Le guépard (1963) de Luchino Visconti
Voici que débute un post que j’appréhende, un de ces posts sur ces films immenses sur lesquels ma prose sera certainement trop petite, sur un monument du cinéma que j’ai revu pour la première fois depuis que j’ai commencé ce blog (d’où ce post). Direction ce soir le Sicile, 150 ans en arrière, dans le tumulte provoqué par l’épopée garibaldienne et la réalisation de l’unité italienne, à la rencontre du guépard, un film de 1963 de Luchino Visconti.
Sicile 1860. Le prince Salina, un grand aristocrate sicilien apprend, depuis son palais de Donnafugata (sud-est de la Sicile), que Garibaldi et ses chemises rouges ont débarqué à Marsala (à l’autre bout de l’île) pour achever l’unité italienne en soustrayant le sud de l’Italie aux Bourbons et pour établir une monarchie parlementaire sous l’égide du roi du Piémont. Le prince pressent assez rapidement que le monde ancien qu’il a connu va s’écrouler sous les coups de boutoir des révolutionnaires mais souhaite en prendre le meilleur parti en poussant son brillant et impétueux neveu, Tancrède, pour s’adapter au monde nouveau et perpétuer ce qui est « perpétuable » de cette vieille aristocratie. Tancrède remporte vite de flamboyants succès militaires qui en font un patriote en vue et pour assurer son avenir, le prince envisage de le marier à un parti qui pourra lui procurer, outre sa gloire, l’argent qui l’aidera a s’assurer une position dans l’Italie nouvelle.
En 1958 est publié, un roman posthume de l’écrivain aristocrate sicilien, mort un an plus tôt, Giuseppe Tomasi di Lampedusa : Le guépard. Ce livre allait devenir l’un des romans majeurs de la littérature italienne du XXème siècle et les droits d’adaptation ont été achetés dès sa publication par la société de production Titanus. Il s’agissait ensuite de monter la co-production de ce qui allait être une immense fresque au coût exorbitant, c’est pourquoi des producteurs français ont été intéressés à l’affaire ainsi qu’un salutaire accord avec la 20th Century Fox pour la distribution aux Etats-Unis.
Ce film dure 185 minutes et est une immense fresque, que dis-je une fresque, une épopée, une geste ! Ces trois heures – absolument flamboyantes, qu’on ne voit absolument pas passer – condensent les événements qui ont présidé au rattachement du Royaume de Naples au Royaume d’Italie, expose ce changement radical de tout, de système, d’échelle de valeurs, qui a balayé l’Italie au cours des quelques trois années que dure le film, C’est une leçon d’histoire qui montre cette « révolution » italienne qu’on connaît mal en France et qui permet d’établir des parallèles intéressant avec la française ou l’anglaise : comment fonder une nation moderne ainsi que les écueils qu’il va falloir éviter.
Le personnage principal est donc celui du prince Salina, un très grand aristocrate descendant des rois angevins du XIIIème siècle, un homme noble, altier, extrêmement raffiné mais aussi intelligent, clairvoyant : il nous fait comprendre dès le début son dédain pour la bigoterie que lui recommande son prêtre et surtout il perçoit immédiatement l’importance des événements à venir et les bouleversement politiques et sociétaux radicaux auxquels il faut s’attendre. La prescience de Salina est assez sidérante et il va tenter, pendant les deux premiers tiers du film en tout cas, de s’en tirer au mieux, de sauver tout ce qu’il peut du monde ancien pour l’empêcher de se dissoudre complètement dans le monde nouveau. Il a tiré les leçons du modèle révolutionnaire français où les aristocrates d’ancient régime ont tout perdu en essayant précisément de tout garder. On voit le majestueux Salina (le personnage et son interprète Burt Lancaster en imposent vraiment) se renseigner (auprès de l’organiste Ciccio interprété par Serge Reggiani) sur ce qu’on pense des idées nouvelles, intriguer ou avaler quelques couleuvres comme voter oui au plébiscite. Le guépard, c’est, durant sa première moitié en tout cas, l’histoire d’une adaptation désespérée à un monde différent, illustrée par la célébrissime formule, citée deux fois dans le film, « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout », formule un peu exagérée au vu du film, il faudrait remplacer la première partie par « Si nous voulons sauver les meubles ».
Le deuxième thème que le film développe dans la seconde partie sont les états d’âme du prince Salina et son attitude envers le monde nouveau pour quelqu’un qui a connu, qui s’est construit et qui a acquis tout ses repères dans le monde ancien. En gros, c’est une réflexion profonde et merveilleusement amenée par des moyens de cinéma (là encore Lancaster est absolument impérial) sur la vieillesse et le sentiment que le monde vers lequel on se dirige n’a plus besoin de nous, qu’on ne le comprend plus et donc, étape supplémentaire, que la mort est une idée qui n’est plus lointaine, qui va nous devenir de plus en plus familière et qu’on va finalement attendre, sans impatience – il ne faut pas exagérer – mais sans inquiétude non plus. Je ne veux pas être trop morbide dans ce post mais c’est une réflexion que je m’étais déjà faite personnellement que reprend ici Visconti / Lampedusa. C’est Salina qui commence par refuser les fonctions politiques que le nouveau pouvoir lui apporte sur un plateau par le truchement du Cavalier Chevalley, c’est ensuite un Salina désabusé qui observe la vulgarité crasse des nouveaux maîtres, celle de Don Calogero, le père d’Angelica, sa belle-fille, mais aussi celle du grossier colonel qui nous raconte sa guerre à Aspromonte, ce dernier étant un invité obligé des bals somptueux organisés par les grandes familles siciliennes et abondamment courtisé par tout ceux qui voudraient bénéficier de son influence. Evidemment, lorsque Salina, après avoir été témoin de ces hyènes et ces chacals qui remplacent les lions et les guépards comme lui, comme il l’explique dans le film, tombe sur un tableau de Greuze Le fils puni (dans la bibliothèque du palais où a lieu le bal, en réalité au musée du Louvre) montrant la mort d’un vieux père souffrant pleuré par les siens, on comprend que son esprit se mette à déambuler et qu’il en vienne à envisager sa propre disparition en même temps que celle de ce monde dans lequel il a vécu.
La reconstitution de cette Sicile du XIXème siècle est méticuleuse, les scènes de bataille à Palerme avec les chemises rouges contre l’armée des Bourbons sont saisissantes, il y a une débauche de luxe et de costumes qui se termine en apothéose avec la sublime scène du bal qui dure 45 minutes. Le guépard entre dans cette grande tradition de ces impressionnants films en costume qui ont fait florès au début des années 60, on pense au Cléopâtre de Mankiewicz bien sûr, mais aussi aux peplums tardifs de Cecil B De Mille ou aux films de David Lean. Cela dit, quelles que soient les qualités certaines de ces films là, celui de Visconti les surclasse à mon avis tous.
Le rôle du prince Salina a donc été confié à L’acteur américain Burt Lancaster et la notice du BFI nous raconte la saga qu’a été le choix de cet acteur pour le rôle titre. D’abord, il est commun pour les films d’époque – français et surtout italiens – d’avoir un acteur américain à l’affiche. Cela permettait d’obtenir de précieux financement du studio auquel « appartient » l’acteur. Farley Granger jouait déjà dans Senso par exemple. Visconti aurait voulu l’acteur russe Nikolaï Tcherkassov ou Lawrence Olivier mais a dû en rabattre. En plus, Visconti aurait voulu faire passer une audition à tous les acteurs Fox qu’on lui proposait (Gregory Peck, Spencer Tracy, Anthony Quinn) mais la production a choisi Burt Lancaster sans même lui demander son avis ce qu’il a très mal pris. Lancaster était associé à des rôles de cowboy ou de gangster ce qui aggravait son cas aux yeux de Visconti. Mais l’acteur a pris son rôle très à cœur et s’est considérablement documenté : il a lu plusieurs fois le roman, a fait des recherches sur le Risorgimento, s’est entretenu avec la veuve de Lampedusa ainsi qu’avec son fils adoptif (qui faisait partie de l’équipe du film) et a même fréquenté des gens de la vieille noblesse sicilienne avant de s’apercevoir quand même que le meilleur modèle pour le rôle de Salina se trouvait devant ses yeux : c’est Visconti lui-même. Arrivé en Sicile en 1962, Il s’est rendu populaire auprès de l’équipe en leur demandant de jouer dans leur langue (bien que son contrat stipulât qu’ils devaient jouer en anglais) et l’hostilité de Visconti a fini par s’estomper. Le 2 novembre, jour de leurs anniversaire à tous les deux (Lancaster et Visconti), il avaient tellement appris à se connaître qu’ils se sont offert, sans le savoir le même cadeau (un tableau de l’artiste politicien Renato Guttuso – cela paraît assez dingue, cette anecdote est tirée d’une présentation de David Weir pour la republication du DVD en 2024, cité dans la notice du BFI).
A l’écran, c’est bien simple, le Burt Lancaster que je connais est transfiguré. La caïd de Sweet smell of success, le cowboy de Règlement de compte à OK Corral disparaît complètement au profit d’un délicieux aristocrate, au regard perçant, aux yeux profond, d’une élégance raffinée qui en impose à tout le monde. En costume de cérémonie ou à poil dans sa baignoire (il y a une scène comme celle-ci) il domine par sa prestance tous les autres personnages de l’histoire, il toise de son regard d’aigle accompagné, lorsque cela se justifie, de mépris bien dissimulé, tout le monde : sa famille, son curé et tous les officiels que Turin veut bien lui envoyer mais aussi son neveu, le brillant Tancrède et aussi et surtout sa belle-fille Angelica lors de la délicate scène lorsque celle-ci lui demande de danser une mazurka. Et il trouve également le ton juste pour évoquer la fatigue, sa peur et son dégoût des nouveaux maîtres du pays lorsque ces derniers assoient leur autorité vers la fin du film. Lancaster parvient a rendre bienveillant et sympathique un personnage qui, sous n’importe quelle autre plume, derrière n’importe quelle autre caméra, aurait été, surtout pour le communiste Visconti, un exploiteur dégénéré de fin de race. Cet acteur là était vraiment fait pour ce rôle là. Comme Visconti, je n’en aurait pas été sûr sur le papier mais après avoir vu le film, cela paraît comme une évidence.
Pour le seconder, Visconti s’est retrouvé en terrain un peu plus connu : Alain Delon joue Tancrède et Claudia Cardinale joue Angelica. Leurs rôles, en volume, sont de moindre importance, ce n’est pas exagéré de dire que c’est certainement l’un des plus beaux couples acteur / actrice vus sur un écran. Salina / Lancaster ne pouvait espérer meilleur soutien au casting de ce film monumental.
C’est donc cela Le guépard, c’est Le crépuscule des Dieux dans des palais sicilien à la fin du XIXème siècle, tourné par un aristocrate italien déchu, communiste, homosexuel et génial. C’est décoiffant et cela a aussi décoiffé les jurés cannois en 1963 qui lui ont décerné la palme d’or. Le film a connu un grand succès en Europe, moins aux Etats-Unis où il a été amputé de vingt minutes, doublé en anglais et avec des copies de mauvaise qualité. Il a fallu attendre 1983 et la reconnaissance du nouvel Hollywood – Martin Scorsese est un grand soutien du film – pour qu’une copie restauré dans sa longueur originale et sous-titrée en anglais soit disponible. C’est un film entré justement au panthéon du cinéma qui ne raconte rien moins que la formation d’un pays – l’Italie – qui a tant donné au cinéma. C’est à cela que ce modeste post a voulu rendre hommage, espérons qui j’aurais, au moins en partie réussi dans cette tâche démesurée.
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24 décembre 2016
Le Guépard (1963) de Luchino Visconti
Titre original : « Il gattopardo »
Sicile, 1860. Garibaldi et ses Chemises rouges débarquent sur l’île pour aider les siciliens à se soulever contre François II, roi des Deux-Siciles. Le Prince Salina observe les évènements avec résignation. Il voit son neveu, le jeune et bouillant Trancrède, rejoindre les insurgés sans toutefois partager leur aspirations… Le Guépard de Luchino Visconti est adapté du seul roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (paru en 1958). Il traite d’une période que Visconti avait déjà abordée dans Senso (1954), celle de la naissance de l’état italien. Lampedusa et Visconti partagent la même nostalgie : Lampedusa s’est inspiré d’un des ses aïeuls pour créer le personnage du Prince et il est indéniable que Visconti s’est en partie identifié à ce personnage d’aristocrate très lucide qui assiste à la fin d’un monde. Le cinéaste prend donc un soin extrême dans la reconstitution et nous offre une fresque impressionnante par sa beauté et son ampleur. L’interprétation magistrale de Burt Lancaster éclipse toutes les autres. Claudia Cardinale a un très beau sourire (mais un jeu moins convaincant). Bien que le film soit d’une durée excessive (la fameuse scène finale du bal en est le plus bel exemple), l’ennui ne nous gagne à aucun moment. Palme d’Or à Cannes en 1963, Le Guépard est l’œuvre la plus célèbre de Visconti.
Elle: –
Lui :
Acteurs: Burt Lancaster, Claudia Cardinale, Alain Delon, Romolo Valli, Terence Hill, Pierre Clémenti
Voir la fiche du film et la filmographie de Luchino Visconti sur le site IMDB.
