Le Guépard (1963) de Luchino Visconti

par Selenie  -  6 Janvier 2025, 11:50  -  #Critiques de films

Issu de la dynastie des Visconti ayant régné des siècles sur Milan, le réalisateur italien Luchino Visconti est aussi devenu depuis son premier long métrage "Les Amants Diaboliques" (1943) l'un des plus grands cinéastes de sa génération, voir de l'Histoire du cinéma. Sympathisant communiste, le descendant d'une des plus fameuses familles aristocrates italiennes est profondément ému lors de la lecture du roman "Il Gattopardo" (1959) de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, lui-même issu de la noblesse sicilienne. Une histoire sur fond d'unité italienne à l'époque de Garibaldi (Tout savoir ICI !), sujet qu'il avait déjà abordé dans "Senso" (1954). Il décide donc d'adapter le roman avec plusieurs scénaristes dont Suso Cecchi D'Amico sa fidèle collaboratrice qui signe là son 5ème scénario sur les 11 films qu'ils tourneront ensemble sans compter le film collectif "Nous les Femmes" (1953) et quelques autres chefs d'oeuvres comme "Le Voleur de Bicyclette" (1948) de Vittorio De Sica"Le Pigeon" (1958) de Mario Monicelli ou "Eté Violent" (1959) de Valerio Zurlini, elle retrouve aussi Enrico Medioli fidèle de Visconti depuis "Rocco et ses Frères" (1960) 1er de leur cinq films ensemble, et qui participera aussi à la fresque "Il était une Fois dans l'Ouest" (1968) de Sergio Leone, puis Massimo Franciosa qui retrouve une partie de l'équipe après "Rocco et ses Frères" (1960), puis après "Les Amoureux" (1955) de Mauro Bolognini il retrouve aussi son confrère Pasquale Festa Campanile avec qui il signera son film "Amour sans Lendemain" (1963). Le choix de ce projet va être un tournant pour Visconti, en effet les militants communistes ne comprennent pas ce choix qui est pour eux antinomiques pour un cinéaste qui jusqu'ici avait des thématiques souvent politico-social. Le cinéaste devra s'expliquer, mais cela n'empêchera pas le réalisateur sera moins politique dans ses prochains films qui seront plus teintés d'une certaine nostalgie. Néanmoins, le film est un énorme succès public et critique avec près de 13 millions d'entrées en Italie, plus de 3,6 millions d'entrées France et en prime la Palme d'Or au Festival de Cannes 1963 et le David Di Donatello du meilleur film. Attention, précisons que le film existe en plusieurs versions, américaine avec 161 minutes, européenne avec 171 minutes, italienne et ses 185 minutes qui est la plus connue et celle vue par votre serviteur, puis la version présentée à Cannes avec ses 195 minutes... 1860, la Sicile est en proie à une invasion, conséquence de troubles politiques sévères entre les différents états italiens. Garibaldi et ses Chemises Rouges envahissent l'île. Alors que son neveu Tancrède prend fait et cause pour le parti de Garibaldi, le prince Salina observe de loin les événements, dépassé par une époque qui veut aller trop vite. Mais la politique est mouvante et les mésalliance politique font que Tancrède change son fusil d'épaule tandis qu'il tombe amoureux de la fille du maire, représentant la classe montante et donc une nouvelle évolution de la société... 

