duminică, 3 noiembrie 2024

NAISSANCE DU FILM NOIR

 
Le Film Noir

THE BIG SLEEP – THE MALTESE FALCON : NAISSANCE DU FILM NOIR 

(par Stéphane Michaka)

Un détective privé qui n’a aucun goût pour les orchidées est introduit dans une serre qui en regorge. Là, un vieux général aux jambes paralysées lui confie une enquête impliquant ses deux filles. Le privé est mis en garde : ces demoiselles en détresse n’ont guère plus de sens moral qu’on en trouve chez un chat. Le détective, un rien cynique, se nomme Philip Marlowe. Vous avez reconnu le début du Grand sommeil (The Big sleep).

Même détective portant les traits de Humphrey Bogart, changement de décor: un bureau qui donne sur le Golden Gate Bridge. A travers une vitre en verre dépoli, notre privé aperçoit une silhouette spectrale. Encore une demoiselle en détresse. Elle vient supplier qu’on retrouve sa sœur. Le détective, un rien cynique, se nomme Sam Spade. Vous avez reconnu le début du Faucon maltais (The Maltese Falcon).

Ces scènes d’ouverture sont célèbres, on les a vues et parodiées des centaines de fois. Quoi de plus familier, en somme, que l’univers du film noir ? Le spectateur d’aujourd’hui, qui (re)découvre ces films dans des coffrets armés de commentaires explicatifs, et qui se sait guidé par la poigne érudite d’historiens du cinéma, est à vrai dire en danger. Il risque de ne pas éprouver ce qui fait le charme de ces bobines : le malaise croissant qu’elles visent à distiller en lui, scène après scène, meurtre après meurtre, séduction avant exécution.

Pour éprouver pleinement ce malaise, il faut se glisser dans la peau d’un spectateur de 1946, l’année du Grand sommeil, de Gilda et du Facteur sonne toujours deux fois. En cinq ans à peine, de 1941 à 1946, le film noir fait du voyage en eau trouble un nouveau territoire cinématographique. Le Faucon maltais et Le Grand sommeil, premiers chefs-d’ œuvre du genre, évoquent dès leur titre une atmosphère où l’Amérique d’alors se reconnaît, comme dans un miroir qui déforme à peine la réalité : un cauchemar venu d’ailleurs, un frisson au parfum d’orchidée, a conquis les écrans.

Hammett et Chandler

Tout commence par un masque noir. C’est l’emblème d’un magazine pulp (au papier bon marché fait avec de la pulpe de bois) créé en 1920. Dans la revue Black Mask sont publiées les premières nouvelles policières de Dashiell Hammett et Raymond Chandler. Blondes pulpeuses à robe écarlate et à gâchette facile, mitraillettes qui crépitent et décolletés vertigineux : les couvertures hautes en couleur de Black Mask ne permettent pas, à première vue, de réaliser ce qui se produit dans ses pages. Une révolution narrative. En déboursant 15 cents, un lecteur pré-pubère lit des histoires de gangsters en même temps qu’il tient entre ses mains l’avenir littéraire de son pays. Sous l’influence de Ernest Hemingway, Hammett et Chandler développent un style de récit qui va à l’essentiel, privilégiant le dialogue bref, adoptant le point de vue d’un héros masculin (le privé), et gommant toute sentimentalité.

Transformons-nous en ado pré-pubère et ouvrons un Black Mask de juin 1924. Dans une nouvelle intitulée La Fille aux yeux d’argent, Hammett mitraille ce dialogue entre un jeune poète et le Continental Op, privé anonyme qui annonce Sam Spade :
– Quelle couleur d’yeux ?
– Avez-vous jamais vu des ombres sur de l’argent qu’on vient de polir et qui …
J’ai écrit yeux gris et j’ai hâté l’interrogatoire.
– Couleur de peau ?
Le détective de Hammett n’indique pas seulement que les yeux de la fille aux yeux gris sont gris. Il indique comment les auteurs américains vont désormais aborder leur sujet. Par un style quasi télégraphique, réaliste, brutal. Dans La Moisson Rouge, son premier grand roman paru en 1929, Hammett résume en une phrase fulgurante la condition des ouvriers de Personville, cité corrompue surnommée « Poisonville » : « Quand le dernier crâne avait été broyé, la dernière côte enfoncée, les syndicats ouvriers de Personville n’étaient plus qu’un pétard mouillé. » La réalité sociale américaine a trouvé l’un de ses meilleurs conteurs. Chandler va s’en inspirer. Son privé du Grand sommeil Philip Marlowe, est basé sur le Sam Spade de Hammett.

