sâmbătă, 29 octombrie 2022

MAX OPHÜLS

 


LES RÉALISATEURS

MAX OPHÜLS

Cinéaste cosmopolite, Max Ophüls a laissé une œuvre d’une originalité incomparable. De Liebelei à Lola Montès, son style baroque a incarné une vision du monde caractérisée par un sentiment tragique allié à une tendresse infinie.

Max Ophüls

Que Max Ophüls soit parvenu à préserver l’unité de son art à travers des œuvres aussi différentes que celles que d’incessantes tribulations l’ont amené à réaliser, constitue sans doute l’une des meilleures preuves de son génie. C’est que sa vision du monde était fondée sur un style cinématographique à nul autre pareil, et que Jacques Audiberti devait définir en ces termes : « Sans cesse l’espace, peuplé d’êtres bizarres, se dilate, se contracte, se rétrécit, s’approfondit au gré d’un pétrissage souverain où notre ahurissement enchanté reconnaît un système métrique voisin de celui du songe et du souvenir, mais avec plus de gouffre et davantage de détails. »

Max Ophüls

Les films de ce cinéaste profondément baroque sont, en effet, remplis de machines tournantes et de spectacles tourbillonnants, conduits par une caméra qui se vrille à la matière inconstante et changeante de la vie. Les travellings de Max Ophüls sont devenus légendaires, et leur exécution a laissé des souvenirs parfois cuisants aux comédiens et aux techniciens obligés de regarder sans cesse où ils mettaient les pieds afin de ne pas trébucher sur les rails, sans parler des producteurs affolés par les conséquences financières : un plan de trois minutes pouvait, dans ces conditions, exiger une journée entière de tournage. Mais ces recherches esthétiques correspondaient à une exigence fondamentale, comme la danse des atomes dans la cosmogonie de Lucrèce.

Max Ophüls

Si la caméra bouge autant, dans les films de Max Ophüls, c’est dans le dessein d’exprimer la danse incessante de la mort et de la vie, le mouvement perpétuel qui condamne les êtres à l’éphémère et les empêche de jamais se fixer. Il est pour le moins singulier que dans sa propre existence, le cinéaste ait été ainsi voué à l’errance, témoin vagabond et polyglotte des illusions d’un monde en décomposition, tel le meneur de jeu de La Ronde (1950) ou le présentateur de Lola Montès (1955).

LIEBELEI (Max Ophüls, 1933)
DE LA MUSIQUE AVANT TOUTE CHOSE

De son vrai nom Max Oppenheimer, Ophüls est né en 1902 à Sarrebruck. Ses origines germaniques, il ne pourra d’ailleurs jamais tout à fait les oublier, et, pendant le tournage de Letter from an unknown woman (Lettre d’une inconnue, 1948), aux États-Unis, Joan Fontaine eut la surprise de le voir s’exprimer soudainement en allemand, sous l’effet de l’excitation. Toujours est-il qu’il a à peine vingt ans lorsqu’il débute dans la mise en scène de théâtre, à Francfort et à Breslau, et ce n’est que lorsque le cinéma prend la parole qu’il se tourne vers le septième art, en 1930. Il est intéressant d’observer que, cinéaste visuel par excellence, Max Ophüls ne pouvait concevoir de film où le dialogue et la musique n’auraient pas d’importance. En 1936, il réalisera du reste deux films de court métrage sur Chopin et Schubert, et, dans bon nombre de ses films, les arabesques sentimentales trouveront un écho subtil dans la partition musicale.

DIE VERKAUFTE – La Fiancée vendue (Max Ophüls, 1932)

De ses premiers films allemands, les plus fameux demeurent Die Verkufte braut (La Fiancée vendue, 1932), une remarquable adaptation de l’opéra-comique de Bedrich Smetana, et surtout Liebelei (1933), évocation éblouissante de la Vienne impériale et, selon Maurice Bardèche et Robert Brasillach, « une des œuvres les plus émouvantes du cinéma », dont ils retenaient notamment « une inoubliable promenade en traîneau dans la neige, enchantée par toutes les fées de la jeunesse et de l’hiver ».

KOMEDIE OM GELD – La Comédie de l’argent (Max Ophüls, 1936)

Contraint de quitter l’Allemagne après l’avènement de Hitler et le plébiscite sarrois, Ophüls choisit de s’installer en France, où il retrouve le grand producteur Erich Pommer, juif et émigré comme lui. Mais il tournera également un film aux Pays-Bas, Komoedie om geld (1936), et un autre en Italie, La Signora di tutti (1934), œuvre méconnue dont le pessimisme tragique annonce singulièrement celui de Lola Montès. C’est en effet l’histoire d’une actrice qui, frappée par les stigmates d’un implacable vieillissement, se souvient de ses admirateurs avec autant d’amertume que de nostalgie.