Voir la fiche du film sur AlloCiné.
Voir les autres films de Luchino Visconti chroniqués sur ce blog…
Voir les livres sur Luchino Visconti…
Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale dans Le Guépard de Luchino Visconti.
Remarque :
Précédente vision…
8 réflexions sur « Le Guépard (1963) de Luchino Visconti »
Le Guépard : le sublime vaincu de Luchino Visconti
Série des films-mondes.
Le Guépard (1963) de Luchino Visconti est l’un des plus beaux films du monde avec une des plus belles musiques (celle de Nino Rota) jamais composées pour le cinéma. Ce texte pourrait s’arrêter là ; car Le Guépard est un film devant lequel on reste un temps muet d’admiration. Tâchons cependant d’en dire davantage.
Mai 1860, époque du Royaume des Deux-Siciles dont François II est roi. Garibaldi, républicain proclamé, débarque en Sicile avec ses Mille et fait la conquête de l’île. Mais ce n’est pas pour fonder une république. Garibaldi se rallie à Victor-Emmanuel II, Prince du Piemont. La Sicile est rattachée au Piémont par plébiscite, et le 17 mars 1861, Victor-Emmanuel II est sacré roi d’Italie ; l’unification de la péninsule italienne est en marche. C’est dans ce contexte historique, celui du risorgimento, que se déroule Le Guépard, le très beau roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa publié en 1958. La majeure partie du livre se déroule de 1860 à 1862 ; deux épilogues successifs, absents du film, ont lieu en 1883 et 1910. Lampedusa y montre comment la bourgeoisie remplace la noblesse en tant que classe dominante, sous le regard du Prince Salina, noble sicilien. Les paysans, eux, restent les damnés de la terre. Comme le dit le roman (et le film), selon le point de vue des nouveaux maîtres, « il faut que tout change pour que rien ne change ».
C’est ce roman que Visconti adapte au cinéma en 1963. Noble comme Lampedusa (les Visconti font partie des grandes familles aristocratiques italiennes et ont même régné à Milan), communiste, cinéaste proustien sensible aux décors, à la beauté et au passage du temps, Visconti était né pour adapter Le Guépard. Dans l’historiographie des révolutions européennes (j’exclus l’escroquerie historique que fut la révolution russe qui est un cas particulier), plusieurs camps se sont affrontés à propos des interprétations qu’il convenait d’en donner. En schématisant à grands traits, on peut distinguer principalement une interprétation insistant sur l’appropriation de la révolution par la bourgeoisie aux dépens du peuple (thèse notamment de Gramsci en Italie et d’une longue école historiographique française), et une autre plus libérale estimant que la victoire de la bourgeoisie sur la noblesse était celle des idéaux démocratiques (thèse notamment de Tocqueville et de Furet en France). Visconti, à la suite de Lampedusa, se réclame de la première interprétation, celle de Gramsci. Pour lui, les vaincus de la révolution italienne sont les nobles et les paysans. Par cette défaite commune, ces deux classes sociales se sont retrouvées dans un même camp, celui des vaincus de l’Histoire. Visconti se plaisait à imaginer que cela créait entre eux une solidarité de victimes du destin (sentiment sans doute à sens unique). Il se sentait d’ailleurs tellement proche du personnage du Prince Salina, en lequel il apercevait certains de ses traits de caractères (la mélancolie, un certain mépris de la bourgeoisie, la conviction de l’existence de différentes classes sociales, le sentiment de ne plus appartenir à son époque) qu’il caressa longtemps l’idée de le jouer lui-même. C’est finalement Burt Lancaster qu’il choisit pour incarner le rôle et ce fut une heureuse inspiration. Burt Lancaster est absolument prodigieux en Salina ; il est difficile d’imaginer un autre acteur qui aurait pu conférer au personnage ce mélange d’autorité, de sagesse et de mélancolie. Dans sa gestuelle, dans son physique léonin, jusqu’au plus petit froncement de sourcil, tout ce que Lampedusa décrit de son héros parait appartenir au Lancaster du Guépard. Pourtant, mise à part la grâce un peu animale de son physique, rien ne le prédestinait à jouer un noble italien de manière si convaincante. Peut-être Visconti avait-il aperçu chez lui une fêlure que les autres n’avaient pas vue. On lui prête cette phrase à propos de son interprète : « je ne connais pas d’homme plus étrange que Burt Lancaster ».
Dans Le Guépard, le Prince Salina comprend que l’expédition des Mille de Garibaldi annonce la fin de son monde et s’en retire volontairement pour laisser sa place à son neveu Tancrède (Alain Delon), qui est plein d’ambition et d’énergie. Salina aidera Tancrède à épouser Angelica (Claudia Cardinale), la fille de Calogero Sedara, richissime propriétaire terrien, maire du village où le Prince a sa résidence d’été (Donnafugata) et symbole de cette bourgeoisie qui prend le pouvoir. Salina, moitié par dégoût du nouveau monde, moitié par fidélité à l’ancien monde, refuse pour lui-même cette alliance avec la bourgeoisie que Tancrède désire tant. Comme tous les grands réalisateurs, Visconti raconte cela par une image, un plan du film, où l’on voit soudain Tancrède apparaitre dans le miroir du Prince alors que celui-ci est en train de se raser. Le plan montre un visage en remplacer un autre. Comme si Tancrède en prenant la place de son oncle dans le miroir l’effaçait de l’Histoire, avec le consentement de ce dernier. C’est encore un autre plan, un travelling latéral dans l’église de Donnafugata montrant Salina et les siens couverts de poussière, qui nous révèle ce qui les attend : semblables à des statues de cire, ils vont être remisés dans le musée de l’Histoire. Salina ne veut plus être du nouveau monde que lui et Visconti jugent avec sévérité comme l’attestent plusieurs signes : les « chacals et les hyènes » qui remplacent « les guépards et les lions » d’antan dans une réplique implacable mais murmurée par devers soi ; la noblesse ignorante et dégénérée s’enivrant de danse et de jeu lors de la célèbre scène de bal du film ; Don Calogero heureux en entendant à l’abri dans son fiacre les bruits des soldats fusillant les derniers partisans ; ou encore ce fondu-enchainé subtil sous forme de plan glissant où l’on voit la noblesse danser sur le dos des paysans travaillant la terre, tel un tract révolutionnaire. Visconti pensait aussi à l’Italie contemporaine. Pourtant, Le Guépard n’est pas un récit balzacien racontant l’ascension d’un Rastignac (Tancrède) aux dépens d’autres personnages. Les évènements du film ne se déroulent pas selon le point de vue de Tancrède, mais selon celui de Salina. Le Guépard, c’est lui. Salina est un héros mélancolique et immobile, qui décide de rester en arrière au moment où l’Histoire s’accélère. Or, Salina, c’est aussi Visconti, et c’est pourquoi Le Guépard est un film si personnel.
Car du sentiment d’être un vaincu de l’Histoire, Visconti va tirer un film différent des films néo-réalistes qu’il a réalisés lors de la première partie de sa carrière, comme si lui le sympathisant communiste s’était fait une raison : la révolution n’adviendra pas. Que lui reste-t-il alors ? Faire revivre, retrouver, la beauté du monde ancien telle que Visconti l’imaginait. Décrire la révolution italienne non pas en tant qu’historien (point de vue par définition contestable, comme tout point de vue d’historien), mais en tant qu’artiste. Sa nostalgie n’est pas malheureuse comme celle de Chateaubriand quand il écrivait dans Mémoires d’outre-tombe que dans le monde d’après la Révolution Française, « le vieillard meurt étranger dans un monde qui lui est étranger ». Non, la nostalgie de Visconti le rapproche du projet proustien de retrouver par l’art la jeunesse et la beauté passées du monde. Chez Proust, le temps est retrouvé grâce à la madeleine du début d’A La Recherche du Temps Perdu, mais aussi et surtout à la fin, quand le narrateur bute sur un pavé, ce qui le renvoie en pensée à un voyage qu’il fit avec sa mère à Venise. Venise, ville d’art et de rêve que Proust n’a pas choisie au hasard ; Venise, la ville où le temps s’est arrêté ; Venise, la ville où les palais et les statues vieillies des façades vous regardent.
Le Guépard commence justement par des plans de statues vieillies. Lorsqu’on voit le film pour la première fois, on pense que ces statues sont celles du jardin de la villa de Palerme du Prince Salina qui apparait ensuite pendant le générique, que ce sont des statues de l’année 1860, époque où se déroule le film. Mais on peut émettre une autre hypothèse, celle que ce sont en vérité des statues de notre présent et que c’est en voyant ces statues mélancoliques que Visconti a vu s’ouvrir devant lui le temps et le monde retrouvés du Guépard. Tout le générique du début prend alors une autre signification : Visconti nous montre ce qu’il reste des vestiges d’un domaine abandonné, soit quelques statues ébrechées et une demeure aux couleurs jaunies au fond d’une allée. Le travelling vers le palais du générique serait alors une sorte de voyage vers le passé, Visconti filmant ces premières images pour mieux déployer ensuite les fastes du passé dès que Salina apparaît, afin de démontrer combien ils supplantaient en beauté les vestiges du présent (selon cette vision idéalisée que commande toute nostalgie).
Et de la beauté, Le Guépard en possède à foison. Chaque plan du film déborde de beautés et de splendeurs. Visconti et Giuseppe Rotunno, directeur de la photographie à nul autre pareil, faisaient éclairer les scènes d’intérieur par des cierges, captaient la lumière écrasante du soleil sicilien dans les filets de leur caméra pour les plans en extérieur, magnifiaient les paysages et les palais siciliens, disposaient les groupes de personnages en élégantes arabesques, en grappes à côté d’un rideau ondulant dans une lumière blanche ou en essaim lors d’un déjeuner sur l’herbe. Au cours d’un énorme travail de pré-production qui prit des mois, Visconti fit rouvrir de vieux palais siciliens fermés au public, les remettant en état, achetant ou se faisant prêter des meubles d’époque, tournant la grande scène de bal du film dans le Palais Gangi à Palerme même, faisant entièrement rénover la villa Boscogrande dans les environs de Palerme. Les décors et la lumière du film sont tels qu’en comparaison, Barry Lyndon de Kubrick parait être d’une beauté artificieuse et figée.
Une scène symbolise à elle seule cette idée d’un film dédié à la beauté, celle de l’apparition d’Angelica, incarnée par la sublime Claudia Cardinale. Dans le livre, lorsqu’elle apparait, tous les hommes sont pétrifiés. Mais Lampedusa insiste ensuite surtout sur l’attirance physique qu’elle exerce par sa sensualité. Alors que chez Visconti, la musique de Nino Rota, la grâce de Cardinale et le visage soudain frappé de tristesse de Salina qui se sait vieilli, contribuent à faire de l’apparition d’Angelica une révélation pareille à l’apparition de la Venus de Botticelli, incarnation de la beauté, qui par sa seule présence rachèterait le monde, lui donnerait comme une raison supplémentaire d’exister. Autre chose : lors de cette scène d’apparition, tout s’arrête, les conversations s’interrompent, les visagent se figent ; hommes et femmes s’inclinent devant cette beauté et cette jeunesse, la reconnaissent comme telles. Comment mieux dire que la beauté arrête aussi l’écoulement du temps, thème central de l’histoire de l’art, et que d’une certaine façon avec Le Guépard Visconti essaie lui aussi d’arrêter le temps ? La beauté d’Angelica diminue presque l’importance des évènements historiques du film (qui sont d’ailleurs souvent hors champ, signe que pour Visconti, l’essentiel n’est pas là) et, aux yeux du Prince, rachète sur le plan des idées le mariage de Tancrède avec un paysan comme Sedara pour en faire autre chose qu’un simple mariage d’intérêts. Cette idée d’un rachat par la beauté d’Angelica est déjà présente dans le livre, mais Visconti lui donne toute sa plénitude. Cette beauté fragile qui traverse tout le film lui confère son caractère lyrique et pathétique, car si ce monde est voué à disparaitre alors sa beauté aussi. Même la beauté et la jeunesse d’Angelica sont périssables.
Dans le livre de Lampedusa, l’aspect pathétique du récit est surtout concentré sur la personne du Prince, jusqu’à mettre en scène sa propre mort, ce que Visconti, avec ce génie de la condensation propre aux grands cinéastes, s’est refusé à faire, notamment pour renforcer encore le caractère mélancolique de son film (d’ailleurs, le Prince, étranger à la nouvelle ère qui commence, est déjà mort au monde et il aurait été superflu de filmer sa dernière heure). Il la remplace par deux scènes splendides. Dans la première, insérée au milieu de la séquence du bal, le Prince imagine ce que sera sa mort devant un tableau représentant une agonie. Dans la seconde, Salina s’éloigne seul au petit matin au son des violons magiques de Nino Rota ; toute sa solitude est résumée dans ce plan qui saisit sa haute silhouette marchant dans les ombres de l’aube. Film sur le temps, film sur la beauté du monde, portrait d’un monde et d’une époque et en même temps portrait d’un homme, Le Guépard n’a pas fini de nous fasciner.