Dashiell Hammett

Lorsque la Warner achète en 1930 les droits d’adaptation du Faucon maltais, troisième roman de Hammett, la firme cinématographique se retrouve un peu comme le jeune lecteur de pulps. En plus embarrassée. Elle a acheté, sans le savoir, une révolution littéraire. Parviendra-t-elle, avec ça, à attirer des millions de spectateurs dans ses salles ? La réponse est oui, mais pas tout de suite. Il lui faudra d’abord accomplir une révolution cinématographique.

Le spectateur enquêteur

John Huston sera l’homme de cette révolution. Scénariste de trente-cinq ans, il se voit confier sa première mise en scène. Il a beaucoup à prouver. Le Faucon maltais a déjà été adapté deux fois, sans vraiment convaincre. La troisième doit être la bonne. Premier coup de génie de Huston : il devine que la narration à la troisième personne de Hammett (« Il resta là pour rendre clair qu’il voulait ignorer son invitation à s’asseoir près d’elle… ») trouvera son meilleur équivalent par une narration cinématographique à la première personne. Mettre le spectateur dans la peau de l’enquêteur, c’est le principe qui est au cœur de la mise en scène du Faucon maltais « Le livre étant entièrement raconté du point de vue de Spade, le film l’est aussi. », explique le scénariste et réalisateur. Lorsque sous les traits de Mary Astor, la demoiselle en détresse entre dans le bureau de Spade, la caméra grimpe de trente centimètres – en même temps que Bogart, vu de dos, se lève devant la jeune femme. Dans la plupart des scènes du Faucon maltais , l’objectif de la caméra est au niveau d’un homme assis. Miles Archer, l’associé de Spade, a été tué, mais sur son fauteuil vide, c’est le spectateur du film qui est venu s’asseoir. Il va mener l’enquête avec Spade comme s’il était le double du privé, son complice et son reflet.

Mais Huston va plus loin. Voyez la scène où Bogart se rend chez Mary Astor qui l’accueille en peignoir dans la suite luxueuse du Coronet. Elle s’y livre à un numéro de charme qui fait mouche. Et c’est la caméra qui nous le signale. Tandis que Bogart veut « rendre clair qu’il ignore son invitation à s’asseoir près d’elle », l’objectif, qui traduit littéralement l’attirance qu’Astor exerce sur le détective, ne cesse de se rapprocher, de venir s’asseoir près d’elle. Ce que Bogart finit par faire lui aussi (avant d’embrasser sauvagement Astor dès sa seconde visite).

Une caméra qui se met debout avec héros, qui restitue le mouvement de son désir, l’innovation fera du chemin : dans La Dame du Lac (The Lady in the lake) et Les Passagers de la nuit (Dark passage), films noirs sortis en 1947, la caméra subjective envahit la mise en scène, avec plus ou moins de bonheur. Sans systématiser le procédé, les films noirs se souviendront toujours que le regard du privé se confond avec celui du spectateur. Que le malaise de l’un doit gagner l’autre, viscéralement.

Femmes fatales et gunsels

Si le film noir parvient à créer un malaise chez le spectateur ; c’est avant tout grâce à ses personnages. Ceux qui tombent sous le regard et dans les bras du privé. Prenons Carmen Sternwoocl, que joue Martha Vickers clans Le Grand sommeil. Voici une jeune femme qui ne cesse de répéter à Marlowe qu’elle le trouve mignon. Mais son état d’ébriété lui ferait dire la même chose à un éléphant mauve, selon une formule de Chandler. Marlowe peut toujours espérer que Vivian Sternwood, jouée par Lauren Bacall, supporte mieux l’alcool (elle avale une bouteille de scotch « comme son déjeuner »). Seulement voilà, Howard Hawks et ses scénaristes font tout pour suggérer que Vivian n’est guère plus fiable que Carmen.

La scène où Lauren Bacall, encouragée par Bogart, se gratte le genou, a la saveur d’un petit moment improvisée. Mais ce geste est en parfait accord avec son personnage : impulsion cachée, finalement mise à jour. Quelles autres envies la démangent ? Comme Brigid O’Shaughnessy dans Le Faucon maltais , elle possède au moins deux patronymes. Ses fréquentations et son passé n’ont rien de rassurant. Parce que nous sommes privés, tout comme le détective, des repères habituels quant aux motivations (toujours floues) et à la moralité (souvent évolutive) de ces femmes fatales, on finit par se demander si elles sont fatales pour elles ou bien pour ceux qui les côtoient.