Pour le prince Salina, le réalisateur voulait au départ l'acteur Laurence Olivier, mais malgré de premières réticences au choix de la star américaine Burt Lancaster il finit par se laisser convaincre, d'abord parce que physiquement il était l'incarnation dont rêvait le cinéaste, ensuite une telle star facilitait le financement. L'entente fut idéale quand Visconti constata que la star hollywoodienne aimait l'Europe et surtout l'Italie et qu'il parait d'ailleurs assez bien la langue après avoir séjourné en Italie lors de la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi le Prince Salina est incarné par Burt Lancaster star depuis "Les Tueurs" (1946) de Robert Siodmak et "Tant qu'il y aura des Hommes" (1953) de Fred Zinnemann, et retrouvera dans "Scorpio" (1973) de Michael Winner son partenaire Alain Delon alias Tancrède star depuis "Plein Soleil" (1960) de René Clément, et les deux hommes retrouvent et retrouveront la sublime Claudia Cardinale dans "Les Professionnels" (1966) de Richard Brooks et "Violence et Passion" (1974) de Visconti pour Burt Lancaster, dans "Rocco et ses Frères" (1960) de Visconti et "Les Centurions" (1966) de Mark Robson pour Alain Delon tandis qu'elle retrouvera Visconti dans "Sandra" (1965). Citons ensuite Paolo Stoppa qui était également dans "Rocco et ses Frères" (1960) et retrouvera encore Claudia Cardinale dans "Il était une Fois dans l'Ouest" (1968) de Sergio Leone, puis il retrouve après "La Maison du Silence" (1953) de G.W. Pabst un certain Mario Girotti qui sera connu plus tard sous le nom de Terence Hill avec ses débuts dans le western spaghetti avec "T'as le Bonjour de Trinita" (1967) de Ferdinando Baldi, à l'instar de Giuliano Gemma future star du spaghetti avec "Le Dollar Troué" (1965) de Giorgio Ferroni ou "Le Dernier Jour de la Colère" (1967) de Tonino Valerii, et les deux futurs pistoleros se retrouvent cette même année dans "Le Jour le plus Court" (1963) de Giorgio Ferroni dans lequel jouent aussi Rina Morelli qui retrouve Claudia Cardinale après "Le Bel Antonio" (1960) de Mauro Bolognini ainsi que Visconti après "Senso" (1954) et plus tard "L'Innocent" (1976), puis Romolo Valli qui retrouve aussi la Cardinale après "Le Mauvais Chemin" (1961) de Mauro Bolognini, "La Fille à la Valise" (1961) de Valerio Zurlini, et plus tard "Violence et Passion" (1974), retrouvant encore Visconti après "Mort à Venise" (1971) ou Lancaster dans "1900" (1975) de Bernardo Bertolucci. Citons encore Pierre Clementi qui jouera dans "Belle de Jour" (1966) de Luis Bunuel, "Porcherie" (1969) de Pier Paolo Pasolini ou "Canicule" (1983) de Yves Boisset, Lucilla Morlacchi aperçue dans "Les Frères Corses" (1961) de Anton Giulio Majano ou "Une Garce inconsciente" (1964) de Gianni Vernuccio, Ida Galli remarquée dans "La Dolce Vita" (1960) de Federico Fellini et qui retrouve Guiliano Gemma entre "Messaline" (1960) de Vittorio Cottafavi et "Le Dollar Troué" (1965), Ottavia Piccolo qui retrouvera Alain Delon plus tard dans "La Veuve Couderc" (1971) de Pierre Granier-Deferre et "Zorro" (1975) de Duccio Tessari, Serge Reggiani star depuis "Casque d'Or" (1952) de Jacques Becker et qui retrouve l'époque du film "Les Chemises Rouges" (1951) de Goffredo Alessandrini, puis enfin Anna Maria Bottini apparue dans "Cet Amour Eternel" (1949) de Mario Segui ou "La Loi" (1959) de Jules Dassin qui retrouve après "Femmes Damnées" (1953) de Giuseppe Amato sa camarade Lola Braccini vue dans "Manon Lescaut" (1940) de Carmine Gallone ou "Bellissioma" (1951) de Visconti...

On ressent dès les premières minutes une certaine mélancolie, grâce à la musique sublime de Nino Rota, fidèle de Federico Fellini sur une douzaine de films dont cette même année "Huit et Demi" (1963) et surtout connu pour les deux premiers "Le Parrain" (1972-1974) de F.F. Coppola. La première scène ajoute évidemment une certaine ambiance pesante entre foi et convenance même si on perçoit les chamboulements qui s'annoncent. Le Prince Salina est le symbole d'une société qui se meurt mais il est aussi et encore le garant d'un semblant de stabilité, en tous cas sur sa juridiction. Mais il n'est pas comme ces nobles français de la Révolution qui étaient près à s'allier à la coalition étrangère pour garder leur privilège, Salina/Lancaster est lucide, il sait et comprend qu'il faut du changement comme le lui confirmera clairement son neveu Tancrède/Delon : "Il faut que tout change pour que rien ne change." Le contexte géo-politique et historique reste flou, surtout pour les néophytes, mais l'unification de l'Italie qui reste complexe, reste anecdotique car elle n'est qu'un contexte pour montrer avant tout une société en pleine mutation observée de façon aussi désabusée que sceptique par un Prince d'un autre temps. Ainsi le plus intéressant est de voir le Prince Salina qui aime son neveu voir aussi Tancrède/Delon être la quintessence d'un politique opportuniste, donnant alors un exemple de l'avenir du pays. La décadence n'est peut-être pas là où on le croit. Par contre, on peut sourire légèrement aux scènes de bataille qui manquent autant de réalisme que de tempérament, la violence n'est ni crédible ni convaincante. Le seul gros défaut du film. Durant les deux tiers du film on regarde mi-amusé mi-perplexe ces gens de toutes situations sociales qui tentent d'exister et/ou d'envisager un futur autrement tout en se gardant de se mettre le Prince à dos.

