. La peur est fondée sur le fait que nous ne voyons pas l’ensemble. »
Après Inland Empire, dernier film de Lynch, cette quête d’un réel « autre » emprunte plus franchement encore d’autres voies que le cinéma et privilégie la peinture, la musique et le design. En janvier 2025, David Lynch est contraint d’évacuer son domicile lors des incendies de Los Angeles ; l’emphysème dont il souffre s’aggrave alors. Il meurt le 15 janvier 2025 à l’âge de 78 ans. [Frédéric Strauss – Mulholland Drive de David Lynch (Les Fiches Cinéma d’Universalis)]

Affiches des films de David Lynch