LA SIGNORA DI TUTTI – La Dame de tout le monde (Max Ophüls, 1934)
PREMIÈRE ÉPOQUE FRANÇAISE

A Paris, où il obtient rapidement la nationalité française, Max Ophüls peut travailler facilement. Il commence par réaliser une version française de Liebelei sous le titre de Une histoire d’amour (1933), travail bâtard qui a consisté à refaire certaines scènes avec deux médiocres interprètes français, le reste du film étant simplement doublé. Le résultat ne soutient malheureusement pas la comparaison avec l’original. Ensuite, Erich Pommer lui confie la réalisation d’un film policier, On a volé un homme (1934), au même moment où le producteur faisait tourner Liliom par Fritz Lang. Ophüls déplorait qu’il n’eût pas fait le contraire, assurant que, dans les deux cas, le résultat eût été bien meilleur.

Entre 1935 et 1940, Max Ophüls ne tourne pas moins de six films en France. Mais dans cette production abondante et inégale, il lui fut rarement donné de s’exprimer librement. Le premier de la série, Divine (1935), avait été écrit par Colette et devait, à l’origine, être réalisé par un autre cinéaste. Lors de l’hommage à Ophüls organisé par la Cinémathèque française, en 1958, François Truffaut écrivit que ce film était, avec Die Verkufte braut, « la plus heureuse surprise de cette rétrospective », et il y voyait « un petit chef-d’œuvre de verve, de santé et de vie », qu’il comparait à Renoir. Le jugement n’est pas faux, mais Divine est malheureusement desservi par l’interprétation de Simone Berriau, dans le rôle principal. Truffaut l’avait d’ailleurs bien vu, qui signalait qu’à sa place, il aurait fallu Danielle Darrieux.

DIVINE (Max Ophüls, 1935)

La même année, Ophüls réalise La Tendre ennemie (1935), le film de cette période envers lequel il conservera sa prédilection, peut-être parce qu’il avait monté au théâtre de Breslau, en 1929, la pièce d’ André- Paul Antoine d’où le film avait été tiré. Il s’agit d’une comédie de fantômes un peu à la manière de celles de René Clair, et du reste Ophüls affirmera que le film fut présenté à New York, en 1944, comme une œuvre de l’auteur du Million (1931)… Pour sa part, Claude Beylie invoque lui aussi Jean Renoir et parle d’une « petite Règle du jeu« . Malgré les réelles qualités du film, l’éloge paraît quelque peu excessif, d’autant que Simone Berriau qui, décidément, n’était pas une actrice de cinéma, nuit presque autant à cette Tendre ennemie que, précédemment, à Divine.

YOSHIWARA (Max Ophüls, 1937)

Après une incursion aux Pays-Bas où il tourne Komoedie om geld, dont il déclarait le sujet intéressant, Ophüls porte à l’écran un assez pitoyable roman de Maurice Dekobra. Intitulé Yoshiwara (1937), cette japonaiserie de studio manque totalement de conviction et d’authenticité, malgré la présence de Sessue Hayakawa et les décors soignés des frères Barsacq. A Jacques Rivette et François Truffaut qui lui déclaraient avoir vu le film, le cinéaste se borna à répondre qu’ils n’auraient pas dû !

WERTHER ou Le Roman de Werther (Max Ophüls, 1938)

Max Ophüls aurait pu avoir l’occasion d’une belle revanche avec Werther (1938), mais il estimait avoir gâché sa chance. Cette fois, il se montrait sans doute trop sévère avec lui-même, encore qu’une fois de plus, le film était desservi par plusieurs interprètes calamiteux, à l’exception d’Anne Vernay, qui fait une agréable Charlotte, par des arrangements musicaux indéfendables, et par un certain ton académique qui surprend chez un tel cinéaste. Pourtant, Werther offre des beautés qui annoncent les grands films de l’après-guerre, et la photographie, surtout en extérieurs, est magnifique. Et puis, le roman de Goethe présentait tout de même plus d’intérêt que celui de Maurice Dekobra.