Chef d’oeuvre de Visconti, Le Guépard ressort en version restaurée : Mort en Sicile
“ Si ?nous? voulons ?que ?tout ?reste ?comme ?avant, ?il? faut ?que? tout? change.”
Le Guépard de ?Luchino ?Visconti ressort en? salles, ?DVD? et? Blu-ray ?le? 1er? décembre ?2010 dans une version? remasterisée ?par ?The ?Film ?Foundation (Martin Scorsese), présentée en exclusivité au récent Festival du Film de Rome. Contrairement à la célèbre réplique du film, rien n'a changé, à part la qualité de l'image, vraiment somptueuse. Le film ressort de l'ombre, pour entrer en pleine lumière, 47 ans après, et la magie opère toujours.
Pour ceux qui ne savent pas qui est ce Guépard, voici l'histoire. En mai 1860, lorsque Garibaldi et ses chemises rouges débarquent en Sicile pour renverser la monarchie des Bourbons de Naples et l’ancien régime, le Prince Don Fabrizio Salina (Burt Lancaster, lion fatigué), sa famille et le Père Pirrone (Romolo Valli), quittent Palerme pour son palais urbain de Donnafigata, tandis que son neveu Tancrède (Alain Delon, beau comme une statue de la Renaissance) rejoint les troupes de Garibaldi. Période troublée qui conduira in fine à l'unification de l'Italie. Le désargenté Tancrède, d'abord chemise rouge puis faisant partie de l'armée, s’éprend d’Angelica, (Claudia Cardinale, sublissime), la fille de Don Calogero, le riche maire de Donnafigata. Contre toute attente, le Prince Salina décide d'arranger leur mariage, se sachant dépassé (vaincu ?) par le temps qui passe et par les événements de la petite et de la Grande Histoire.
Ce film fleuve est l'adaptation d'un roman écrit en 1957 par Tomasi di Lampedusa, Le Guépard. C'est aussi, sans doute, la réalisation la plus critiquée des 14 films de Visconti. Oeuvre charnière loin d'être damnée, ce septième film a remporté une Palme d'Or à l'unanimité lors du festival de Cannes en 1963.
Trois heures (et quelques) comme un rêve atemporel remises valeur par une image restaurée magnifique.
Une scène de bal légendaire, des dialogues inspirés, drôles ou quasi-philosophiques, la musique somptueuse de Nino Rota, le travail minutieux des couleurs (la séquence la plus symbolique est le visage blanc de poussières des aristocrates à la messe donnée lors de leur arrivée. On dirait un masque mortuaire... ) : ce n'est pas un film qui se raconte, c'est une expérience à vivre. Et à revivre, tant le film est complexe, et finement détaillé.
Le travail de restauration lui rend un digne hommage. Il suffit de comparer deux images pour constater l'ampleur de la restauration et le formidable travail qui a été fait. Le Guépard a été restauré en association avec la Cineteca di Bologna, L'Immagine Ritrovata, The Film Foundation, Pathé, la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, la Twentieth Century Fox et le Centro Sperimentale di Cinematografia-Cineteca Nazionale. Restoration funding provided by Gucci and The Film Foundation.
« Nous étions les guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre ». À méditer.
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Le Guépard
Ce billet comporte des descriptions des évènements et du déroulement du film, mais ne spoile pas 😉
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Le Guépard. Réalisé par Luchino Visconti. Scénario et dialogues Suso Cecchi D’Amico, Pasquale Festa Campanile, Enrico Medioli, Massimo Franciosa et Luchino Visconti, d’après le roman éponyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (à noter que les dialogues de la version française sont signés par René Barjavel). Avec entre autres Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale. 1963. 205 minutes.
Sicile, 1860. En pleine guerre civile entre les partisans de Garibaldi et diverses autres factions, le prince Salina et sa famille tentent de maintenir les apparences alors que l’aristocratie italienne agonise. Tancrède, le neveu du prince, part combattre aux côtés de Garibaldi, laissant derrière lui sa famille et Concetta, sa cousine, qui est éprise de lui. Lorsque celui-ci reparaît, beaucoup de choses ont changé.
Le film s’ouvre sur la famille Salina en train de prier autour de son chapelain, autant dire que le ton est donné dès le départ pour ce qui est du rythme de l’histoire! C’est la guerre qui, par l’entremise d’un soldat mort, va faire irruption inopinément au milieu des traditions séculaires. La tranquillité et l’isolement hautain de ces hauts aristocrates vont être mis à mal et, à partir de là, tout sera bouleversé malgré les efforts du prince pour maintenir les apparences.
C’est à travers les yeux de Tancrède, le neveu de Salina et personnage représentatif de la jeunesse dorée sicilienne que nous allons vivre quelques évènements emblématiques de la guerre civile. Sa motivation, tout comme l’approbation de son oncle, tient en quelques mots: « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ». On a vu plus révolutionnaire pour un partisan de la révolution.
Quelques ellipses vont permettre à Visconti de ne pas trop s’attarder sur les scènes de bataille, mais j’imagine que le roman dont est tiré le film permet d’apporter aux évènements un minimum d’implication émotionnelle pour les personnages et les lecteurs. Ici, il s’agit juste d’une succession de scènes avec beaucoup de figurants pour les plans larges et de petites actions centrées sur Alain Delon pour les plans plus serrés. Difficile sans doute de restituer à l’écran un roman que j’imagine beaucoup plus riche et détaillé, mais qui, il faut le préciser, s’étale sur une cinquantaine d’années!
Des scènes de la vie quotidienne d’une riche famille d’aristocrates s’intercalent avec les scènes guerrières et sont l’occasion de très beaux plans sur les paysages, à défaut d’être passionnants. On nous montre ici les réflexions de Salina sur comment survivre aux changements qui s’annoncent tout en conservant ses privilèges et ses biens. Visconti fait preuve d’une certaine complaisance envers ce personnage brillamment interprété par Burt Lancaster. Sans être un salopard fini, il n’est pas forcément extrêmement sympathique pour le spectateur contemporain.
Les scènes se succèdent à un rythme plutôt lent, introduisant des personnages issus d’une classe modeste mais qui se sont hissés dans l’entourage de la famille Salina. Tancrède va s’éprendre d’une jeune fille très belle et très riche, dont son oncle espère qu’elle lui permettra de se lancer en politique. Le prince n’est d’ailleurs pas insensible au charme de la belle Angelica, qui elle-même joue un peu les allumeuses à son égard (bonjour la famille ^^).
Nous arrivons ensuite à ce qui composera la partie la plus emblématique du film, la très longue et très célèbre incursion au bal, qui illustre la vacuité sans bornes de l’existence de toute une frange de la société. Et quand je dis que c’est long, croyez-moi, c’est que c’est vraiment long. Et je dois avouer que si cette partie du film a une ligne directrice, elle m’a totalement échappée. Heureusement la conclusion (que je ne vous dévoilerai pas) apporte un contrepoint parfait à tout le luxe et l’ennui distillés pendant la dernière heure du film.
Oui, on peut parler de dernière heure quand un film dure environ 3h30. Et 3h30 c’est très long quand l’intrigue est aussi peu trépidante que celle du Guépard…
Vous vous dites peut-être à ce stade que pour ce qui est de promouvoir ce film, je ne m’y prends pas très bien ^^ C’est sans doute parce que je ne vois pas tellement de raisons de vous le conseiller! Parce que c’est long, voire interminable, déjà. Ensuite parce qu’il ne se passe pas grand chose et que les personnages ne sont pas du tout attachants.
Bien sûr, tout n’est pas inintéressant dans ce film, loin de là! Le talent du réalisateur parvient parfois à faire oublier qu’on s’ennuie beaucoup. Les plans sont tous magnifiques, travaillés à fond. Les paysages sont à couper le souffle, les décors et les costumes sont somptueux. Les acteurs quant à eux sont tous excellents, Burt Lancaster en tête. Il y a également quelques scènes drôles qui sont vraiment les bienvenues, généralement grâce au chapelain de la famille qui parvient à faire sourire presque à chaque apparition tout en restant en retrait. Bref, les personnages font tous plus vrais que nature.
Alors voilà, je ne veux pas laisser penser que j’ai une si bonne opinion de moi-même que je me permets de descendre des films et des réalisateurs encensés par la critique et qui ont le statut de grands classiques du cinéma. Je ne prétends pas être une spécialiste du sujet ou être légitime s’agissant de critiquer un film. Mais sur ce blog, c’est mon avis que je donne et il est forcément subjectif. Et subjectivement, je me suis ennuyée à mourir devant Le Guépard. La seule raison qui m’a poussée à le voir jusqu’au bout, c’est que, vu les excellentes critiques, je m’attendais à ce qu’il se passe quelque chose de mémorable. Disons qu’au moins, j’ai eu le plaisir des yeux, car tout est réellement magnifique à l’écran et la prestation des acteurs est très juste. Mais c’est le contenu qui ne m’a pas convenu.
Bref, je ne vais pas vous conseiller de voir ce film si vous n’avez pas envie de le voir. Si vous êtes curieux, n’hésitez pas bien sûr, mais attendez-vous à ce que ce soit long et qu’il se passe peu de choses. Si vous l’avez déjà vu et que ça vous à plu (ou déplu), on en parle dans les commentaires?
Critique - "Le Guépard" de Luchino Visconti, ce 25 décembre, sur Chérie 25
Si vous ne deviez voir qu'un film, si vous ne deviez en emporter qu'un seul sur une île déserte, si je ne devais en choisir et ne vous en recommander qu'un ... ce serait celui-là alors aucune excuse ne sera valable si vous ne le regardez pas ce soir, à 20H45, sur Chérie 25.
J'espère que mon article ci-dessous (avec critique du film et vidéos pour revivre cet événement exceptionnel comme si vous y étiez) "Quand la réalité rejoint le cinéma" publié à l'occasion du Festival de Cannes 2010(et republié ci-dessous) suite la projection exceptionnelle de cette version restaurée en présence d'Alain Delon et Claudia Cardinale ainsi que de Martin Scorsese, achèvera de vous convaincre de le découvrir ou de le revoir.
En bonus, vous trouverez également en bas de cet article, mes critiques de "Ludwig ou le crépuscule des dieux" et "Rocco et ses frères", deux autres chefs d'oeuvre de Luchino Visconti.
Quand la réalité rejoint le cinéma (article déjà publié suite à la projection exceptionnelle du "Guépard" en version restaurée dans le cadre du Festival de Cannes 2010)
Parmi mes très nombreux souvenirs du Festival de Cannes, celui de ce soir restera sans aucun doute un des plus émouvants et inoubliables. Ce soir, dans le cadre de Cannes Classics était en effet projetée la version restaurée du chef d'œuvre de Luchino Visconti « Le Guépard », palme d'or du Festival 1963. Un des films à l'origine de ma passion pour le cinéma avec l'acteur que j'admire le plus (et tant pis pour ceux qu'il horripile... qu'ils me trouvent juste un seul acteur ayant tourné autant de chefs d'œuvre de « Rocco et ses frères » à « Monsieur Klein » en passant par « Le Cercle rouge » , « La Piscine » et tant d'autres...).
Alors que nous étions très peu nombreux dans la file presse et que, en face, dans la file Cannes cinéphiles on se bousculait tout le monde a finalement pu entrer. J'avais une place de choix puisque juste à côté de moi figurait un siège sur lequel était écrit Martin Scorsese et devant Alain Delon et Claudia Cardinale! Tandis que les premiers invités commençaient à arriver (Benicio Del Toro, Kate Beckinsale, Aishwarya Rai puis Salma Hayek, Juliette Binoche...), la fébrilité était de plus en plus palpable dans la salle. Avec son humour et son enthousiasme légendaires, Thierry Frémaux est venu prévenir que Martin Scorsese était retenu dans les embouteillages en ajoutant qu'Alain Delon avait tenu à préciser que lui n'était pas en retard.
Puis Martin Scorsese est enfin sorti des embouteillages pour monter sur scène ( réalisateur du plus grand film de cette année « Shutter island », à voir absolument) pour parler de ce film si important pour lui. Puis ce fut au tour d'Alain Delon et Claudia Cardinale de monter sur scène. Tous deux émus, Alain Delon aussi nostalgique que Claudia Cardinale semblait enjouée. Je vous laisse découvrir cet instant que j'ai intégralement filmé. Puis, ils se sont installés, juste devant moi et le film, ce film que j'ai vu tant de fois a commencé.
Quelle étrange sensation de le découvrir enfin sur grand écran, tout en voyant ses acteurs au premier plan, juste devant moi, en chair et en os. Aussi fascinant et somptueux soit « Le Guépard » (et ce soir il m'a à nouveau et plus que jamais éblouie) mon regard ne pouvait s'empêcher de dévier vers Delon et Cardinale. Instant irréel où l'image de la réalité se superposait à celle de l'écran. Je ne pouvais m'empêcher d'essayer d'imaginer leurs pensées. Claudia Cardinale qui semblait littéralement transportée (mais avec gaieté) dans le film, tapant des mains, se tournant vers Alain Delon, lorsque des scènes, sans doute, lui rappelait des souvenirs particuliers, riant aussi souvent, son rire se superposant même sur la célèbre cavalcade de celui d'Angelica dans la scène du dîner. Et Alain Delon, qui regardait l'écran avec tant de solennité, de nostalgie, de tristesse peut-être comme ailleurs, dans le passé, comme s'il voyait une ombre du passé ressurgie en pleine lumière, pensant, probablement, comme il le dit souvent, à ceux qui ont disparu : Reggiani, Lancaster, Visconti....