Le Prince qui prend le pouls de son pays, de ses obligés tout en sachant qu'il ne s'y intéresse plus vraiment. Mélancolie et nostalgie se mêlent, entre parties de chasse, la gestion matrimoniale d'un Tancrède qui reste un partie prisée, jusqu'à l'arrivée de la partie la plus mythique du film, le bal grandiose où des citoyens qui n'étaient jamais conviés le sont désormais, surtout quand on est aidé d'une fille sublime. Ce bal c'est près de 50mn (sur trois heures de film) où tout le travail de reconstitution démontre la minutie désirée par Visconti pour cette séquence qui demeure sans aucun doute le plus beau bal d'époque du Septième Art. Précisons que la séquence fut tourné dans le palais Gangi à Palerme. 50mn d'immersion dans un bal italien de 1860 qui marque la rétine, impose une magie d'époque dantesque et qui amène à percevoir, sentir, toute la dimension des adieux du Prince Salina. Un Prince joué par un Burt Lancaster sobre, classieux, imposant et tout à fait félin, on perçoit qu'il devait être un lion (!) dans sa jeunesse jusqu'à sentir le jeune Tancrède/Delon un brin jaloux de son oncle quand sa promise Angelica/Cardinale offre une tendresse sujette à ambiguité au Prince qu'on sait encore vigoureux. Luchino Visconti signe un fresque historique et intime qui pourrait être le drame ultime d'un adieu inévitable. Un monument du cinéma à voir au moins une fois.

 

Note :                 

19/2021 janvier 2011

LE GUEPARD de Luchino Visconti *****

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J'ai découvert hier le ciné-club de mon "art and try"... Et oui, shame on me, je n'avais jamais essayé de m'y rendre car rien qu'imaginer entendre des intellos parler cinéma et nous annoncer qu'ils avaient lu Lampedusa dans le texte, ça me gave rapidement et puis, bêtement, je croyais que les débats étaient animés par le propriétaire des lieux qui me tape sévère (pour être polie) sur le haricot. Sauf que depuis quelque temps il semble qu'il se soit mis au tambourin et que de toute façon les débats soient animés par François Bouvier, professeur de cinéma, personnage aussi passionné que passionnant. Je n'irai pas jusqu'à dire que j'ai trouvé mon Thierry Frémaut (que j'aime d'amour... Thierry si tu m'entends :-)) local mais j'espère trouver le temps, l'énergie et tout le bazar pour assister régulièrement à ces soirées (qui obligent à se coucher bien tard).

Hier il s'agissait donc de voir, et de revoir en ce qui me concerne, le film de Luchino Visconti qui reçut la Palme d'Or à Cannes en 1964 mais ce n'est qu'un détail (qui se souviendra de l'Oncle Bonne Mine dans 50 ans ??? malgré tout le respect que je dois à Atoiaussitujouaupingpong ?) car même sans palme, "Le Guépard" serait le chef d'oeuvre intemporel qu'il est. Incontestablement. Je l'ai découvert quand j'étais toute pitchoune, belle comme un soleil et déjà cinéphile et je n'avais dû rien y comprendre. Mais je ne l'ai jamais oublié. Je me souviens que mes parents (Gloire à eux qui m'ont emmenée au cinéma dès que je n'ai plus porté de couches !) disaient lorsqu'ils évoquaient ce film : "ah ? c'est le film où le bal dure une demi-heure et il ne s'y passe rien !". Et comme j'étais jeune, timide et docile, je disais aussi que c'était le film où le bal etc... Sauf que le bal dure plus longtemps, pratiquement le tiers du film (3 heures et 10 minutes de pure extase) et que déjà dans le temps d'avant je pensais au fond de moi que ce bal était un ravissement, qu'il n'était pas là pour rien, que j'avais bien vu tout le monde s'y observer, parler, se chercher, transpirer, perdre pied et à l'occasion danser, danser, danser !