La même ambiguïté caractérise les figures masculines du film noir. Lorsque dans le roman de Hammett, la secrétaire de Spade introduit Joel Cairo, elle dit sans détour : « This guy is queer ». Le lecteur américain de 1929 comprend que Joel est homosexuel. Dans le film, la secrétaire qui introduit Peter Lorre dit simplement : « Gardenia », La musique souligne, lors de son entrée, la provenance exotique de Cairo. Hammett avait voulu innover en introduisant dans le roman noir des gangsters homosexuels. Chandler l’imitera dans Le Grand sommeil mais le film de Hawks ne reprend pas cet élément, en partie pour se démarquer du Faucon maltais . Le film noir gardera toutefois l’habitude d’affermir la virilité du détective, en l’entourant de personnages à la sexualité « trouble » selon la morale des années 1940. Ainsi, lorsqu’il voit Wilmer, l’homme de main du redoutable Kasper Gutman, Sam Spade le traite de « gunsel », mot d’argot qui désigne le jeune compagnon d’un homme mûr. Les spectateurs de l’époque penseront que gunsel désigne un criminel prompt à la détente, et le mot passera ainsi dans la langue.

Mais s’il émane de ces brigands un parfum insolite, leur véritable ambiguïté se situe ailleurs. Sous leur allure d’escroc ou de bourreau, ils se révèlent souvent de pathétiques victimes. Elisha Cook Jr., qui joue Wilmer dans Le Faucon maltais, et qu’on retrouve dans Le Grand sommeil, est l’archétype du second rôle de film noir. Dans les deux films il apparaît comme une menace. Mais c’est en victime qu’il retourne se perdre parmi la foule (chez Huston) ou qu’il avale une eau qui pourrait bien être du cyanure (chez Hawks). Bref, le sort du gunsel n’est jamais fixé à l’avance. Il est soumis à la même fatalité que ses camarades féminines : ce décor d’ombre dont il est issu peut l’engloutir à tout moment.

Ambivalence des dialogues et ambivalence des intentions sont au cœur du film noir. Que le héros soit pris dans un triangle amoureux, comme dans Gilda, ou dépositaire d’un secret dissimulé dans la formule : « Manhattan Project… Los Alamos … Trinity … « , comme dans En Quatrième vitesse (Kiss me deadly), on a bien de la peine à déceler les motivations de chacun. Et son potentiel destructeur. Désorienter le public, accroître son malaise devant une galerie de personnages troubles : c’est ce qu’accomplit le genre noir. Une nouveauté dans le cinéma de l’époque. Or, cette atmosphère de faux-semblants, cette brume qui se propage dans le noir, on ne la doit pas seulement aux réalisateurs. On la doit aussi aux exigences des producteurs et à l’intervention des censeurs. Qui l’eut cru ? L’impact hypnotique du Faucon maltais et du Grand sommeil doit beaucoup à ces gardiens austères.

Warner et Hays

Au début des années 1940, les films issus du studio Warner se distinguent par leur tempo effréné. La « Warner touch » fut façonnée au cours de la décennie précédente par la production de dizaines de musicals et de films de gangsters. Jack Warner, le fondateur du studio, et Hal B. Wallis, son chef de la production, privilégient la mise en place rapide du récit. Dès que l’action se ralentit, ils exigent des coupes. Supervisant le montage, ils transforment leurs films en locomotives lancées à toute bringue. Souvent, les coupes sont pratiquées dès le stade du scénario, réduisant considérablement les coûts de production.

Le meurtre d’Archer, au début du Faucon maltais , est un bel exemple du style Warner. Extérieur nuit. Devant un immeuble aux volets fermés, on lit un nom de rue. Un homme entre dans le cadre. C’est Archer. Un revolver est pointé sur lui. Coup de feu. Archer roule dans une poussière aussi blanche que la nuit est noire. En trois plans, l’affaire est réglée. La leçon servira à d’autres cinéastes. Lorsque Edgar G. Ulmer filme Detour en 1945, son producteur, le très indigent PRC, lui accorde six jours de tournage et 30 000 dollars de budget. Mais Le Faucon maltais a ouvert la voie. La série B de style Warner inspire une quantité de films où l’atmosphère noire croît à mesure que le budget est serré. Contraint à la fulgurance, le genre s’épanouit comme un feu d’artifice tiré devant un mur de briques. Quand la lumière jaillit, personne ne fait attention au décor, souvent rudimentaire.

