duminică, 12 ianuarie 2025

D’UN CINÉMA NOIR


 Histoire du cinéma

D’UN CINÉMA NOIR… par Michel Devillers

La noirceur du cinéma de la « qualité française » n’est-elle qu’apparente, l’idéalisation quasi-constante de la  représentation laissant entrevoir une réversibilité possible de  la narration ? Noirceur des caractères, des situations, des atmosphères : le cinéma des français d’avant-guerre est indissociable de cette coloration souvent violemment pessimiste de Carné à Clouzot et à Duvivier. C’est le reproche souvent  fait à Clouzot de ne prendre que des galeries de monstres, c’est la description d’espaces clos noyés dans les brouillards de Quai des brumes à Dédée d’Anvers, qui obnubilent la possibilité d’une libération par l’ouverture de l’espace.

Dédée d’Anvers – Yves Allégret (1948)

La clarté peut paradoxalement jouer le même rôle : le soleil, dans Le Corbeau, détermine des surfaces tranchantes, une extériorité hostile dans sa dureté qui renvoie à la protection du confiné ; la clarté médi­terranéenne de Pépé le Moko dessine l’in­franchissabilité d’un ici exclusif de tout espoir de traversée. La fatalité sociale enfin de Thérèse Raquin à Dédée d’Anvers, ou la pesanteur d’un impalpable destin, de l’inévi­table ratage, bouclent cet univers du déjà joué.

Le jeu même d’une Arletty est marqué par la présence obsédante d’un passé, d’un déjà vécu, qui annule dans la tranquillité d’un savoir indélébile l’occasion du changement : conversations amoureuses, etc… Hôtel du Nord met en scène de façon remarquable l’écart entre le corps d’une déesse imputrescible et la certitude de l’échec, donnée à lire dans la voix traînante et l’utilisation des images (« pour une prise, c’est une belle prise »). Il relègue dans le même temps au rang d’accessoires les connotations dites populaires. (Le rôle phare d’Arletty, par ailleurs la garance des Enfants du paradis, souligne sans équivoque ce passage sans heurt d’une aristocratie « criminelle » à l’aristocratie tout court : l’utilisation du personnage, voire du mythe, ne s’insère pas dans une quelconque reconstitution, mais épingle au contraire sa tragique unicité.)

La nuit des amants

Quelqu’évidentes que soient ces carac­téristiques brièvement énoncées, elles n’é­puisent cependant pas la définition d’un univers fondé peut-être à part égales sur la tendresse, l’amour, l’espoir, l’évasion, même dans les films jugés les plus noirs. Les larmes finales de Ginette Leclerc dans Le Corbeau jettent un éclat inattendu et rédempteur sur cet univers d’atrocités et de décomposition. De façon paradoxale, ainsi la noirceur de ce cinéma s’articulerait dans une idéalisation de la représentation, ouvrant une brèche dans ce qui n’était qu’apparemment clos, laissant la voie ouverte à une réversibilité possible : le temps d’un regard, le poids des larmes. L’utilisation du terme de noirceur perd par là même une large part de sa validité, au point de n’être peut-être que la marque d’une confusion entre le représenté et la représentation. Un signe de cette myopie critique serait donné dans les quali­ficatifs « mondains », « spirituels », dont on affublait dans le même temps le cinéma d’Ophüls, lors même que le cadre mondain de Madame De, entre autres exemples, fonctionne comme un piège absolu privant l’héroïne de tout espoir de consolation, vouée à la morsure d’une lucidité sans terme.

Tout au contraire, héros et héroïnes du cinéma noir ont éprouvé, tant dans leur chair que dans leur cœur, le poids d’un bonheur humain dont ils sont désormais les ilotes : le ressort à la fois dramatique et psychologique est alors le sentiment de l’injustice – fréquemment en raison de son importance dans les codes narratifs populaires. La respiration de ces récits est bien donnée par les scènes d’une rhétorique souvent pesante entre les amants : découverte d’un bonheur immense, révélation à soi-même, de Quai des brumes à Dédée d’An­vers, où, de façon péremptoire, deux êtres accèdent quasi instantanément à leur matu­rité tant sexuelle qu’affective.

