L’ESSOR DE LA COMÉDIE À L’ITALIENNE
Dans les années 1960, la comédie italienne s’est affranchie du néoréalisme pour offrir une vision ironique et parfois désespérée des mœurs et du caractère italiens. Définir les frontières de la comédie italienne est difficile, car elle semble être une construction critique désignant un certain type de satire cinématographique né après la guerre, particulièrement vers le milieu des années 1950. À l’origine, elle puisait dans une généalogie multiple, allant de la Commedia dell’Arte aux spectacles de marionnettes siciliens, en passant par le théâtre napolitain, la comédie italienne a ainsi imposé de multiples visages.
C’est au début des années 1970 seulement que la critique cinématographique française a pris conscience de l’importance et de la vitalité de la comédie italienne, découvrant ou redécouvrant des cinéastes comme Dino Risi, Mario Monicelli ou Luigi Comencini, et des comédiens comme Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Alberto Sordi ou Nino Manfredi. Par un curieux effet de « feed-back », c’est à la suite de cet engouement que la critique italienne elle-même, jusqu’alors extrêmement réservée, sinon méprisante, à l’égard d’un genre considéré comme « populaire » et « vulgaire », s’est penchée à son tour sur des films dont l’enracinement sociologique et culturel prenait soudain à ses yeux une valeur documentaire irremplaçable. Cette réhabilitation tardive, que devait consacrer, en 1975, la présence de Parfum de femme (Profumo di donna, 1974) de Dino Risi, au Festival de Cannes, n’a pas été le fruit du hasard. L’historien se doit en effet de souligner le rôle tenu par un attaché de presse français, Simon Mizrahi, sans qui la partie immergée de l’iceberg cinématographique italien, selon l’expression de Jacques Lourcelles, le serait sans doute longtemps restée. A partir de 1970, Simon Mizrahi a lutté inlassablement en faveur de la comédie italienne, réussissant à convaincre distributeurs et journalistes et créant un véritable courant d’opinion en sa faveur. Les cinéastes italiens lui doivent une bonne part de leur notoriété, et Ettore Scola lui a d’ailleurs rendu un fort spirituel hommage dans La Terrasse (La terrazza, 1980). Car, dans les années 1970, cet attaché de presse singulièrement opiniâtre a non seulement assuré la sortie en France des films réalisés à l’époque, mais encore il a exhumé les trésors des années 1960, quand la comédie « à l’italienne » prenait son essor.
La fin des illusions
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la comédie italienne avait été étroitement associée au mouvement néoréaliste, et elle eut pour fonction majeure de populariser ses thèmes essentiels. Caractérisée par un certain misérabilisme, mais aussi, souvent, par un optimisme conciliant, elle n’avait pas résisté à l’effondrement des illusions politiques, sociales et morales qui s’était produit dans les années 1950. Aussi allait-elle évoluer, au cours de la décennie suivante, vers un pessimisme grinçant et parfois radical. Cette évolution est particulièrement sensible dans deux films encore empreints de l’atmosphère néoréaliste, Une Vie difficile (Una vita difficile, 1961) de Dino Risi et A cheval sur le tigre (A cavallo della tigre, 1961) de Luigi Comencini, respectivement interprétés par Alberto Sordi et Nino Manfredi. Dans l’un comme dans l’autre, l’humanisme des deux cinéastes se heurte à une réalité d’une extrême noirceur. Mais alors que l’humanisme de Dino Risi était appelé à s’engloutir dans une vision cynique et cruelle de la condition humaine, celui de Luigi Comencini, en revanche, ne s’est jamais éteint. Nullement spécialisé, du reste, dans la comédie, il devait déclarer, lors de la sortie d’A cheval sur le tigre en France, en 1976 seulement : « S’agit-il d’un film politique ? Non, si le film politique doit susciter ressentiments et condamnations idéologiques. Oui, au contraire, si aimer les abandonnés et les désespérés est une attitude politique. Il me semble, toutefois, que ce soit l’unique politique valable qui incombe au cinéma non documentaire, au cinéma de fiction, au cinéma qui, comme but ultime et le plus élevé, a choisi la poésie. »