L’intrigue du Grand sommeil tire, elle aussi, le meilleur parti des contraintes de production. C’était déjà le cas du roman, écrit en trois mois par Chandler à partir de deux de ses nouvelles. Hawks et ses scénaristes renonceront à éclaircir les flous narratifs du livre. Le réalisateur avouera, non sans excitation : « C’était la première fois que je faisais un film en décidant tout simplement que je n’allais pas expliquer les choses. » Dans le film, Carmen n’est plus tout à fait une nymphomane (à moins qu’une nymphomane soit une fille qui suce son pouce) et Geiger n’est plus tout à fait un pornographe (à moins qu’un pornographe soit un libraire avec une statue Khmer). Entré en vigueur en 1934, le Code Hays est une forme de censure interne aux studios hollywoodiens, par lequel ils s’invitent eux-mêmes à respecter la morale élémentaire. La fertile ambiguïté du film noir, où l’on suggère plus qu’on affirme (ainsi du gardénia et des gunsels), va s’étendre, à la faveur du Code Hays, jusque dans les moindres recoins de l’intrigue : pour en faire quelque chose d’aussi opaque que les personnages mêmes. Voulant se prémunir contre la censure, Hawks supprime une scène explicative qu’il a pourtant tournée. Le résultat est qu’on ne comprend plus qui a tué qui et pourquoi. Mais qu’importe. Le Grand sommeil n’aurait pas cette qualité hypnotique, cette étrange atmosphère de rêve éveillé, si Hawks avait pris soin de tout éclaircir.

Une intrigue décousue comme un rêve, des fulgurances qui masquent l’économie de moyens : quand naît le film noir, le « studio system » est à son point le plus abouti. Cherchant à contourner les limitations qu’imposent producteurs et censeurs, les cinéastes découvrent l’art de l’ellipse. Le raccourci alarmant, la déviation cauchemardesque, sont l’une des nombreuses figures de style qu’inaugurent Le Faucon maltais et Le Grand sommeil. Essentiels au film noir, ces motifs ne cesseront de s’amplifier jusque vers la fin des années 1950, en même temps que le malaise américain.

DETOUR réalisé par Edgar George Ulmer (1945)
Cristallisation d’un style : la marque du noir

Le film noir n’est pas qu’un heureux accident né de la rencontre entre un magazine pulp et un studio hollywoodien. Il est ancré dans les circonstances de son époque. Lorsque la Seconde Guerre mondiale se termine, les vétérans rentrent au pays et leur regard sur la mère patrie va changer. Comme le constatent les héros du film de William Wyler, Les Plus belles années de notre vie (The best years of our lives), qui rend si bien compte du climat de l’après-guerre, l’heure n’est plus à l’euphorie patriotique. Les soldats se sentent déçus ou trahis : leurs compagnes ne les ont pas toujours attendus, non plus que leurs employeurs. Les promesses de la paix n’ont pas été tenues. Le visage de l’Amérique est plus rugueux. Les villes ont quelque chose de plus sordide. De cruel. Le réalisme est entré dans le cœur des individus.

Sur les écrans, ce climat spécifique va se traduire par une nouvelle façon de filmer. Un souci d’authenticité, en même temps qu’un besoin d’exprimer cette anxiété diffuse, ce nouveau malaise américain, vont trouver leur exutoire dans des films, chaque année plus nombreux, qui prennent pour sujet la criminalité urbaine. Lorsqu’au cours de l’été 1946, le public français découvre Le Faucon maltaisLaura, et Assurance sur la mort (Double indemnity), on ne tarde pas à parler de « film noir ». Regard européen porté sur le cinéma américain d’alors, la formule cristallise un style.

Un regard rétrospectif sur le grand nombre de films noirs produits entre 1941 et 1958 (date où la télévision en couleurs est commercialisée aux USA) permet de discerner les influences très diverses qui ont nourri le genre : elles vont de Citizen Kane (film-enquête) au néo-réalisme italien (tournage en extérieurs) en passant par la psychanalyse (dévoilement d’un traumatisme enfoui), l’expressionnisme allemand (lignes obliques), et le réalisme poétique français (construction en flash-backs et engrenage passionnel dans Le Jour se lève de Marcel Carné). Le film noir est comme le creuset des innovations cinématographiques du jour. Cette perméabilité à tant d’influences est ce qui fait de lui un fascinant révélateur de son époque.

