luni, 14 septembrie 2020

DAVID LYNCH / n. 2 1946, Missoula (Montana).

 

 

On dit souvent de David Lynch qu'il est un OVNI dans le monde soit bien propret soit grotesquement "indépendant" du cinéma américain. Il faut quand même constater que Lynch est loin d'être le seul OVNI aux USA et qu'il doit beaucoup de son originalité à son admirable sens du surréalisme et à sa maîtrise de la technique cinématographique. David Lynch connaît son Tati et son Bunuel par cœur, c'est clair. Ce qui est donc original c'est qu'il fait des films franchement américains avec des références européennes. Ce qui frappe aussi c'est la facilité avec laquelle il met tout et n'importe quoi en images avec plus ou moins de rapport avec son sujet de départ. Parfois ce sont des symboles psychanalytiques évidents (Eraserhead, Mulholland Drive), parfois c'est du pétage de plombs intégral (Sailor et Lula, Twin Peaks...).

        C'est avec Blue Velvet qu'il a trouvé la formule magique lynchienne. Le film est la base de ce surréalisme piratant les poncifs des genres hollywoodiens. Sailor et Lula en serait la poursuite au sens littéral du terme, un road-movie à la recherche de la bonne fée, une plongée plus profonde et plus extrême dans la formule lynchienne. Twin Peaks et surtout Fire Walk With Me, seraient l'apogée de la formule Lynch, le metteur en scène a trouvé son lieu, ses personnages, son histoire, ses mythes de prédilection. Lost Highway serait la décadence de la magie, les trucs sont bien connus maintenant, les tours de passe-passe sont trop visibles, le prestidigitateur Lynch essaie de masquer tout cela avec une histoire aussi tordue que d'habitude et un savoir faire exemplaire, mais on ne peut plus se le cacher, la formule est éventée. Heureusement le grand David a bien vu qu'il tournait en rond et avec Une Histoire Vraie il fait tout autre chose. Avec ce chef-d'œuvre apaisé, il poursuit son parcours exemplaire et magique. Avant de revenir une nouvelle fois à sa recette éprouvée avec Mulholland Drive. Si le film garde une classe immense, on ne peut s'empêcher d'y voir une stagnation du cinéaste. Reste à admirer la performance des deux actrices principales et à se laisser porter par une intrigue simple dans son fond mais tellement torturée dans sa forme. Depuis INLAND EMPIRE n'a fait que semer davantage le trouble. David Lynch a disparu en lui-même. Est-il perdu ou n'a-t-il jamais été aussi proche de nous ?

Cette filmographie est incomplète, il manque des téléfilms et autres projets rares de Lynch.


  Six Figures - 1967 (court-métrage)

    The Alphabet - 1968 (court-métrage)

    The Grandmother - 1970 (court-métrage)


Eraserhead

1976

        Le premier film de Lynch fut tourné dans le chaos le plus total. Ce qui explique certains problèmes de raccord entre les scènes tournées sur une très longue durée (près de 4 ans). Eraserhead respire le surréalisme à l'ancienne, c'est bunuelesque en diable, même si un peu trop évident par moment. Nous avons à faire à un petit manuel illustré de la frustration sexuel, de la peur de l'organique, de la paranoïa et du traumatisme de la paternité. Des images qui parlent d'elles-mêmes, bien plus explicitement que les délires des œuvres les plus récentes de Lynch. Ce qui marque le plus dans Eraserhead c'est son ambiance assez unique. Ambiance renforcée par une déjà géniale utilisation des effets sonores. Peu de musique (à part la fameuse chanson de la Dame dans le Radiateur), peu d'action, mais beaucoup de folie et de psychanalyse. C'est excellent d'un bout à l'autre et le regretté Jack Nance est tout simplement grandiose. Un premier film qui se rit de son petit budget et de son tournage chaotique, un premier film qui ose, un premier film qui marque. Exemplaire.


Elephan Man

1980

        Le plus grand succès populaire de Lynch n'est un film abordable qu'en apparence. C'est avant tout un extraordinaire manifeste sur le voyeurisme, sur le narcissisme de la pitié, sur la cruauté et la monstruosité sous toutes leurs formes possibles. Bien sûr on découvre dans ce grand film "humaniste" que les vrais monstres ne sont pas ceux que l'on croit. Bien sûr c'est un plaidoyer pour la tolérance. Mais c'est David Lynch qui tient la caméra, donc ce n'est pas Rain Man. C'est un film en noir et blanc, visuellement sublime, qui réussit à retrouver les accents esthétiques du cinéma muet. C'est un film tout fait d'ombres et de sons effrayants. C'est Eraserhead dissimulé derrière le mélodrame. C'est un intolérable suspens concernant l'apparence de John Merrick, c'est une foire aux monstres qui tait son nom ; c'est un chef-d'œuvre de la reconstitution historique et rarement on aura pu approcher à ce point cette fabuleuse ambiance victorienne post révolution industrielle. La musique est superbe, la plus belle partition du Lynch pré-Badalamenti. Les acteurs sont grandioses, Hopkins aurait du devenir une star dès ce film. Et c'est bien évidemment totalement bouleversant quand monte lentement l'adagio for strings de Barber et que l'on apprend que "nothing dies". Bref ce n'est pas le plus lynchien des lynchs, ce n'est pas le plus réussi non plus, mais c'est peut-être, et même sans doute, l'un des plus beaux films de l'histoire du cinéma.


Dune

1984

        Dune est un film bien difficile à aborder. On pourrait commencer par son épique gestation. On pourrait aussi attaquer par la face critique. On pourrait disserter sur le pourquoi et le comment de ce fameux plantage. Adapter le gargantuesque roman de Herbert, qui est à la SF ce que Le Seigneur des Anneaux est à l'Heroic Fantasy, tenait du suicide. Il faut quand même rappeler que Dune devait être une trilogie, mais l'échec du premier film ne donna pas l'occasion d'en voir plus. Qu'est-ce qui ne va pas dans Dune ? Les décors statiques ? Les personnages pas développés le moins du monde ? Les stars qui ne font que passer ? Une histoire tellement condensée que c'est de là que naît le seul surréalisme du film ? Dune, roman épique, qui semble ici se limiter à une histoire de drogue psychédélique ("ah ouais délire ! l'épice qui fait voyager et puis l'eau de vie qui ouvre l'esprit, top bab !"). Les effets spéciaux assez catastrophiques ? David Lynch totalement absent ? Dune n'est pas un sombre nanar, c'est un film très moyen, qui hésite entre images superbes à la Conan Le Barbare et kitsch façon Flash Gordon (la présence de De Laurentiis à la production ne fait que renforcer la ressemblance entre les deux films). Mais à l'inverse de Flash GordonDune n'est pas drôle, Dune est sérieux et Dune ne délire qu'involontairement. A noter que pour les diffusions télévisées américaines, David Lynch a fait ôter son nom du générique du film. Désormais Dune est un film de Alan Smithee, et c'est tant mieux. Seuls points à sauver, Dune marque la rencontre entre Lynch et l'un de ses acteurs fétiches : Kyle MacLachlan ; un "méchant" croquignolesque ; la belle Virginia Madsen en ouverture du film et quelques peintures sur verre réussies.


Blue Velvet

1986

        Après avoir tâté de l'underground, du succès et du système hollywoodien, David Lynch mélange toutes ses expériences et références pour enfin trouver LA formule magique. Les bases sont celles du film noir à l'ancienne, mais Lynch fait tout exploser. Pour la première fois il va voir ce qui se cache derrière l'Amérique bien propre que l'on voit dans les films de Spielberg. Ce procédé deviendra récurent et atteindra son acme avec Twin Peaks. Les gens normaux ont tous des secrets honteux, les gens normaux sont exceptionnels, les gens normaux sont tous des tueurs/pervers/monstres/malades... Les gens normaux sont dangereux. MacLachlan est le faux Candide plongé dans l'univers de ténèbres et velours bleu de Isabella Rossellini. Dans le monde nocturne, il oublie sa fiancée nunuche et le monde tout propre de son enfance (monde toute propre que l'on retrouve ironiquement à la fin). Dans une ambiance entre film d'épouvante et sitcom, Blue Velvet noue une bizarre intrigue policière dont on se désintéresse très rapidement. La formule magique lynchienne implique une succession de scènes fortes, d'images formidables, si l'histoire veut suivre tant mieux, sinon... Certes, dans Blue Velvet il n'y a pas d'émotion, on est dans le monde du cynisme, du détachement le plus total, c'est pourquoi le film semble un peu inachevé, en deçà des possibilités de cette fameuse formule. Les œuvres suivantes vont heureusement poursuivre dans cette voie. Blue Velvet a quand même tout du grand classique.


The Cow Boy and The Frenchman- 1988 (téléfilm)


Twin Peaks

1990

Peu de séries peuvent se vanter d'avoir autant changé l'histoire de la télévision que le Twin Peaks de David Lynch et Mark Frost. Improbable en son temps, l'expérience demeure, 15 ans plus tard, toujours aussi étonnante, proposant un mélange de genres aussi audacieux que malin, aussi plaisant que sans concession. Les prémisses sont pourtant simples : une adolescente est sauvagement assassinée dans une petite ville américaine extérieurement sans histoires. Bien sûr, les apparences sont trompeuses (et les hiboux ne sont pas ce qu'ils semblent être) et tous les protagonistes, sans exception, vont révéler des secrets plus ou moins terribles et des personnalités changeantes. Suivant à la lettre le titre même de la série, Lynch et Frost font de Twin Peaks l'une des plus inoubliables oeuvres dédiées au double et à la complexité humaine en général.

Comme si cette thématique générale ne suffisait pas, la forme adopte la même dichotomie. D'un côté les épisodes mis en scène par David Lynch lui-même, prolongements de son oeuvre cinématographique de l'époque et annonciateurs de la radicalisation à venir. Et de l'autre côté, les épisodes mis en scène par de braves faiseurs télévisuels et plus aisément dirigés par le contrepoint de Mark Frost.