Mais de quoi s'agit-il ? En 1860, Garibaldi et ses Chemises Rouges viennent semer la panique en Sicile. Le Prince Salina emmène sa femme et ses sept enfants dans leur résidence secondaire de Donnafugata. La révolution en marche lui fait craindre que l'aristocratie vit ses derniers jours. Il consent donc à une union presque contre nature entre son neveu bien-aimé, le fougueux Tancrède et Angelica  belle mais un rien vulgaire (au début) fille du maire de la ville, sorte de bourgeois parvenu assis sur des lingots et des possessions qu'il offrira en dot.

Tant par le contenu politique que par la technique, la durée de préparation (6 mois rien que pour le bal), l'abondance et la richesse des costumes et des décors, le tournage de certaines scènes en milieu naturel, ce film sans âge, indémodable est un chef d'oeuvre. Visconti lui-même aristocrate, communiste et homosexuel n'est pas un homme ordinaire et beaucoup de ses propres caractéristiques et de sa personnalité transparaissent au travers du personnage du Prince Salina dont il fut d'ailleurs un temps question qu'il l'interprète lui-même. Si l'on peut être au départ surpris que ce rôle de noble italien échoie à un cow boy américain, au vu de ce que Burt Lancaster fait du personnage, il devient impossible d'imaginer qui que ce soit d'autre. D'homme vigoureux, d'une beauté, d'une élégance et d'une autorité impressionnantes il devient en trois heures de film un homme terrassé, abattu et las tout aussi convaincant. Il s'éloigne lentement mais déterminé vers un sombre destin.

Il y a donc une révolution qui gronde et dont les prémices se font entendre dès l'ouverture du film. Après avoir parcouru la longue allée bordée de statues figées qui mène à une demeure dont on sent malgré le délabrement de certains murs qu'elle fut somptueuse, on pénètre dans l'intimité de la famille Salina à genoux pour la prière quotidienne. Le Prince est obligé d'interrompre avec autorité cette prière pour tenter de comprendre le brouhaha extérieur. Un soldat mort a été retrouvé dans le jardin. Et c'est le début du commencement de la fin. Ce cadavre est la première brèche qui s'introduit dans l'ordre des choses. Et tout s'enchaîne. L'hystérie de la femme de Salina s'oppose au calme souverrain du Prince. Puis Tancrère survient. Alain Delon dans toute la force, la beauté et la gloire de ses 28 ans rayonnants. Fougueux et bouillonnant il séduit tout et tous sur son passage. Il semble virevolter comme Fanfan la Tulipe même si son ambition démesurée et sans morale le fera sans vergogne passer des troupes de Garibaldi à celles de l'armée "régulière". Car la révolution qui s'est amorcée ne mènera finalement à rien. Un bourgeois finira par devenir sénateur, un aristocrate, Tancrède sera député. Le pouvoir nouveau va s'appuyer sur l'aristocratie ancienne et pendant que les riches dansent, le peuple continue de bosser. "Pour que les choses restent identiques, il faut que tout change" dira le Prince. Ce changement doit donc en passer par le déclin de la classe des guépards : « Nous étions les Guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre ».

Mais il s'agit aussi, comme le disait Visconti de l'histoire d'un contrat de mariage, d'une mésalliance entre la bourgeoisie ambitieuse et la noblesse décadente. Tancrède tombe amoureux de la beauté étincelante d'Angelica qui le lui rend, tout en jouant parfois les coquettes (cours après moi que je t'attrape hi hi hi !!!). Tancrède fera souffrir sa fade cousine Concetta qui l'aime sincèrement mais qui ne possède pas cette "qualité" supplémentaire et indispensable de nourrir une ambition folle que partage Tancrède avec Angelica. Ces deux là, au-delà de l'harmonie évidente de leur couple, de leur beauté foudroyante s'aiment-ils réellement ? On peut en douter.