Il est d’autant plus remarquable, dès lors, Le Faucon maltais et Le Grand sommeil issus de la première période du film noir (qui va, en gros, de 1941 à 1946), portent la plupart des caractéristiques visuelles du genre. C’est un peu, comme si Huston et Hawks avaient cristallisé un style avant de le refiler aux collègues. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le coup de foudre littéral entre Bacall et Bogart dans Le Grand sommeil nous montre Vivian Sternwood qui, éblouie par Marlowe, se mordille la lèvre en même temps que l’éclair, au dehors, projette sur son visage l’ombre des stores. Paul Schrader, le scénariste de Taxi Driver, a parfaitement résumé l’esprit du film noir en notant : « Personne ne peut parler avec autorité depuis un espace continument découpé en rubans de lumière. » Lorsque Laurent Bacall (après l’éclair) dit à Bogart : « Vous allez trop loin, Marlowe », on sent défaillir l’autorité de la jeune femme. On sait que pour elle, l’amour fait mordre. Les films noirs des douze années qui suivent n’ont pas beaucoup ajouté à celui-là : la psyché humaine est aussi prompte à la félicité qu’à la torture. Tout est une question d’éclairage.

L’impasse tragique

En dépit de leur modernité étonnante, Le Faucon maltais et Le Grand sommeil ne permettent pas d’anticiper l’évolution majeure du film noir. Celle qui vient après eux et qui s’est fait d’une certaine façon, contre eux : vers un pessimisme de plus en plus désespéré. Car ces deux films, si l’on regarde bien, ne sont pas si noirs. Ils se terminent par des happy ends relatifs, laissant Bogart indemne. La mort qui rôde dans chaque film, Iva en deuil dans Le Faucon maltais, Carmen en veuve noire au beau milieu du Grand sommeil, cette mort en filigrane n’est pas pour notre détective. Il est significatif que Lauren Bacall, de scène en scène, porte des vêtements de plus en plus blancs. Jusqu’à la sublime séquence où elle chante « And her tears flowed like wine » dans une robe pour conte de fées. Un beau mariage, c’est ce qui semble attendre Bogart à l’issue du film. Et en effet, il épousera Lauren Bacall quelques mois après la fin du tournage.

Pourtant, dès 1946, le film noir sombre dans un désespoir incurable. L’utilisation du flash-back et de la voix off (procédés absents du Faucon maltais et du Grand sommeil) va contribuer à rendre plus intérieure, plus étouffante, la fatalité qui étreint le héros. L’horizon bouché, condamné, du récit en flash-back dans The Killers (Les Tueurs), l’amertume dont se tinte la voix off de Out of the past (La Griffe du passé) : c’est dans le film noir« L’Impasse tragique », titre français de The Dark corner, de Henry Hathaway, est la formule qui résume le mieux l’esprit du noir à partir du Grand sommeil. Les directeurs de la photo versent un encrier dans leur cadre. Dans l’embrasure des portes, les rais de lumière sont des lames aveuglantes. Et ce n’est plus un happy end qui attend le héros, mais un trou béant depuis lequel il nous conte l’engrenage fatal où il a été pris.

Ce « noircissement » n’aurait pas été possible avec un héros détective jamais dupe, comme Sam Spade ou Philip Marlowe. Spade est le d’entre tous à appeler le faucon un « dingus » (truc), et à observer, sarcastique, la cupidité des autres lorsqu’ils déballent leur trésor. Distant, indemne des travers qui défigurent Peter Lorre ou Elisha Cook Jr., Bogart incarne un privé pour qui les valeurs sont encore discernables, et qui n’a pas sombré dans la paranoïa. Ce privé-là va sembler de plus en plus obsolète à l’heure du maccarthysme. Ici encore, l’année 1946 indique un tournant. Les élections au Congrès américain marquent la victoire des républicains marquent la victoire des républicains conservateurs. La Commission sur les activités anti-américaines est mise en place pour enquêter sur l’infiltration communiste à Hollywood. Le gamin qui lisait Black Mask, pour peu qu’il soit devenu scénariste (comme Dalton Trumbo) ou acteur (comme John Garfield), est maintenant poursuivi par la justice de son pays. Son nom apparaît sur une liste noire parce qu’il refuse de témoigner. On le soupçonne d’être un « rouge ». Dans ce contexte de chasse aux sorcières, alimentant suspicion et paranoïa, le film noir se radicalise. Le happy end n’est plus de mise. La guerre froide et le danger nucléaire ouvrent de nouvelles boîtes de Pandore et le cinéma s’en fait l’écho : la corruption et le mal rongent la pellicule. En 1955, En Quatrième vitesse, de Robert Aldrich, propose une fin apocalyptique. Un an plus tard, L’Invasion des profanateurs de sépultures (Invasion of the body snatchers), fable de science-fiction qui semble tombée de la marmite du film noir, suggère que la déshumanisation est amorcée.

