D’UN CINÉMA NOIR… par Michel Devillers
La noirceur du cinéma de la « qualité française » n’est-elle qu’apparente, l’idéalisation quasi-constante de la représentation laissant entrevoir une réversibilité possible de la narration ? Noirceur des caractères, des situations, des atmosphères : le cinéma des français d’avant-guerre est indissociable de cette coloration souvent violemment pessimiste de Carné à Clouzot et à Duvivier. C’est le reproche souvent fait à Clouzot de ne prendre que des galeries de monstres, c’est la description d’espaces clos noyés dans les brouillards de Quai des brumes à Dédée d’Anvers, qui obnubilent la possibilité d’une libération par l’ouverture de l’espace.
La clarté peut paradoxalement jouer le même rôle : le soleil, dans Le Corbeau, détermine des surfaces tranchantes, une extériorité hostile dans sa dureté qui renvoie à la protection du confiné ; la clarté méditerranéenne de Pépé le Moko dessine l’infranchissabilité d’un ici exclusif de tout espoir de traversée. La fatalité sociale enfin de Thérèse Raquin à Dédée d’Anvers, ou la pesanteur d’un impalpable destin, de l’inévitable ratage, bouclent cet univers du déjà joué.
Le jeu même d’une Arletty est marqué par la présence obsédante d’un passé, d’un déjà vécu, qui annule dans la tranquillité d’un savoir indélébile l’occasion du changement : conversations amoureuses, etc… Hôtel du Nord met en scène de façon remarquable l’écart entre le corps d’une déesse imputrescible et la certitude de l’échec, donnée à lire dans la voix traînante et l’utilisation des images (« pour une prise, c’est une belle prise »). Il relègue dans le même temps au rang d’accessoires les connotations dites populaires. (Le rôle phare d’Arletty, par ailleurs la garance des Enfants du paradis, souligne sans équivoque ce passage sans heurt d’une aristocratie « criminelle » à l’aristocratie tout court : l’utilisation du personnage, voire du mythe, ne s’insère pas dans une quelconque reconstitution, mais épingle au contraire sa tragique unicité.)
La nuit des amants
Quelqu’évidentes que soient ces caractéristiques brièvement énoncées, elles n’épuisent cependant pas la définition d’un univers fondé peut-être à part égales sur la tendresse, l’amour, l’espoir, l’évasion, même dans les films jugés les plus noirs. Les larmes finales de Ginette Leclerc dans Le Corbeau jettent un éclat inattendu et rédempteur sur cet univers d’atrocités et de décomposition. De façon paradoxale, ainsi la noirceur de ce cinéma s’articulerait dans une idéalisation de la représentation, ouvrant une brèche dans ce qui n’était qu’apparemment clos, laissant la voie ouverte à une réversibilité possible : le temps d’un regard, le poids des larmes. L’utilisation du terme de noirceur perd par là même une large part de sa validité, au point de n’être peut-être que la marque d’une confusion entre le représenté et la représentation. Un signe de cette myopie critique serait donné dans les qualificatifs « mondains », « spirituels », dont on affublait dans le même temps le cinéma d’Ophüls, lors même que le cadre mondain de Madame De, entre autres exemples, fonctionne comme un piège absolu privant l’héroïne de tout espoir de consolation, vouée à la morsure d’une lucidité sans terme.
Tout au contraire, héros et héroïnes du cinéma noir ont éprouvé, tant dans leur chair que dans leur cœur, le poids d’un bonheur humain dont ils sont désormais les ilotes : le ressort à la fois dramatique et psychologique est alors le sentiment de l’injustice – fréquemment en raison de son importance dans les codes narratifs populaires. La respiration de ces récits est bien donnée par les scènes d’une rhétorique souvent pesante entre les amants : découverte d’un bonheur immense, révélation à soi-même, de Quai des brumes à Dédée d’Anvers, où, de façon péremptoire, deux êtres accèdent quasi instantanément à leur maturité tant sexuelle qu’affective.