Frost, dont l'influence sur Twin Peaks est souvent minimisée par rapport à l'aura du réalisateur de Lost Highway. Pourtant, ce spécialiste du monde de la télévision n'est pas pour rien dans la création de l'équilibre miraculeux qui soutient la schizophrénie latente de la série. De l'enquête palpitante qui sert de moteur (avec de vrais indices, une véritable progression dramatique, et oui, un vrai coupable) aux égarements les plus « soap » (les méandres des Packard/Martell, la niaiserie gluante de James et Donna…) en passant par des percées de comique burlesque parfois totalement incongrues (voir pour cela la scène de l'enterrement dans le quatrième épisode), tous ces niveaux d'appréciation de Twin Peaks, souvent antagonistes, se complètent et se mettent réciproquement en valeur. Du moins dans la première saison (le pilote et 7 épisodes) et, admettons, jusqu'à la moitié de la seconde (et la révélation de l'assassin de Laura Palmer). Après, de nombreux problèmes entraîneront la série vers des terrains chaotiques jusqu'à l'explosion en vol du dernier épisode.

Mais dans son ensemble, aucun show télévisé grand public n'a proposé une construction chorale aussi réussie et attachante, exposant au spectateur près d'une trentaine de personnages aux caractères et aux interprètes très dissemblables. De l'agent spécial Dale Cooper (aux méthodes ésotériques et à la bonhomie communicative) jusqu'à la moindre serveuse du Double R, tous les protagonistes existent avec force, dans cet univers parallèle qu'est Twin Peaks, où l'excentricité devient la norme, où les pires horreurs se dissimulent dans les lieux les plus rassurants.

Cette symbiose entre une esthétique puissante et la richesse scénaristique n'est pas seulement un heureux détournement des codes télévisuels, c'est avant tout la création d'une mythologie extraordinaire qui s'impose dès le pilote. La folie qui pirate chaque scène mais qui n'interfère jamais dans le suspens passionnant est la marque la plus évidente de l'originalité de Twin Peaks, mille fois imitée depuis (de X-Files à Lost en passant par Monster) mais certainement jamais approchée.

Découvrir Twin Peaks à l'époque de sa diffusion sur feu la 5 et dans notre prime adolescence, tenait à la fois de la révélation et de l'expérience quasi mystique. L'étrangeté de l'atmosphère de cette ville si éloignée de notre réalité et en même temps si familière, l'extravagance parfois terrifiante mais souvent charmante de ses habitants, ainsi que l'aura de Fantastique qui planait sur ce petit monde, tout concourrait à créer une fascination irrépressible. L'addiction à Twin Peaks précédait donc largement celle que l'on peut aujourd'hui connaître devant 24h chrono ou Battlestar Galactica. Chaque épisode apportant son lot de réponse mais aussi des cliffhangers affolants (ceux qui concluent la première saison valent leur pesant d'impatience).

Twin Peaks c'était aussi un parfum sulfureux, car en contournant certaines règles de la pourtant très stricte censure télévisuelle, David Lynch et son équipe se permettaient de larges écarts dans la violence et le sexe. Dès le pilote, on parle de drogue et de prostitution, plus tard ces données seront d'autant plus explicitées, en particulier lors des visites au One Eyed Jack, casino autant que bordel de luxe, où l'adorable Audrey Horne (la non moins sublime Sherilyn Fenn) traumatisera une génération entière avec une simple queue de cerise. Tous les tabous de la société américaine sont ainsi passés en revue au fil du récit et le nombre de morts, parfois très violentes, et quelques scènes terrifiantes dignes des longs-métrages du sieur Lynch, ajoutent à la beauté malsaine et pourtant envoûtante de Twin Peaks.

Basée sur des histoires fréquemment sordides et motivées par d'innombrables trahisons et autres faux-semblants, la série pourrait virer dans le glauque si elle n'était pas peuplée par des figures amicales telles que le courageux shérif Truman, le bon docteur Haywards, l'honorable Major Briggs ou Ed Hurley dont la malchance en amour ne le rend que plus touchant. Cette tension permanente entre les ténèbres les plus effrayantes de l'esprit humain et des scènes légères à la gloire des plaisirs simples de l'existence (Twin Peaks est une ode au café) incarne parfaitement la magie mais surtout la complexité de l'oeuvre. Après on pourra longuement discuter de l'interprétation des idées les plus originales du scénario et de savoir s'il faut vraiment céder au Fantastique plutôt qu'au psychologique pour expliquer les énigmes de Twin Peaks. Pour notre part, nous préférons la rationalité qui donne d'autant plus de saveur aux détails oniriques et singuliers.

Ajoutons à ces constats une musique admirable, comme toujours avec le tandem Lynch/Badalamenti, très simple et synthétique mais immédiatement identifiable, ainsi qu'un casting génial, qui n'aura d'ailleurs pas survécu à l'arrêt de la série (à quelques notables exceptions près). Twin Peaks est un ensemble d'une cohérence dans l'étrangeté qui en fait l'oeuvre lynchienne à la fois la plus représentative mais aussi la plus abordable. Affirmer au final que cette série est toujours le chef-d'oeuvre de la télévision américaine devient ainsi une bienheureuse évidence.


Sailor et Lula

1990

        Blue Velvet était trop statique, Lynch s'en est bien rendu compte. Il va donc donner un formidable coup d'accélérateur à son univers. On retrouve les personnages décalés et excessifs, on retrouve la perversion dissimulée dans les méandres d'une incroyable intrigue à la fois policière, romantique et épique. Sailor et Lula est un festival de numéros d'acteurs, une œuvre bourrée de scènes hallucinantes et de musiques folles. Un film qui ne ressemble à rien, sauf à du Lynch. On y croise aussi bien Le Magicien d'Oz que le pur film de gangsters (le parrain, les contrats...). L'émotion dont on regrettait l'absence dans Blue Velvet fait ici son apparition par bribes. Il y a quand même l'une des séquences bouleversantes de la filmographie de Lynch, l'accident nocturne qui a lui seul vaut bien tout Lost Highway. C'est non seulement un fantastique instant de cinéma mais c'est aussi la meilleure apparition à l'écran de notre divine Sherilyn Fenn, c'est dire si c'est sublime. Le reste du film n'est pas très loin de ce niveau. Si le début est encore un peu... "normal". On vire rapidement en plein délire. Fort heureusement la bonne fée (notre Sheryl Lee), vient tout remettre en place et donner au film une happy end dérisoire et pourtant magnifique. Un très grand film et l'une des dernières Palme d'Or évidentes du festival de Cannes.


Fire Walk With Me

1992

       Que les choses soient bien claires dès le départ, ce film est l'un de mes plus grands chocs cinématographiques. Et c'est d'ailleurs l'un de mes films favoris. Il fut d'ailleurs un temps où il m'arrivait fort souvent de considérer Fire Walk With Me comme mon film fétiche. La concurrence est rude à ce titre mais il fait partie de ses œuvres qui sont finalement sur un pied d'égalité dans mon cœur. Le chef-d'œuvre de David Lynch (si, si) est l'un des plus beaux films du monde mais c'est surtout l'un des plus bouleversants. C'est pour l'instant le film le plus émouvant de Lynch (plus encore qu'Elephant Man et Une Histoire Vraie !), le plus riche aussi, le plus intelligent, le plus passionnant, le plus tout. C'est la synthèse et l'apogée du style qu'il avait inauguré avec Blue VelvetLost Highway et Mulholland Drive n'étant que les restes (flamboyants mais moins puissants) de cette folie créatrice tétanisante.

        Il est important de noter que j'ai vu et adoré ce film (3 visions en une seule semaine) AVANT d'avoir suivi la série Twin Peaks. En clair, c'est le film qui a motivé mon intérêt pour la série. Et si ensuite, logiquement, celle-ci est devenue ma série TV favorite, je considère toujours le film comme une expérience encore plus phénoménale. Faisons le compte. Fire Walk With Me est un film inclassable. C'est une œuvre qui fait peur (très peur par moment), c'est une œuvre qui fait rire, c'est une œuvre qui fait réfléchir (forcément, et pour une fois la constatation n'est pas galvaudée), c'est une œuvre qui fait pleurer (énormément), c'est une œuvre qui émerveille, c'est une œuvre difficile et pourtant c'est une œuvre très agréable à voir et surtout à revoir (des dizaines et des dizaines de fois, sans jamais pouvoir se lasser).

        D'un strict point de vue de la mise en scène, c'est le film le plus aboutit et le plus maîtrisé de Lynch. Juste là où il faut entre le classicisme d'Elephant Man et le n'importe quoi de Lost Highway. Travail incroyable sur le montage, cadrages et lumières (pas de problème les stroboscopes sont toujours là) magnifiques. Et puis surtout la bande son ! Entre la musique sublime de Badalamenti et les effets sonores incroyables de Lynch himself, la bande son est primordiale dans la réussite du film.

        En fait Fire Walk With Me n'est qu'une succession non-stop de scènes anthologiques. Impossible d'occulter un seul passage, tout est génial, tout est parfait. Entre la première partie dépressive et angoissante, la seconde partie bouleversante et tendue, le film se réserve toujours des instants d'humour décalé ou de folie visuelle. Cette folie visuelle qui, contrairement à un film comme Natural Born Killers, n'a rien de gratuite. Elle participe à l'impact du film et surtout elle participe à la mythologie de Twin Peaks. Cet univers d'une richesse infinie et passionnante, ce monde que l'on ne veut pas quitter. 30 épisodes TV, un film de 2h15, deux livres formidables (en particulier Le Journal Secret de Laura Palmer de Jennifer Lynch (la fille de David et oui !), tout cela est odieusement trop court. Il faudrait aussi comparer le film à la série, mais ce serait fastidieux. Oui la famille Horne manque à l'appel (aaahhhh, Sherilyn...), oui la famille Martell et le docteur Jacoby aussi, oui tout est recentré sur Laura (et c'est tant mieux). Tout ce que je vois c'est qu'en abandonnant Mark Frost en chemin, Lynch a aussi abandonné les passages les plus gnan-gnan-sitcom de la série...

        Il faudrait aussi louer l'interprétation. Sheryl Lee... Sheryl Lee... J'aimerais arriver à faire comprendre quel est le niveau de sa performance. A part les deux Heavenly Creatures, je ne pense pas avoir souvent vu une telle prestation. Sans doute parce que Laura Palmer est le plus beau personnage féminin de l'histoire du cinéma (et vlan !). Et Sheryl Lee est à la hauteur de ce rôle extrêmement exigeant. Elle, qui ne faisait que de la quasi figuration dans la série, crève ici l'écran avec une force, une émotion, une présence tout simplement sublimes. La plus belle performance d'actrice qu'il m'ait été donnée de voir. Les seconds rôles (après Sheryl, tous les autres ne sont que seconds) sont inégaux. Certains acteurs de la série ne brillant pas par un talent évident. Mais Ray Wise en Leland Palmer est tout aussi cabotin génial que dans Twin Peaks, il est extraordinaire et il est le seul à vraiment pouvoir tenir la distance face à Sheryl Lee. Moira Kelly, qui remplace Lara Flynn Boyle dans le rôle de Donna Haywards, est bien sûr un peu éclipsée mais elle s'avère magnifique aussi. Chris Isaack trouve son plus important et meilleur rôle pour le grand écran. Kyle MacLachlan est phénoménal comme d'habitude (et pourtant il ne fait que passer). Mais en fait le casting est si exceptionnel et si magistral qu'il faudrait écrire des centaines de lignes de superlatifs pour le qualifier.