Plastiquement, l’idéalisation s’accuse alors dans l’outrance d’une photogénie qui nimbe les visages de l’aura d’une transfiguration. Se déploient alors les architectures fragiles des rêves de départ, Port-Saïd, Sidi-Bel-Abbès… Le re­gard des amants devient porteur d’une intensité nouvelle que souligne l’artificiel d’un éclairage qui gomme les aspérités du visage pour libérer la limpidité tranquille des yeux. La mécanique du ratage qui se met en place dans la narration n’est pas la marque d’une quelconque fatalité interne : la théma­tique de la solitude, de l’échec amoureux est rarement présente et la réalité du couple, l’évidence d’un bonheur à deux, constamment évoqués. Exceptionnels à cet égard sont les personnages interprétés par Arletty, aussi bien dramatiques (Hôtel du Nord) que comiques (Fric-Frac ou Circonstances atténuantes) dont la surdétermination interdit tout alliage : destinée solitaire d’un masque de sphynx scellé sur son propre secret chez qui la tendresse ne s’octroie que dans la conscience d’une justice protectrice. La fragilité au contraire des filles trop vite sorties des paradis de l’enfance entraîne droit à réparation : « Ce serait vraiment trop injuste », scande Bernard Blier dans Dédée d’An­vers. L’amour se voudrait ainsi le substitut de toutes les évolutions, « consolateur du genre humain », comme disait Laclos contre l’hostilité du monde. Pour cette raison, sans doute, les jeunes filles y trouvent-elles aussi rapidement le mûrissement d’une féminité.

Les pièges de la narration

Bonheur trouvé, bonheur perdu ou impos­sible : la narration s’instaure bien dans l’écart creusé entre l’émotion affranchie et les pièges du récit, portant par là-même la marque de cette complicité fugace mais inoubliable. Seuls peut-être les films de RenoirLa Chienne en particulier, déroulent  une narration implacable, exclusive de toute tendresse : sans doute faut-il voir là le point d’ancrage de la subversion par Renoir des codes narratifs en vigueur dans le cinéma de la « qualité française ».

La Chienne – Jean Renoir (1931)

Un happy-end, enrichi du poids de l’expé­rience, peut enrayer une mecanique appa­remment totalitaire : Hôtel du Nord en donne à nouveau le témoignage ainsi que certains films de Clouzot, comme si l’énon­ciation véritable ne pouvait advenir qu’une fois balayées les scories d’une narration trop longue qui va parfois jusqu’à s’annuler dans le retour au bonheur originaire (Quai des Orfèvres). La noirceur de l’univers de ce film est bien fondée avant tout, peut-être même exclusivement, sur la densité d’une trame narrative qui enserre les personnages dans les réseaux de ses pièges. En contrepoint, se lit cependant l’expansion d’une tendresse qui dessine un autre parcours entre les êtres celui de la complicité de victimes qui ne peuvent remettre. en cause l’allégeance à un ordre fondant leurs valeurs et brimant leurs existences.

Remarquable à cet égard est le dialogue entre Jenny Lamour (Suzy Delair) et l’ins­pecteur (Louis Jouvet) qui enchaîne des séries causales sans interférence, inaugurant une étrange physique des chocs, où se permutent les termes de culpabilité et de responsabilité. Parallèlement, en un rac­courci étonnant, la double intervention de la femme du vestiaire (Jeanne Fusier-Gir) en fait, dans un cas, le véhicule d’une chaleur humaine, et dans l’autre l’instrument d’une justice ignorante des règles de l’équité popu­laire. La prison n’est pas dans un irrémé­diable fatum, mais dans la dureté d’un ordre que viennent justifier dans leur aveuglement ses propres victimes. La rigueur constante dans la référence à la norme narrative et à la norme éthique – ce sont, bien entendu, les mêmes – enclot cet univers dans une apparente noirceur, soulignée encore par le cortège de quelques perversités frelatées, égarements du désir dans un monde où le couple fait la loi. La prolifération du mal dans Le Corbeau est indissociable du par­cours inverse, d’une remontée vers la lumière plastiquement annoncée dans le balance­ment de la lampe entre le visage de deux personnages de la redécouverte d’une hu­manité libérée de la tyrannie des images , comme si le mal ne pouvait exister que caché, purulence morbide qui s’exorcise dans sa seule dénonciation. La scène douloureuse de la copie du Corbeau infligée aux notables exaspère cette appréhension d’une latence à la recherche des voies de l’aveu, confession laïcisée, qui doit ouvrir la porte sur une libération possible. La fantaisie policière de L’Assas­sin habite au 21 innocente enfin les trois coupables dans la complicité d’un ratage commun: c’est Scarface revisité par Chiche­-Capon.