Pour clore ces histoires de guerre, d'amour et de pouvoir, il y a donc ce bal monumental, véritable tour de force de réalisation, morceau de bravoure tourbillonnant, qu'il faudrait voir et revoir encore pour qu'aucun détail n'échappe tant il est riche de précision et d'événements dont la plupart passe par les regards qui s'échangent ou que l'on saisit au vol à condition d'être attentifs, que ce soient ceux de la Princesse Salina excédée que son mari la délaisse, ceux de Tancrède dont on ne sait s'ils suggèrent la jalousie de voir sa fiancée flirter ou d'apercevoir son mentor vacillant ou ceux du Prince qui observe au travers de Tancrède et Angelica la fin de son monde et aussi (surtout ?) sa jeunesse à jamais perdue. Roc vacillant et las, jadis énergique qui semblait éternel, Burt Lancaster a imprimé à jamais de sa stature imposante et solennelle ce film somptueux, éblouissant et inoubliable.

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Le Guépard (film)

Le Guépard
Description de cette image, également commentée ci-après
Titre originalIl Gattopardo
RéalisationLuchino Visconti
ScénarioSuso Cecchi D'Amico
Pasquale Festa Campanile
Enrico Medioli
Massimo Franciosa
Luchino Visconti
Acteurs principaux

Burt Lancaster
Alain Delon
Claudia Cardinale

Sociétés de productionTitanus
Pathé Cinéma
Pays de productionDrapeau de l'Italie Italie
Drapeau de la France France
GenreDrame historique
Durée185 minutes
Sortie1963

Pour plus de détails, voir Fiche technique et Distribution.

Le Guépard (Il Gattopardo) est un film franco-italien réalisé par Luchino Visconti, sorti en 1963 et adapté du roman Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

Il a reçu la Palme d'or au Festival de Cannes 1963.

En , après le débarquement de Garibaldi en Sicile, à Marsala, Don Fabrizio Salina assiste avec détachement et mélancolie au déclin de la noblesse. Ces gentilshommes, les « guépards », comprennent que la fin de leur supériorité morale et sociale est désormais proche : en fait, ceux qui profitent de la nouvelle situation politique sont les administrateurs et grands propriétaires terriens de la nouvelle classe sociale qui monte. Don Fabrizio, appartenant à une famille de noblesse ancienne, est rassuré par son neveu préféré Tancrède, qui, bien que combattant dans les colonnes garibaldiennes, cherche à faire tourner les événements à son avantage. Tancrède explique à son oncle :

« Si nous ne nous mêlons pas de cette affaire, ils vont nous fabriquer une république. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout. »

Lorsque, comme chaque année, le prince Salina se rend, avec toute sa famille, dans sa résidence d'été de Donnafugata, il trouve comme nouveau maire du village Calogero Sedara, bourgeois d'extraction modeste, fruste et peu instruit, qui s'est enrichi et a fait carrière en politique. Tancrède, qui avait au début montré un certain intérêt pour Concetta, fille aînée du prince, tombe amoureux d'Angelica, fille de don Calogero, qu'il épousera finalement, séduit par sa beauté mais aussi par son patrimoine considérable.

L'arrivée à Donnafugata d'un fonctionnaire piémontais, le cavaliere Chevalley di Monterzuolo, marque un tournant dans le récit. Il propose à Don Fabrizio d'être nommé sénateur du nouveau Royaume d'Italie. Pourtant, le prince refuse, se sentant trop lié au vieux monde sicilien. Reflet de la réalité sicilienne, Don Fabrizio est pessimiste : « Ensuite, ce sera différent, peut-être pire… », déclare-t-il à l'émissaire du nouveau régime.

L'union entre la nouvelle bourgeoisie et la noblesse déclinante est un changement désormais incontestable. Don Fabrizio en aura la confirmation au cours d'un bal grandiose à la fin duquel il commencera à méditer sur la signification des événements nouveaux et à faire le douloureux bilan de sa vie.

Fiche technique

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  • Titre original italien : Il Gattopardo
  • Titre français : Le Guépard
  • Réalisateur : Luchino Visconti
Le palais Filangeri-Cutò à Santa Margherita di Belice, maison d'été de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

Distribution

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Difficulté de production

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Le tournage du film, qui demande 15 mois d'intense travail, commence à la fin  ; le premier tour de manivelle a lieu le . À l'automne précédent, Luchino Visconti, accompagné du décorateur Mario Garbuglia et du fils adoptif de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Gioacchino Lanza Tomasi, a effectué un repérage en Sicile, qui n'a pas levé les inquiétudes du producteur Goffredo Lombardo.