SANS LENDEMAIN ou La Duchesse de Tilsitt (Max Ophüls, 1939)

On ne saurait, en revanche, en dire autant du sujet de Sans lendemain (1939), sombre mélodrame qui semble avoir été écrit pour le Gance des mauvais jours, et dont Ophüls ne vint à bout que grâce à quelques heureux exercices de calligraphie qui compensent la lourdeur du scénario et l’interprétation médiocre d’Edwige Feuillère. Cette dernière fut d’ailleurs aussi la vedette de De Mayerling à Sarajevo (1940), dont le thème paraissait tout à fait adapté à l’univers cinématographique d’Ophüls, mais qui fut dénaturé par des impératifs de propagande politique, et singulièrement malmené au montage. L’intervention de multiples scénaristes (dont Jean-Paul Le Chanois) ne devait rien arranger non plus qu’un tournage chaotique au cours duquel le contrôle de la mise en scène allait en partie lui échapper : seules quelques scènes du début méritent d’être retenues. Cet échec regrettable clôturait une période somme toute plutôt décevante pour le cinéaste.

DE MAYERLING A SARAJEVO (Max Ophüls, 1940)
A HOLLYWOOD

La victoire des armées allemandes en Europe obligèrent une nouvelle fois Max Ophüls à prendre le chemin de l’exil. Sur la côte ouest des Etats- Unis il vécut six années difficiles qui eussent poussé tout autre artiste que lui au désespoir.

THE EXILE – L’Exilé (Max Ophüls, 1947)

Engagé par Howard Hughes en 1946 pour réaliser Vendetta, il est presque aussitôt licencié, et c’est The Exile (L’Exilé, 1947) qui marque son retour à la mise en scène. Interprété par Douglas Fairbanks Jr., ce film de cape et d’épée, dont l’intrigue, fort drôle et des plus compliquées, mêle avec beaucoup de finesse espoirs et désillusions, constitue une œuvre beaucoup plus personnelle qu’il ne paraît de prime abord.

LETTER FROM AN UNKNOW WOMAN – Lettre d’une inconnue (Max Ophüls, 1948)

Il tourne ensuite son film américain le plus célèbre, Letter from an unknown woman (1948), d’après une nouvelle de Stefan Zweig. Admirablement interprété par Joan Fontaine et Louis Jourdan, ce film évoque avec une délicatesse pathétique la destinée romantique d’une jeune femme emportée par une passion impossible. C’est assurément là l’une des œuvres majeures de ce cinéaste « féministe », d’autant qu’elle aura été, pour lui, l’occasion de ressusciter l’atmosphère brillante, mais terriblement morbide, de cette capitale autrichienne à laquelle il était décidément attaché, et qui l’a souvent fait qualifier de « cinéaste viennois ».

CAUGHT – Pris au piège (Max Ophüls, 1949)

Après Letter from an unknown woman, Max Ophüls signe encore à Hollywood deux films interprétés par son ami James Mason, Caught (Pris au piège, 1948) et The Reckless Moment (Les Désemparés, 1949). Ce sont deux films noir imprégnés d’une vision particulièrement pertinente des comportements américains, et le premier est une étude de la pauvreté infiniment plus profonde que la plupart des films réalistes tournés aux Etats-Unis à la fin des années 40.

THE RECKLESS MOMENT – Les Désemparés (Max Ophüls, 1949)
LES CHEFS-D’ŒUVRE DE LA SECONDE PÉRIODE FRANÇAISE

Mais c’est en France, où il revient après The Reckless Moment, que Max Ophüls va donner enfin le meilleur de lui-même, avec ces quatre chefs-d’ œuvre que sont La Ronde (1950), Le Plaisir (1952), Madame de… (1953) et Lola Montès (1955).

LA RONDE (Max Ophüls, 1950)

C’est encore la Vienne de la Belle Epoque qui offre un cadre quasi féerique à cette étonnante frise sentimentale et érotique qui forme la trame de La Ronde, œuvre véritablement frénétique où les élans du cœur et les désirs des multiples personnages se relaient dans une sorte de gaieté que traverse une terrible mélancolie, laquelle atteindra au pur sentiment tragique avec Madame de…

LE PLAISIR (Max Ophüls, 1952)

Après Le Plaisir, succulente adaptation de trois contes de Maupassant, Max Ophüls réalise en effet Madame de... d’après le délicieux et sensible roman de Louise de Vilmorin. Toujours situé à la Belle Epoque, mais à Paris cette fois, le film retrace avec une tendresse et une précision stupéfiantes l’aventure d’une comtesse dont l’extraordinaire frivolité mondaine sera surprise par la cruelle et fatale emprise des sentiments amoureux : « Le style baroque d’Ophüls est, ici, d’une totale perfection, écrit Jacques Siclier. Grands décors, longs mouvements de caméra suivant les interprètes le long d’escaliers à vis, à travers des salons encombrés de meubles et de plantes vertes, tout cela n’est pas simple virtuosité. Ces travellings, ces panoramiques élégants, aériens, traduisent, en l’imitant, l’agitation factice du monde de Madame de…, puis se font sérieux lorsque le ton change, s’affolent lorsque le cœur bat enfin, pour de bon, pour de vrai, jusqu’à se briser. »