Delon et Cardnale plus humains sans doute que ces êtres d'une beauté irréelle sur l'écran et qu'ils ont incarnés mais aussi beaux et touchants. D'autant plus troublant que la scène de la réalité semblait faire étrangement écho à celle du film qui raconte la déliquescence d'un monde, la nostalgie d'une époque. Comme si Delon était devenu le Prince Salina (incarné par Lancaster dans le film) qui regarde avec mélancolie une époque disparaître. J'avais l'impression de ressentir leur émotions, ce qui, ajouté, à celle que me procure immanquablement ce film, a fait de cet instant un moment magique de vie et de cinéma entremêlés, bouleversant.
Je n'ai pas vu passer les trois heures que dure le film dont la beauté, la modernité, la richesse, la complexité mais aussi la vitalité, l'humour (c'était étonnant d'entendre ainsi la salle rire) me sont apparus plus que jamais éclatants et surtout inégalés. 47 ans après, quel film a pu rivaliser ? Quel film contient des plans séquences aussi voluptueux ? Des plans aussi somptueux ? On comprend aisément pourquoi le jury lui a attribué la palme d'or à l'unanimité !
Hypnotisée par ces images confuses de réalité et de cinéma superposées, de splendeur visuelle, de mélancolie, de nostalgie, je suis repartie avec dans ma poche la lettre destinée à Alain Delon parlant du scénario que j'aimerais lui soumettre, mais sans regrets : il aurait été maladroit, voire indécent de lui donner à cet instant si intense, particulier. Et encore maintenant il me semble entendre la valse qui a sublimé Angelica et Tancrède, et d'en ressentir toute la somptuosité nostalgique... Cette phrase prononcée par Burt Lancaster dans « Le Guépard » pourrait ainsi peut-être être désormais prononcée par ceux qui ont joué à ses côtés, il y a 47 ans déjà : « Nous étions les Guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre ».
Ma critique du « Guépard » de Luchino Visconti
En 1860, en Sicile, tandis que Garibaldi et ses chemises rouges débarquent pour renverser la monarchie des Bourbons de Naples et l’ancien régime, le prince Don Fabrizio Salina (Burt Lancaster) ainsi que sa famille et son confesseur le Père Pirrone (Romolo Valli), quitte ses domaines pour son palais urbain de Donnafigata, tandis que son neveu Tancrède rejoint les troupes de Garibaldi. Tancrède s’éprend d’Angelica, (Claudia Cardinale), la fille du riche maire libéral de Donnafugata : Don Calogero. Le Prince Salina s’arrange pour qu’ils puissent se marier. Après l’annexion de la Sicile au royaume d’Italie, Tancrède qui s’était engagé aux côtés des Garibaldiens les abandonne pour rejoindre l’armée régulière…
Les premiers plans nous montrent une allée qui mène à une demeure, belle et triste à la fois. Les allées du pouvoir. Un pouvoir beau et triste, lui aussi. Triste car sur le déclin, celui de l’aristocratie que symbolise le Prince Salina. Beau car fascinant comme l’est le prince Salina et l’aristocratie digne qu’il représente. Ce plan fait écho à celui de la fin : le prince Salina avance seul, de dos, dans des ruelles sombres et menaçantes puis il s’y engouffre comme s’il entrait dans son propre tombeau. Ces deux plans pourraient résumer l’histoire, l’Histoire, celles d’un monde qui se meurt. Les plans suivants nous emmènent à l’intérieur du domaine, nous offrant une vision spectrale et non moins sublime de cette famille. Seuls des rideaux blancs dans lesquels le vent s’engouffre apportent une respiration, une clarté dans cet univers somptueusement sombre. Ce vent de nouveauté annonce l’arrivée de Tancrède, Tancrède qui apparaît dans le miroir dans lequel Salina se mire. Son nouveau visage. Le nouveau visage du pouvoir. Le film est à peine commencé et déjà son image est vouée à disparaître. Déjà la fin est annoncée. Le renouveau aussi.
Fidèle adaptation d’un roman écrit en 1957 par Tomasi di Lampedusa, Le Guépard témoigne d’une époque représentée par cette famille aristocrate pendant le Risorgimento, « Résurrection » qui désigne le mouvement nationaliste idéologique et politique qui aboutit à la formation de l’unité nationale entre 1859 et 1870. Le Guépard est avant tout l’histoire du déclin de l’aristocratie et de l’avènement de la bourgeoisie, sous le regard et la présence félins, impétueux, dominateurs du Guépard, le prince Salina. Face à lui, Tancrède est un être audacieux, vorace, cynique, l’image de cette nouvelle ère qui s’annonce.
La scène du fastueux bal qui occupe un tiers du film est aussi la plus célèbre, la plus significative, la plus fascinante. Elle marque d'abord par sa magnificence et sa somptuosité : somptuosité des décors, soin du détail du Maestro Visconti qui tourna cette scène en huit nuits parmi 300 figurants. Magnificence du couple formé par Tancrède et Angelica, impériale et rayonnante dans sa robe blanche. Rayonnement du couple qu’elle forme en dansant avec Salina, aussi. La fin du monde de Salina est proche mais le temps de cette valse, dans ce décor somptueux, le temps se fige. Ils nous font penser à cette réplique de Salina à propos de la Sicile : "cette ombre venait de cette lumière". Tancrède regarde avec admiration, jalousie presque, ce couple qui représente pourtant la déchéance de l’aristocratie et l’avènement de la bourgeoisie. Un suicide de l'aristocratie même puisque c’est Salina qui scelle l’union de Tancrède et Angelica, la fille du maire libéral, un mariage d’amour mais aussi et avant tout de raison entre deux univers, entre l'aristocratie et la bourgeoisie. Ces deux mondes se rencontrent et s’épousent donc aussi le temps de la valse d’Angelica et Salina. Là, dans le tumulte des passions, un monde disparaît et un autre naît. Ce bal est donc aussi remarquable par ce qu’il symbolise : Tancrède, autrefois révolutionnaire, se rallie à la prudence des nouveaux bourgeois tandis que Salina, est dans une pièce à côté, face à sa solitude, songeur, devant un tableau de Greuze, la Mort du juste, faisant « la cour à la mort » comme lui dira ensuite magnifiquement Tancrède.
Angelica, Tancrède et Salina se retrouvent ensuite dans cette même pièce face à ce tableau morbide alors qu’à côté se fait entendre la musique joyeuse et presque insultante du bal. L’aristocratie vit ses derniers feux mais déjà la fête bat son plein. Devant les regards attristés et admiratifs de Tancrède et Angelica, Salina s’interroge sur sa propre mort. Cette scène est pour moi une des plus intenses de ce film qui en comptent pourtant tant qui pourraient rivaliser avec elle. Les regards lourds de signification qui s’échangent entre eux trois, la sueur qui perle sur les trois visages, ce mouchoir qu’ils s’échangent pour s’éponger en font une scène d’une profonde cruauté et sensualité où entre deux regards et deux silences, devant ce tableau terriblement prémonitoire de la mort d’un monde et d’un homme, illuminé par deux bougies que Salina a lui-même allumées comme s’il admirait, appelait, attendait sa propre mort, devant ces deux êtres resplendissants de jeunesse, de gaieté, de vigueur, devant Salina las mais toujours aussi majestueux, plus que jamais peut-être, rien n’est dit et tout est compris.
Les décors minutieusement reconstitués d’ une beauté visuelle sidérante, la sublime photo de Giuseppe Rotunno, font de ce Guépard une véritable fresque tragique, une composition sur la décomposition d’un monde, dont chaque plan se regarde comme un tableau, un film mythique à la réputation duquel ses voluptueux plans séquences (notamment la scène du dîner pendant laquelle résonne le rire interminable et strident d’Angelica comme une insulte à l’aristocratie décadente, au cour duquel se superposent des propos, parfois à peine audibles, faussement anodins, d’autres vulgaires, une scène autour de laquelle la caméra virevolte avec virtuosité, qui, comme celle du bal, symbolise la fin d’une époque), son admirable travail sur le son donc, son travail sur les couleurs (la séquence dans l’Eglise où les personnages sont auréolés d’une significative lumière grise et poussiéreuse ) ses personnages stendhaliens, ses seconds rôles judicieusement choisis (notamment Serge Reggiani en chasseur et organiste), le charisme de ses trois interprètes principaux, la noblesse féline de Burt Lancaster, la majesté du couple Delon-Cardinale, la volubilité, la gaieté et le cynisme de Tancrède formidablement interprété par Alain Delon, la grâce de Claudia Cardinale, la musique lyrique, mélancolique et ensorcelante de Nino Rota ont également contribué à faire de cette fresque romantique, engagée, moderne, un chef d’œuvre du septième Art. Le Guépard a ainsi obtenu la Palme d’or 1963… à l’unanimité.
La lenteur envoûtante dont est empreinte le film métaphorise la déliquescence du monde qu’il dépeint. Certains assimileront à de l’ennui ce qui est au contraire une magistrale immersion dont on peinera ensuite à émerger hypnotisés par l’âpreté lumineuse de la campagne sicilienne, par l’écho du pesant silence, par la beauté et la splendeur stupéfiantes de chaque plan. Par cette symphonie visuelle cruelle, nostalgique et sensuelle l’admirateur de Proust qu’était Visconti nous invite à l’introspection et à la recherche du temps perdu.
La personnalité du Prince Salina devait beaucoup à celle de Visconti, lui aussi aristocrate, qui songea même à l’interpréter lui-même, lui que cette aristocratie révulsait et fascinait à la fois et qui, comme Salina, aurait pu dire : « Nous étions les Guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre ».
Que vous fassiez partie des guépards, lion, chacals ou brebis, ce film est un éblouissement inégalé par lequel je vous engage vivement à vous laisser hypnotiser...
A lire également, dans le cadre du cycle Alain Delon sur inthemoodforcinema.com, mes critiques de : La Piscine », « Borsalino », « Le Guépard », « Monsieur Klein », « Le Cercle rouge », "Le Professeur", "Plein soleil"
Le Guépard (Il Gattopardo) de Luchino Visconti - 1963
Après le superbe bouquin de Lampedusa, il est logique de regarder le non-moins mythique film de Visconti. Il est indéniable que Il Gattopardo est visuellement splendide, on pourrait même dire parfait. L'attention constante que Visconti apporte à l'aspect esthétique de son film, la minutie de la reconstitution, l'inspiration picturale impeccable, qui fait appel aux grands tableaux Renaissance aussi bien qu'à l'architecture moderne ou au western (me semble-t-il, je suis pas spécialiste), en font un éblouissement de couleurs. On sent que Luchino contrôle à la limite de la monomanie tous les détails de ses plans, du 87ème petit figurant au fond de la salle de bal à la quantité de poussière dégagée par les troupes garibaldiennes, du petit froncement de sourcil de Claudia Cardinale au jabot taché du curé. Du coup, le film est d'une ampleur impressionnante, où chaque tentative de lyrisme est soutenue par une caméra rapide et fluide, qui entame brusquement des tours virevoltants autour d'une table, qui suit une danse dans des mouvements extraordinairement souples, qui scrute brusquement la trace d'une mort prochaine sur le visage de Lancaster (les fameux zooms de Visconti, toute une école)... Visconti est un immense metteur en scène, ça semble plat, mais il est bon de le rappeler. De même qu'il apparaît ici comme un amoureux des paysages, de la forme simple d'une colline, des ambiances des bas-fonds de Palerme aussi bien que des salles de palais, baroques et poussiéreuses.
Bien sûr, le scénario du Guépard est en totale harmonie avec ces inspirations visuelles fulgurantes. Très joliment adapté, le roman de Lampedusa prend subitement un tour beaucoup plus morbide, très "fin de siècle", où la bourgeoisie est constituée de "morts qui marchent". Lancaster est proprement génial dans ce sens : quelques plans sur lui montrent déjà le cadavre qu'il sera, notamment un travelling glaçant à l'église, où Visconti filme un rang rempli de bourgeois poussiéreux et figés, déjà décomposés, pour finir sur Burt, immobile et raide comme la mort. Burt remplit le film à lui seul, c'est un pur bonheur de le regarder construire son personnage, il est impressionnant de profondeur.
Heureusement, car (et là, je vais me faire insulter) tous les acteurs ne sont pas à la hauteur du Burt : le couple Delon/Cardinale peine à convaincre, pour moi. Delon est pâlot, trop de sourires fabriqués, une façon un peu trop marquée de bouger, de vouloir jouer au jeune homme ambitieux : son jeu est très appliqué (on ne peut pas trop lui en vouloir, il avait 16 ans à l'époque). je comprends bien qu'il essaye de remplir le cahier des charges imposé par Lampedusa (Tancrède est assez antipathique dans le bouquin), mais il sert une interprétation trop théâtrale. Cardinale, quant à elle, n'est pas à la hauteur du personnage puissant qu'elle doit interpréter. Pas assez jolie, pas assez ambigüe, un peu perdue dans ses robes, elle n'est qu'une petite fille maladroite et agaçante. Sa première apparition manque de présence, là où elle aurait dû impressionner. Voilà, c'est dit. Viscontiens inconditionnels, déchaînez-vous...