L'investissement exigé par ce projet colossal se révèle bientôt supérieur aux prévisions de la Titanus, alors qu'en 1958, immédiatement après la publication du roman, elle en a acheté les droits d'adaptation. Après un accord de coproduction manqué avec la France, l'engagement de Burt Lancaster dans le rôle principal, en dépit de la perplexité de Luchino Visconti (qui aurait préféré Laurence Olivier ou l'acteur soviétique Nikolaï Tcherkassov2) et peut-être de l'acteur lui-même3, permet un accord de distribution pour les États-Unis avec la 20th Century Fox.

Pourtant, les pertes subies par le film Sodome et Gomorrhe et Le Guépard causent la suspension de l'activité cinématographique de la Titanus4.

Lieux de tournage

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La villa Boscogrande à Palerme, résidence du prince.

Palerme (combats entre garibaldiens et royalistes)

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Bien que la narration objective des événements soit obscurcie et marginalisée dans le film par le regard subjectif du personnage principal-réalisateur, un grand souci fut porté à la reconstitution des combats entre garibaldiens et l'armée des Bourbons. À Palerme, dans les différents décors sélectionnés (piazza San Giovanni Decollato, piazza della Vittoria allo Spasimo, piazza Sant'Euno), « l'asphalte fut recouvert de terre battue, les rideaux de fer remplacés par des persiennes et des stores, les poteaux et fils électriques éliminés »5. Cela advint à la demande de Visconti, car le producteur, Lombardo, s'était inquiété qu'il n'y eût aucune scène de combats.

Villa Boscogrande et église de Cimina

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La restauration de la villa Boscogrande (it), dans les environs de la ville fut aussi nécessaire et fut menée en 24 jours. Cette villa incarne, au début du film, le palais des Salina, dont l'état n'en permettait pas l'usage. Même pour les scènes tournées dans la résidence estivale des Salina (Castello di Donnafugata, qui apparaît dans le roman comme étant celui de Palma di Montechiaro), on dut choisir un autre site, Ciminna. Visconti fut séduit par l'église principale et le paysage environnant. L'édifice à trois nefs présentait un splendide pavement en majolique. L'abside, décorée de stucs représentants des apôtres et des anges par Scipione Li Volsi (it) (1622), était en outre pourvue de stalles en bois de 1619, ornées de motifs grotesques, particulièrement aptes à accueillir les princes dans la scène du Te Deum. Le plafond original de l'église, partiellement endommagé pendant le tournage, a été depuis enlevé et ne se trouve plus sur le site.

Bien que la situation topographique de la placette de Ciminna ait semblé optimale, il ne manquait que le palais du prince. Mais en 45 jours, une façade dessinée par Mario Garbuglia fut élevée devant les édifices à côté de l'église. Tout le pavage de la place fut refait, en éliminant l'asphalte et en le remplaçant par des galets et des dalles5. La plus grande partie du tournage des scènes situées dans la résidence eut lieu dans le Palazzo Chigi à Ariccia2.

Palais Valguarnera-Gangi (bal final)

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Palais Valguarnera-Gangi à Palerme.

En revanche, l'état du palais Valguarnera-Gangi à Palerme était excellent. C'est là que l'on situa le bal final, dont la chorégraphie fut confiée à Alberto Testa (it). Le problème qui se posait était l'aménagement des amples espaces intérieurs. Les Hercolani et Gioacchino Lanza Tomasi lui-même y contribuèrent par le prêt de meubles, tapisseries et bibelots. Plusieurs tableaux (dont la Mort du juste) et d'autres œuvres furent commandées par la production. Le résultat final valut au film un Ruban d'argent6 du meilleur décor.

Un autre Ruban d'argent récompensa la photographie en couleurs7 de Giuseppe Rotunno (qui l'avait déjà gagné l'année précédente avec Journal intime) pour l'illumination des salles. Le réalisateur désirait réduire au minimum l'usage des lumières électriques ; des milliers de cierges devaient être rallumés au début de chaque session de tournage. La préparation du décor, la nécessité d'habiller des centaines de figurants8 exigèrent pour cette séquence des séances exténuantes9. La scène du bal (plus de 44 minutes) du Palazzo Gangi est devenue célèbre pour sa durée et son opulence.

Version longue

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À l'origine, le film durait 205 minutes mais les producteurs ont exigé de le raccourcir jusqu'à ce que Luchino Visconti menace d'aller devant les tribunaux. Visconti et les producteurs se mirent d'accord sur un montage de 195 minutes qui fut présenté à Cannes en mai 1963. En Italie, le film fut présenté dans une version de 185 minutes, connue comme étant la préférée de Visconti. C'est cette version qui est aujourd'hui disponible en vidéo.