MADAMME DE… (Max Ophüls, 1953)

Mais le chef-d’œuvre d’entre tous les chefs-d’œuvre de Max Ophüls demeure Lola Montès, en dépit des scandaleuses mutilations que les distributeurs perpétrèrent à son endroit. C’est dans un cirque, à la Nouvelle-Orléans, que la célèbre danseuse irlandaise évoque sa carrière galante, au travers de tableaux vivants, et se remémore les splendeurs et les gloires de sa vie passée : sa brève liaison avec Liszt, ses scandales italiens, et, surtout, son ascension auprès du roi de Bavière, dont elle était devenue la maîtresse. Atroce et bouleversante, la déchéance de l’héroïne entraîne dans son sillage celui de toute une civilisation, et c’est cela dont Max Ophüls s’est fait le peintre génial dans cette œuvre prophétique. Car la destinée de la civilisation occidentale, dans Lola Montès, réside moins dans les souvenirs somptueux de l’aventurière que dans leur représentation parodique devant les foules américaines…

LOLA MONTÈS (Max Ophüls, 1955)

Cette œuvre flamboyante et funèbre est une sorte de cathédrale cinématographique dont l’architecture déroutante, aux antipodes du système classique, entraîne dans son mouvement de multiples perspectives, et cela avec une sûreté, une maîtrise et une élégance formelles infaillibles.

LOLA MONTÈS (Max Ophüls, 1955)

Lola Montès est sans doute l’un des rares films au sujet desquels il soit permis de parler de cinéma total, l’un des seuls dont les ambitions artistiques soient comparables a celles d’un Richard Wagner. En effet, la vie et ses simulacres se mêlent et se confondent dans une trajectoire vertigineuse, laquelle débouche sur une vision du monde entièrement dominée par le sentiment de la mort et marquée aux griffes d’une implacable dérision.

LOLA MONTÈS (Max Ophüls, 1955)

Après Lola Montès, Max Ophüls ne tournera plus, et il trouvera la mort le 26 mars 1957, non sans avoir auparavant signé une mise en scène du « Mariage de Figaro» au théâtre de Hambourg. Truffaut lui consacrera un très bel éloge funèbre : « Max Ophüls était pour quelques-uns d’entre nous le meilleur cinéaste français avec Jean Renoir, la perte est immense d’un cinéaste balzacien qui s’était fait l’avocat de ses héroïnes, le complice des femmes, notre cinéaste de chevet. »

(GERMANY OUT) Ophuels, Max (born Max Oppenheimer) – Film director, Germany / France (Photo by Jochen Blume/ullstein bild via Getty Images)

THE RECKLESS MOMENT – Max Ophüls (1949) 
Véritable joyau du film Noir porté par un souffle romanesque  caractéristique de l’univers du cinéaste, The Reckless moment peint une nouvelle fois le portrait d’une femme déchirée par sa conscience et victime de son rang social. Subliment photographié par Burnett Guffey (Birdman of Alcatraz) et subtilement mis en musique par Hans Salter (Bend of the River), cette oeuvre marque aussi la rencontre de deux acteurs d’exception ; James Mason (Five Fingers) et Joan Bennett

LA RONDE – Max Ophuls (1950)
L’interminable travelling qui ouvre le film permet au narrateur de traverser une scène de théâtre, un studio de cinéma, de s’habiller en costume 1900, de faire s’animer un manège sur lequel apparaît la fille des rues. Celle-ci rencontre un soldat, qui courtise une femme de chambre, et la ronde va tourner ainsi jusqu’à ce qu’un comte très snob retrouve la fille des rues…




marți, 25 octombrie 2022

The Man Who Shot Liberty Valance 1962 / John Ford

 

L'HISTOIRE

Un sénateur débarque incognito à Shinbone pour assister à l’enterrement d’un mystérieux inconnu : Tom Doniphon. Pressé par les journalistes locaux d’expliquer les raisons de sa venue, et d’éclaircir les lecteurs sur ce Doniphon, le sénateur Ranse Stoddard revient avec émotion sur les événements qui firent sa carrière des années auparavant, lorsqu’il essaya de débarrasser Shinbone d’un dangereux gangster : Liberty Valance...