Les quatre mousquetaires
Pietro Germi a donné une orientation marquée à la comédie italienne en faisant un instrument de critique sociale. Avec Meurtre à l’italienne (Un maledetto imbroglio, 1959), Divorce à l’italienne (Divorzio all’italiana, 1962), Séduite et abandonnée (Sedotta e abbandonata, 1963) et Ces messieurs dames (Signore e signori, 1965), il s’est en effet attaché à dénoncer les paradoxes et les hypocrisies d’une société italienne paralysée par les préjugés bourgeois. Ces films résolument contemporains et réellement engagés ont exercé une indéniable influence sur les mœurs italiennes, contribuant notamment à faire prendre conscience à de nombreux Italiens de l’absurdité de l’interdiction du divorce, interdiction dont l’abolition fut acquise quelques années plus tard au terme d’un référendum. Couronné par un Oscar à Hollywood, Divorce à l’italienne était l’un des films préférés de Billy Wilder, qui affirmait l’avoir étudié plan par plan à la table de montage. Satire de mœurs avec Pietro Germi, la comédie italienne s’est révélée plus ouvertement politique avec Luigi Zampa, dont les meilleurs films sont d’ailleurs antérieurs aux années 1960. Dès le début des années 1950, Zampa, efficacement aidé par l’excellent scénariste Vitaliano Brancati, s’était livré à une satire implacable des institutions et de la démocratie chrétienne avec Anni facili (1953), qui fut fort significativement interdit à l’exportation. Malgré une carrière des plus inégales, Luigi Zampa devait retrouver cette veine, dix ans plus tard, dans Les Années rugissantes (Gli anni ruggenti, 1963).
Toutefois, le principal ressort de la comédie « à l’italienne » demeure l’étude de caractère, à travers laquelle elle a pu atteindre à une véritable universalité. De tous les cinéastes italiens contemporains, Dino Risi est indéniablement celui dont le regard s’est révélé le plus féroce et le plus profond. Son pessimisme se rapporte en effet moins aux mœurs et aux institutions qu’à la nature humaine en tant que telle, dont il a offert une peinture quasi tératologique dans Les Monstres (I mostri, 1963), Une Poule, un train… et quelques monstres (Vedo nudo, 1969), ou encore l’étonnant Fais-moi très mal mais couvre-moi de baisers (Straziami ma di baci saziami, 1968), que le cinéaste, s’inspirant des romans-photos populaires, a conçu comme une sorte d’anthologie de l’imbécillité. Ainsi Dino Risi a retrouvé l’inspiration des moralistes classiques, ses portraits types faisant parfois songer à ceux d’un La Bruyère.
Cependant, le cinéma italien n’aurait sans doute jamais connu une telle réussite dans le domaine de la comédie sans le talent de quatre principaux comédiens, Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Alberto Sordi et Nino Manfredi. Ces quatre « mousquetaires », formés à l’école du théâtre ou du music-hall, ont alors été beaucoup plus que de simples interprètes. Ils ont apporté à la comédie « à l’italienne » une imagination personnelle nourrie de l’expérience et de l’observation, un sens développé des particularités régionales, sociales et dialectales, ainsi qu’une intelligence et un esprit critique toujours en éveil. Tous les quatre ont largement débordé le cadre strict de leur profession. Ugo Tognazzi a connu une grande popularité en donnant ses recettes de cuisine à la radio, tandis que Gassman, Sordi et Manfredi faisaient d’intéressantes tentatives dans la réalisation. Nino Manfredi devait d’ailleurs réaliser et interpréter une manière de chef-d’œuvre avec Miracle à l’italienne (Per grazia ricevuta, 1970), subtile et virulente satire de la crédulité religieuse dans le monde rural italien.