        L'histoire... Mais bon je ne vais pas raconter l'histoire ici, qui sait ? Peut-être que quelqu'un qui n'a pas vu le film pourrait lire ces lignes (cela m'étonnerait, mais bon...). J'ai pu lire ici ou là que l'on ne comprenait rien aux films de Lynch. N'importe quoi, c'est l'une des pires idées reçues qui circulent sur son compte. Au contraire, Lynch délivrant un véritable cinéma interactif chacun peut apporter son propre imaginaire à l'univers déjà extrêmement riche de possibilités du metteur en scène. Et Fire Walk With Me est à ce niveau un film inépuisable. On pourra encore longtemps chercher toutes les explications possibles à la Black Lodge, à Bob, aux rêves et aux "je ne veux pas parler de Judy ! (Garland ?)".

    Fire Walk With Me et Twin Peaks sont des bonheurs de l'inconscient en liberté, du ludique intellectuel (ce qui peut sembler paradoxal), quand le moindre détail surprend et émerveille (FWWM, œuvre philosophique ?). Les images, les idées qui traversent le film résonnent dans l'esprit avec une force unique (c'est le cas aussi avec des œuvres comme Excalibur ou Le Miroir), on est touché en permanence, sans forcément savoir exactement pourquoi. Comme si le mélange d'ordinaire et de mythes, de clichés et de rêves, donnait au film un pouvoir hors normes.

        Mais ce qui fait de Fire Walk With Me un film au-dessus de tous les autres, c'est son émotion. On pleure beaucoup devant le film, quasiment dès que le personnage de Laura Palmer apparaît. C'est la somme des efforts de Lynch, de Sheryl Lee et d'Angelo Badalamenti qui apporte les torrents de larmes qui traversent les scènes. Des séquences comme celle du Double Bang avec Julee Cruise chantant Questions In A World Of Blue, le face à face avec James juste avant la fin, le meurtre et bien sûr le final, n'ont aucun équivalent dans l'œuvre de Lynch (à part la fin d'Elephant Man et la scène de l'accident dans Wild At Heart).


On The Air

1992

        L'autre "grande" série de fiction TV de David Lynch et Mark Frost n'a pas grand chose à voir avec Twin Peaks. Bien sûr on y retrouve quelques uns des meilleurs acteurs de Twin Peaks (dont Ian Buchanan, Miguel Ferrer et Kimmy Robertson) et le surréalisme habituel du Lynch télévisuel. Un surréalisme bourré d'humour au service d'une courte série (7 épisodes) burlesque qui cherche à retrouver les accents des meilleures comédies des années 40-50. On pense même aux Marx Brothers par instant, même si c'est vraiment le gag "tarte à la crème" qui prédomine. C'est souvent très lourd et c'est toujours hilarant. Une série de pure comédie, sans aucune prétention, où tout est prétexte aux gags les plus stupides. C'est phénoménal. Pour preuve, l'épisode pilote qui montre comment le Lester Guy Show passe du statut de grand spectacle musical et dramatique à celui de bordel surréalistico-hilarant. Les gags sont monstrueux (ah ! le coup du doublage son foireux) et ça fonctionne du tonnerre. Une des meilleures séries comiques des années 90.


Lost Highway

1997

        Lost Highway est-il déjà le film de trop ? Oui et non. Oui parce que l'on a souvent l'impression d'avoir déjà vu tout cela auparavant dans l'œuvre de Lynch. Oui parce que le film est moins réussi que Fire Walk With Me ou que Wild At Heart. Mais Lost Highway n'est pas un échec, loin de là. Il reste le génie cinématographique de Lynch, son utilisation superbe du son, son goût pour les images fortes. Il reste une histoire bordélique comme on les aime mais d'où l'émotion est cruellement absente et où la caricature prédomine largement. Il reste une première demie-heure phénoménale, effrayante et sublime. Il reste quelques instants de transition tout simplement excellents. Bill Pullman est surprenant, Patricia Arquette est bien agréable à regarder mais son rôle est des plus limité. Mais je persiste à dire que c'est du déjà vu. On a déjà vu les scènes de violence sur la musique de Badalamenti (je vais revenir sur la musique d'ailleurs), on a déjà vu l'incarnation du Mal (avant c'était un nain, un hippie ou une sorcière), on a déjà vu la femme fatale qui est toutes les femmes en une, on a déjà vu la fuite sur l'autoroute perdue. Donc, dans l'ensemble ça fonctionne fort bien, mais c'est de la redite, en un peu moins bien (voire en beaucoup moins bien). Et il y a la musique, qui, même si Lynch l'utilise de manière fort adéquate, ne vaut pas les partitions de Badalamenti pour Twin Peaks ou pour Blue Velvet. L'utilisation de chansons pré-existantes et très ancrées dans leur époque (ce qui n'était pas tant le cas pour un film comme Wild At Heart) ne fait que plomber le film, le rendre "mode", et les morceaux de Marilyn Manson ou de Rammstein (très efficaces sur l'instant, mais bon...), risquent de faire vieillir Lost Highway relativement vite. Dans Blue Velvet on écoutait Julee Cruise dans les soirées (et Elvis, aussi, oui...), dans FWWM on écoutait du David Lynch, cette fois on écoute les Smashing Pumpkins (morceau correct, pourtant), et ça ne marche plus. En clair, Lost Highway est un bon film, voire un très bon film, mais il lui manque l'originalité, le choc initial, l'émotion et la perfection finale, de ce qui fut la formule magique de Lynch pendant 10 ans.


Une Histoire Vraie

1999

        Merveilleux conte réel, The Straight Story brille par une évidence, une pureté, une délicatesse miraculeuses. Le seul problème que l'on puisse noter c'est qu'il n'y a rien à dire sur The Straight Story, à part : allez le voir, ce film va changer votre vie (peut-être pas tout de suite mais dans 20 ou 30 ans vous comprendrez). Ici, tout est lumineux, simple, pas de polémique possible, pas d'interprétations délirantes. On accueille le film avec paix, avec bonheur infini. Je me plaignais qu'avec Lost Highway, Lynch finissait par tourner en rond. Avec Une Histoire Vraie, il change totalement de ligne directrice, mais sans modifier son brio de mise en scène et ses décors fétiches. Il est le seul à réussir ces lents mouvements de caméra empreint de sérénité, il est le seul à savoir filmer ainsi les forêts et les routes, il est le seul à magnifier l'intérieur des maisons rustiques, il est le seul à savoir ainsi manipuler le son, il est le seul à ne jamais oublier de faire référence à Jacques Tati (les chiens dans les rues, l'une des premières images du film). L'année du retour de Terence Malick (La Ligne Rouge étant l'autre chef-d'œuvre en état de grâce de 99), Lynch délivre un film qui aurait très bien pu se nommer Les Moissons du Ciel. Plus troublant encore, Sissy Spacek, qui avait trouvé chez Malick son premier grand rôle, brille à nouveau de mille feux au cœur du Lynch. Émouvant sans la moindre once de démagogie, le film sait éviter tous les écueils du mélo. La musique (sublime, forcément sublime) est utilisée sciemment, la fin est géniale et même plus. Mieux qu'une histoire vraie, nous sommes en présence d'une histoire exemplaire ; au milieu du bruit et de la fureur, le metteur en scène qui a su si bien démystifier la famille, le couple, la passion, offre ici un message d'espoir, de paix, de grandeur d'âme, la beauté à son acme. The Straight Story traumatise par sa grâce et l'on sait pertinemment qu'avec le temps qui passe, il deviendra un film de chevet. Une œuvre intemporelle et une promesse pour le futur. Une Histoire Vraie possède la simplicité d'un ciel étoilé et la profondeur de ce même ciel vu par la caméra en état de grâce de Lynch. Le film consensus de l'année 1999, sans aucun doute, mais c'est plus que mérité ; rien ne semble pouvoir remettre en cause la réussite de cette œuvre tout "simplement" parfaite. Et à chaque nouvelle vision, Une Histoire Vraie grandie dans le coeur et dans l'esprit. Et on réalise que cette oeuvre nous accompagnera jusqu'aux portes de la mort, pour nous aider, peut-être, à accepter la fin.


Mulholland Drive

2001

        Mulholland Drive est un film de David Lynch, évidence évidente. C'est aussi un monument de frustration, nouvelle évidence. Car, comme le prouvent les 2/3 du métrage, quelle putain de série TV cela nous aurait donné ! Ce pilote à peine retouché laisse rêveur par la richesse de ses possibilités. Et l'on ne peut qu'être désespéré de ne pas voir se développer tous ces personnages qui nous ramènent sans problème dans le monde merveilleux de Twin Peaks (il y a même "l'étrange petit homme from an another place" !). Mais non, il est déjà trop tard, et après un passage redondant au Silencio, le dernier épisode de la série vient s'encastrer violemment dans son pilote. Et c'est déjà fini. Silencio ! Silencio ! Une nouvelle fois Lynch nous invite à nous taire, à ne pas disserter sur son film (franchement limpide à partir du moment où l'on sait que c'est une série TV en raccourci et que l'essentiel est une histoire d'amour impossible fantasmée) et à nous laisser porter par ses merveilleuses séquences qui retrouvent l'intensité du rêve. Inférieur, il faut bien l'avouer, à Fire Walk With Me ou à Sailor et LulaMulholland Drive n'en reste pas moins une perle jouissive, souvent très drôle, toujours filmée comme un film d'épouvante baroque et une nouvelle fois transcendée par la performance d'une actrice en état de grâce (la blonde Naomi Watts, qui trouve peut-être ici, comme Sheryl Lee et Laura Dern avant elle, le rôle d'une vie). Au fait, le Cow-Boy, c'est le "rêve américain". Et le rêve américain qui dit "réveille-toi petite fille", je pense que c'est assez clair non ? Toujours pas ? Oh, comme vous y allez ! "We live in a dream" disait-on dans l'une des plus incroyables scènes de Fire Walk With MeMulholland Drive est une nouvelle confirmation de ce fait. Film fantasme mais aussi film réaliste et donc cruel, Mulholland Drive a tout du classique. Et comme Oshii dans Avalon, Lynch ne nous dit qu'une chose : tout n'est qu'illusion. Lynch nous a encore fait le même coup. Et on y a ressauté les pieds joints. Et bon sang que l'on aime ça. 