 

ANALYSE ET CRITIQUE

L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance). Placé sous le double signe d’un passé révolu (tua shot) et d’un long flash-back, le film de John Ford est un portrait crépusculaire des Etats-Unis. Ce n’est pas un hasard si une bonne moitié du film se déroule de nuit : l’Ouest, tel que le cinéma de Ford nous l’a maintes fois représenté, vit ses derniers instants ; les shérifs peu à peu remplacés par des hommes de loi, les colts par des livres de droit, la diligence par le chemin de fer. C’est à la naissance d’un pays et de son Histoire que nous convie ici le cinéaste, mais aussi et surtout à la mort d’une certaine idée de l’Ouest, du western, et de son cinéma…

(ATTENTION, SPOILERS...)

Est-ce ainsi vraiment un hasard si c’est en époussetant une vieille diligence que James Stewart enclenche le long processus narratif du film, ce flash-back qui constitue le cœur même de L'Homme qui tua Liberty Valance ? L’Histoire, la vraie, celle de Ransom Stoppard & Tom Doniphon - et par là-même celle des Etats-Unis - est cachée sous cette fine couche de poussière, poudre aux yeux qui aura transformé les héros en cadavres anonymes et les quidams en figures légendaires. Car Ransom Stoppard n’a jamais tué Liberty Valance, mais il en retirera tous les bénéfices : une stature politique internationale, une femme dévouée et une vie comblée ; alors que Tom Doniphon, lui, mourra seul, ignoré de tous, en “poor lonesome cowboy“ qui n’aura jamais su déclarer sa flamme à la femme qu’il aime. C’est à cette vision mélancolique et amère de l’Histoire que nous invite John Ford : les héros ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Dans L'Homme qui tua Liberty Valance, l’immense John Wayne - autrefois héros si fringant chez Ford - finit las et désabusé, oublié de tout un pays, abandonné par la femme qu’il aime, ignoré par la grande Histoire. Pendant que James Stewart dans une séquence finale splendide et tout aussi tragique, prend conscience, accablé, de l’énormité de la supercherie : une vie et un amour construits sur un mensonge, une carrière légendaire due une ironie de l’existence.

 

Dans ce moment de véritable drame, John Ford se surpasse et - à l’égal d’un Kurosawa (Rashomon), Mankiewicz (La Comtesse aux pieds nus) ou Kubrick (The Killing) - se met à jongler avec le temps, nous offrant en l’espace d’un quart d’heure une même scène de duel, apogée du film, sous deux angles de caméra opposés - soit deux perspectives totalement différentes sur la petite et la grande Histoire. En quelques plans, Ford montre alors qu’à 68 ans, il faudra encore compter sur lui. Le plus beau, c’est que le reste du film est à l’unisson : science du cadrage époustouflante tant dans les nombreuses scènes d’intérieur que lors du duel, photographie aux contrastes majestueux de William Clothier, musique bouleversante de Cyril Mockridge. Qu’on se le dise, à près de 70 ans, Ford est encore vert.

On le voit, nous sommes loin d’un western lambda, notamment grâce à un scénario d’une richesse exceptionnelle qui constitue une superbe métaphore sur l’illusion (et donc le cinéma) puis s’autorise une réflexion profonde et d’une rare intensité sur l’Histoire des Etats-Unis. On ne retient souvent de ce film que sa phrase mythique - « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende » - alors que la richesse de ce film ne saurait se résumer à ce simple dialogue, certes brillant. D’une puissance pédagogique digne d’un Frank Capra ou du Preminger de Tempête à WashingtonL'Homme qui tua Liberty Valance est aussi un film éminemment politique. Etude au scalpel de l’histoire législative des Etats-Unis, le film de John Ford est une variation sur le "melting pot", grâce notamment à une scène d’éducation civique simple et émouvante regroupant des restaurateurs suédois, cinq ou six enfants mexicains et un métayer noir autour de la Constitution américaine et d’un James Stewart qui n’est alors pas sans rappeler les Mr. Smith ou Alfred Kralik de sa jeunesse. Bref, de l’entertainment non seulement brillant mais intelligent.

 

On se demande alors aujourd’hui comment les producteurs purent hésiter six longs mois devant une telle combinaison de talents. Le film, si dur à mettre en chantier malgré un casting sensationnel (la première rencontre de John Wayne et James Stewart à l’écran, plus une performance éblouissante de Lee Marvin qui compose un des "bad guys" les plus charismatiques de l’histoire du western), est pourtant de nos jours une évidence.