Plastiquement, l’idéalisation s’accuse alors dans l’outrance d’une photogénie qui nimbe les visages de l’aura d’une transfiguration. Se déploient alors les architectures fragiles des rêves de départ, Port-Saïd, Sidi-Bel-Abbès… Le regard des amants devient porteur d’une intensité nouvelle que souligne l’artificiel d’un éclairage qui gomme les aspérités du visage pour libérer la limpidité tranquille des yeux. La mécanique du ratage qui se met en place dans la narration n’est pas la marque d’une quelconque fatalité interne : la thématique de la solitude, de l’échec amoureux est rarement présente et la réalité du couple, l’évidence d’un bonheur à deux, constamment évoqués. Exceptionnels à cet égard sont les personnages interprétés par Arletty, aussi bien dramatiques (Hôtel du Nord) que comiques (Fric-Frac ou Circonstances atténuantes) dont la surdétermination interdit tout alliage : destinée solitaire d’un masque de sphynx scellé sur son propre secret chez qui la tendresse ne s’octroie que dans la conscience d’une justice protectrice. La fragilité au contraire des filles trop vite sorties des paradis de l’enfance entraîne droit à réparation : « Ce serait vraiment trop injuste », scande Bernard Blier dans Dédée d’Anvers. L’amour se voudrait ainsi le substitut de toutes les évolutions, « consolateur du genre humain », comme disait Laclos contre l’hostilité du monde. Pour cette raison, sans doute, les jeunes filles y trouvent-elles aussi rapidement le mûrissement d’une féminité.
Les pièges de la narration
Bonheur trouvé, bonheur perdu ou impossible : la narration s’instaure bien dans l’écart creusé entre l’émotion affranchie et les pièges du récit, portant par là-même la marque de cette complicité fugace mais inoubliable. Seuls peut-être les films de Renoir, La Chienne en particulier, déroulent une narration implacable, exclusive de toute tendresse : sans doute faut-il voir là le point d’ancrage de la subversion par Renoir des codes narratifs en vigueur dans le cinéma de la « qualité française ».
Un happy-end, enrichi du poids de l’expérience, peut enrayer une mecanique apparemment totalitaire : Hôtel du Nord en donne à nouveau le témoignage ainsi que certains films de Clouzot, comme si l’énonciation véritable ne pouvait advenir qu’une fois balayées les scories d’une narration trop longue qui va parfois jusqu’à s’annuler dans le retour au bonheur originaire (Quai des Orfèvres). La noirceur de l’univers de ce film est bien fondée avant tout, peut-être même exclusivement, sur la densité d’une trame narrative qui enserre les personnages dans les réseaux de ses pièges. En contrepoint, se lit cependant l’expansion d’une tendresse qui dessine un autre parcours entre les êtres celui de la complicité de victimes qui ne peuvent remettre. en cause l’allégeance à un ordre fondant leurs valeurs et brimant leurs existences.
Remarquable à cet égard est le dialogue entre Jenny Lamour (Suzy Delair) et l’inspecteur (Louis Jouvet) qui enchaîne des séries causales sans interférence, inaugurant une étrange physique des chocs, où se permutent les termes de culpabilité et de responsabilité. Parallèlement, en un raccourci étonnant, la double intervention de la femme du vestiaire (Jeanne Fusier-Gir) en fait, dans un cas, le véhicule d’une chaleur humaine, et dans l’autre l’instrument d’une justice ignorante des règles de l’équité populaire. La prison n’est pas dans un irrémédiable fatum, mais dans la dureté d’un ordre que viennent justifier dans leur aveuglement ses propres victimes. La rigueur constante dans la référence à la norme narrative et à la norme éthique – ce sont, bien entendu, les mêmes – enclot cet univers dans une apparente noirceur, soulignée encore par le cortège de quelques perversités frelatées, égarements du désir dans un monde où le couple fait la loi. La prolifération du mal dans Le Corbeau est indissociable du parcours inverse, d’une remontée vers la lumière plastiquement annoncée dans le balancement de la lampe entre le visage de deux personnages de la redécouverte d’une humanité libérée de la tyrannie des images , comme si le mal ne pouvait exister que caché, purulence morbide qui s’exorcise dans sa seule dénonciation. La scène douloureuse de la copie du Corbeau infligée aux notables exaspère cette appréhension d’une latence à la recherche des voies de l’aveu, confession laïcisée, qui doit ouvrir la porte sur une libération possible. La fantaisie policière de L’Assassin habite au 21 innocente enfin les trois coupables dans la complicité d’un ratage commun: c’est Scarface revisité par Chiche-Capon.