INLAND EMPIRE

2006

Le film qui fâche, le film qui fait douter, le film devant lequel le jugement critique s'égare. Face au cauchemar suprême, le rejet n'est que la première étape. Réveillé par l'effroi. Hanté par le souvenir. Des années durant. Le revoir ? Il le faudra. Bientôt. En attendant, les mots disparaissent.

KUROSAWA 6 / FILMOGRAFIE

https://journals.openedition.org/shakespeare/1513Shakespeare entre Nô et Kabuki : ou l’art dramatique élisabéthain cadré par Kurosawa Akira
Olivier Amour-Mayeur


http://www.ed-wood.net/akira-kurosawa.htm

L'Ange ivre

(1948)

Première collaboration entre Akira Kurosawa et celui qui allait devenir son acteur fétiche Toshiro Mifune, l'Ange Ivre, longtemps inédit en France, possède l'aura des grandes révélations cinéphiliques. C'est avec curiosité que l'on découvre les prouesses de Mifune en jeune yakuza tuberculeux, fier et colérique. Si le titre du film se réfère au personnage du médecin, brillamment interprété par Takashi Shimura (autre fidèle du réalisateur), la modernité du jeu de Mifune l'éclipse bien vite. Leurs confrontations ont du panache, une énergie peu commune, à la limite entre l'expansivité du théâtre occidental et, déjà, les poses du théâtre Nô. La première partie du métrage, qui noue la relation entre le gangster et le médecin, est ainsi d'une rare humanité et décrit une amitié naissante à grands renforts d'engueulades et de bravades. Stylistiquement, la mise en scène de Kurosawa fait preuve d'une belle nervosité tout en offrant quelques longs travellings qui longent le quasi marécage qui pollue les bidonvilles du Tokyo d'après-guerre. Ces plans, véritable leitmotiv de l'Ange Ivre, ne sont pas sans anticiper certaines visions de Tarkovski, en particulier dans Stalker.

La seconde moitié du film fait intervenir une figure de yakuza maléfique qui va précipiter la chute de Mifune. Son univers, son honneur et tout ce en quoi il pouvait croire vont disparaître en même temps que sa santé se dégrade à vue d'oeœil (maquillage exagéré à l'appui). Une sublime confrontation, âpre et inattendue dans son déroulement (on n'aurait jamais imaginé user de la peinture ainsi, sauf dans le cadre d'un gag) va clore les tourments du malade. La coda, un peu trop bavarde et explicative, tente à la fois de recentrer le récit sur le médecin et donner un espoir au sein de ce récit tragique, mais l'impression générale demeure. Celle d'un polar très noir, qui brille avant tout pour et par les deux anges déchus qui le rendent inoubliable.


Chien enragé

(1949)

Considéré comme le premier polar de l'histoire du cinéma japonais, Chien enragé est également remarquable dans la filmographie d'Akira Kurosawa. Annoncé par la réussite de l'Ange ivre et la rencontre décisive avec son acteur fétiche Toshiro Mifune, le triomphe artistique qu'est Chien enragé entame une suite quasi interrompue de chefs-d'œoeuvre, et ce, dès l'année suivante, avec l'essentiel Rashômon. En s'essayant au film policier à suspens, Kurosawa invente quelques unes de ses plus brillantes figures de style, en particulier l'influence des éléments naturels (ici une chaleur étouffante et omniprésente, qui s'épanche parfois en pluies diluviennes). La nervosité de la mise en scène, et surtout du montage, surprend dès les premières minutes du métrage. Poursuites, filatures, interrogatoires tendus, violence rare mais sèche, les qualités de Chien enragé sont certes « empruntés » au cinéma américain de l'époque (le Scarface de Hawks sorti en 1932 proposait bon nombre des effets les plus percutants contenus dans le film de Kurosawa), mais le metteur en scène insuffle à un schéma classique une intensité unique.

Le point de départ de l'oeœuvre (le vol de l'arme de fonction d'un jeune policier aux nerfs fragiles) permet à la fois de suivre la métaphore du « chien enragé » (le pistolet remplaçant la maladie, avec des effets similaires) et surtout de signer un grand suspens urbain ultra réaliste, au sein d'un Tokyo d'immédiate après-guerre. Outre la diversité des décors, le film propose de nombreux portraits d'existences plus ou moins bouleversées par la défaite et l'occupation américaine. Cette misère évidente, qui justifie en partie la rage qui saisit certains êtres, est doublée par la description quasi palpable de la chaleur de juillet. Pas un plan où les personnages ne transpirent, ne s'épongent, ne recherchent un peu de fraîcheur ou le souffle d'un ventilateur. Très crues, ces images de corps en souffrance demeurent puissamment évocatrices, comme par exemple dans la scène où les danseuses épuisées sont filmées au plus près de leurs visages las, sur lesquels coulent des gouttes de sueur.

Si le tandem Mifune et Shimura (déjà au cœoeur de l'Ange ivre) fonctionne toujours idéalement, les seconds rôles sont tous mémorables, en particulier la jeune Keiko Awaji. Accumulant les fausses pistes, les rebondissements, jusqu'à la toute fin des deux heures de métrage, Chien enragé n'est pas seulement un divertissement passionnant, c'est aussi une tour de force plastique, qui émerveille par le nombre de plans inoubliables qui le parsèment. Très inspiré par son sujet et son univers, Kurosawa cite aussi bien les clairs-obscurs d'Orson Welles que les poses de gangsters à la Hawks. Néanmoins, la confrontation finale, sommet de tension, qui trouve son aboutissement dans un décor champêtre, n'appartient qu'au metteur en scène japonais. Cette conclusion, toujours aussi impressionnante, permet au film de dépasser le cadre de la curiosité cinéphilique et de s'imposer comme un grand classique méconnu.


Les Sept samouraïs

(1954)

Peu de films dans l'histoire du cinéma se sont révélés aussi célébrés et influents que les Sept samouraïs d'Akira Kurosawa. Mais une fois dépassée l'aura de « chef-d'oeœuvre absolu intouchable », le monument retrouve ses attraits de film de genre, aussi imposants que directement divertissants. Archétype de tous les récits de mercenaires (qu'ils soient sept ou davantage) qui ont suivi depuis sa sortie, la fable de Kurosawa repose sur des bases très classiques, voire assez minces. Des faibles sont en danger et vont chercher secours auprès de plus forts qui vont s'unir malgré leurs différences, pour donner une bonne leçon aux oppresseurs. Ce résumé pourrait tout aussi bien s'appliquer à AlienS qu'à 1001 Pattes, tous plus ou moins redevables au marbre taillé par le réalisateur japonais. Non, Kurosawa n'a pas inventé cette trame avec ses samouraïs, avant lui il y avait eu plus d'un western et plus d'un film de guerre portés par des caractères bourrus, épiques et attachants.

Kurosawa ne crée peut-être pas tout, mais il magnifie, il imprime pour l'éternité des concepts et des figures qu'on ne peut que connaître, même sans avoir vu les Sept samouraïs. Du chien fou au taciturne, du gouailleur au grand seigneur, les protagonistes incontournables du cinéma populaire se croisent ici, mais au rythme kurosawien, en prenant le temps de se présenter et de nous laisser nous imprégner de leurs âmes et de leurs mystères. Cependant nous sommes assez loin des oeœuvres les plus contemplatives du maître, car entre humour et péripéties, les Sept samouraïs parvient à ne jamais ennuyer au fil de ses trois heures. Ce genre de constat s'applique si généralement aux blockbusters les plus réussis (rares et précieux), que l'on en vient encore à souligner combien les Sept samouraïs est devenu l'idéal du divertissement cinématographique, la perfection à atteindre.

Nous avons tous notre samouraï « favori » (il change parfois d'une vision à l'autre) et au moins une raison d'aimer ce film avec passion. Tout ce que l'on peut apprécier du cinéma de Kurosawa est là : des scènes de groupe virtuoses aux batailles chorégraphiées, en passant par les drames humains dont les évolutions psychologiques se déroulent en temps réel sous nos yeux. Et, bien sûr, il y a l'incroyable dénouement sous des trombes d'eau, tour de force artistique unique qui demeure, encore de nos jours, l'une des plus impressionnantes et mémorables séquences de l'histoire du cinéma.


Vivre dans la peur

(1955)

Etrangement emporté par la vague de films dédiés au danger atomique qui triomphait au début des années 50 et qui nous donna des classiques du niveau du Jour où la Terre s'arrêta ou du premier Godzilla, Akira Kurosawa signait avec Vivre dans la peur un récit résolument atypique. En effet, la dénonciation du nucléaire apparaît dès les premières minutes de métrage comme un simple prétexte pour réaliser une nouvelle chronique familiale dans la plus pure tradition du cinéma japonais réaliste. Le coeœur de Vivre dans la peur se situe dans la remise en question de l'autorité d'un patriarche essayant de sauver sa famille (maîtresses et enfants adultérins compris) d'une possible guerre atomique. En voulant abandonner tous ses biens, et en particulier l'usine qu'il a créé, Kiichi Nakajima met avant tout en péril l'équilibre précaire de sa demeure et voit tout son entourage (ou presque) se retourner contre lui et lui intenter un procès pour le placer sous tutelle. Sombrant de plus en plus dans la paranoïa, voyant toutes ses tentatives échouer, Kiichi s'effondre dans la folie. Son geste final, terrible et dérisoire, n'est pas sans anticiper la conclusion du Sacrifice de Tarkovski.

Longtemps inédit en France, Vivre dans la peur est malheureusement loin de rendre totalement justice à son sujet. Visiblement, Kurosawa n'est pas entièrement convaincu par le propos qu'il est censé défendre. On le constate sur plusieurs points qui manquent de faire chavirer le film vers les abysses des œoeuvres ratées. Premier aspect discutable, faire jouer le rôle d'un vieillard par Toshiro Mifune, 35 ans à l'époque du tournage. Grimé à outrance, dissimulé derrière d'improbables lunettes, l'acteur de génie, livré à lui-même, grimace, peste et gesticule comme rarement. A aucun moment on ne croit à un vestige de raison chez cet être dévoré par la nervosité et les égarements. Et lorsque le médecin-chef de l'hôpital psychiatrique entonne l'inévitable tirade sur l'air du « Est-ce lui le fou ou est-ce nous ? », avant que la caméra de Kurosawa ne s'attarde dans une séquence démontrant les délires de Kiichi, on se retrouve devant une contradiction évidente. Le propos général semble moins nuancé que trouble, hésitant entre un récit des effets de la peur sur l'homme, une diatribe anti-atomique ou un très classique drame familial.