Dédée d’Anvers, qui boucle peut-être cette tradition française d’un cinéma noir, hésite paradoxalement entre la description d’un amour et la complaisance pour le sadisme qui annonce la perversion et l’épui­sement d’une certaine veine : les scènes des bagarres de marins – d’une violence qui laisse pantois – et de l’écrasement final du corps du coupable par la voiture renvoient aux sources les plus lointaines du sadisme mélodramatique. La bipartition entre cou­pables, les « salauds », et les êtres loyaux, même dévoyés, reste inattaquée. A noter d’ailleurs la constante assimilation du salaud au faible qui sert de repoussoir à la générosité de ses antagonistes. Mais surtout qui, par sa faiblesse même, – incapacité à assumer l’amertume de toute existence -, catalyse la mécanique d’un drame se jouant bien dans une constante extranéité, renvoyant à ce perpétuel entrelacs de l’intériorité et de l’extériorité. Parallèlement, on peut voir que le succès  de Jenny Lamour, son désir de carrière, ne se légitime que par l’existence d’un ordre qui, dans le même temps, l’accuse. Cette dernière figure renvoie à la frontière jamais désignée du désir et de l’ordre. [Cinématographe – Cinéma français 2 – Noirceur et paradis perdus, D’un cinéma noir par Michel Devillers (mai 1978)]


LA CHIENNE – Jean Renoir (1931)
Drame caustique de la petite bourgeoisie, est l’œuvre de Jean renoir la plus noire. Un théâtre de marionnettes dont les personnages sont piégés par leurs pulsions… et par la perversité d’un réalisateur-démiurge qui se plaît à inverser les rôles : un proxénète va être condamné pour le seul crime qu’il n’a pas commis, alors que le vrai coupable, le brave caissier d’une bonneterie, ne sera pas inquiété… Michel Simon est prodigieux dans le rôle de ce petit homme, modeste employé et peintre frustré par une épouse revêche, soudain aveuglé par la passion. Mais Janie Marèse, la petite prostituée qui le manipule parce qu’elle est elle-même sous l’emprise de son « mac », et Georges Flamant, le souteneur-séducteur sans scrupules, ne sont pas mal non plus.

PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937)
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko (« moco » : marin toulonnais en argot) a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur (Gabin) s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné…

LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable. 

HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938)
Hôtel du Nord est d’abord un film de producteur, celui de Un hôtel modeste au bord du canal Saint-Martin… Inutile de raconter l’histoire, ce qui compte, évidemment, c’est… l’atmosphère de ce quatrième film de Marcel Carné. Au départ, il est embauché par la société de production Sedi pour tourner un film avec la star du studio, la jeune et douce Annabella. On ne lui donne qu’une directive : faire un Quai des brumes, mais un Quai des brumes moral…

L’ASSASSIN HABITE AU 21 – Henri-Georges Clouzot (1942)
Paris est sous la menace d’un assassin qui laisse une ironique signature : Monsieur Durand. L’inspecteur Wens découvre que le coupable se cache parmi les clients de la pension Mimosas, au 21, avenue Junot… Un plateau de jeu (la pension), quel­ques pions colorés (ses habitants), et la partie de Cluedo peut commencer. 