Dans les autres pays d'Europe, notamment la France, le film fut exploité dans une version de 171 minutes. Aux États-Unis, un montage de 161 minutes fut proposé au public. Visconti se déclara défavorable à ce dernier montage mais la 20th Century Fox, société distributrice du film, lui répondit que cette version fut supervisée par Burt Lancaster.

Par ailleurs, le film fut copié sur du matériau à l'époque bon marché et qui fit disparaître la brillance et les couleurs de l'œuvre, ce qui entraîna son échec commercial lors de sa sortie.

Au milieu des années 1980, soit environ dix ans après la mort de Luchino Visconti, la version italienne du film est restaurée en technicolor. Les teintes y sont chaudes et tendent vers le jaune. Le public peut y découvrir des scènes jusque là uniquement visibles sur les copies italiennes :

  • des suppléments dans la séquence de la bataille entre les garibaldiens et l'armée royale en pleine ville qui comportent notamment :
    • des partisans de Garibaldi qui sont arrêtés puis fusillés sous les yeux de leurs familles,
    • la toute première apparition du comte Cavriaghi, interprété par Mario Girotti10, parmi les soldats garibaldiens (le personnage arrivait bien plus tard dans le montage original). Il est interpellé par une citoyenne qui a fait exécuter un partisan du roi ;
  • lors du pique-nique familial, le prince Salina raconte la fois où il a reçu Tancrède accompagné de Cavriaghi et d'un général garibaldien (Giuliano Gemma). Plus tard dans cette scène, ce dernier assomme toute la famille avec sa façon de chanter ;
  • des citoyens de Palerme avertissent de l'arrivée du prince et de sa famille. Le maire de la ville accourt pour les accueillir ;
  • lors de leur partie de chasse, Don Francisco explique au prince Salina qu'il a été poussé, lors du vote du référendum, à s'exprimer contre ses opinions ;
  • au moment où Cavriaghi rejoint Tancrède et Angelica dans une des pièces désaffectées du palais familial de Palerme, ce dernier annonce qu'il part, se rendant compte qu'il n'a aucune chance avec Concetta dont il est épris ;
  • lors de la partie de cartes avec Chevalley, Francesco Paolo raconte à celui-ci le destin tragique du baron Mutolo de Donnafugata avec humour et sadisme : il explique que le fils du baron avait été enlevé et que, sa famille n'ayant pas les moyens de payer la rançon, il leur fut restitué morceau par morceau. Le prince somme Francesco Paolo d'arrêter ;
  • lors de leur entretien, le prince demande à Chevalley ce que signifie la fonction de sénateur. Celui-ci lui répond que le Sénat permet de discuter, de débattre et de prendre des décisions sur les actions du royaume.

Cette version est présentée dans les éditions DVD et Blu-Ray. Les scènes supplémentaires sont uniquement en VO sous-titrée.

Les acteurs Claudia Cardinale et Alain Delon, venus présenter une version restaurée du film au festival de Cannes 2010.

Prix et distinctions

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Sur le film

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Exposition sur le film Le Guépard à la Badia Grande de Sciacca en Sicile (Italie).

Le Guépard représente, dans le parcours artistique de Luchino Visconti, un tournant dans lequel l'engagement dans le débat politico-social du militant communiste s'atténue en un repli nostalgique de l'aristocrate milanais sur la recherche d'un monde perdu, qui caractérisera les films historiques qu'il tournera ensuite. À propos du film, le réalisateur indiqua lui-même qu'il aspirait à réussir la synthèse entre Mastro-Don Gesualdo, de Giovanni Verga, et À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust12.

Visconti déclara :

« J'épouse le point de vue de Lampedusa, et disons aussi de son personnage, le prince Fabrizio. Le pessimisme du prince Salina l'amène à regretter la chute d'un ordre qui, pour immobile qu'il ait été, était quand même un ordre. Mais notre pessimisme se charge de volonté et, au lieu de regretter l'ordre féodal et bourbonien, il vise à établir un ordre nouveau. »

Pour illustration cette réplique restée célèbre :

« Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout13. »

Le film décrit la gestion de la crise par l'aristocratie italienne, dont la scène du bal (qui dure 45 minutes) donne la clé. Celle-ci fut tournée au palais Valguarnera-Gangi, à Palerme14, mais l'essentiel du film a été tourné au Palazzo Chigi à Ariccia, près de Rome15.