Bref, Il Gattopardo est un film très académique, mais contrairement aux académiciens d'aujourd'hui (Loach, Polanski, Scorsese...), Visconti n'oublie pas de dégager de vrais sens psychologiques dans l'énormité de ses moyens. Entre intimité totale et fresque immense, son film est un classique, point barre.
L'histoire se situe dans la Sicile du XIXe siècle, durant les années 1861-1863, lors du débarquement de l'armée de Garibaldi. Don Fabrizio, prince de Salina, habite une luxueuse demeure aux environs de Palerme. C'est là qu'il apprend que les troupes garibaldiennes s'apprêtent à envahir l'île. Le prince ne s'émeut pas outre mesure des événements qui agitent un monde en pleine mutation, car il a appris à les considérer avec un certain recul. Le cours de l'histoire lui parait implacable et il n'a nullement l'intention de lutter contre lui, aussi, ne voulant en aucun cas changer ses habitudes, décide-t-il de partir en villégiature avec sa femme et ses sept enfants dans sa résidence de campagne, sise dans le village de Donnafugata, où la population l'accueille avec respect et affection. Lors du banquet qu'il offre pour fêter son retour au village, le maire don Calogero présente sa fille, la splendide Angelica, dont la beauté et la joie de vivre séduisent immédiatement le jeune et fougueux Tancrède. Deux ans plus tard, quand Tancrède, le neveu du prince Salina, qui s'était enrôlé dans l'armée régulière piémontaise, afin de soutenir le retour de la monarchie constitutionnelle en la personne de Victor-Emmanuel, revient dans sa famille, impatient de revoir Angelica, les pères se sont déjà entendus pour faciliter l'union qui réunira la nouvelle bourgeoisie, ardente et ambitieuse, à la vieille aristocratie, digne et résignée. C'est à l'occasion d'un bal fastueux qu'Angelica fait son entrée officielle dans le monde, accueillie par les officiers du royaume et les bourgeois parvenus, et par le prince Salina lui-même, avec lequel elle danse une valse que l'assemblée, subjuguée par la beauté du couple, contemple avec ravissement. A l'aube, le prince fatigué, ayant la prémonition de sa fin prochaine, quitte le palais Ponteleone et commence à marcher dans les rues. Il s'agenouille devant un prêtre qui s'en va porter les derniers sacrements, puis se lève et contemple un instant dans le ciel l'étoile du matin, avec le sentiment que ce qui a constitué son monde s'évanouit comme la nuit, pour laisser place à un monde nouveau qu'illustre déjà l'alliance prochaine de son neveu et d'Angelica.
Tout en conservant une grande fidélité au roman éponyme, celui de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, qui dépeint un aristocrate et sa famille dans ces mois décisifs de 1860, où la Sicile échappe à son isolement insulaire pour s'arrimer au royaume d'Italie, et dont le contexte historique rend compte de l'inéluctable disparition de son aristocratie féodale, le cinéaste ajoute une dimension supplémentaire, celle de la fin d'un monde davantage que de la fin d'une époque, avec, cette perspective métaphysique, qui fait que le film est supérieur au roman, ce qui mérite d'être souligné, tant il est rare qu'un film dépasse l'oeuvre littéraire dont il s'inspire. Cela avait déjà été le cas avec Senso et le sera avec Mort à Venise. Sa prodigieuse culture et sa familiarité avec l'histoire, toile de fond du "Guépard", Visconti les tenait de ses origines, ayant appartenu à l'une des plus grandes familles de l'aristocratie italienne. Dans cette fresque somptueuse, le cinéaste analyse, sans nostalgie excessive, la mutation du monde féodal et rural en une société moderne et républicaine. Il livre à nos regards éblouis la splendeur des paysages de l'île, l'extraordinaire stature humaine du prince, le raffinement de la vie aristocratique, cela avec des tons pastels et l'extrême lenteur d'une existence en train de se figer dans son éternité. L'aventure individuelle des Salina se développe parallèlement à l'aventure collective de l'île : les événements motivent les réactions du prince, son désir d'action, sa mélancolie face à l'échéance prochaine de sa disparition. Don Fabrizio représente une classe sociale qui, peu à peu, s'efface avec une élégance poignante comme si, étant arrivée à un paroxysme de civilisation, elle ne pouvait que s'anéantir, remplacée par une nouvelle vague plus vigoureuse certes, tendue dans un désir impérieux d'ascension sociale. Dans une optique pessimiste, Visconti adopte le point de vue du prince : la révolution véritable est manquée, la bourgeoisie remplace la noblesse, à des privilèges succèdent d'autres privilèges, tandis que le peuple reste immuable, condamné à la misère et n'ayant à opposer que l'orgueil des pauvres. Il évoque également l'établissement progressif d'un Etat dans lequel la structure sociale et les disparités régionales restent malheureusement inchangées : le rattachement du nord industriel et du Sud agricole se faisant sans projet précis, sans réflexion. Ainsi les guépards et les lions, qui figurent les membres de l'ancienne aristocratie, sont-ils remplacés par les chacals et les hyènes de la nouvelle bourgeoisie, avide d'imposer son autorité et de s'approprier les postes et les avantages... avant que d'être remplacée à son tour. Ainsi va la vie.
Visconti, s'expliquant au sujet de ce film, écrit : " Derrière le contrat de mariage d'Angelica et de Tancrède s'ouvrent d'autres perspectives, celle de l'Etat piémontais qui, dans la personne de Chevalley (Leslie French) vient quasiment jouer les notaires et apposer son sceau sur le contrat ; celle de la nouvelle bourgeoisie terrienne qui, en la personne de don Calogero (Paolo Stoppa) rappelle le double conflit des sentiments et des intérêts ; celle des paysans, obscurs protagonistes subalternes et presque sans visages, mais non pour cela moins présents ; celle de la survivance contaminée, anachronique, mais pas pour autant inopérante des structures et des fastes féodaux, saisis à mi-chemin entre la saison de leur irréversible décadence et l'intrusion dans leur tissu de corps étrangers qui, hier repoussés, sont aujourd'hui supportés et assimilés".
Ce film est, à n'en pas douter, avec "Senso" et "Mort à Venise" un incomparable chef-d'oeuvre. Le cinéaste s'y révèle à la fois peintre, décorateur, metteur en scène, artiste inspiré qui use de chaque image comme d'un révélateur capable de dévoiler les profondeurs de l'âme et la beauté esthétique des êtres et des choses. Il montre une fois encore la scrupuleuse attention qu'il prête aux objets, aux toilettes, aux gestes, sachant combien le réel ne se charge de sens qu'en fonction des pouvoirs de l'écriture et de l'unité interne de l'oeuvre. En choisissant Claudia Cardinale et Alain Delon, il nous offre une vision idéale de la jeunesse ; en confiant le rôle du prince Salina à Burt Lancaster, il nous prouve combien son discernement est grand dans l'art de supputer les ressources inexplorées d'un acteur et nous donne à voir le naufrage grandiose d'une société qui affronte sa fin avec panache. On ne dira jamais assez combien Burt Lancaster est admirable dans le rôle du prince, auquel il imprime une élégance, une noblesse, un souverain détachement, juste nuancé d'une nostalgie secrète. Chaque plan est inoubliable : autant la lumière nimbée des paysages siciliens que l'étude des caractères si divers de l'aristocratie, de la bourgeoisie et de la paysannerie ; autant les palais d'un luxe inouï que l'apparition éblouissante d'Angelica le soir du bal dans sa robe de débutante avec une cape d'organdi bordée de roses ; autant l'altière distinction du prince que la savoureuse bonhomie de don Calogero ; autant l'ardeur du jeune Tancrède dans ses engagements politiques et ses amours que le progressif éloignement de don Fabrizio, s'avançant dans la nuit qui ne va plus tarder à ensevelir les ultimes accents du bal et son dernier regard sur l'insoutenable légèreté des choses.
Une mention spéciale pour la musique de Nino Rota qui ajoute encore à l'harmonieuse beauté du film.
Palme d'or du festival de Cannes 1963.
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LUCHINO VISCONTI OU LA TRAVERSEE DU MIROIR
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LISTE DES FILMS DU CINEMA EUROPEEN ET MEDITERRANEEN
Et le Guépard s’est mis à danser
En 1963, Luchino Visconti adaptait «Le Guépard», chef-d’œuvre et unique roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Lors d’un tournage d’anthologie, le réalisateur signait une version à la fois éminemment personnelle et très fidèle de cette ode à la sensualité sicilienne et au temps qui passe
L'adaptation d'un roman en film est une aventure en soi, humaine, artistique, aux rebondissements multiples. Cet été, nous passons en revue les plus belles de ces sagas.
Nous sommes en Sicile, en 1860, et le patrimoine de l’orgueilleuse famille Salina est lentement dilapidé. Certes, le guépard dansant qui orne son blason n’a rien perdu de sa superbe, mais un irrémédiable crépuscule a commencé. C’est ce déclin que contemple Don Fabrizio, prince de Salina, héros jupitérien du roman Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. L’époque est sur le point de basculer, Garibaldi va débarquer en Sicile renverser les Bourbon, entraînant l’unification de l’Italie. La République se prépare.
Le Guépard (1963) de Luchino Visconti
Issu de la dynastie des Visconti ayant régné des siècles sur Milan, le réalisateur italien Luchino Visconti est aussi devenu depuis son premier long métrage "Les Amants Diaboliques" (1943) l'un des plus grands cinéastes de sa génération, voir de l'Histoire du cinéma. Sympathisant communiste, le descendant d'une des plus fameuses familles aristocrates italiennes est profondément ému lors de la lecture du roman "Il Gattopardo" (1959) de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, lui-même issu de la noblesse sicilienne. Une histoire sur fond d'unité italienne à l'époque de Garibaldi (Tout savoir ICI !), sujet qu'il avait déjà abordé dans "Senso" (1954). Il décide donc d'adapter le roman avec plusieurs scénaristes dont Suso Cecchi D'Amico sa fidèle collaboratrice qui signe là son 5ème scénario sur les 11 films qu'ils tourneront ensemble sans compter le film collectif "Nous les Femmes" (1953) et quelques autres chefs d'oeuvres comme "Le Voleur de Bicyclette" (1948) de Vittorio De Sica, "Le Pigeon" (1958) de Mario Monicelli ou "Eté Violent" (1959) de Valerio Zurlini, elle retrouve aussi Enrico Medioli fidèle de Visconti depuis "Rocco et ses Frères" (1960) 1er de leur cinq films ensemble, et qui participera aussi à la fresque "Il était une Fois dans l'Ouest" (1968) de Sergio Leone, puis Massimo Franciosa qui retrouve une partie de l'équipe après "Rocco et ses Frères" (1960), puis après "Les Amoureux" (1955) de Mauro Bolognini il retrouve aussi son confrère Pasquale Festa Campanile avec qui il signera son film "Amour sans Lendemain" (1963). Le choix de ce projet va être un tournant pour Visconti, en effet les militants communistes ne comprennent pas ce choix qui est pour eux antinomiques pour un cinéaste qui jusqu'ici avait des thématiques souvent politico-social. Le cinéaste devra s'expliquer, mais cela n'empêchera pas le réalisateur sera moins politique dans ses prochains films qui seront plus teintés d'une certaine nostalgie. Néanmoins, le film est un énorme succès public et critique avec près de 13 millions d'entrées en Italie, plus de 3,6 millions d'entrées France et en prime la Palme d'Or au Festival de Cannes 1963 et le David Di Donatello du meilleur film. Attention, précisons que le film existe en plusieurs versions, américaine avec 161 minutes, européenne avec 171 minutes, italienne et ses 185 minutes qui est la plus connue et celle vue par votre serviteur, puis la version présentée à Cannes avec ses 195 minutes... 1860, la Sicile est en proie à une invasion, conséquence de troubles politiques sévères entre les différents états italiens. Garibaldi et ses Chemises Rouges envahissent l'île. Alors que son neveu Tancrède prend fait et cause pour le parti de Garibaldi, le prince Salina observe de loin les événements, dépassé par une époque qui veut aller trop vite. Mais la politique est mouvante et les mésalliance politique font que Tancrède change son fusil d'épaule tandis qu'il tombe amoureux de la fille du maire, représentant la classe montante et donc une nouvelle évolution de la société...