On est loin des sous-entendus grivois du Faucon maltais et du Grand sommeil Pourtant, c’est toujours du même malaise qu’il s’agit. Celui d’un pays qui s’interroge sans cesse, à travers son cinéma, sur ses valeurs et sa capacité à éradiquer le mal. Underworld US.A. (Les Bas-fonds new-yorkais) à l’aube des années 1960, le film de Samuel Fuller semble dresser une nouvelle carte de l’Amérique. C’est ce que le film noir n’a jamais cessé de faire. Même s’il a perdu, en chemin, ce guide rassurant qu’était le détective privé.

Métamorphoses du film noir

Le pessimisme radical du film noir a fait la fortune du genre. Le voyant débarrassé de son privé au trench-coat et à l’intégrité démodés, tous ont voulu s’en emparer. Phénomène américain, le film noir a débordé de son écran. Il s’est répandu dans tous les pays, a investi des genres avec lesquels il n’avait que des affinités lointaines. Matrix lui rend hommage avec autant de dévotion que le cinéma indépendant des années 2000. Juste retour des choses : après avoir emprunté aux Allemands, aux Italiens et aux Français, le voici devenu à son tour une référence, une source inépuisable de conventions et de codes, à l’étranger comme dans son propre pays.

Mais sous la multiplicité des hommages, que reste-t-il du film noir ? Le Faucon maltais et Le Grand sommeil n’ont-ils servi qu’un temps, pour amorcer le genre ? On peut penser au contraire que ces deux films ne cessent de hanter le cinéma d’aujourd’hui, qui se définit toujours par référence à eux. Peut-on faire plus érotique que le premier gros plan de Lauren Bacall dans Le Grand sommeil, qui vient si tardivement mais à point nommé ? Peut-on faire plus moderne que le surgissement de la voix ( elle ne ressemble pas à celle de Sydney Greenstreet, on dirait la voix du cinéaste) qui dans Le Faucon maltais s’écrie : « Fake. It’s a phony ! It’s lead ! » (Faux. Il est bidon ! Il est en plomb !) Sans doute pas. Mais lorsque David Lynch introduit le public dans l’univers labyrinthique de Mullholand Drive, l’inspecteur en trench-coat qui fixe l’horizon nocturne a bien quelque chose de Spade ou de Marlowe. Qu’on ne le revoie jamais ensuite ne fait que confirmer son importance: c’est avec lui qu’a commencé le malaise au cinéma. C’est sous son regard absent qu’il doit continuer de s’étendre. [Stéphane Michaka – Le Grand sommeil ; Le Faucon maltais – Warner Bros. Entertainment France (2007)]


Une caméra plane au-dessus de San Francisco sur un air de swing endiablé, puis le nom de l’agence des détectives privés, « Sam Spade and Miles Archer », s’affiche en grandes lettres. L’objectif s’attarde sur le héros : quelques secondes suffisent à nous entraîner dans un tourbillon de mensonge, de trahison et de meurtre. Nous y sommes en bonne compagnie puisque le héros est le détective privé le plus célèbre d’Hollywood, Sam Spade, interprété par l’idole du film de gangsters et de détectives Humphrey Bogart.

Le vieux général Sternwood (Charles Waldron) charge le détective privé Marlowe (Humphrey Bogart) de résoudre une affaire de chantage dans laquelle est impliquée sa fille Carmen (Martha Vickers), une jeune femme aux mœurs très libres. L’enquête conduit le détective sur la piste d’un complot meurtrier dans lequel la jolie Vivian (Lauren Bacall), la seconde fille du général, semble jouer elle aussi un rôle obscur. En s’éprenant de cette dernière, Marlowe va devenir la cible de bandes rivales.  


Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »…

C’est au cours de l’été 1946 que le public français eut la révélation d’un nouveau type de film américain. En quelques semaines, de la mi-juillet à la fin du mois d’août, cinq films se succédèrent sur les écrans parisiens, qui avaient en commun une atmosphère insolite et cruelle, teintée d’un érotisme assez particulier : Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon) de John Huston (31 juillet), Laura d’Otto Preminger (13 juillet), Adieu ma belle (Murder, My Sweet) d’Edward Dmytrick (31 juillet), Assurance sur la mort (Double indemnity)de Billy Wilder (31 juillet).

Si tout le monde s’accorde à considérer The Maltese Falcon (Le Faucon maltais) comme le point de départ de la période classique du film noir, cela signifie que le privé est depuis le départ la figure emblématique du genre. Qu’on l’appelle privé, limier ou fouineur, le prototype du héros du film noir est issu des polars hard-boiled, de la littérature à deux sous qui remplissait les pages de magazines bon marché comme Dime Detective ou  Black Mask au début de années 1920.