Peut-être tout simplement qu’avec L'Homme qui tua Liberty Valance commençait sûrement à disparaître une certaine idée du western, genre majeur depuis la naissance de Hollywood, mais qui devait profondément changer avec la future disparition de John Ford et l’arrivée des LeonePenn et autres Peckinpah. Car non content d’être un film profondément mélancolique sur l’Histoire des Etats-Unis, L'Homme qui tua Liberty Valance l’est aussi quant à l’Histoire du western. Placé sous le signe d’un enterrement, mené par un héros désabusé, mélancolique et vieillissant, L’Homme qui tua Liberty Valance est un splendide chant du cygne, une ébauche du testament que Ford parachèvera avec La Conquête de l’OuestLes Cheyennes et Frontière chinoise. Un chef d’œuvre, tout bêtement.

DANS LES SALLES

L'HOMME QUI TUA LIBERTY VALENCE
UN FILM DE JOHN FORD (USA,1961)

DISTRIBUTEUR : SWASHBUCKLER FILMS
DATE DE SORTIE : 6 AOÛT 2014

La Page du distributeur


 

EN SAVOIR PLUS

La fiche IMDb du film
Par Xavier Jamet - le 8 février 2003

Diligenta / John Ford, 1939

 

L'HISTOIRE

Les Apaches de Geronimo ont quitté leur réserve et semblent vouloir reprendre le sentier de la guerre. Malgré cette menace, plusieurs personnes décident de prendre place à bord d’une diligence assurant la liaison entre Tonto et Lordsburgh. Dans un premier temps escorté par la cavalerie, ce groupe hétéroclite se compose du shérif de Tonto, d’un conducteur débonnaire, d’un médecin alcoolique, d’une prostituée expulsée de la ville, d’un banquier malhonnête, d’un mystérieux joueur sudiste, d’un timide représentant en whisky et de l’épouse enceinte d’un officier de cavalerie. En cours de route, un nouveau passager se joint à eux, Ringo Kid, un hors-la-loi malgré lui qui cherche à se venger de la mort de membres de sa famille.

ANALYSE ET CRITIQUE

 

"C’était durant l’une de ces années où, dans le territoire, les signaux de fumée des Apaches montaient en spirale des sommets rocheux des montagnes et où plus d’un ranch n’offrait plus que quelques mètres carrés de cendres noircies sur le sol ; alors, le départ d’une diligence de Tonto marquait le début d’une aventure dont la fin heureuse n’était pas garantie..." Tel est le début de la nouvelle Stage to Lordsburgh d'Ernest Haycox paru dans le Saturday Evening Post et dont les personnages vont séduire John Ford. Le cinéaste se décide à l’adapter même s’il la trouve par ailleurs assez mal construite et même si le récit comporte de troublantes similitudes avec Boule de suif de Maupassant. Les producteurs, David O Selznick en tête, se montrent réticents et refusent de s’en laisser imposer par un réalisateur quel qu’il soit. Ils accepteraient éventuellement si Marlène Dietrich et Gary Cooper étaient de la partie mais Ford ne veut rien savoir. Heureusement, il trouve en la personne du producteur Walter Wanger un homme qui décide de prendre le risque. Le jeune John Wayne pense que ce serait lui faire trop d’honneur de se faire offrir le rôle du Kid mais Ford le pousse à accepter. Le Duke ne le regrettera jamais puisque ce sera le film qui fera de lui une star, et le succès ne le quittera alors jamais plus.

 

On ne compte plus les textes, exégèses, critiques et autres analyses qui ont fleuri depuis lors sur ce classique intemporel et universel. Ce film tient effectivement une place d’une très grande importance dans l’histoire du cinéma mais sans minimiser toutes ses qualités, il serait injuste de ne pas tempérer cet enthousiasme, de replacer ce film dans son contexte avant de dire tout le bien dont nous pouvons penser de ce western. Le cinéma américain avait atteint une sorte de perfection à la fin des années 20 mais, en généralisant, l’arrivée du parlant va amener une baisse qualitative de l’ensemble de la production durant la décennie suivante (et ceci dit, nous le répétons, malgré de notables et nombreuses exceptions). Cela est dû au fait que cet art est obligé de se réadapter à cette nouveauté que constitue la parole et qu’au départ la plupart ne se préoccupent plus que des dialogues. Les acteurs aussi doivent tout réapprendre. De plus, le matériel technique pour les tournages devient très lourd (par exemple les caméras doivent être insonorisées dans d’immenses caissons, voir à ce sujet Chantons sous la pluie) et l’ensemble de ces changements fait que les films de cette époque sont souvent statiques, bavards, ternes ou, à l’inverse facilement maniéristes. Les années 30 sont peut-être la décennie qui supporte aujourd’hui le plus mal le vieillissement et John Ford n’échappe pas à la règle, bon nombre de ses "classiques" de l’époque comme La Patrouille perdue ou Le Mouchard peuvent paraître de nos jours bien ennuyeux.