Age et Scarpelli
Issue d’une tradition théâtrale séculaire, la comédie cinématographique italienne doit beaucoup, enfin, au génie des scénaristes. Ceux qui ont le plus puissamment contribué à son éclat demeurent sans conteste Age et Scarpelli qui, ensemble, ont écrit quelques-uns des meilleurs films de Dino Risi, Mario Monicelli, Luigi Comencini, Ettore Scola, Pietro Germi ou Alberto Lattuada. De leur vrai nom Agenore Incrocci et Furio Scarpelli, les deux compères avaient débuté à la fin des années 1940, signant notamment une quinzaine de films interprétés par Toto. D’A cheval sur le tigre aux Monstres, de Fais-moi très mal mais couvre-moi de baisers à La Terrasse, Age et Scarpelli ont fait montre d’une imagination subversive et féconde, soutenue par une érudition linguistique et philologique proprement éblouissante. Exploitant avec un à-propos infaillible les ressources de la langue italienne et de ses multiples dialectes, puisant même, pour L’Armée Brancaleone (L’armata Brancaleone, 1966) et Brancaleone s’en-va-t-aux croisades (Brancaleone aile crociate, 1970) de Monicelli, dans le réservoir idiomatique de l’italien ancien, ne dédaignant en outre ni l’argot moderne ni le latin, les deux scénaristes ont donné à la comédie « à l’italienne » une dimension culturelle sans équivalent en Europe. On a pu dire que leur importance, pour le cinéma italien, a été aussi considérable que celle de Goldoni pour le théâtre.
L’histoire revue et corrigée
Pessimisme et ironie caractérisent également les comédies situées dans les époques passées. L’une des grandes originalités du cinéma italien, dans les années 1960, est en effet d’avoir su jeter sur l’histoire un regard critique et sans complaisance, démystifiant bon nombre de clichés et d’idées reçues, et ressuscitant par la caricature des comportements politiques et sociaux enfouis dans la mémoire nationale. C’est ainsi qu’en collaboration avec Age et Scarpelli, Mario Monicelli a réalisé ces deux chefs-d’œuvre que sont L’Armée Brancaleone et Brancaleone s ‘en-va-t-aux croisades, stupéfiantes et picaresques évocations d’un Moyen Age plein de cruauté et de terreur, dans lesquelles Vittorio Gassman composait une bouleversante figure de chevalier aux quartiers de noblesse douteux mais au cœur d’or. Comme l’a écrit Bertrand Tavernier, Monicelli « change de ton, de genre à l’intérieur d’une même scène, écrit tout à coup un tiers du film en vers et en dialecte sicilien, commente le récit à l’aide d’intertitres sortis tout droit d’une chanson de geste du cycle de Guillaume d’Orange, n’hésite pas à casser la dramaturgie classique. Cette liberté d’humeur, ou digressions et parenthèses fleurissent comme dans les mémoires de l’époque, tirent cette savoureuse chronique épi-picaresque du côté de la fable bunuellienne ».
Cette familiarité avec le passé, un autre cinéaste en a donné deux délectables exemples. Romancier, auteur dramatique et metteur en scène, Pasquale Festa Campanile a réalisé des comédies d’une rare impertinence, généralement axées sur les mœurs sexuelles de ses compatriotes : il a ainsi dévêtu la délicieuse Laura Antonelli avec beaucoup de malice dans Ma femme est un violon (Il merlo maschio, 1971). Mais ses deux réussites les plus notables restent Le Sexe des anges (Le voci bianche, 1964) et Une Vierge pour le prince (Una vergine per il principe, 1965). Réalisé en collaboration avec Massimo Franciosa, le premier film est une peinture cruelle et précise des meurs musicales du XVII siècle, à Rome, à travers l’histoire d’un castrat interprété par Paolo Ferrari. Quant au second, il évoque l’atmosphère violente, anarchique et cynique de la Renaissance italienne, sans jamais sacrifier la réalité historique au spectacle. Vittorio Gassman y incarne un prince de Mantoue qui, pour renflouer les caisses de son Etat, brigue une alliance matrimoniale avec la puissante famille des Médicis, mais qui, pour obtenir le consentement de ses futurs beaux-parents, doit fournir la preuve de sa virilité.