Ce sont les tensions entre les enfants et leur père qui composent l'essentiel de Vivre dans la peur. L'intervention de juges censés départager les deux parties renforce ce thème. Que faut-il faire face à la folie d'un membre de sa famille ? Cette question suffit à faire resurgir tous les squelettes longtemps gardés dans les placards. Une séquence, sobre et très belle, montre l'une des filles légitimes en train de faire découvrir l'album de photos de la maison à une fille illégitime. On se demande alors si la déraison de Kiichi n'est pas plutôt causée par son incapacité à assumer l'existence dissolue qu'il a vécue et par sa volonté de réunir et réconcilier tout le monde sous un même toit, de préférence au Brésil, là où tout peut recommencer à zéro. C'est sous cet angle de lecture que Vivre dans la peur est le plus intéressant. Malheureusement le film est aussi un peu long, s'attardant sur des scènes légèrement superflues qui soulignent les hésitations du cinéaste face à la tonalité qu'il souhaite aborder. A découvrir aujourd'hui, cette oeœuvre méconnue demeure une curiosité, très intrigante, dont les excès, les faiblesses mais aussi les instants de grâce en font un document à voir pour les fans de l'auteur, mais les néophytes préfèreront sans doute les 7 Samouraïs ou Sanjuro….


Le Château de l'araignée

(1957)

Six ans après Rashomon et trois ans après les Sept samouraïs, qui lui ont valu une reconnaissance critique internationale, Akira Kurosawa offre avec le Château de l'araignée ce qui est peut-être son oeœuvre la plus esthétiquement radicale et sans doute la plus représentative de sa volonté de concilier cinéma et théâtre. Le réalisateur japonais accomplit un impressionnant travail d'adaptation du Macbeth de Shakespeare en le relisant suivant les codes du théâtre Nô, et une dynamique de mise en scène usant des plus beaux artifices du langage cinématographique. Kurosawa s'approprie l'ouvrage du plus grand des auteurs anglais en supprimant l'essentiel du texte pour mieux le remplacer par l'expressionnisme propre au Nô. Par exemple, Lady Macbeth perd ainsi ses virtuoses monologues chargés de culpabilité et de doutes pour mieux s'incarner dans la fixité inquiétante et quasi fantomatique de l'actrice, Isuzu Yamada. Dans sa volonté d'épure, Kurosawa transforme les sorcières en un spectre éminemment japonais, dont le chantonnement suggère l'essence de ce conte pessimiste, nimbé d'une atmosphère fantastique.

En jouant sur la quasi omniprésence du brouillard, qui semble même cerner les scènes d'intérieur les plus dépouillées, et en donnant au château de l'araignée une aura de lieu vivant et maléfique (en particulier lorsque Washizu rapporte la dépouille du seigneur Tsuzuki), Kurosawa retrouve les accents shakespeariens d'étrangeté menaçante. Au sein de cet univers morbide, Macbeth/Washizu, se débat, se précipite, s'exclame, en tentant en vain de contrôler un destin qu'il sait pourtant tout tracé. La vanité du samouraï se retournera finalement contre lui, dans un final qui n'hésite pas à flirter avec les codes du cinéma de genre. Car au-delà de l'austérité apparente de l'oeœuvre, le Château de l'araignée n'hésite jamais à se plonger dans les styles cinématographiques a priori les moins respectables. Il suffit pour cela de se souvenir de la conclusion du film, où le formidable Toshiro Mifune trouve une mort spectaculaire, tel un « méchant » indestructible comme le cinéma d'action les affectionne.

La modernité du Château de l'araignée se situe aussi dans la réalisation de Kurosawa, qui n'a jamais été aussi tendue entre fixité et amplitude du mouvement. Le metteur en scène joue avec une virtuosité implacable sur le hors-champ (qui remplace magistralement l'utilisation de tout autre forme de trucages visuels) ou sur des travellings inattendus ou improbables (la scène présentant le plus de figurants costumés est presque entièrement masquée par des arbres et des branchages au premier plan). Aux soubresauts de la réalisation répond le jeu saccadé, scandé, des principaux protagonistes et bien sûr en particulier de Mifune, qui vampirise totalement le dernier tiers du métrage lorsque son esprit, comme son château, semblent emportés par une « tempête » proprement shakespearienne.

Les tensions entre l'affectation du théâtre Nô et la truculence du propos de l'écrivain, entre les percées épiques et la retenue souvent minimaliste de certaines séquences clefs (le meurtre central est un modèle de magnétisme quasi muet), permettent au Château de l'araignée de s'imposer comme l'une des oeœuvres maîtresses d'Akira Kurosawa, qui donne aussi libre cours à sa vision fréquemment très pessimiste de la nature humaine. Si le film pourra donc paraître très étouffant, voire impénétrable aux néophytes qui préféreront se tourner vers les Sept samouraïs ou vers la Forteresse cachée pour s'initier au style du réalisateur, il n'en demeure pas moins un chef-d'oeœuvre du cinéma mondial et un foisonnant livre d'images d'une perfection flirtant avec l'onirique


La Forteresse cachée

(1958)

Réputé et présenté jusque sur la jaquette du DVD comme étant LE film ayant le plus directement inspiré George Lucas pour le premier épisode de Star Wars (enfin, le quatrième), la Forteresse cachée risque de beaucoup décontenancer les nouveaux spectateurs alléchés par cette comparaison. En effet, si la Forteresse cachée est bien un grand film d'aventure, il l'est selon les critères du maître japonais, et donc nous sommes très éloignés des attentes du public désormais habitué aux règles plus ou moins fixées par les premiers blockbusters du tandem Lucas/Spielberg. Chez Kurosawa, en effet, l'action telle que nous la concevons à présent se limite à une grande scène de duel à la lance, admirable de chorégraphie et de tension, et à quelques brèves poursuites ou confrontations (parfois hors-champ) sur l'ensemble des 2h20 du métrage.

Si les quelques scènes de foule sont inoubliables (la révolte du début, le village, la cérémonie du feu), la Forteresse cachée se distingue plutôt dans la veine la plus minimaliste du genre épique. C'est avant tout, comme son titre l'indique, un fascinant récit topographique et une errance stratégique où chaque séquence se joue comme un mouvement aux échecs, le but étant de faire parvenir la princesse (la reine, la dame, peu importe), ainsi qu'une généreuse quantité d'or, d'un point à l'autre de la carte, en utilisant tous les stratagèmes pour éviter les troupes adverses, les traîtres, les pièges du terrain, etc… Donc, si l'on pourra avoir l'impression qu'il ne se passe que peu de chose, le film est en fait une ode au mouvement, à la tactique militaire du général Rokubura, prêt à tous les sacrifices et à tous les artifices pour remplir sa mission, que l'influence des jeux vidéos nous permettrait à présent de qualifier : « d'infiltration ». À ce niveau, l'œoeuvre n'a pas pris une ride, les subterfuges déployés par le personnage de Toshiro Mifune n'ayant rien perdu de leur maestria, et la mise en scène de Kurosawa, pleine d'inventions même lorsqu'il s'agit de cadrer une poignée de personnages immobiles, ne cesse encore d'impressionner.

Néanmoins, l'omniprésence du duo de paysans, dont les incessantes disputes ne prêtent plus que rarement aux sourires, occupe sans doute une trop grande partie du métrage. Si l'on comprend bien le propos de Kurosawa, qui a incarné en ces deux gens du peuple tous les vices mais aussi toute la tendresse rustre des paysans japonais, l'insistance sur leur vénalité, leur concupiscence, leur lâcheté et surtout leur bêtise s'avère assez rapidement redondante et entame fréquemment le rythme du film, pour laisser place à des numéros comiques relativement datés, voire ratés. Par contre, pour une fois, Kurosawa essaie de développer un personnage féminin positif, mais en le transformant en garçon manqué, qui évoquera forcément la princesse Léia et une flopée de donzelles équivalentes dans l'histoire hollywoodienne. Petite peste qui ne sait pas parler sans hurler (ce qui rend son « déguisement » en « muette » des plus appréciables), et qui prend constamment la pause la cravache à la main, elle distille un érotisme paradoxal qui fera date au sein du cinéma d'aventure et d'action.

La Forteresse cachée, dans son évidente richesse plastique et son ludisme parfois très inattendu, demeure l'une des oeœuvres les plus « légères » et accessibles de Kurosawa, comme une récréation glissée entre d'autres films beaucoup plus sombres et profonds (le Château de l'araignéeles Bas-fondsles Salauds dorment en paix), et qui offre à Toshiro Mifune un rôle de héros impitoyable, malin et moqueur, taillé dans le plus beau marbre du mythe cinématographique.


Les Salauds dorment en paix

(1960)

Trop longtemps le cinéma d'Akira Kurosawa a été connu et reconnu pour ses aspects les plus «exotiques» aux yeux des occidentaux. Certes, ses chefs-d'oeœuvre les plus marquants sont des films d'époque et de Rashomon à Ran en passant par les Sept samourais, difficile de nier qu'une grande partie de l'essence du génie du réalisateur japonais se situe au sein de ces films. Cependant, depuis quelques années, les oeœuvres «contemporaines» du maître sont redécouvertes et l'importance d'incontournables (autrefois introuvables) tels que Chien enragé ou Entre le ciel et l'enfer nous apparaît enfin. Les Salauds dorment en paix demeure ainsi une merveille rare qui surprend par sa construction passionnante et par la nervosité de sa mise en scène. En adaptant au Japon corrompu des années 50 les codes visuels d'un Jacques Tourneur (jeux d'ombres très marqués, cadrage chirurgical, scènes d'action rares mais intenses), Kurosawa signe l'une de ses œoeuvres les plus passionnantes mais aussi l'une des plus désespérées.