Le prince Fabrizio, le Guépard, s'inspire de l'arrière-grand-père de l'auteur du livre, le prince Giulio Fabrizio Tomasi di Lampedusa, qui fut un astronome renommé et qui, dans la fiction littéraire, devient le prince Fabrizio Salina, fasciné par l'observation des étoiles, ainsi que de sa famille entre 1860 et 1910, en Sicile (à Palerme et dans leur fief de Donnafugata, c'est-à-dire Palma di Montechiaro et Santa Margherita di Belice, dans la province d'Agrigente).

Alain Delon fait une analogie entre le Guépard et Luchino Visconti : « Visconti s'est surtout penché sur le Prince Salina que jouait Burt Lancaster. Lui même avait failli le jouer, et nous l'avions tous encouragé à le faire. Finalement il n'avait pas osé et sans doute est-ce mieux comme cela. Le Prince, c'était lui. Le film est son autobiographie. Chaque geste que fait Lancaster, c'est lui, Visconti16. »

La révolution manquée

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La publication du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa avait ouvert, dans la gauche italienne, un débat sur le Risorgimento en tant que « révolution sans révolution », à partir de la définition du penseur politique Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison. À ceux qui accusaient le roman d'attaquer le Risorgimento répondait un groupe d'intellectuels qui y appréciaient la lucidité de l'analyse de l'alliance, marquée d'immobilisme, entre vieille aristocratie et bourgeoisie montante17.

Visconti, qui avait déjà traité la question de l'unité italienne dans Senso (1954) et qui avait été profondément ému à la lecture du roman, n'hésita pas à intervenir dans le débat que lui proposait Goffredo Lombardo qui avait acquis, au nom de la Titanus, les droits d'adaptation du livre.

Dans le film, la narration de ces événements est vue à travers le regard subjectif du prince Salina : à son personnage sont reliés, « comme en un alignement planétaire, les trois regards sur le monde en changement : celui du personnage, celui de l'œuvre littéraire, celui du texte filmique qui l'illustre18 ». Le regard de Visconti se trouve coïncider avec celui de Burt Lancaster, auquel cette expérience de « double » du réalisateur « vaudra… une profonde transformation intérieure, même sur le plan personnel19 ».

C'est là qu'on peut saisir le tournant par rapport aux productions précédentes du réalisateur : les débuts d'une période où, dans son œuvre, « aucune force positive de l'histoire… ne se profile comme alternative à l'épopée de la décadence, chantée avec une bouleversante nostalgie20 ». Cette mutation s'exprime de manière déterminante dans le bal final, auquel Visconti attribue, par rapport au roman, un rôle plus important tant par la durée (à lui seul, il occupe environ un tiers du film) que par la situation (en le mettant à la conclusion du film, alors que le roman continue bien après 1862, jusqu'à évoquer la mort du prince en 1883 et les dernières années de Concetta au début du XXe siècle).

Tableau de Greuze : "Le fils puni" ou "La mort du juste", 1778.

Dans cette séquence, tout parle de la mort. La mort physique, en particulier dans le long aparté du prince devant le tableau La Mort du juste, de Greuze. Mais, surtout, la mort d'une classe sociale, d'un monde de « lions et de guépards », remplacés par « des chacals et des hyènes21 », selon les mots du prince lui-même. Le cadre somptueux, vestige d'un passé glorieux, dans lequel se déroule la réception, est le décor impuissant de l'irruption puis de la conquête du pouvoir d'une foule de personnages médiocres, avides et mesquins : ainsi le vaniteux et fanfaron colonel Pallavicini et le rusé don Calogero Sedara (Paolo Stoppa), représentant d'une nouvelle bourgeoisie affairiste, habile pour tirer profit des incertitudes de l'époque, et avec laquelle la famille du prince a dû s'allier pour redorer son blason affaibli. Ce sont surtout le nouveau cynisme et le manque de scrupules du neveu adoré, Tancrède (qui, après avoir combattu avec les garibaldiens, n'hésite pas, à la suite de la bataille de l'Aspromonte, à se ranger aux côtés des nouveaux vainqueurs et à approuver l'exécution des déserteurs) qui annoncent la fin des idéaux moraux et esthétiques du monde du prince22.