LE CORBEAU – Henri Georges Clouzot (1943)
Il pleut des lettres anonymes sur Saint-Robin, « un petit village ici ou ailleurs », et, comme l’annonce le narquois Dr Vorzet : « Quand ces saloperies se déclarent, on ne sait pas où elles s’arrêtent… » Tourné en 1943 à la Continental, dirigée par l’occupant allemand, ce deuxième film de Clouzot fut honni de tous.

LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.

QUAI DES ORFÈVRES – Henri-Georges Clouzot (1947)
« Rien n’est sale quand on s’aime », fera dire Clouzot à l’un de ses personnages dans Manon. Dans Quai des orfèvres, déjà, tout poisse, s’encrasse, sauf l’amour, qu’il soit filial, conjugal ou… lesbien. En effet, il n’y a pas que Brignon, le vieux cochon, qui est assassiné dans ce chef-d’œuvre. 

THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.


LE FILM NOIR FRANÇAIS
C’est un réflexe de curiosité qui nous portent vers le film noir français. En effet, quelle forme fut plus occultée en faveur du thriller américain et de sa vogue chez nous ? Quand Bogart-Philip Marlowe appartenait à nos mémoires les plus chauvines, Touchez pas au grisbi de Becker était à une époque invisible. La Nouvelle Vague avait opéré une fracture avec un certain cinéma sclérosé qu’elle allait remplacer. A l’exception de Renoir, elle se voulait sans ascendance nationale. Les noms de Gilles Grangier ou d’Henri Decoin faisaient rire dans les années 1960… mais il fallait-il rejeter leurs policiers denses et robustes des années 1950 ? Dans la mouvance du Grisbi, un genre s’était constitué avec sa durée propre, sa forme très codifiée, toute une mise en scène originale du temps mort.

LE TEMPS DES FILMS NOIRS FRANÇAIS
Films frappés d’une certaine sévérité, Manèges, Le Sang à la tête, Une si jolie petite plage, La Marie du port, Panique, Voici le temps des assassins… représentent bien une certaine tendance du cinéma français d’après-guerre : la noirceur.


duminică, 5 ianuarie 2025

Ingrid Bergman (1915-1982) / Visage de femme /

 

Les Actrices et Acteurs 

INGRID BERGMAN

Lorsque Ingrid Bergman arriva à Hollywood, elle avait déjà montré dans les films de Gustaf Molander que sous la glace de son éblouissante beauté couvait le feu d’une bouillonnante révolte intérieure. En Amérique, elle secoua les habitudes, s’imposant à contre-emploi, jouant des rôles de résistante, faisant de Bogart un séducteur qu’il n’était guère auparavant et dénonçant le racisme envers les Noirs. Elle fut célébrée et acclamée, mais lorsqu’elle connut ses premières déconvenues, elle chercha refuge en Italie, où sa collaboration avec Rossellini se transforma vite en histoire d’amour jugée scandaleuse par toute l’Amérique. Dès la lettre qu’elle adresse au fondateur du néoréalisme alors qu’elle ne l’a encore jamais rencontré, il est évident qu’elle va déposer sa vie aux pieds de cet homme, par amour du cinéma. Capable de jouer en cinq langues, elle avait les moyens de son indépendance vis-à-vis d’Hollywood. Elle y revint pourtant après sa période italienne, par le chemin de l’Angleterre, mais les regards s’étaient tournés vers de nouvelles vedettes. Reste l’œuvre exceptionnelle d’une femme splendide, intelligente, engagée et décidée quel qu’en soit le prix à s’offrir un grand destin : on n’incarne pas deux fois Jeanne d’Arc par hasard ! [Ingrid Bergman, celle qui fut deux fois Jeanne d’Arc -Hollywood, la cité des femmes – Antoine Sire (Ed. Actes Sud – Beaux-Arts – Institut Lumière) 2016]



Découverte en Suède par Gustaf Molander au début des années 1930, Ingrid Bergman fut appelée, dans les années 1940, à Hollywood, où elle entreprit une longue et brillante carrière qui résista au déclin des mythes et des modes.