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Pour le prince Salina, le réalisateur voulait au départ l'acteur Laurence Olivier, mais malgré de premières réticences au choix de la star américaine Burt Lancaster il finit par se laisser convaincre, d'abord parce que physiquement il était l'incarnation dont rêvait le cinéaste, ensuite une telle star facilitait le financement. L'entente fut idéale quand Visconti constata que la star hollywoodienne aimait l'Europe et surtout l'Italie et qu'il parait d'ailleurs assez bien la langue après avoir séjourné en Italie lors de la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi le Prince Salina est incarné par Burt Lancaster star depuis "Les Tueurs" (1946) de Robert Siodmak et "Tant qu'il y aura des Hommes" (1953) de Fred Zinnemann, et retrouvera dans "Scorpio" (1973) de Michael Winner son partenaire Alain Delon alias Tancrède star depuis "Plein Soleil" (1960) de René Clément, et les deux hommes retrouvent et retrouveront la sublime Claudia Cardinale dans "Les Professionnels" (1966) de Richard Brooks et "Violence et Passion" (1974) de Visconti pour Burt Lancaster, dans "Rocco et ses Frères" (1960) de Visconti et "Les Centurions" (1966) de Mark Robson pour Alain Delon tandis qu'elle retrouvera Visconti dans "Sandra" (1965). Citons ensuite Paolo Stoppa qui était également dans "Rocco et ses Frères" (1960) et retrouvera encore Claudia Cardinale dans "Il était une Fois dans l'Ouest" (1968) de Sergio Leone, puis il retrouve après "La Maison du Silence" (1953) de G.W. Pabst un certain Mario Girotti qui sera connu plus tard sous le nom de Terence Hill avec ses débuts dans le western spaghetti avec "T'as le Bonjour de Trinita" (1967) de Ferdinando Baldi, à l'instar de Giuliano Gemma future star du spaghetti avec "Le Dollar Troué" (1965) de Giorgio Ferroni ou "Le Dernier Jour de la Colère" (1967) de Tonino Valerii, et les deux futurs pistoleros se retrouvent cette même année dans "Le Jour le plus Court" (1963) de Giorgio Ferroni dans lequel jouent aussi Rina Morelli qui retrouve Claudia Cardinale après "Le Bel Antonio" (1960) de Mauro Bolognini ainsi que Visconti après "Senso" (1954) et plus tard "L'Innocent" (1976), puis Romolo Valli qui retrouve aussi la Cardinale après "Le Mauvais Chemin" (1961) de Mauro Bolognini, "La Fille à la Valise" (1961) de Valerio Zurlini, et plus tard "Violence et Passion" (1974), retrouvant encore Visconti après "Mort à Venise" (1971) ou Lancaster dans "1900" (1975) de Bernardo Bertolucci. Citons encore Pierre Clementi qui jouera dans "Belle de Jour" (1966) de Luis Bunuel, "Porcherie" (1969) de Pier Paolo Pasolini ou "Canicule" (1983) de Yves Boisset, Lucilla Morlacchi aperçue dans "Les Frères Corses" (1961) de Anton Giulio Majano ou "Une Garce inconsciente" (1964) de Gianni Vernuccio, Ida Galli remarquée dans "La Dolce Vita" (1960) de Federico Fellini et qui retrouve Guiliano Gemma entre "Messaline" (1960) de Vittorio Cottafavi et "Le Dollar Troué" (1965), Ottavia Piccolo qui retrouvera Alain Delon plus tard dans "La Veuve Couderc" (1971) de Pierre Granier-Deferre et "Zorro" (1975) de Duccio Tessari, Serge Reggiani star depuis "Casque d'Or" (1952) de Jacques Becker et qui retrouve l'époque du film "Les Chemises Rouges" (1951) de Goffredo Alessandrini, puis enfin Anna Maria Bottini apparue dans "Cet Amour Eternel" (1949) de Mario Segui ou "La Loi" (1959) de Jules Dassin qui retrouve après "Femmes Damnées" (1953) de Giuseppe Amato sa camarade Lola Braccini vue dans "Manon Lescaut" (1940) de Carmine Gallone ou "Bellissioma" (1951) de Visconti...
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On ressent dès les premières minutes une certaine mélancolie, grâce à la musique sublime de Nino Rota, fidèle de Federico Fellini sur une douzaine de films dont cette même année "Huit et Demi" (1963) et surtout connu pour les deux premiers "Le Parrain" (1972-1974) de F.F. Coppola. La première scène ajoute évidemment une certaine ambiance pesante entre foi et convenance même si on perçoit les chamboulements qui s'annoncent. Le Prince Salina est le symbole d'une société qui se meurt mais il est aussi et encore le garant d'un semblant de stabilité, en tous cas sur sa juridiction. Mais il n'est pas comme ces nobles français de la Révolution qui étaient près à s'allier à la coalition étrangère pour garder leur privilège, Salina/Lancaster est lucide, il sait et comprend qu'il faut du changement comme le lui confirmera clairement son neveu Tancrède/Delon : "Il faut que tout change pour que rien ne change." Le contexte géo-politique et historique reste flou, surtout pour les néophytes, mais l'unification de l'Italie qui reste complexe, reste anecdotique car elle n'est qu'un contexte pour montrer avant tout une société en pleine mutation observée de façon aussi désabusée que sceptique par un Prince d'un autre temps. Ainsi le plus intéressant est de voir le Prince Salina qui aime son neveu voir aussi Tancrède/Delon être la quintessence d'un politique opportuniste, donnant alors un exemple de l'avenir du pays. La décadence n'est peut-être pas là où on le croit. Par contre, on peut sourire légèrement aux scènes de bataille qui manquent autant de réalisme que de tempérament, la violence n'est ni crédible ni convaincante. Le seul gros défaut du film. Durant les deux tiers du film on regarde mi-amusé mi-perplexe ces gens de toutes situations sociales qui tentent d'exister et/ou d'envisager un futur autrement tout en se gardant de se mettre le Prince à dos.
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Le Prince qui prend le pouls de son pays, de ses obligés tout en sachant qu'il ne s'y intéresse plus vraiment. Mélancolie et nostalgie se mêlent, entre parties de chasse, la gestion matrimoniale d'un Tancrède qui reste un partie prisée, jusqu'à l'arrivée de la partie la plus mythique du film, le bal grandiose où des citoyens qui n'étaient jamais conviés le sont désormais, surtout quand on est aidé d'une fille sublime. Ce bal c'est près de 50mn (sur trois heures de film) où tout le travail de reconstitution démontre la minutie désirée par Visconti pour cette séquence qui demeure sans aucun doute le plus beau bal d'époque du Septième Art. Précisons que la séquence fut tourné dans le palais Gangi à Palerme. 50mn d'immersion dans un bal italien de 1860 qui marque la rétine, impose une magie d'époque dantesque et qui amène à percevoir, sentir, toute la dimension des adieux du Prince Salina. Un Prince joué par un Burt Lancaster sobre, classieux, imposant et tout à fait félin, on perçoit qu'il devait être un lion (!) dans sa jeunesse jusqu'à sentir le jeune Tancrède/Delon un brin jaloux de son oncle quand sa promise Angelica/Cardinale offre une tendresse sujette à ambiguité au Prince qu'on sait encore vigoureux. Luchino Visconti signe un fresque historique et intime qui pourrait être le drame ultime d'un adieu inévitable. Un monument du cinéma à voir au moins une fois.
Note :
LE GUEPARD de Luchino Visconti *****
J'ai découvert hier le ciné-club de mon "art and try"... Et oui, shame on me, je n'avais jamais essayé de m'y rendre car rien qu'imaginer entendre des intellos parler cinéma et nous annoncer qu'ils avaient lu Lampedusa dans le texte, ça me gave rapidement et puis, bêtement, je croyais que les débats étaient animés par le propriétaire des lieux qui me tape sévère (pour être polie) sur le haricot. Sauf que depuis quelque temps il semble qu'il se soit mis au tambourin et que de toute façon les débats soient animés par François Bouvier, professeur de cinéma, personnage aussi passionné que passionnant. Je n'irai pas jusqu'à dire que j'ai trouvé mon Thierry Frémaut (que j'aime d'amour... Thierry si tu m'entends :-)) local mais j'espère trouver le temps, l'énergie et tout le bazar pour assister régulièrement à ces soirées (qui obligent à se coucher bien tard).
Hier il s'agissait donc de voir, et de revoir en ce qui me concerne, le film de Luchino Visconti qui reçut la Palme d'Or à Cannes en 1964 mais ce n'est qu'un détail (qui se souviendra de l'Oncle Bonne Mine dans 50 ans ??? malgré tout le respect que je dois à Atoiaussitujouaupingpong ?) car même sans palme, "Le Guépard" serait le chef d'oeuvre intemporel qu'il est. Incontestablement. Je l'ai découvert quand j'étais toute pitchoune, belle comme un soleil et déjà cinéphile et je n'avais dû rien y comprendre. Mais je ne l'ai jamais oublié. Je me souviens que mes parents (Gloire à eux qui m'ont emmenée au cinéma dès que je n'ai plus porté de couches !) disaient lorsqu'ils évoquaient ce film : "ah ? c'est le film où le bal dure une demi-heure et il ne s'y passe rien !". Et comme j'étais jeune, timide et docile, je disais aussi que c'était le film où le bal etc... Sauf que le bal dure plus longtemps, pratiquement le tiers du film (3 heures et 10 minutes de pure extase) et que déjà dans le temps d'avant je pensais au fond de moi que ce bal était un ravissement, qu'il n'était pas là pour rien, que j'avais bien vu tout le monde s'y observer, parler, se chercher, transpirer, perdre pied et à l'occasion danser, danser, danser !
Mais de quoi s'agit-il ? En 1860, Garibaldi et ses Chemises Rouges viennent semer la panique en Sicile. Le Prince Salina emmène sa femme et ses sept enfants dans leur résidence secondaire de Donnafugata. La révolution en marche lui fait craindre que l'aristocratie vit ses derniers jours. Il consent donc à une union presque contre nature entre son neveu bien-aimé, le fougueux Tancrède et Angelica belle mais un rien vulgaire (au début) fille du maire de la ville, sorte de bourgeois parvenu assis sur des lingots et des possessions qu'il offrira en dot.
Tant par le contenu politique que par la technique, la durée de préparation (6 mois rien que pour le bal), l'abondance et la richesse des costumes et des décors, le tournage de certaines scènes en milieu naturel, ce film sans âge, indémodable est un chef d'oeuvre. Visconti lui-même aristocrate, communiste et homosexuel n'est pas un homme ordinaire et beaucoup de ses propres caractéristiques et de sa personnalité transparaissent au travers du personnage du Prince Salina dont il fut d'ailleurs un temps question qu'il l'interprète lui-même. Si l'on peut être au départ surpris que ce rôle de noble italien échoie à un cow boy américain, au vu de ce que Burt Lancaster fait du personnage, il devient impossible d'imaginer qui que ce soit d'autre. D'homme vigoureux, d'une beauté, d'une élégance et d'une autorité impressionnantes il devient en trois heures de film un homme terrassé, abattu et las tout aussi convaincant. Il s'éloigne lentement mais déterminé vers un sombre destin.
Il y a donc une révolution qui gronde et dont les prémices se font entendre dès l'ouverture du film. Après avoir parcouru la longue allée bordée de statues figées qui mène à une demeure dont on sent malgré le délabrement de certains murs qu'elle fut somptueuse, on pénètre dans l'intimité de la famille Salina à genoux pour la prière quotidienne. Le Prince est obligé d'interrompre avec autorité cette prière pour tenter de comprendre le brouhaha extérieur. Un soldat mort a été retrouvé dans le jardin. Et c'est le début du commencement de la fin. Ce cadavre est la première brèche qui s'introduit dans l'ordre des choses. Et tout s'enchaîne. L'hystérie de la femme de Salina s'oppose au calme souverrain du Prince. Puis Tancrère survient. Alain Delon dans toute la force, la beauté et la gloire de ses 28 ans rayonnants. Fougueux et bouillonnant il séduit tout et tous sur son passage. Il semble virevolter comme Fanfan la Tulipe même si son ambition démesurée et sans morale le fera sans vergogne passer des troupes de Garibaldi à celles de l'armée "régulière". Car la révolution qui s'est amorcée ne mènera finalement à rien. Un bourgeois finira par devenir sénateur, un aristocrate, Tancrède sera député. Le pouvoir nouveau va s'appuyer sur l'aristocratie ancienne et pendant que les riches dansent, le peuple continue de bosser. "Pour que les choses restent identiques, il faut que tout change" dira le Prince. Ce changement doit donc en passer par le déclin de la classe des guépards : « Nous étions les Guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre ».
Mais il s'agit aussi, comme le disait Visconti de l'histoire d'un contrat de mariage, d'une mésalliance entre la bourgeoisie ambitieuse et la noblesse décadente. Tancrède tombe amoureux de la beauté étincelante d'Angelica qui le lui rend, tout en jouant parfois les coquettes (cours après moi que je t'attrape hi hi hi !!!). Tancrède fera souffrir sa fade cousine Concetta qui l'aime sincèrement mais qui ne possède pas cette "qualité" supplémentaire et indispensable de nourrir une ambition folle que partage Tancrède avec Angelica. Ces deux là, au-delà de l'harmonie évidente de leur couple, de leur beauté foudroyante s'aiment-ils réellement ? On peut en douter.