Il est surprenant de lire, ici et là, que le film Noir est un genre exclusivement masculin, alors que la motivation du comportement de ses personnages est souvent le désir sexuel et que les drames y sont provoqués à cause d’une femme à la sensualité dévorante ou bénéficiant d’une beauté exceptionnelle.


duminică, 27 octombrie 2024

LA « LUBITSCH’S TOUCH » EN HUIT FILMS

 

Les Réalisateurs

LA « LUBITSCH’S TOUCH » EN HUIT FILMS

Le style Lubitsch se caractérisait surtout par l’élégance des idées, la manière très originale d’engager une scène, ou un dialogue. On pense que son secret consistait à piquer la curiosité du public par quelques sous-entendus afin qu’il se sente complice. En d’autres termes, Lubitsch ne déclarait pas catégoriquement 2 + 2 = 4, mais il posait l’opération 1 + 3, laissant aux spectateurs le soin de trouver la solution, et le charme agissait…


TO BE OR NOT TO BE – Ernst Lubitsch (1942)

Avant d’être une charge antinazie, ce chef-d’œuvre d’intelligence est une variation hilarante sur « Être ou ne pas être… ». Telle est la question dès le début, où Hitler se balade, seul, dans les rues de Varsovie en 1939, au milieu des passants ébahis. Hitler ? Non, un ­acteur de second plan qui teste la crédibilité de son personnage ! Dans ce Lubitsch, où une troupe de comédiens va aider un résistant à déjouer un plan des nazis, tout repose, plus que jamais, sur les apparences trompeuses. Voir la publication…


NINOTCHKA – Ernst Lubitsch (1939)

On en connaît le thème, repris en 1957 par Rouben Mamoulian dans la comédie musicale Silk Stockings (La Belle de Moscou) : la conversion d’une austère jeune femme soviétique aux charmes de l’amour et des sociétés capitalistes. Le rire de Garbo (Garbo laughs !), survenant après tant de rôles tragiques, joua un rôle considérable dans la promotion du film. Le séjour que fit Lubitsch à Moscou en 1936 est-il pour beaucoup dans l’ «acidité » de cette satire ? Le cinéaste demeura trop discret sur son voyage pour qu’on puisse l’affirmer, mais le film s’est certainement enrichi de cette expérience. Voir la publication…


HEAVEN CAN WAIT (Le Ciel peut attendre) – Ernst Lubitsch (1943)

Henry Van Cleve vient de mourir, une infirmière au visage d’ange à son chevet. Son existence fut dévolue au plaisir : il se présente donc spontanément devant le diable. Mais on n’obtient pas sa place en enfer aussi facilement. Pour que Lucifer puisse juger, Henry lui raconte sa vie, dont la plus grande qualité fut, sans conteste, sa merveilleuse épouse, Martha. A travers ce portrait d’un Casanova infantile et attachant, Lubitsch brode une apologie de la félicité conjugale. Il traite de l’amour, du deuil, de la trahison, du plaisir et de la mort avec la pudeur de ceux qui connaissent la fragilité du bonheur. Cette comédie où le cynisme côtoie la pureté et où la mélancolie flirte avec la légèreté gamine est riche en enseignements lubitschiens : il faut beaucoup de scarabées pour séduire les filles, ne jamais laisser passer une femme qui éternue, toujours avoir un grand-père indigne chez soi, et, surtout, faire confiance à l’amour et à la beauté en Technicolor de Gene TierneyHeaven can wait n’est pas du champagne : c’est un alcool doux et profond. Avec ce film testament, Lubitsch gagna à coup sûr son billet pour le paradis. [Guillemette Odicino – Télérama] Voir la publication…


THE SHOP AROUND THE CORNER (Rendez-vous- Ernst Lubitsch (1940)

Lubitsch ne s’est pas plongé dans le petit peuple – d’où, d’ailleurs, il vient -, tout au plus dans la vision que Hollywood forge de ces gens simples, une vision idyllique, est-il besoin de le préciser. La « bulle », c’est la boutique de M. Matuschek, lieu central du décor (on ne s’en éloigne que rarement, et pour des endroits anonymes : café, chambre meublée, hôpital), à l’intérieur de laquelle la réalité est transformée par les us du commerce comme elle l’était dans Trouble in Paradise (Haute Pègre) par les règles du savoir-vivre. Il n’y a pas ici d’hommes et de femmes mais un patron, des vendeurs, une caissière, un coursier. Voir la publication…


ONE HOUR WITH YOU (une Heure près de toi) – Ernst Lubitsch (1932)