Dans le Japon de la reconstruction, la corruption règne dans le domaine du bâtiment, étroitement lié au pouvoir en place. Des scandales naissent des suicides en série, et l'étau se resserre autour des responsables haut placé de la société Dairyu et du département d'Etat : « l'Office ». Dans ce jeu de quilles, Koichi Nishi (Mifune, plus en nuances qu'à l'habitude) élabore une savante stratégie pour assouvir sa vengeance et tenir en haleine le spectateur. Dès la scène d'ouverture, une cérémonie de mariage en forme de tour de force de mise en scène et d'enjeux dramatiques, Kurosawa donne quasiment toutes les clefs pour envisager l'ensemble de la tragédie déjà en place. En une poignée de plans et de répliques, il caractérise les principaux protagonistes et nous situe au cœoeur de l'action, car nous ne vivrons que le dernier acte des Salauds dorment en paix.

Si la critique sociale est omniprésente et que le film se révèle implacable, Kurosawa n'oublie pas d'apporter une touche sensible, en particulier grâce au personnage de la mariée handicapée et à sa relation contrariée avec Nishi. Malgré ses 2h30, l'oeœuvre paraît presque trop courte pour dénouer toutes les implications de cette dénonciation de la corruption qui gangrenait la société japonaise. Pour avoir toute la liberté nécessaire, Kurosawa avait même créé sa propre société de production, et il ira encore plus loin dans cette démarche avec le virulent Dodes'kaden. Car les enluminures du thriller ne masquent jamais la vindicte du réalisateur, qui ne cesse de souligner l'injustice inhérente aux failles du système japonais et comment le sens du sacrifice, si honorable chez les samourais, peut être détourné par des fonctionnaires et des industriels sans scrupules. Le drame se joue donc bien au-delà des héros du film et on ne peut que partager l'impuissance et la rage qui submergent le dernier quart d'heure.

Rarement Kurosawa aura aussi brillamment détourné les clichés d'un genre pour les plier à sa vision du monde et à son propos engagé. Car le film est aussi, et presque avant tout, un divertissement prenant, l'un des plus rythmés de l'oeœuvre du cinéaste et dont la précision esthétique ne cesse de ravir. Le spectateur est ainsi d'autant plus sensible aux drames humains qui conduisent au plus inévitable des dénouements possibles. Mais le suspens est construit avec une telle maestria que jusqu'à la dernière minute, on en vient à s'attendre à un ultime rebondissement, le scénario n'ayant pas hésité à prendre à contre-pied certaines de nos attentes. Les Salauds dorment en paix s'affirme comme un monument du film noir, dans sa veine la plus humaine, et mérite de (re)trouver une place de choix auprès des plus belles réussites de Kurosawa.


Sanjuro

(1962)

Poursuivant dans le divertissement pur entamé par la Forteresse cachée, et dont l'apothéose serait peut-être le Yojimbo mis en scène un an auparavant, Akira Kurosawa offre avec Sanjuro (la « suite » de Yojimbo) un film de sabres d'une fluidité et d'une évidence cinématographiques mémorables. Comme dans ces deux œoeuvres précédentes, le réalisateur offre à son acteur fétiche, Toshiro Mifune, un rôle de samouraï rustre et solitaire, mais dont les capacités physiques et stratégiques semblent sans faille. Sous les oripeaux douteux de Sanjuro, mercenaire bourré de tics et peu avare en familiarités, Mifune bouffe littéralement l'écran, portant l'essentiel du film par son charisme hors normes. Si ses compagnons, sortes de 7 samouraïs inversés, obtiennent presque autant de temps de présence, ils sont quasi invisibles, réduits à des « poussins » qui suivent, avec admiration et crainte, les moindres gestes de Sanjuro.

Ici, pas de place pour le contemplatif, l'œoeuvre ne fait qu'une heure et demi, ce qui est rare pour Kurosawa qui a généralement besoin de plus de deux heures pour développer ses ambiances. Dès le premier quart d'heure, tous les enjeux et principaux protagonistes ont été exposés et une belle scène d'action a déjà eu lieu. Si, comme dans la Forteresse cachée, le suspens va se révéler essentiellement topographique (chacun cherchant ce qui se trouve en fait chez le voisin), les déplacements ne se font que sur des distances fort réduites, mais à la façon d'un jeu où la malice de Sanjuro (et ses talents de sabreurs) sont les seules règles. Dans le camp adverse, seul Muroto, arriviste qui assume parfaitement son immoralité, semble pouvoir tenir tête à un Mifune déchaîné, mais il sera trompé aussi sûrement que les autres.

Il serait dommage de réduire Sanjuro à un divertissement efficace mais un peu vain. En effet, de manière très subtile, Kurosawa parvient à rendre son anti-héros particulièrement attachant. De son patronyme qui signifie «Camélia» à sa maladresse auprès des femmes (certes décrites de manière très frivole, voire misogyne, comme souvent chez le cinéaste) en passant par sa solitude de « sabre nu », Sanjuro acquiert une humanité qui le rend d'autant plus attachant. Loin de la froideur ou des thèmes tragiques de nombreuses autres oeœuvres du maître japonais, le film est dans son ensemble léger et riche en moments comiques, ayant plutôt mieux supporté l'épreuve du temps que ceux de la Forteresse cachée.

Sanjuro est aussi passé à la postérité grâce à deux séquences particulièrement inoubliables. La première voit Mifune affronter une vingtaine de samouraïs à lui tout seul, et la seconde est bien sûr le duel entre Sanjuro et Muroto, qui conclut le métrage. L'aspect très exagéré du combat, a priori inéquitable, contre les sabreurs se retrouvera ensuite plus que fréquemment dans les films d'arts martiaux et dans le cinéma d'action en général. Mais le plan le plus connu de l'oeœuvre est sans nul doute le geyser de sang du duel final, effet totalement inattendu, l'un des premiers trucages « gore » du cinéma moderne, qui aura traumatisé plus d'un futur réalisateur (à commencer par le Tarantino de Kill Bill). En concluant son histoire par cette apothéose outrancière, Akira Kurosawa ouvrait la porte à un renouveau du cinéma d'exploitation, plus nerveux, plus violent, faisant la part belle aux héros marginaux et sans concession.


Entre le ciel et l'enfer

(1963)

Entre le ciel et l'enfer est une tentative de « polar total » qui s'affirme comme le grand film somme de la veine cinéma de genre d'Akira Kurosawa. Après avoir enchaîné la Forteresse cachéeles Salaud dorment en paixYojimbo et sa suite Sanjuro, Kurosawa a redéfini les critères du cinéma de divertissement des années 60 en lui insufflant à la fois une profondeur inédite mais aussi des exigences plastiques uniques. De l'amplitude de la scènes d'ouverture des Salauds dorment en paix au geyser de sang de Sanjuro, l'originalité de ces films va durablement transformer la notion de « série B ». De Leone à Coppola en passant par Peckinpah, plus d'un cinéaste viendra s'engouffrer sur les chemins défrichés par le maître japonais.

Entre le ciel et l'enfer synthétise toutes les idées de Kurosawa au sein d'un thriller dont le thème principal lui tenait particulièrement à cœoeur (la recrudescence des kidnappings au Japon). Sur ce canevas classique, il tisse une critique sociale évidente mais d'une rare force où le patron (interprété par un Mifune d'une grande justesse) devra sacrifier ses privilèges pour regagner son humanité. La première heure du métrage, en huis-clos et rythmée par d'immenses plans séquences, est à elle seule une performance inoubliable qui en remontre au Hitchcock de la Corde. La progression de la tension et surtout les nuances psychologiques déployées par Mifune transforment les passages obligés (enlèvement, appels du ravisseur, arrivée de la police, rebondissements) en suspens minimal mais passionnant. Kurosawa ne relâche pas le spectateur en enchaînant sur un autre tour de force cinématographique avec la remise de la rançon depuis un train express, où la nervosité des acteurs donne un réalisme d'autant plus frappant à la séquence.

Le film prend alors une direction très différente en évinçant quasi totalement le personnage de Mifune et en se concentrant sur l'enquête menée par les policiers à la recherche du kidnappeur, drogué autodestructeur tout droit sorti d'un film de Fukasaku ou de Suzuki. Selon nos critères de spectateurs du 21e siècle, cette partie semblera souffrir d'une légère baisse de régime, en particulier lors de longs dialogues explicatifs un peu redondants. Heureusement, la dernière demi-heure du métrage emporte totalement l'adhésion en offrant une traque nerveuse dans un quartier chaud de Tokyo, ainsi qu'une scène de conclusion d'une intensité et d'une noirceur glaçantes.

Brillamment mis en scène, écrit et interprété, Entre le ciel et l'enfer est une excellente réflexion sur les enjeux d'un kidnapping, mais c'est avant tout un thriller policier réaliste et sophistiqué. D'un abord relativement aisé, le film se présente avant tout comme un divertissement palpitant, avant de révéler peu à peu sa profondeur. En ce sens, il fait partie, au même titre que les Sept samouraïs ou que Yojimbo, des oeœuvres de Kurosawa les plus recommandables pour les néophytes, qui pourront y admirer le génie du cinéaste pour insuffler des thèmes complexes et personnels au sein d'histoires évidentes et universelles.


Barberousse

(1965)

La filmographie commune d'Akira Kurosawa et de Toshiro Mifune est considérée, à juste raison, comme l'une des plus prolifiques et exceptionnelles de l'histoire du cinéma. Et de la jeunesse impétueuse du Kikuchiyo des Sept samouraïs à la sagesse bourrue de Barberousse, Mifune aura incarné les plus inoubliables héros du maître japonais. En 1965, Barberousse marque à la fois la fin de la collaboration entre Kurosawa et son acteur fétiche, mais aussi le dernier film en noir et blanc du réalisateur, qui, après l'échec douloureux de sa participation à Tora ! Tora ! Tora ! mettra cinq années avant d'offrir Dodes'kaden. Kurosawa est ici au sommet de sa maîtrise artistique en allant au bout de ce que le noir et blanc pouvait lui offrir. C'est un sujet assez classique, un hôpital pour miséreux du début du 19e siècle, qui lui permet de donner libre cours à ses penchants les plus mélodramatiques. Barberousse annonce la chorale des démunis de Dodes'kaden, avec encore plus d'âme et de cœoeur.