Pour clore ces histoires de guerre, d'amour et de pouvoir, il y a donc ce bal monumental, véritable tour de force de réalisation, morceau de bravoure tourbillonnant, qu'il faudrait voir et revoir encore pour qu'aucun détail n'échappe tant il est riche de précision et d'événements dont la plupart passe par les regards qui s'échangent ou que l'on saisit au vol à condition d'être attentifs, que ce soient ceux de la Princesse Salina excédée que son mari la délaisse, ceux de Tancrède dont on ne sait s'ils suggèrent la jalousie de voir sa fiancée flirter ou d'apercevoir son mentor vacillant ou ceux du Prince qui observe au travers de Tancrède et Angelica la fin de son monde et aussi (surtout ?) sa jeunesse à jamais perdue. Roc vacillant et las, jadis énergique qui semblait éternel, Burt Lancaster a imprimé à jamais de sa stature imposante et solennelle ce film somptueux, éblouissant et inoubliable.
Le Guépard (film)
Titre original | Il Gattopardo |
---|---|
Réalisation | Luchino Visconti |
Scénario | Suso Cecchi D'Amico Pasquale Festa Campanile Enrico Medioli Massimo Franciosa Luchino Visconti |
Acteurs principaux | |
Sociétés de production | Titanus Pathé Cinéma |
Pays de production | ![]() ![]() |
Genre | Drame historique |
Durée | 185 minutes |
Sortie | 1963 |
Pour plus de détails, voir Fiche technique et Distribution.
Le Guépard (Il Gattopardo) est un film franco-italien réalisé par Luchino Visconti, sorti en 1963 et adapté du roman Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.
Il a reçu la Palme d'or au Festival de Cannes 1963.
Synopsis
[modifier | modifier le code]En , après le débarquement de Garibaldi en Sicile, à Marsala, Don Fabrizio Salina assiste avec détachement et mélancolie au déclin de la noblesse. Ces gentilshommes, les « guépards », comprennent que la fin de leur supériorité morale et sociale est désormais proche : en fait, ceux qui profitent de la nouvelle situation politique sont les administrateurs et grands propriétaires terriens de la nouvelle classe sociale qui monte. Don Fabrizio, appartenant à une famille de noblesse ancienne, est rassuré par son neveu préféré Tancrède, qui, bien que combattant dans les colonnes garibaldiennes, cherche à faire tourner les événements à son avantage. Tancrède explique à son oncle :
« Si nous ne nous mêlons pas de cette affaire, ils vont nous fabriquer une république. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout. »
Lorsque, comme chaque année, le prince Salina se rend, avec toute sa famille, dans sa résidence d'été de Donnafugata, il trouve comme nouveau maire du village Calogero Sedara, bourgeois d'extraction modeste, fruste et peu instruit, qui s'est enrichi et a fait carrière en politique. Tancrède, qui avait au début montré un certain intérêt pour Concetta, fille aînée du prince, tombe amoureux d'Angelica, fille de don Calogero, qu'il épousera finalement, séduit par sa beauté mais aussi par son patrimoine considérable.
L'arrivée à Donnafugata d'un fonctionnaire piémontais, le cavaliere Chevalley di Monterzuolo, marque un tournant dans le récit. Il propose à Don Fabrizio d'être nommé sénateur du nouveau Royaume d'Italie. Pourtant, le prince refuse, se sentant trop lié au vieux monde sicilien. Reflet de la réalité sicilienne, Don Fabrizio est pessimiste : « Ensuite, ce sera différent, peut-être pire… », déclare-t-il à l'émissaire du nouveau régime.
L'union entre la nouvelle bourgeoisie et la noblesse déclinante est un changement désormais incontestable. Don Fabrizio en aura la confirmation au cours d'un bal grandiose à la fin duquel il commencera à méditer sur la signification des événements nouveaux et à faire le douloureux bilan de sa vie.
Fiche technique
[modifier | modifier le code]- Titre original italien : Il Gattopardo
- Titre français : Le Guépard
- Réalisateur : Luchino Visconti
- Scénario et dialogues : Suso Cecchi D'Amico, Pasquale Festa Campanile, Enrico Medioli, Massimo Franciosa et Luchino Visconti, d'après le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa ; dialogues de la version française René Barjavel
- Décors : Mario Garbuglia
- Costumes : Piero Tosi
- Photographie : Giuseppe Rotunno
- Montage : Mario Serandrei
- Son : Mario Messina
- Musique : Nino Rota, Italo Delle Cese, ainsi que des arrangements d'opéras de Giuseppe Verdi
- Direction musicale : Franco Ferrara
- Chorégraphie : Alberto Testa (it)
- Lieux de tournage : Ariccia (Latium) ; Ciminna (Sicile) ; Palerme (Palais Valguarnera-Gangi) ; Rome ; Mondello, une frazione de Palerme, (Sicile)
- Production : Goffredo Lombardo ; Pietro Notarianni (exécutif)
- Société de production : Titanus (Rome), Pathé Cinéma (Paris)
- Société de distribution : Pathé Cinéma
- Pays d'origine :
Italie,
France
- Langue : italien (acteurs principaux doublés en italien en postsynchronisation)
- Genre : drame historique
- Durée :
- 161 minutes - version cinéma américaine
- 171 minutes - version cinéma européenne
- 185 minutes - version longue italienne (disponible en vidéo)
- 195 minutes - montage présenté à Cannes
- 205 minutes - montage original
- Format : couleurs (Technicolor) - 35 mm / Super Technirama 70 - 2,20:1 (2,35:1 étendu) - son mono (Westrex Recording System)
- Dates de sortie :
- Italie :
- France : (Festival de Cannes) ; (sortie nationale) en version originale sous-titrée; 29 octobre 1963 (à Lyon) en version française; 18 décembre 1963 (à Paris) en version française1
- Box-office Italie : 12 850 375 entrées
- Box-office France : 3 649 498 entrées
Distribution
[modifier | modifier le code]- Burt Lancaster (VO : Corrado Gaipa ; VF : Jean Martinelli) : prince Don Fabrice de Salina
- Claudia Cardinale (VO : Solvejg D'Assunta ; VF : elle-même) : Angelica Sedara
- Alain Delon (VO : Carlo Sabatini ; VF : lui-même) : Tancrède Falconeri
- Paolo Stoppa (VF : Alfred Pasquali) : Don Calogero Sedara
- Rina Morelli (VF : Jacqueline Ferrière) : princesse Maria Stella Salina
- Romolo Valli (VF : Robert Marcy) : père Pirrone
- Terence Hill crédité Mario Girotti (VO : Franco Fabrizi) : comte Cavriaghi
- Pierre Clémenti (VO : Pino Colizzi ; VF : lui-même) : François-Paul
- Lucilla Morlacchi : Concetta
- Giuliano Gemma : général garibaldien
- Ida Galli : Caroline
- Ottavia Piccolo : Catherine
- Carlo Valenzano : Paolo
- Serge Reggiani (VO : Lando Buzzanca ; VF : lui-même) : Don Francisco Ciccio Tumeo
- Brook Fuller : petit prince
- Anna Maria Bottini : Mademoiselle Dombreuil, la gouvernante
- Lola Braccini : Donna Margherita
Tournage
[modifier | modifier le code]Difficulté de production
[modifier | modifier le code]Le tournage du film, qui demande 15 mois d'intense travail, commence à la fin ; le premier tour de manivelle a lieu le . À l'automne précédent, Luchino Visconti, accompagné du décorateur Mario Garbuglia et du fils adoptif de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Gioacchino Lanza Tomasi, a effectué un repérage en Sicile, qui n'a pas levé les inquiétudes du producteur Goffredo Lombardo.
L'investissement exigé par ce projet colossal se révèle bientôt supérieur aux prévisions de la Titanus, alors qu'en 1958, immédiatement après la publication du roman, elle en a acheté les droits d'adaptation. Après un accord de coproduction manqué avec la France, l'engagement de Burt Lancaster dans le rôle principal, en dépit de la perplexité de Luchino Visconti (qui aurait préféré Laurence Olivier ou l'acteur soviétique Nikolaï Tcherkassov2) et peut-être de l'acteur lui-même3, permet un accord de distribution pour les États-Unis avec la 20th Century Fox.
Pourtant, les pertes subies par le film Sodome et Gomorrhe et Le Guépard causent la suspension de l'activité cinématographique de la Titanus4.
Lieux de tournage
[modifier | modifier le code]![](https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b1/Palermo%2C_Villa_Montalbo_Boscogrande.jpg/220px-Palermo%2C_Villa_Montalbo_Boscogrande.jpg)
Palerme (combats entre garibaldiens et royalistes)
[modifier | modifier le code]Bien que la narration objective des événements soit obscurcie et marginalisée dans le film par le regard subjectif du personnage principal-réalisateur, un grand souci fut porté à la reconstitution des combats entre garibaldiens et l'armée des Bourbons. À Palerme, dans les différents décors sélectionnés (piazza San Giovanni Decollato, piazza della Vittoria allo Spasimo, piazza Sant'Euno), « l'asphalte fut recouvert de terre battue, les rideaux de fer remplacés par des persiennes et des stores, les poteaux et fils électriques éliminés »5. Cela advint à la demande de Visconti, car le producteur, Lombardo, s'était inquiété qu'il n'y eût aucune scène de combats.
Villa Boscogrande et église de Cimina
[modifier | modifier le code]![](https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/ea/Ciminna%5E4_-_Flickr_-_Rino_Porrovecchio.jpg/241px-Ciminna%5E4_-_Flickr_-_Rino_Porrovecchio.jpg)
La restauration de la villa Boscogrande (it), dans les environs de la ville fut aussi nécessaire et fut menée en 24 jours. Cette villa incarne, au début du film, le palais des Salina, dont l'état n'en permettait pas l'usage. Même pour les scènes tournées dans la résidence estivale des Salina (Castello di Donnafugata, qui apparaît dans le roman comme étant celui de Palma di Montechiaro), on dut choisir un autre site, Ciminna. Visconti fut séduit par l'église principale et le paysage environnant. L'édifice à trois nefs présentait un splendide pavement en majolique. L'abside, décorée de stucs représentants des apôtres et des anges par Scipione Li Volsi (it) (1622), était en outre pourvue de stalles en bois de 1619, ornées de motifs grotesques, particulièrement aptes à accueillir les princes dans la scène du Te Deum. Le plafond original de l'église, partiellement endommagé pendant le tournage, a été depuis enlevé et ne se trouve plus sur le site.
Bien que la situation topographique de la placette de Ciminna ait semblé optimale, il ne manquait que le palais du prince. Mais en 45 jours, une façade dessinée par Mario Garbuglia fut élevée devant les édifices à côté de l'église. Tout le pavage de la place fut refait, en éliminant l'asphalte et en le remplaçant par des galets et des dalles5. La plus grande partie du tournage des scènes situées dans la résidence eut lieu dans le Palazzo Chigi à Ariccia2.
Palais Valguarnera-Gangi (bal final)
[modifier | modifier le code]![](https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e7/Palazzo_Gangi.jpg/167px-Palazzo_Gangi.jpg)
En revanche, l'état du palais Valguarnera-Gangi à Palerme était excellent. C'est là que l'on situa le bal final, dont la chorégraphie fut confiée à Alberto Testa (it). Le problème qui se posait était l'aménagement des amples espaces intérieurs. Les Hercolani et Gioacchino Lanza Tomasi lui-même y contribuèrent par le prêt de meubles, tapisseries et bibelots. Plusieurs tableaux (dont la Mort du juste) et d'autres œuvres furent commandées par la production. Le résultat final valut au film un Ruban d'argent6 du meilleur décor.
Un autre Ruban d'argent récompensa la photographie en couleurs7 de Giuseppe Rotunno (qui l'avait déjà gagné l'année précédente avec Journal intime) pour l'illumination des salles. Le réalisateur désirait réduire au minimum l'usage des lumières électriques ; des milliers de cierges devaient être rallumés au début de chaque session de tournage. La préparation du décor, la nécessité d'habiller des centaines de figurants8 exigèrent pour cette séquence des séances exténuantes9. La scène du bal (plus de 44 minutes) du Palazzo Gangi est devenue célèbre pour sa durée et son opulence.
Version longue
[modifier | modifier le code]À l'origine, le film durait 205 minutes mais les producteurs ont exigé de le raccourcir jusqu'à ce que Luchino Visconti menace d'aller devant les tribunaux. Visconti et les producteurs se mirent d'accord sur un montage de 195 minutes qui fut présenté à Cannes en mai 1963. En Italie, le film fut présenté dans une version de 185 minutes, connue comme étant la préférée de Visconti. C'est cette version qui est aujourd'hui disponible en vidéo.
Dans les autres pays d'Europe, notamment la France, le film fut exploité dans une version de 171 minutes. Aux États-Unis, un montage de 161 minutes fut proposé au public. Visconti se déclara défavorable à ce dernier montage mais la 20th Century Fox, société distributrice du film, lui répondit que cette version fut supervisée par Burt Lancaster.
Par ailleurs, le film fut copié sur du matériau à l'époque bon marché et qui fit disparaître la brillance et les couleurs de l'œuvre, ce qui entraîna son échec commercial lors de sa sortie.