One hour with you est un parfait exemple de la manière dont Hollywood s’est longtemps amusé à représenter Paris : une cité où chacun consacre la majeure partie de son temps à l’amour, de préférence adultère. Avec son ironie habituelle, Lubitsch nous fait assister ici à un chassé-croisé amoureux que n’aurait pas renié Marivaux, et encore moins Labiche. Le cinéaste multiplie d’ailleurs les clins d’œil au théâtre : ses héros s’expriment parfois en vers, et il leur arrive de s’adresser directement au public. Mais bien sûr, ce qui l’intéresse surtout, c’est encore et toujours la tentation de la chair. One hour with you fourmille d’allusions à peine voilées aux désirs de chaque protagoniste (si l’on y regarde bien, même les soubrettes ont ici une vie amoureuse, et un domestique peut dire à son maître qu’il avait « tellement envie de le voir en collants »). Certains journaux déconseilleront donc de programmer un tel film dans les petites villes, en particulier le dimanche… Mais ces précautions ne seront bientôt plus nécessaires : le code Hays se verra en effet renforce en 1934, et les « audaces » d’un film comme One hour with you disparaitront pendant trente ans du cinéma hollywoodien. Voir la publication…


ANGEL (Ange) – Ernst Lubitsch (1937)

A voir le film, on le comprend aisément. Et l’on comprend d’autant moins, en revanche) qu’il ait été fort mal accueilli à sa sortie, et qu’il soit longtemps resté méconnu. « Passons sur Angel », dit négligemment Weinberg, comme s’il s’agissait d’un accident de parcours. On reprocha au film son intrigue banale, sa courtoisie excessive et glacée. Sans doute ne pardonnait-on pas à Lubitsch de vouloir traiter sur un ton grave le thème vaudevillesque du triangle qui lui avait inspiré tant de comédies conjugales joliment amorales. De quel droit, tout à coup. une aventure à peine ébauchée devient-elle une affaire d’État, lourde de sentiments aussi encombrants que la méfiance, le remords, la jalousie ? S’il n’y avait pas eu Desire auparavant, Angel serait celui par qui la morale arrive. Voir la publication…


CLUNY BROWN (La Folle ingénue) – Ernst Lubitsch (1946)

A la fin de l’année 1945, Lubitsch, qui avait rencontré de graves problèmes de santé, est autorisé par son médecin à reprendre son poste derrière la caméra. Cluny Brown (La Folle ingénue) est adapté d’un roman populaire à succès de Margery Sharp – source qui n’a rien de commun avec les pièces hongroises dont Lubitsch est friand. Ainsi, Heaven can wait (Le Ciel peut attendre, 1946) était trop testamentaire pour être vrai. Après la splendeur de Heaven, et ce qui y passait pour de touchants adieux, le plus modeste Cluny Brown prend une position d’outsider un peu gênante, et a rarement droit de cité parmi les « grands » Lubitsch. Apparemment déplacé, Cluny Brown a quelque chose d’un vilain petit canard qui attache et fascine d’autant plus le spectateur attentif. Voir la publication…


THAT LADY IN ERMINE (La Dame au manteau d’hermine) – Ernst Lubitsch (1948)

Dernier projet d’Ernst Lubitsch, ce film de 1948 réunit la star Betty Grable et le séducteur Douglas Fairbanks Jr dans une romance musicale où l’humour le dispute sans cesse au merveilleux. En matière de comédie, les années 1950 préparent la consécration d’acteurs au génie et à l’humour purement américains – tous ceux, entre autres, qu’emploiera cet autre grand disciple de LubitschBilly Wilder : Jack Lemmon, Marilyn MonroeWilliam Holden, Tony Curtis, Walter Matthau… Dans That lady in Ermine, Grable et Fairbanks Jr. sont pris au piège entre deux époques, celle que s’efforce nostalgiquement de ressusciter Lubitsch, et celle vers laquelle s’achemine inévitablement la comédie qu’il a lui-même si largement contribué à créer. Aussi That lady in Ermine nous laisse-t-elle l’image douce-amère d’un enchanteur fatigué, s’appliquant à faire jaillir de sa baguette quelques ultimes étincelles. Voir la publication…


Ernst Lubitsch est l’un des grands stylistes du cinéma américain. Sa renommée internationale, il la doit à ce que l’on a depuis baptisée la « Lubitsch’s touch », un style brillant où se mêlent l’allusion subtile, l’élégance et le brio des dialogues et de la mise en scène, la satire ironique. et légère des faiblesses de la société, plus spécialement dans les rapports entre hommes et femmes.