Née le 29 août 1915 à Stockholm, Ingrid Bergman fut élevée par un vieil oncle après la mort de ses parents ; à dix-sept ans, elle s’inscrivit à l’Ecole d’art dramatique de l’Académie royale de Stockholm. En 1933, elle fut engagée sous contrat par la Svensk­filmindustri et fit ses débuts à l’écran dans Munkbrogreven (1934). Dès son sixième film, På Solsidan (1936), elle était déjà considérée comme une grande vedette par le public suédois. Dans ce film, comme dans beaucoup d’autres, elle était diri­gée par Gustaf Molander, un cinéaste qui contribua à révéler son talent.

De Stockholm à Hollywood

En 1939, David O. Selznick, qui avait suivi son ascension, l’appela à Hollywood pour lui confier le rôle principal dans Intermezzo : a Love Story (La Rançon du bonheur), remake du film dont elle avait été la protagoniste dans la version originale suédoise, Intermezzo (1936). Découvreur avisé et Pygmalion de nombreuses actrices, Selznick était conscient des risques que com­portait le lancement de stars étrangères sur le marché américain et il décida, fort judi­cieusement, de miser sur la fraîcheur et la spontanéité de l’actrice et sur une histoire que le public ne pourrait qu’apprécier. Selznick avait vu juste et, du jour au lende­main, Ingrid Bergman se trouva projetée au firmament hollywoodien. Après avoir continué avec quelques rôles semblables de femme aussi pure que fidèle, Ingrid Berg­man se rebella. Consciente de ses propres capacités, elle refusait de se laisser enfer­mer dans ce dangereux stéréotype et batailla pour obtenir le rôle d’Ivy, la bar­maid de mœurs légères, dans le film que préparait Victor Fleming, Dr. Jekyll and Mr. Hyde (1941).

Ce renversement total, éloigné de son personnage habituel, donna un tour nou­veau à sa carrière. A partir de ce moment, elle se vit proposer des rôles psychologi­quement beaucoup plus riches, dont elle put rendre toute l’ambiguïté. Elle fut ainsi, de fascinante manière, l’aventurière aux origines incertaines dans L’Intrigante de Saratoga (Saratoga Trunk, 1943), l’épouse malheureuse d’un agent nazi qui finit par travailler pour la C.I.A. dans Les Enchaînés (Notorious, 1946) et la femme tourmentée noyant son remords dans l’alcool dans Les Amants du Capricorne (Under Capricorn, 1949). Ces héroïnes, projetées dans un monde de cauchemar, subissant une dégradation physique et morale, étaient d’autant plus fortes qu’elles étaient incarnées par une actrice au visage et au jeu purs et limpides. Cet apparent contre-emploi d’Ingrid Bergman dans le registre « noir » est une des plus belles trouvailles du star system. Hollywood sut également, et avec le même bonheur, exploiter son côté « positif ». Elle campa des femmes énergiques, idéalistes, sincères et généreuses dans nombre de films : Pour qui sonne le glas (For Whom the Bell Tolls, 1943), La, Maison du Dr Edwards (Spellbound, 1945), Les Cloches de Sainte-Marie (The Bells of St Mary’s, 1945) et Jeanne d’Arc (Joan of Arc, 1948).

Mais sans doute est-ce dans Casablanca (1942) qu’Ingrid Bergman, femme déchirée entre le devoir et son attirance pour un ancien amour, atteint des sommets d’émo­tion. Bien qu’elle ait travaillé pour des mai­sons de production très diverses et interprété toutes sortes de personnage, Ingrid Bergman sut conserver, tout au long de sa carrière américaine, une certaine unité de style, grâce, sans doute, à l’influence de l’omniprésent Selznick. Bergman perdit d’ailleurs beaucoup en rompant avec son producteur, en 1946. A l’origine de cette rupture, on trouve un certain Peter Lind­strom, un dentiste suédois qu’Ingrid avait épousé au début de sa carrière. S’il avait su la conseiller très intelligemment en Suède, il fut beaucoup moins heureux à Holly­wood : Arc de triomphe (Arch of Triumph, 1948) fut un fiasco. C’est à cette époque que l’actrice découvrit Roberto Rossellini en allant voir Rome, ville ouverte (Roma città aperta, 1945). Elle en fut si bouleversée qu’elle écrivit sur le champ au réalisateur pour lui proposer d’être son interprète.