Au milieu des années 1980, soit environ dix ans après la mort de Luchino Visconti, la version italienne du film est restaurée en technicolor. Les teintes y sont chaudes et tendent vers le jaune. Le public peut y découvrir des scènes jusque là uniquement visibles sur les copies italiennes :
- des suppléments dans la séquence de la bataille entre les garibaldiens et l'armée royale en pleine ville qui comportent notamment :
- des partisans de Garibaldi qui sont arrêtés puis fusillés sous les yeux de leurs familles,
- la toute première apparition du comte Cavriaghi, interprété par Mario Girotti10, parmi les soldats garibaldiens (le personnage arrivait bien plus tard dans le montage original). Il est interpellé par une citoyenne qui a fait exécuter un partisan du roi ;
- lors du pique-nique familial, le prince Salina raconte la fois où il a reçu Tancrède accompagné de Cavriaghi et d'un général garibaldien (Giuliano Gemma). Plus tard dans cette scène, ce dernier assomme toute la famille avec sa façon de chanter ;
- des citoyens de Palerme avertissent de l'arrivée du prince et de sa famille. Le maire de la ville accourt pour les accueillir ;
- lors de leur partie de chasse, Don Francisco explique au prince Salina qu'il a été poussé, lors du vote du référendum, à s'exprimer contre ses opinions ;
- au moment où Cavriaghi rejoint Tancrède et Angelica dans une des pièces désaffectées du palais familial de Palerme, ce dernier annonce qu'il part, se rendant compte qu'il n'a aucune chance avec Concetta dont il est épris ;
- lors de la partie de cartes avec Chevalley, Francesco Paolo raconte à celui-ci le destin tragique du baron Mutolo de Donnafugata avec humour et sadisme : il explique que le fils du baron avait été enlevé et que, sa famille n'ayant pas les moyens de payer la rançon, il leur fut restitué morceau par morceau. Le prince somme Francesco Paolo d'arrêter ;
- lors de leur entretien, le prince demande à Chevalley ce que signifie la fonction de sénateur. Celui-ci lui répond que le Sénat permet de discuter, de débattre et de prendre des décisions sur les actions du royaume.
Cette version est présentée dans les éditions DVD et Blu-Ray. Les scènes supplémentaires sont uniquement en VO sous-titrée.
![](https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/75/Claudia_Cardinale_Alain_Delon_2010.jpg/220px-Claudia_Cardinale_Alain_Delon_2010.jpg)
Prix et distinctions
[modifier | modifier le code]- Palme d'or au festival de Cannes 1963.
- Rubans d'argent (décor, photographie et mise en scène) en 1964.
- Sélection de la version restaurée au festival de Cannes 2010 dans la catégorie Cannes Classics.
- Sélectionné parmi les 100 films italiens à conserver11.
Sur le film
[modifier | modifier le code]![](https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/34/Il_gattopardo_%28Sciacca%29.jpg/220px-Il_gattopardo_%28Sciacca%29.jpg)
Le Guépard représente, dans le parcours artistique de Luchino Visconti, un tournant dans lequel l'engagement dans le débat politico-social du militant communiste s'atténue en un repli nostalgique de l'aristocrate milanais sur la recherche d'un monde perdu, qui caractérisera les films historiques qu'il tournera ensuite. À propos du film, le réalisateur indiqua lui-même qu'il aspirait à réussir la synthèse entre Mastro-Don Gesualdo, de Giovanni Verga, et À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust12.
Visconti déclara :
« J'épouse le point de vue de Lampedusa, et disons aussi de son personnage, le prince Fabrizio. Le pessimisme du prince Salina l'amène à regretter la chute d'un ordre qui, pour immobile qu'il ait été, était quand même un ordre. Mais notre pessimisme se charge de volonté et, au lieu de regretter l'ordre féodal et bourbonien, il vise à établir un ordre nouveau. »
Pour illustration cette réplique restée célèbre :
« Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout13. »
Le film décrit la gestion de la crise par l'aristocratie italienne, dont la scène du bal (qui dure 45 minutes) donne la clé. Celle-ci fut tournée au palais Valguarnera-Gangi, à Palerme14, mais l'essentiel du film a été tourné au Palazzo Chigi à Ariccia, près de Rome15.
Le prince Fabrizio, le Guépard, s'inspire de l'arrière-grand-père de l'auteur du livre, le prince Giulio Fabrizio Tomasi di Lampedusa, qui fut un astronome renommé et qui, dans la fiction littéraire, devient le prince Fabrizio Salina, fasciné par l'observation des étoiles, ainsi que de sa famille entre 1860 et 1910, en Sicile (à Palerme et dans leur fief de Donnafugata, c'est-à-dire Palma di Montechiaro et Santa Margherita di Belice, dans la province d'Agrigente).
Alain Delon fait une analogie entre le Guépard et Luchino Visconti : « Visconti s'est surtout penché sur le Prince Salina que jouait Burt Lancaster. Lui même avait failli le jouer, et nous l'avions tous encouragé à le faire. Finalement il n'avait pas osé et sans doute est-ce mieux comme cela. Le Prince, c'était lui. Le film est son autobiographie. Chaque geste que fait Lancaster, c'est lui, Visconti16. »
La révolution manquée
[modifier | modifier le code]La publication du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa avait ouvert, dans la gauche italienne, un débat sur le Risorgimento en tant que « révolution sans révolution », à partir de la définition du penseur politique Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison. À ceux qui accusaient le roman d'attaquer le Risorgimento répondait un groupe d'intellectuels qui y appréciaient la lucidité de l'analyse de l'alliance, marquée d'immobilisme, entre vieille aristocratie et bourgeoisie montante17.
Visconti, qui avait déjà traité la question de l'unité italienne dans Senso (1954) et qui avait été profondément ému à la lecture du roman, n'hésita pas à intervenir dans le débat que lui proposait Goffredo Lombardo qui avait acquis, au nom de la Titanus, les droits d'adaptation du livre.
Dans le film, la narration de ces événements est vue à travers le regard subjectif du prince Salina : à son personnage sont reliés, « comme en un alignement planétaire, les trois regards sur le monde en changement : celui du personnage, celui de l'œuvre littéraire, celui du texte filmique qui l'illustre18 ». Le regard de Visconti se trouve coïncider avec celui de Burt Lancaster, auquel cette expérience de « double » du réalisateur « vaudra… une profonde transformation intérieure, même sur le plan personnel19 ».
C'est là qu'on peut saisir le tournant par rapport aux productions précédentes du réalisateur : les débuts d'une période où, dans son œuvre, « aucune force positive de l'histoire… ne se profile comme alternative à l'épopée de la décadence, chantée avec une bouleversante nostalgie20 ». Cette mutation s'exprime de manière déterminante dans le bal final, auquel Visconti attribue, par rapport au roman, un rôle plus important tant par la durée (à lui seul, il occupe environ un tiers du film) que par la situation (en le mettant à la conclusion du film, alors que le roman continue bien après 1862, jusqu'à évoquer la mort du prince en 1883 et les dernières années de Concetta au début du XXe siècle).
![](https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/83/Jean-Baptiste_Greuze_-_The_Punished_Son.jpg/220px-Jean-Baptiste_Greuze_-_The_Punished_Son.jpg)
Dans cette séquence, tout parle de la mort. La mort physique, en particulier dans le long aparté du prince devant le tableau La Mort du juste, de Greuze. Mais, surtout, la mort d'une classe sociale, d'un monde de « lions et de guépards », remplacés par « des chacals et des hyènes21 », selon les mots du prince lui-même. Le cadre somptueux, vestige d'un passé glorieux, dans lequel se déroule la réception, est le décor impuissant de l'irruption puis de la conquête du pouvoir d'une foule de personnages médiocres, avides et mesquins : ainsi le vaniteux et fanfaron colonel Pallavicini et le rusé don Calogero Sedara (Paolo Stoppa), représentant d'une nouvelle bourgeoisie affairiste, habile pour tirer profit des incertitudes de l'époque, et avec laquelle la famille du prince a dû s'allier pour redorer son blason affaibli. Ce sont surtout le nouveau cynisme et le manque de scrupules du neveu adoré, Tancrède (qui, après avoir combattu avec les garibaldiens, n'hésite pas, à la suite de la bataille de l'Aspromonte, à se ranger aux côtés des nouveaux vainqueurs et à approuver l'exécution des déserteurs) qui annoncent la fin des idéaux moraux et esthétiques du monde du prince22.
Vu ce week-end.
Extrêmement déçu ! Quel ennui !!!
Encore un mythe qui s’écroule me concernant.
Cette scène interminable du bal, ce côté artificiel (une reconstitution de la guerre digne d’un téléfilm : John Ford, au secours !).
J’ai presque préféré Guerre et Paix avec Hepburn et Fonda, c’est dire… Au moins, les scènes de guerre tiennent la route et ça se traine moins.
Et pourtant, j’adore les fresques telles Autant en emporte le vent, c’est dire si je partais avec un à priori positif.
Cardinale : insignifiante (elle est « belle », comme dit dans le film… c’est bien là tout !)
Delon : cabotinage forçé, sourire colgate : du mauvais Delon
Lancaster : là, chapeau… magnifique, il porte le film à lui tout seul sur ces épaules (avec son confesseur !) Immense !
Oui, Burt Lancaster est le centre et le sujet du film. Visconti ne semble s’être intéressé qu’à ce personnage, les autres sont un peu des faire-valoir.
Globalement, Le Guépard est un film certainement surestimé. A mes yeux, ses qualités sont avant tout du domaine de cet esthétisme raffiné propre à Visconti… En le revoyant dans cette optique, je l’ai plus apprécié.
A revoir peut-être, alors…
Mais pas tout de suite !
J’ai programmé Le samouraï de Melville, je suis dans ma période « classiques méconnus (ou moins connus) de Ford » également : Je n’ai pas tué Lincoln, Le convoi des braves, Les hommes de la mer, Le mouchard, La route du tabac, Les sacrifiés, Les cavaliers… J’adore !
Bien cordialement.
Beau programme, en effet !
Bonjour,
« Quel ennui!!! » écrit Yves. Ennuyeux comme Proust alors, avec lequel le film a d’ailleurs plusieurs points communs (l’importance de l’art, de la beauté qui seule peut arrêter le temps). C’est surtout un film mélancolique. Une plongée dans le passé (voir le travelling dans le jardin au début), un film sur le temps qui passe, sur un homme qui s’efface quand il comprend qu’il n’appartient pas à la nouvelle époque (à laquelle appartiennent les sourires carnassiers et sensuels de Delon et Cardinale), sur les rèves brisés de la révolution italienne (selon l’analyse de Gramsci pour qui la bourgeoisie avait volé la révolution aux paysans), sur les rapports entre le risorgimento et le communisme mélancolique de Visconti (dans son esprit, c’était aussi un film sur l’italie contemporaine) – quant au bal qui s’éternise, c’est parce que l’on parle de quelqu’un qui est en train de mourir, qui se laisse dériver lentement vers la mort et éprouve la durée de ce moment. Il y a beaucoup de choses dans ce film profond et méditatif (et pas du tout surestimé), qui n’est d’ailleurs pas « une fresque », à rebours des fresques essentiellement illustratives que sont Autant en emporte le vent et Le Guerre et paix de Vidor que cite Yves (à mon avis, Le Guépard n’a rien à voir avec ces deux films et il ne faut pas les comparer entre eux).
PS : A Lui : je me souviens d’une première notule de vous sur ce film franchement négative. Heureux que vous l’ayez revu à la hausse.
Bonsoir.
Il est possible que j’aie « raté » mon rendez-vous avec ce film.
Cela m’est déjà arrivé (un mauvais jour ?).
Je le visionnerai donc de nouveau.
Techniquement, mon DVD me proposait un tout petit écran cerné de deux grandes bandes noires : cela n’a sans doute pas contribué à ce que j’apprécie le film.
Et, je le redis, je suis étonné de ne pas avoir apprécié, ce cinéma ayant, sur le papier, tout pour me plaire.
Bien cordialement à tous.
Très bon documentaire sur la 5, sur la rivalité Visconti/Fellini.
http://le-cinema-de-tietie007.blog4ever.com/fellini-versus-visconti
Voilà que je m’apprêtais à en mettre une couche sur ce classique lorsque mes yeux tombèrent sous la photo plus haut, sur la ligne « précédente vision », alors je m’aperçus que je l’avait déjà fait en 2016 sous le titre « Transition » (que je viens de relire au milieu de dix autres commentaires). Le temps et l’effacement ! N’est ce pas le sujet du film : « il faut tout changer afin que tout reste comme avant ». Il suffit que tout change pour que rien ne change. J’ai découvert que Lui avait modifié son regard, sa perception sur le film au point de refaire un nouveau commentaire (fin 2016), c’est rare et plutôt positif (ainsi que d’avoir laissé les deux), bravo! Pour ma part je ne vois pas trop quoi ajouter à mon texte, ou alors il y aurait trop à écrire. Je me contenterai de signaler que pour la première fois Visconti emploie le format large du Scope qui épouse magnifiquement les espaces extérieurs comme intérieurs de cette fresque de la décomposition, et bien sur toute la nuit de bal. Le bal. On pourrait dire que ce qui fait LE GUEPARD c’est la longueur du bal, son agrandissement soudain, parade des classes dirigeantes. On pourrait imaginer un montage où le bal occuperait tout le corpus du film, en en sortant et revenant sans cesse comme un boomerang pour faire entrer les flash-backs, une construction déstructurée, en kaléidoscope comme le sera la première version présentée de Ludwig. Mais ce serait un autre film n’est-ce-pas