 

1939 ! Date marquante pour le cinéma américain, l’année qui débute ce que l’on a coutume d’appeler l’âge d’or hollywoodien, une période d’une vingtaine d’années dont le fameux classicisme américain est issu, classicisme dont la recette est aujourd’hui quasiment perdue. C’est en cette année faste pour le cinéma que sortent aussi Seuls les anges ont des ailes de HawksFemmes de CukorAutant en emporte le vent et Le Magicien d’Oz de FlemingNinotchka d'Ernst LubitschMr Smith au Sénat de Capra... C’est justement en 1939 que Ford va retrouver un second souffle avec deux autres films remarquables en plus de celui qui nous concerne : Sur la piste des Mohawks et Vers sa destinée dans lequel Henry Fonda endosse avec talent le rôle d'Abraham Lincoln. On a un peu trop facilement tendance à dire que La Chevauchée fantastique a marqué un tournant dans l’histoire du western ; il serait ridicule de le nier mais il ne faut pas que ce soit au détriment d’autres œuvres tout aussi honorables. N’oublions pas qu’en cette même année, et même quelques mois avant Stagecoach, sortirent d’autres westerns tout aussi honorables et qui ne méritent pas d’être passés sous silence au profit du film de Ford : Le Brigand bien-aimé de Henry KingLes Conquérants de Michael Curtiz et Pacific Express, l’un des meilleurs films de Cecil B. DeMilleLa Chevauchée fantastique est sorti alors que le genre connaissait un certain regain : plus d’une centaine de westerns avaient été distribués l’année précédente mais il s’agissait surtout de bandes stéréotypées à très petits budgets, réalisées par des metteurs en scène de seconde zone et jouées par des acteurs presque tous inconnus, quasiment tous oubliés de nos jours. John Ford contribuera à réhabiliter le genre en le faisant sortir du mépris dans lequel on le tenait alors.

 

Cette mise au point - un peu longue - étant terminée, nous pouvons maintenant nous concentrer sur ce western à la fois ambitieux et divertissant, intimiste et spectaculaire, passionnant par la richesse de ses personnages, la qualité de sa réalisation et la mise en place des jalons et thèmes traditionnels qui traverseront toute l’histoire du genre. Le terme de chef-d’œuvre est souvent attribué à ce film et on le retrouve souvent dans les listes des plus grands films de l’histoire au côté de Citizen Kane. Ce statut, il l’a acquis plus certainement par ses apports au genre "western" que par ses qualités intrinsèques qui ne sont pas plus évidentes que dans une centaine d’autres œuvres du genre. En effet, même à l’intérieur de la seule filmographie de John Ford, et sans vouloir rabaisser Stagecoach, il n’est pas interdit de lui préférer la plupart de ses westerns suivants, de La Poursuite infernale aux Cheyennes. En Amérique, ce classique n’a pas tout de suite été reconnu à sa juste valeur, les spectateurs n’étant au départ pas très enthousiastes : on lui reproche trop de psychologie au détriment de l’action, une couleur locale atténuée, moins de schématisme réconfortant, tout ce pourquoi justement le film se démarque des westerns antérieurs. C’est surtout grâce à son accueil européen que le film a acquis une telle réputation, André Bazin disait par exemple : "équilibre parfait entre les mythes sociaux, l’évocation historique, la vérité psychologique et la thématique traditionnelle de la mise en scène western. Aucun de ces éléments fondamentaux ne l’emporte sur l’autre."

 

En redécouvrant ce film aujourd’hui, force est de constater que la mise en scène nous apparaît toujours aussi précise, millimétrée, à la fois moderne et classique : Ford soigne toujours autant ses cadrages et nous offre des gros plans de toute beauté. Les scènes d’extérieurs tournées en seulement 4 jours portent la marque inimitable du réalisateur : la vision des hommes, diligence et chevaux disséminés au milieu de ces paysages grandioses de Monument Valley (c’est d’ailleurs grâce à ce film que l’on découvre cet endroit), les travellings passant brutalement d’un plan d’ensemble sur la diligence perdue au milieu de l’immensité du ciel et de la terre aux gros plans sur les Indiens cachés au sommet des montagnes sont inoubliables. Au milieu de ces espaces vierges, Ford nous concocte une scène anthologique de poursuite dans laquelle Yakima Canutt nous étonne par ses cascades. C’est lui qui se cache dans la peau de cet Indien qui saute sur un cheval de l’attelage puis tombe entre les brancards avant d’être piétiné par les sabots des chevaux et de rouler sous la voiture. A l’époque, il n’existait pas de véhicules équipés pour filmer des scènes de cet acabit. Celles ci le furent à bord d’automobiles ordinaires qui devaient aller aussi vite que les chevaux, soit à 60 km/h, très rapide pour l’époque : le résultat demeure stupéfiant. Le reste, filmé en studio, est souvent du même niveau : la scène nocturne du duel final, loin de tout dramatisme outrancier, est d’une sécheresse et d’une sobriété exemplaires : elle annonce celle tout aussi réussie que l’on trouvera dans L’Homme qui tua Liberty Valance. L’autre scène nocturne de la demande en mariage de la prostituée par le hors-la-loi est empreinte d’une belle sensibilité et d’un romantisme encore assez rare chez Ford à cette époque, et qui trouvera son apogée dans le sublime La Charge héroïque.