Dédée d’Anvers, qui boucle peut-être cette tradition française d’un cinéma noir, hésite paradoxalement entre la description d’un amour et la complaisance pour le sadisme qui annonce la perversion et l’épuisement d’une certaine veine : les scènes des bagarres de marins – d’une violence qui laisse pantois – et de l’écrasement final du corps du coupable par la voiture renvoient aux sources les plus lointaines du sadisme mélodramatique. La bipartition entre coupables, les « salauds », et les êtres loyaux, même dévoyés, reste inattaquée. A noter d’ailleurs la constante assimilation du salaud au faible qui sert de repoussoir à la générosité de ses antagonistes. Mais surtout qui, par sa faiblesse même, – incapacité à assumer l’amertume de toute existence -, catalyse la mécanique d’un drame se jouant bien dans une constante extranéité, renvoyant à ce perpétuel entrelacs de l’intériorité et de l’extériorité. Parallèlement, on peut voir que le succès de Jenny Lamour, son désir de carrière, ne se légitime que par l’existence d’un ordre qui, dans le même temps, l’accuse. Cette dernière figure renvoie à la frontière jamais désignée du désir et de l’ordre. [Cinématographe – Cinéma français 2 – Noirceur et paradis perdus, D’un cinéma noir par Michel Devillers (mai 1978)]
LA CHIENNE – Jean Renoir (1931)
Drame caustique de la petite bourgeoisie, est l’œuvre de Jean renoir la plus noire. Un théâtre de marionnettes dont les personnages sont piégés par leurs pulsions… et par la perversité d’un réalisateur-démiurge qui se plaît à inverser les rôles : un proxénète va être condamné pour le seul crime qu’il n’a pas commis, alors que le vrai coupable, le brave caissier d’une bonneterie, ne sera pas inquiété… Michel Simon est prodigieux dans le rôle de ce petit homme, modeste employé et peintre frustré par une épouse revêche, soudain aveuglé par la passion. Mais Janie Marèse, la petite prostituée qui le manipule parce qu’elle est elle-même sous l’emprise de son « mac », et Georges Flamant, le souteneur-séducteur sans scrupules, ne sont pas mal non plus.
PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937)
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko (« moco » : marin toulonnais en argot) a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur (Gabin) s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné…
LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable.
HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938)
Hôtel du Nord est d’abord un film de producteur, celui de Un hôtel modeste au bord du canal Saint-Martin… Inutile de raconter l’histoire, ce qui compte, évidemment, c’est… l’atmosphère de ce quatrième film de Marcel Carné. Au départ, il est embauché par la société de production Sedi pour tourner un film avec la star du studio, la jeune et douce Annabella. On ne lui donne qu’une directive : faire un Quai des brumes, mais un Quai des brumes moral…
L’ASSASSIN HABITE AU 21 – Henri-Georges Clouzot (1942)
Paris est sous la menace d’un assassin qui laisse une ironique signature : Monsieur Durand. L’inspecteur Wens découvre que le coupable se cache parmi les clients de la pension Mimosas, au 21, avenue Junot… Un plateau de jeu (la pension), quelques pions colorés (ses habitants), et la partie de Cluedo peut commencer.
LE CORBEAU – Henri Georges Clouzot (1943)
Il pleut des lettres anonymes sur Saint-Robin, « un petit village ici ou ailleurs », et, comme l’annonce le narquois Dr Vorzet : « Quand ces saloperies se déclarent, on ne sait pas où elles s’arrêtent… » Tourné en 1943 à la Continental, dirigée par l’occupant allemand, ce deuxième film de Clouzot fut honni de tous.
LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.
QUAI DES ORFÈVRES – Henri-Georges Clouzot (1947)
« Rien n’est sale quand on s’aime », fera dire Clouzot à l’un de ses personnages dans Manon. Dans Quai des orfèvres, déjà, tout poisse, s’encrasse, sauf l’amour, qu’il soit filial, conjugal ou… lesbien. En effet, il n’y a pas que Brignon, le vieux cochon, qui est assassiné dans ce chef-d’œuvre.
THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.
LE FILM NOIR FRANÇAIS
C’est un réflexe de curiosité qui nous portent vers le film noir français. En effet, quelle forme fut plus occultée en faveur du thriller américain et de sa vogue chez nous ? Quand Bogart-Philip Marlowe appartenait à nos mémoires les plus chauvines, Touchez pas au grisbi de Becker était à une époque invisible. La Nouvelle Vague avait opéré une fracture avec un certain cinéma sclérosé qu’elle allait remplacer. A l’exception de Renoir, elle se voulait sans ascendance nationale. Les noms de Gilles Grangier ou d’Henri Decoin faisaient rire dans les années 1960… mais il fallait-il rejeter leurs policiers denses et robustes des années 1950 ? Dans la mouvance du Grisbi, un genre s’était constitué avec sa durée propre, sa forme très codifiée, toute une mise en scène originale du temps mort.
LE TEMPS DES FILMS NOIRS FRANÇAIS
Films frappés d’une certaine sévérité, Manèges, Le Sang à la tête, Une si jolie petite plage, La Marie du port, Panique, Voici le temps des assassins… représentent bien une certaine tendance du cinéma français d’après-guerre : la noirceur.