La période italienne

Stromboli (Stromboli, terra di Dio, 1950) marqua le dé but de la collaboration entre Ingrid Bergman et Rossellini, une nouvelle orientation dans sa carrière et dans sa façon de jouer. On peut pourtant remar­quer une certaine coïncidence entre ses films américains et ses films italiens : l’intense spiritualité d’Europa 51 (1951) rejoint le mysticisme des Cloches de Sainte-Marie et de Jeanne d’Arc, tandis que l’enfer conjugal de Stromboli rappelle les tourments de la femme amoureuse d’un aventurier, de Hantise (Gaslight, 1944), le film de George Cukor avec lequel l’actrice remporta son premier Oscar. Mais ces comparaisons faciles ne doivent pas faire oublier que Rossellini révéla une Bergman insoupçonnée, capable de composer des portraits féminins très subtils.

En 1950, Ingrid Bergman divorça d’avec Lindstrom pour épouser Rossellini, légali­sant ainsi une relation qui l’avait desservie auprès du public bien-pensant et avait gra­vement compromis sa carrière hollywoo­dienne. En 1957, après une série de films mal accueillis et un autre divorce, la « période rossellinienne » d’Ingrid Bergman prit fin.

Certains journalistes considèrent que ces cinq années italiennes marquèrent une régression dans la carrière de l’actrice. Pour eux, privée des protections du star system, Ingrid Bergman n’était plus, sous la direction de Rossellini, qu’un « personnage » et avait cessé d’être une actrice. Pourtant aujourd’hui, avec le recul, on peut affirmer que ces films sont, avec ceux qu’elle tourna sous la direction d’Hitchcock, les plus intéressants de sa carrière.

Relance internationale

En 1956, la 20th Century-Fox lui offrit la possibilité de revenir sur la scène internationale avec Anastasia, l’histoire romancée de la fuite présumée du tsar en 1918. Le film obtint un très grand succès et valut un deuxième oscar à Ingrid Bergman. Elle interpréta par la suite quantité de rôles soigneusement étudiés pour conforter son image de star internationale. C’est ainsi qu’elle retrouva Cary Grant dans Indiscret (Insdiscreet, 1958) et qu’elle s’imposa en missionnaire dans L’Auberge du sixième bonheur (The Inn of the Sixth Hapiness, 1958).

En 1974, elle remporta un nouvel oscar (comme meilleure actrice de complément) avec Le Crime de l’Orient-Express (Murder on the Orient Express) de Sidney Lumet. En 1978, dans Sonate d’automne (Herbstso­nate), elle interpréta le rôle d’une mère égocentrique et obsédée par sa propre carrière de pianiste, le meilleur rôle qu’on lui ait confié depuis sa rupture avec Selz­nick. L’actrice s’offrit courageusement au regard impitoyable du cinéaste Ingmar Bergman et, avec sa complicité, elle com­posa un personnage très humain, tout en nuances.

Tout en menant sa carrière au cinéma, elle ne négligea jamais le théâtre et, entre 1940 et 1967, elle interpréta une dizaine de pièces dont « Joan of Lorraine » (1946) pour laquelle on lui décerna le Tony Award, « Tea and Sympathy » (1956), « Hedda Gabler » (1962) et « A Month in the country » (1965) sous la direction de Sir Michael Redgrave. C’est sans aucun doute grâce à son professionnalisme sévère et à sa force de caractère qu’Ingrid Bergman parvint à surmonter la chute du star system et l’échec personnel de sa « période rossellinienne. » Elle décéda le 29 août 1982, le jour de son 67e anniversaire des suites d’un cancer qu’elle combattait depuis sept ans.


Avec Gaslight (Hantise), George Cukor délaissait la comédie pour s’essayer au film noir, genre forcément tentant pour un cinéaste passionné par le mensonge et la double identité. Pourtant, ce thriller victorien où un mari tente de rendre sa femme folle vaut surtout comme un superbe exercice de style où le son et la photo, l’atmosphère donc, comptent plus que l’histoire, prévisible.