Dans Le Sexe des anges comme dans Une Vierge pour le prince, Pasquale Festa Campanile renouait avec la manière stendhalienne, l’exactitude de la chronique se trouvant fertilisée par une fantaisie et une alacrité dramatiques exceptionnelles.
Les ambiguïtés du fascisme
La comédie « à l’italienne » a remis d’autre part en question l’histoire contemporaine, le plus souvent sur le mode de la dérision. Luigi Comencini, dans La Grande Pagaille (Tutti a casa, 1960), rappelait le chaos dans lequel l’Italie avait été plongée après la chute de Mussolini, en 1943, tandis que Luigi Zampa, dans Les Années rugissantes, s’en prenait sans aménité à la rhétorique creuse et redondante des années glorieuses du fascisme. C’est toutefois Dino Risi qui, dans La Marche sur Rome (La marcia su Roma, 1962), a porté le coup dur à la nostalgie que l’ordre fasciste pouvait encore inspirer, dans les années 1960, à des couches nombreuses de la population italienne. L’association de la théâtralité mussolinienne et du tempérament national le plus atavique ne laissait cependant pas d’être ambiguë, et cette ambiguïté allait, quelques années plus tard, trouver une résonance totalement désespérée dans La Carrière d’une femme de chambre (Telefoni bianchi, 1975).
Également illustrée par Antonio Pietrangeli, Nanni Loy, Luciano Salce ou Vittorio De Sica, la comédie « à l’italienne » exercera une vive influence à l’étranger, notamment en France où Pascal Thomas et ses deux scénaristes, Roland Duval et Jacques Lourcelles, en tireront les leçons. Des films comme Les Zoaos (1972) ou, surtout, comme l’admirable Confidences pour confidences (1978), n’auraient jamais vu le jour si Pascal Thomas n’avait été l’un des plus chauds admirateurs de Risi et de Monicelli.

LE CINÉMA ITALIEN DANS LA TOURMENTE DE LA GUERRE
Quand l’Italie déclare la guerre à la France et à l’Angleterre, le 10 juin 1940, Cinecittà semble ne pas vouloir se rendre à l’évidence de la gravité de la situation. Sur le plan cinématographique, la bataille contre l’invasion américaine a été gagnée dès 1938. Grâce à la loi Alfieri (du 6 juin) et à la loi sur le monopole (du 20 septembre de la même année), la production étrangère a été bloquée et, sur le plan intérieur, on a vu se développer, par voie de conséquence, ce que certains ont appelé une « véritable orgie de production ».

LE NÉORÉALISME ITALIEN
Au lendemain de la guerre, le cinéma italien s’affirma dans le monde entier avec le néoréalisme, un nouveau courant qui, en s’attachant à observer fa vie quotidienne, révélait avec une extrême sincérité les problèmes du pays.

LE CINÉMA ITALEN AU DÉBUT DES ANNÉES 1950
Au début des années 1950, le néoréalisme est en régression. Mais le cinéma italien découvre de nouvelles sources de fertilité, tandis que des cinéastes comme Freda ou Matarazzo illustrent la vitalité des genres populaires.

PANE, AMORE E FANTASIA (Pain, Amour et Fantaisie) – Luigi Comencini (1953)
Lorenzo Codelli, publié dans la revue Positif en février 1974, il a déclaré : « Je voulais une comédie villageoise qui soit parfaite comme du Beaumarchais, une comédie « de caractères » assez élégante, et sans vulgarité, avec un fond social assez précis. Le maréchal des logis, qui est le personnage central, s’occupe de tout sauf des problèmes réels du village, il ne pense qu’à manger et à se trouver une femme. C’était à demi-sérieux, avec beaucoup de pointes comiques, mais avec un fond assez amer. »





