Si le personnage de Barberousse surplombe le film de son charisme et de sa bienveillance parfois brutale, c'est le jeune docteur Noboru Yasumoto qui se révèle, dès le départ, être le véritable héros. C'est par son regard que l'histoire est perçue, et c'est sa lente évolution, du dégoût à l'admiration, qui forme le moteur du scénario. Barberousse est un récit d'apprentissage dont les élans lacrymaux et l'aspect exemplaire sont parfois aussi naïfs que bouleversants. Kurosawa filme la souffrance et la pauvreté sans fard, délivrant des scènes d'agonie traumatisantes et paradoxalement d'une splendeur rarement atteinte au cinéma. La dureté des situations est contrebalancée par la douceur du regard de l'auteur, qui parvient à insuffler de la tendresse dans les récits les plus sordides. Rien n'est épargné aux malades qui se pressent au sein du dispensaire de Barberousse, et quand la vie s'accroche encore à eux, nombreux sont ceux qui opteront pour le suicide, quelle que soit sa forme. Mais même au fond du gouffre (ou du puit), se trouve l'espoir, la rédemption et peut-être le miracle.

La première partie du film se compose d'une succession de séquences dédiées à des cas désespérés que même Barberousse ne parviendra pas à guérir. Yasumoto y découvre la « beauté de l'instant de la mort », quand le dernier souffle et la dernière confession ne peuvent que nous tirer des larmes en libérant les êtres tourmentés. L'apprenti médecin va ainsi, peu à peu, mettre de côté ses ambitions et ses préjugés. En plein milieu du métrage, Barberousse sauve une très jeune prostituée, Otoyo, grâce à des talents martiaux aussi inattendus que spectaculaires (l'impressionnant travail sur le son du film est alors mis au service de douloureuses fractures). C'est le point de basculement de l'œoeuvre, qui, dans sa seconde moitié, va suivre la quasi résurrection de Otoyo, en la mettant en parallèle de sa relation avec Yasumoto. La fin du film évoque le sort du petit Chobo, au fil de quelques scènes particulièrement émouvantes.

Barberousse dresse un tableau aussi réaliste (dans les faits) que magnifié (dans son rendu visuel) du quotidien de l'hôpital. Kurosawa parvient à donner du sublime aux pires souffrances et l'intensité, parfois onirique, de certaines situations surprend encore par sa modernité. Le récit et la séduction mortelle de la «mante religieuse», les souvenirs fantomatiques de Sahachi, le regard perdu d'Otoyo, la bonté contenue de Barberousse, autant de moments et de plans faisant partie des sommets de la carrière du cinéaste japonais.

Le genre « médical » n'aura jamais été abordé avec autant de pudeur et de justesse et, si le film n'hésite pas à tirer la corde du larmoyant, Kurosawa compense par des portraits, parfois très crus, des différents protagonistes. Certains retrouveront sans doute, en particulier dans la première partie, une mysoginie latente que l'on a parfois reproché à l'auteur, mais le calvaire de Otoyo est si touchant que l'on en oublie les aspects les plus datés de l'œoeuvre pour se laisser entièrement porter par la grâce du film. Derrière la rudesse du personnage de Barberousse, c'est bien toute l'humanité de Kurosawa qui transparaît, permettant à cet accomplissement artistique de demeurer le chef-d'oeœuvre le plus méconnu, mais peut-être aussi le plus essentiel, du réalisateur


Dodeskaden

(1970)

Il semble toujours possible de trouver un film « maudit » au sein du parcours de tous les grands cinéastes, une œoeuvre détestée, soit par la critique, soit par le public, soit par le réalisateur lui-même, ou chahutée par un destin injuste. Parfois l'accumulation d'échecs liés à un film en fait quasiment l'archétype de l'œoeuvre incomprise mais loin d'être une erreur artistique, bien au contraire. Certaines sont redécouvertes avec les années (La Nuit du chasseurLa Soif du malLes Rapaces, Playtime, La Porte du Paradis…), d'autres, plus récentes, attendent encore leur heure et sont toujours sujettes à polémiques (le Coup de coeœur de Coppola, le 13ème guerrier de McTiernan…).

Mais le cas du Dodes'kaden d'Akira Kurosawa est peut-être le plus frappant et le plus tragique dans la liste des chefs-d'œoeuvre conspués, et s'il fallait le comparer à un autre monument dévasté, ce serait sans doute au Playtime de Jacques Tati, conçu et sorti dans un chaos total quelques années avant le film de Kurosawa. Si les deux films possèdent des thèmes et une atmosphère extrêmement différents, leurs visions « parallèles » de la modernité galopante, leurs audaces formelles et leur inadéquation flagrante entre les attentes du public et celles des critiques de leur époque, les rapprochent déjà de manière évidente. Mais c'est surtout leurs accueils catastrophiques et le résultat sur les deux metteurs en scène, pourtant largement adorés auparavant dans leurs pays, qui semblent lier étroitement ces films. Si Tati sombra dans un oubli progressif et ne parvint jamais à se guérir de ses désillusions, Kurosawa lui connût une véritable dépression qui l'amena jusqu'à la tentative de suicide.

Mais la « petite histoire » a tendance à faire oublier l'essentiel : Dodes'kaden est l'un des plus grands sommets du maître japonais. De ses expérimentations visuelles (là où Tati utilisait des silhouettes en carton pour remplacer des figurants, Kurosawa va jusqu'à peindre les ombres des décors sur le sol) à son propos extrêmement humaniste et nuancé, le film s'avère inoubliable. Pour la première fois, le metteur en scène utilise la couleur, mais c'est pour mieux scruter les ténèbres du Japon en pleine résurrection sociale et économique. Après la débâcle de la Seconde guerre mondiale, le pays s'est longuement cherché et reconstruit, et au moment où son essor devient irrésistible, c'est le plus prestigieux de ses cinéastes qui entreprend de dévoiler l'envers du décor. Dodes'kaden est un film « chorale » où les destins d'habitants d'un bidonville des abords de Tokyo viennent se croiser ou à peine s'effleurer en dressant un portrait très critique de la société nippone et de la nature humaine en général. Si l'amour est toujours présent, parfois de manière aussi inattendue que bouleversante (les enfants du brossier, la confession finale de la jeune fille abusée, la sagesse de l'ancien, la tirade du mari soumis…), c'est néanmoins la tristesse qui imprègne les images très colorées du métrage.

Le jeune homme qui s'invente conducteur de tram est l'idéal symbole de Dodes'kaden, l'image, empreinte de tendresse, n'en est pas moins terrible pour autant, métaphore d'une partie de la population japonaise réduite à fantasmer le progrès technologique et sa réussite sociale. Tous ces marginaux qui grappillent un peu de la réussite environnante, un peu de compagnie et de compassion, ne sont pas sans évoquer Los Olvidados de Buñuel ou, plus proche de nous, le Tombeau des lucioles de Takahata. L'espoir est sans cesse vacillant, suspendu à une parole ou à un geste. Si la lueur est bel et bien présente, comme lorsque l'ancien sauve, de manière malicieuse, un homme du suicide ou de la folie furieuse, c'est le plus souvent l'échec du pardon (de la femme infidèle) ou la fin des rêves (la déchirante histoire du clochard et de son enfant).

La magnificence plastique de Dodes'kaden ne suffit pas à transformer l'œoeuvre en conte, bien au contraire. Elle souligne l'impossible conciliation entre l'univers de l'imagination (les visions sont toujours présentées sous des formes hautement chatoyantes) et la réalité de cette terre uniformément grise, de ces montagnes de déchets que sillonne le tram fantôme, de ces quelques bicoques qui semblent encore surgir des décombres de la guerre. Inutile alors de chercher bien loin les raisons du fiasco du film auprès du public japonais. Trop d'actualité, trop étonnant dans sa forme, trop insoutenable dans sa vision du monde, l'oeœuvre ne pouvait pas convenir aux envies de son temps. Et si Kurosawa chercha longuement le souffle de résurrection qui donna naissance au sublime mais « étranger » Dersou OuzalaDodes'kaden demeure son chef-d'œoeuvre le plus intensément bouleversant et le plus délicatement humain

Le Chateau de l’Araignée

Vendredi 15 septembre - 20h45 - Cinéma Mercury

Publié le vendredi 15 septembre 2006.



de Akira Kurosawa


(drame, Japon, 1957, 1h50)


avec Toshirô Mifune, Minoru Chiaki, Isuzu Yamada


Dans le Japon du XVIème siècle, deux généraux, Taketoki Washizu et Yoshiaki Miki, sont perdus dans les brumes et la forêt au retour d’une bataille victorieuse. Ils rencontrent une sorcière qui leur prédit que Washizu deviendra commandant du fort septentrional et succédera à son seigneur Kuniharu Tsuzuki. Cependant, ce sera Yoshiteru, le fils de son ami Miki, qui régnera. Sous l’influence de sa femme Asaji, Washizu assassine le seigneur Tsuzuki, puis envoie ses hommes tuer Miki, mais son fils échappe à la mort.

Film 100% CSF, dans le cadre de notre série « Shakespeare au Cinéma » : venez nombreux !


TEXTE DE PRESENTATION


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Le Nô et l’Araignée


Le Château de l’Araignée n’est autre, on le sait, qu’une adaptation "libre" d’une des meilleures, des plus tragiques et des plus implacables pièces de Shakespeare, "Macbeth". L’histoire, originellement située en Ecosse est transposée au Japon à une époque un peu plus tardive (14e siècle au lieu du 11e). Le film ouvrait au moment de sa réalisation une trilogie historique parmi la filmographie d’Akira Kurosawa, précédant "Donzoko" (Les Bas-Fonds d’après Gorki, 1957) et "Kakushi toride no san akunin" (La Forteresse cachée, 1958). Lors de sa sortie en France, il divise une partie de la critique dans la meilleure tradition de la "guerre" que se mènent alors Les Cahiers du Cinéma (en préparation de Nouvelle Vague et qui a choisi Mizoguchi contre Kurosawa) et Positif. Les premiers préfèrent le Macbeth d’Orson Welles tandis que les seconds refusent de choisir entre deux chefs d’œuvres (ce sont eux qui avaient naturellement raison)... Que l’on revoie ou que l’on découvre seulement ce film près d’un demi-siècle après sa réalisation, la querelle de chapelle paraît presque surréaliste tant Le Château de l’Araignée appartient aujourd’hui aux plus grandes oeuvres de Kurosawa et, par conséquent, du Cinéma.


Kurosawa se montre tout à la fois fidèle et libre par rapport à la pièce de Shakespeare. Nipponisation oblige, il change bien entendu les noms et les lieux. Macbeth devient Washizu, Lady Macbeth se nomme Asaji, Banquo l’ami de Macbeth que ce dernier trahira prend le nom de Miki, le roi Duncan se transforme en Tsuzuki, etc. Les trois sorcières (numérotées 1, 2, 3 chez Shakespeare) ne sont plus qu’une, esprit malin de la Forêt de l’Aragne, lieu magique dont les sentiers tissés telle une toile protège l’accès au Château de l’Araignée occupé en début d’histoire par le seigneur Tsuzuki. Ce ne sont là bien sûr que libertés formelles auxquelles il faut adjoindre la fin de Washizu/Macbeth ou bien encore une révélation tardive concernant Asaji/Lady Macbeth, trouvaille géniale de Kurosawa et qui fit l’admiration du shakespearien patenté qu’était Laurence Olivier.