En préparant Spellbound, Hitchcock était certain de deux choses : il voulait réaliser le premier film sur la psychanalyse, et il voulait travailler avec Ingrid Bergman. Du premier impératif naquit une œuvre mêlant avec brio conflit psychologique et intrigue policière, grâce notamment à la collaboration du peintre Salvador Dali. Du second jaillit une magnifique histoire d’amour galvanisée par l’attention toute particulière que le réalisateur portait à son actrice. I

Il est des sujets qui donnent des ailes à Hitchcock. L’amour en fait partie. Le film sorti en 1946, sur lequel le réalisateur avait commencé à travailler avec son scénariste Ben Hecht avant même la fin de la guerre, transcende les genres cinématographiques et atteint au chef-d’œuvre absolu. Plus encore qu’avec le scénario, c’est derrière la caméra qu’Hitchcock donna la mesure de son talent, façonnant Notorious au gré du tournage avec une maîtrise vérifiée à chaque instant.


CASABLANCA

Malgré le succès de ce film, Ingrid Berg­man reste sous-employée et se sent mal à Hollywood. Le rôle qui lui est pro­posé par la Warner dans Casablanca ne l’enthousiasme pas. L’actrice suédoise n’était pas le premier choix de Jack Warner ni de son producteur Hal Wallis, qui avaient vainement tenté d’obte­nir le « prêt » d’Hedy Lamarr par la MGM et celui de Michèle Morgan par la RKO. Finalement, ils songent à Ingrid Berg­man, que Selznick accepte de libérer en contrepartie du droit à un film avec Oli­via De Havilland, actrice Warner.

L’action de Casablanca est contem­poraine de son tournage (1942). Bogart incarne un Américain cynique et désa­busé, devenu patron d’un café dans le port marocain pour oublier la femme (Ingrid Bergman) qui l’a quitté. Celle-ci revient dans sa vie en compagnie de son mari (Paul Henreid), un chef de la résis­tance tchèque poursuivi par les nazis, y compris dans la ville marocaine, admi­nistrée par le régime de Vichy. l’Améri­cain est en possession de sauf-conduits qui devraient permettre aux époux de quitter le Maroc. Ingrid Bergman lui de­mande ces documents, puis, devant son refus, le menace avec un revolver avant de fondre en larmes et de lui avouer qu’elle l’aime encore. Cette scène offre un nouvel exemple de son talent, de sa capacité à passer d’une émotion vio­lente à une autre sans forcer sa nature réservée. Pendant le tournage, le réa­lisateur, Michael Curtiz, lui conseille d’ailleurs de rester elle-même et d’évi­ter d’en rajouter dans la composition, ce que sa formation suédoise la pous­serait à faire : « Tu vas ruiner ta carrière à essayer de jouer des personnages différents (…). Il faut que tu travailles à développer uniquement ce qui plait le plus au public dans ton personnage. » Dans Casablanca, ce personnage est tiraillé entre deux hommes. Lorsqu’elle demande à Curtiz lequel elle doit regar­der d’un air amoureux, celui-ci répond : « Jouez… entre les deux. » Bien que les relations de Bogart avec l’actrice soient relativement distantes sur le plateau, la synergie qu’ils dégagent à l’écran fonc­tionne parfaitement. Non seulement Ingrid Bergman entre dans la légende d’Hollywood, mais c’est son regard qui, après tant de rôles de losers tourmen­tés, fait de Bogie le séducteur qu’il sera à nouveau, dans ses films avec Lauren Bacall. Casablanca est un immense suc­cès, couvrant quatre fois ses frais dès sa première année d’exploitation.

Certains des grands films de l’histoire du cinéma donnent l’impression qu’ils étaient destinés dès le début à être tels quels, qu’ils n’auraient pu être interprétés différemment ou mis en scène par quelqu’un d’autre. Et pourtant, parfois, un film n’aurait en rien dû être tel que nous le connaissons tous. Et c’est bien le cas de Casablanca…