 

Vivacité, précision et rigueur de la mise en scène mais aussi des personnages tous efficacement présentés, finement observés et croqués, qui se révèlent malgré tout un peu trop typés. L’intérêt réside surtout dans les rapports qui s’établissent au sein du groupe au fur et à mesure de l’avancée du voyage et de ses périls. Quelques phrases seulement suffisent pour ébaucher un caractère ou éclairer une situation. Ford utilise un système dramatique déjà employé et qui sera encore pillé par la suite, la réunion de caractères différents dans un espace restreint et dans une situation tendue avec la certitude qu’il en naîtra des réactions nombreuses et variées. On pourrait donc trouver à redire de l’utilisation d’une méthode usée jusqu’à la corde mais Ford évite toute facilité grâce à sa sincérité : nous le sentons à chaque moment rempli de compassion pour tous ces personnages, en quelque sorte victimes de la société, hormis pour le banquier qui représente tout ce que le capitalisme peut avoir de nuisible. Dallas et le docteur, joués par Claire Trevor et Thomas Mitchell, sont tous deux des figures déchues, "victimes de préjugés", qui retrouveront leur dignité au cours des évènements, par le regard que leur porteront alors les plus réticents, une fois que ces deux "héros" auront réussi à accoucher Lucy, la jeune femme interprétée par Louise Platt. L’estime pour la prostituée que l’on lira à ce moment dans le regard de la "jeune mère", auparavant excessivement froide envers elle, est une marque de la sensibilité de John Ford : Lucy s’humanise au contact d’une réprouvée et ses préjugés moraux s’évanouissent petit à petit. Que de beauté aussi dans la tendresse amoureuse du joueur, interprété par un John Carradine longiligne et mystérieux, pour Lucy. Mais c’est évidemment de John Wayne dont on se souvient le plus. Il vole la vedette à la tête d’affiche, Claire Trevor, par sa simple et première apparition dans ce mouvement d’appareil inoubliable qui zoome sur lui en gros plan. Au final, cet homme, que nous aurons pris le temps d’apprécier à sa juste valeur, tuera ses ennemis avec l’aval du shérif qui avait fait le voyage dans le but de l’empêcher de commettre cet acte : in extremis, les sentiments du shérif l’emportent sur le droit et la loi. Donc, une tendresse et une sensibilité de tous les instants, la marque de John Ford, mais que l’on est en droit de préférer dans bon nombre de ses films suivants, moins secs, plus romantiques, plus riches et plus ambiguës aussi (La Prisonnière du désert).

 

Les archétypes du western traditionnel seront posés à cette occasion et deviendront des bornes incontournables pour le genre cinématographique américain par excellence. Il ne restera plus aux grands réalisateurs du western que de se les approprier et d’en faire avec leurs différentes personnalités respectives autant de chefs-d’œuvre du genre, car contrairement à des clichés bien ancrés dans les esprits, le western recèle bien plus de pépites qu’on ne le croit, aussi variées les unes que les autres. A signaler qu’un remake homonyme du film a été fait en 1966 par Gordon Douglas qui, sur la même trame, se permet de réaliser l’un de ses films les plus médiocres ; il s’agit de La Diligence vers l’Ouest. Comme quoi, un bon scénario ne suffit pas à faire un bon film. Enfin pour l’anecdote, Frank Nugent, le scénariste de ses plus grands chefs-d’œuvre, demandant à John Ford à propos de la poursuite pourquoi les Indiens ne se contentaient-ils pas d’abattre les chevaux de la diligence, le réalisateur répliqua : « En réalité, c’est probablement ce qui se serait passé mais s’ils l’avaient fait, le film se serait terminé à ce moment-là. »