Le fond de l’histoire non modifiée - à savoir l’exposition d’une ambition obsessionnelle, voire comme l’ont écrit certains critiques, du "mal absolu" - c’est bien alors au niveau de la forme que le film de Kurosawa fait la différence. Et le cinéaste étant japonais, il recourt à la forme la plus japonaise qui soit pour habiller le sujet : le nô. "Le grand problème était d’adapter Macbeth au goût japonais. Les sortilèges sont différents en Occident et au Japon. J’ai adopté la forme du nô. Cette forme est sans aucune complexité. La construction d’ensemble, les comportements des personnages, et leur mise en place, tout a été accompli dans ce dessein. Pour cela on a employé le moins possible de gros plans, tout est en plans d’ensemble. Même dans les scènes pleines de passions, la caméra ne s’approche pas des personnages. Les techniciens étaient perplexes devant cette nouvelle mise en scène." (Akira Kurosawa, Notes à propos de mes films, Etudes cinématographiques, vol. 54). Le spectateur occidental, lui, loin de se retrouver perplexe, est confondu d’admiration devant le résultat obtenu. Même sans rien savoir du théâtre nô, de ses codes et de ses conventions, il saisira d’instinct cet étrange mariage du message shakespearien, universel et intemporel, et d’une forme où le symbole joue le premier rôle. Mais ne nous y trompons pas. Si Le Château de l’Araignée, par ses emprunts systématiques au nô, regorge de ces symboles, il n’en dégage pas moins un fort accent de réalisme dont Kurosawa sut d’ailleurs toujours se montrer un maître. Sans entrer dans les détails, indiquons tout de même, avec Kurosawa lui-même, quelques caractéristiques du nô : "Dans le nô, l’acteur s’exprime par "l’omote" (le masque, la stylisation extérieure du jeu). Il s’appuie d’abord sur cette forme de mimique extérieure pour atteindre un langage dramatique expressif. C’est le contraire du jeu." ("Comme une autobiographie", p. 312). Force est alors de constater (et contrairement à bon nombre d’idées reçues) que si Asaji, cette Lady Macbeth au visage aussi blanc que son kimono et aux traits impassibles renvoie très directement au nô, elle n’est pas la seule. "Chaque plan du Château de l’Araignée correspondait exactement à chaque expression de l’omote." (A. Kurosawa) Toshiro Mifune lui-même dans son interprétation de Washizu relève de cette technique, bien davantage que du kabuki auquel ont cru bon de le rattacher certains critiques (Kurosawa n’ayant jamais hésité par ailleurs à faire connaître sa détestation pour ce genre théâtral). Tout aussi important que le jeu ou plutôt, pour reprendre le terme de Kurosawa, le "non-jeu" des acteurs, il faut y ajouter le décor et les costumes relevant eux aussi du nô.


Kurosawa, s’il reste fidèle, on l’a vu, à l’histoire shakespearienne malgré quelques licences personnelles, n’emplit pas son film du verbe shakespearien. Probablement par difficulté de traduction ("Kurosawa abandonne la poésie du verbe pour celle de l’action" écrivit Satyajit Ray dans ses Ecrits sur le cinéma). Mais aussi par son choix de porter l’accent ailleurs, sur l’ambiance, l’atmosphère, l’univers du récit. Du premier au dernier plan, le film se déroulant en forme de boucle, le spectateur est immergé dans un monde à part, baigné par un brouillard qui teinte l’écran en une permanence de gris d’où se détachent parfois des tâches blanches éblouissantes (la sorcière ou Asaji) ou, au contraire, se fondent des silhouettes noircies et presque invisibles (Washizu et Miki dans la forêt). Le brouillard noie la forêt qui elle-même cache le château. Il installe aussi des sentiments permanents d’incertitude, d’hésitation, de menace et de peur, échos directs de ceux habitant les cerveaux enfiévrés des personnages.


Au brouillard s’ajoutent la topographie et l’architecture des lieux. Cette forêt tout d’abord, dont on a vu qu’elle tissait sa toile en protection du château avant de se retourner contre lui lorsqu’elle "bougera" conformément aux prédictions de la sorcière. Cette forêt permet à Kurosawa des instants de pure magie cinématographique. La chevauchée éperdue (et perdue) de Washizu et Miki qui ne cessent d’aller et venir à la recherche du château, ruisselant de pluie et harcelés par les rires d’un esprit malin qu’ils tentent de repousser par d’illusoires jets de flèches... L’apparition de la sorcière, tissant (au sens propre) le fil du destin... Kurosawa, cinéaste japonais, ne pouvait que se montrer inspiré en filmant une sorcière plus proche d’un fantôme que d’une simple Parque ! Un fantôme, on en verra un vrai dans une scène de banquet, admirable, à comparer avec celle de la version d’Orson Welles dans son Macbeth présenté il y a six mois par CSF. Ajoutons au chapitre "fantôme" un superbe plan-séquence sur lequel j’attire votre attention par avance. Asaji va chercher l’urne de saké qui endormira les gardes de Tsuzuki. Elle disparaît littéralement de l’écran, happée par le noir dans lequel elle se fond en sortant de la pièce. Le plan reste fixe et la voit réapparaître hors du noir pour revenir dans la chambre. Par sa disparition/réapparition à l’intérieur même du plein champ, Asaji est ainsi assimilée très directement, me semble-t-il, à un "esprit malin"...


Le château constitue lui aussi, et bien évidemment, un élément primordial du film auquel il donne son titre. Que le spectateur ne s’attende pourtant pas à voir surgir une forteresse de facture classique. Celui-ci est bâti comme à plat, on a même du mal à en comprendre ses contours : "Nous avons construit le château au pied du Mont Fuji. J’ai voulu du brouillard. Contrairement au château habituel, je l’ai fait de forme plate de sorte qu’il serpente au ras du terrain, pour donner une impression terrifiante afin que l’on pressente un événement de mauvais augure." (A. Kurosawa, Notes à propos de mes films). Si l’ensemble du château apparaît bien à plat, ses immenses portes d’entrée, elles, se dressent face aux hommes lui faisant face, ce qui nous vaut encore deux séquences mémorables.


Les intérieurs participent eux aussi de cet esthétisme purement théâtral. Ainsi de la pièce du fort où nous découvrons pour la première fois Asaji aux côtés de son époux. Au côté sombre de la pièce, l’extérieur tranche par sa blancheur surexposée, presque irréelle.


Dès son titre, le film se place sous le signe de l’araignée. L’image renvoie non seulement à celle de la toile dont la proie ne parvient jamais à se libérer, prisonnière d’une ingéniosité démoniaque mais aussi synonyme de plusieurs idées contradictoires : fragilité et solidité, délicatesse et robustesse, beauté et terreur. L’araignée tend sa toile afin d’y capturer toute créature qui viendrait s’y aventurer, comme hypnotisée par l’élégance de sa dentelle. Le château et la forêt symbolisent cette toile. Washizu est l’insecte bourdonnant qui, poussé par sa reine, va s’engluer dans ses fils (notons que son étendard représente un scolopendre, c’est à dire... un insecte). Et comme l’insecte pris, plus il se débattra plus il scellera son destin. Tous les personnages du film ressemblent à de gros insectes, caparaçonnés dans leurs armures tels des scarabées. Regardez donc cet extraordinaire plan de Tsuzuki au début du film, entouré de tout son "état-major". Ils sont treize, assis en ligne, répartis symétriquement et assis exactement de façon identique. Leurs casques semblent ornés d’antennes et de cornes tandis que les étendards agités par le vent dans le dos du messager agenouillé ressemblent à des d’ailes. Cette identification des personnages aux insectes, la sorcière la souligne en quelque sorte : "Hommes au destin pitoyable ! La vie sur Terre n’a qu’un temps éphémère. Comme la vie des insectes, toute vie est précaire. Stupides sont les hommes qui se battent pour rien..." Le caractère éphémère de la vie, voilà bien une préoccupation shakespearienne essentielle et récurrente. Que l’on songe un instant aux réflexions d’Hamlet sur ce "pauvre Yorick" (Hamlet, V, 1) ou, d’une manière générale, à la "morale" des tragédies historiques dans lesquelles derrière les rois tout puissants, se cachent des hommes en attente de se retrouver poussière. Le message ne diffère en rien dans Le Château de l’Araignée : à quoi bon l’ambition démesurée, le pouvoir et le cortège de cadavres qu’il traîne avec lui puisque tout passe, tout trépasse ? A quoi bon la puissance enracinée dans la folie des grandeurs ? N’en sort que du mal, encore et encore avec, au bout, l’inévitable mort...


De même que Lady Macbeth s’impose comme le personnage le plus intéressant de la tragédie shakespearienne, Asaji fascine. Elle pèse sur tout le film par sa froide détermination, son calme, la monotonie effrayante de sa diction (ajoutant à son côté "fantômes") et bien sûr son physique. Asaji provoque la tragédie tout en ayant prescience du désastre possible. Mais ses sentiments de peur ou de remord arrivent trop tard et c’est encore elle qui gèrera la suite des événements. Comme l’a très bien noté Michel Estève, "le sang du suzerain assassiné passe des mains de l’homme à celles de la femme, suggérant avec une force exceptionnelle une communion dans le mal qui a vaincu toute résistance" (Etudes cinématographiques, vol. 54). Ce sang qu’elle va ensuite laver mais qui lui collera encore aux doigts une fois disparu et l’entraînera vers la folie. Image sans doute la plus célèbre de la pièce "Macbeth" que ces mains, frottées avec frénésie mais en vain : "Ce sang, il est toujours là..."


Enfin, on ne peut parler du Château de l’Araignée sans évoquer l’extraordinaire scène de fin, entièrement re-créée par le génie de Kurosawa et que je vous laisse découvrir. Le destin a fini par rattraper Washizu/Macbeth et la toile de l’araignée par l’étouffer par une transposition visuelle extraordinaire. Cette scène dure près de trois minutes. Peut-être les trois minutes d’agonie les plus terribles que l’on ait vu sur un écran de cinéma.


Philippe Serve