LE FACTEUR A SONNÉ… QUATRE FOIS !
C’est d’abord un roman. Sec comme un coup de trique, tranchant, tendu, fiévreux et très noir. Une équation basique : deux hommes et une femme sous le signe de la fatalité. Trio infernal. Dans The Postman Always Rings Twice, paru en 1934, James Cain imposait une écriture dépouillée et brutale qui fera beaucoup d’adeptes et laissera des traces durables. Albert Camus reconnaissait s’être inspiré du Facteur en écrivant son roman L’Étranger, autre confession à la première personne.
Au cinéma, on le sait, Le facteur a sonné… quatre fois. Dans Le Dernier tournant de Pierre Chenal en 1939, dans Ossessione (Les Amants diaboliques), de Luchino Visconti en 1942, aussi bien que dans la version de Tay Garnett en 1946 et dans celle de Bob Rafelson en 1981. Le Facteur sonne toujours deux fois de Tay Garnett, solide artisan, auteur d’une œuvre abondante mais sans relief particulier, est la plus fidèle des adaptations, sur un scénario de Niven Busch et de Harry Ruskin. La voix off du narrateur y reprend le récit en flashback du livre. Les images suivent le texte et le redoublent. ..
Un beau jour, Frank Chambers, vagabond sans toit ni loi, débarque au Twin Oaks, un « lunch room » – station-service au bord d’une route de Californie. « Man wanted » annonce une pancarte dont le double sens clignote d’emblée sur la compréhension du drame à venir. Frank (John Garfield) est tout de suite engagé comme pompiste par le vieux Nick (Cecil Kellaway), patron de l’endroit. Apparition de Cora (Lana Turner), la jeune femme dudit blonde platine qui se morfond dans son trou. Un tube de rouge à lèvres roule sur le plancher jusqu’aux pieds de Frank. Il le ramasse et, relevant les yeux, la découvre devant lui en short de satin blanc, improbable sex-symbol, lisse et pimpante, en ce lieu peu reluisant. Scène emblématique qui trouvera sa parfaite symétrie à la fin du film. Tout se joue en un seul regard. Embrasement sensuel et brutalité charnelle. Frank tombe sous l’emprise de Cora, la garce insatisfaite et sophistiquée. James Cain très explicite faisait dire à Frank : « Je l’ai prise dans mes bras et j’ai écrasé ma bouche contre la sienne. Je l’ai mordue. J’ai planté mes dents si fort dans ses lèvres que j’ai senti le sang gicler… » Et, plus loin : « Comment a-t-elle fait pour tant m’attacher à elle ? Elle voulait quelque chose et essayait de l’obtenir… Je n’ai jamais rien désiré d’autre qu’elle… »
Le facteur, sombre thriller elliptique, entremêle jusqu’à l’effroi amour fou et calculs égoïstes, vente et mensonge. Domines par le désir, puis unis par la peur, les amants maquillent en accident de voiture l’assassinat du mari gênant. Crime impuni, machination et chantage. Au retour d’un bain de minuit dans l’océan Pacifique, c’est l’accident réel dans lequel Cora trouve la mort qui perdra Frank, accusé de meurtre et envoyé à la chaise électrique. Justice immanente et ironie du sort. « On a pris un mauvais départ, et on n’a plus retrouvé le bon chemin », remarque Frank. Un vrai criminel peut aussi cacher un faux coupable… C’est bien la leçon du Facteur, troublant huis clos en noir et blanc, à l’image de la garde-robe symbolique de son héroïne fatale.
LA FORTUNE DE JAMES CAIN
Deux hommes et une femme : le premier est jeune, il n’a que vingt-quatre ans, le second ne l’est plus, il est déjà gros et n’a jamais eu une grande séduction ; sa jeune femme, « sa petite colombe » comme il l’appelle, ne l’a épousé, émue par sa gentillesse, que pour sortir de la misère : loin de l’amener à la gloire d’Hollywood, un concours de beauté ne lui avait fait connaître que la médiocrité des cantines. Entre les deux jeunes gens, l’attirance est immédiate ; un flamboiement de la chair qui n’a d’autre issue que désespérée : le crime passionnel. Le décor est une banale auberge de route de Californie, entre Santa Barbara et la frontière mexicaine. Il y aura deux procès, et la mort.
Telle est, sommairement résumée, la structure dramatique du bref et intense roman que James Cain écrivit en 1934. Il fut traduit en français en 1936 et connut un très grand succès. On offrit à Jean Renoir de l’adapter, l’auteur de La Règle du jeu n’en voulut pas, mais sans doute en parla-t-il autour de lui. En 1939, Pierre Chenal en proposa une première version, assez scrupuleuse dramatiquement, sous le titre Le Dernier tournant. Et c’est en 1942 que Luchino Visconti réalise le magnifique Ossessione, en en transposant les données américaines dans la région d’Ancône : ce fut l’un des actes de naissance du néoréalisme italien. En 1946, un américain, Tay Garnett, en donnait remarquablement la troisième version cinématographique avec John Garfield et Lana Turner. Trente-cinq ans après, avec Bob Rafelson, Hollywood proposa à nouveau Le Facteur sonne toujours deux fois.
Des données brutes
Une telle fortune cinématographique peut surprendre. Après tout le livre de James Cain n’est pas Guerre et paix. Il n’en a d’ailleurs pas la prétention, même s’il n’est pas sans ambition. Mais l’on peut toujours avancer l’exemple, réitéré récemment, de La Dame aux camélias, roman médiocre et désuet… Il est toutefois évident que dans ce dernier cas, la fascination est celle d’un personnage, d’un destin féminin qui a très vite pris valeur de mythe. Or rien de tel dans Le Facteur ; le personnage de Cora, tout proche qu’il soit en apparence de la figure classique de la femme fatale, n’en a ni la grandeur ni le mystère.
Quelle est donc la fascination propre à ce roman, qui lui a assuré une séduction égale aux yeux d’un Visconti ou d’un Garnett ? Que suscite-t-il encore aujourd’hui ? Pour qui relit le livre, ses qualités sont évidentes. L’écriture est d’une netteté et d’une précision étonnantes, la composition très habile dans sa linéarité même. Le simple mélange d’ingrédients comme la violence, le sexe et ce qu’on pourrait nommer un certain athéisme romantique, ne suffit pas à expliquer son succès, mais une très singulière fulgurance, une teneur propre. Œuvre américaine, Le Facteur sonne toujours deux fois a d’abord donné naissance à un film français puis un film italien. Cette répétition européenne, si curieuse qu’elle paraisse, n’est pourtant pas un hasard culturel.
Elle est dûe bien sûr à l’extraordinaire prestige qu’a connu en Europe, dès les années 1930, le roman américain. Celui-ci avec Caldwell, Cain, Steinbeck, Hemingway et d’autres, semblait offrir une nouvelle approche de l’homme. Aux riches analyses psychologiques scrutant inlassablement les virtualités du cœur humain, il substituait un abord de l’extérieur, limité en apparence à l’enregistrement de données brutes, de sensations. A l’étude des mouvements de l’âme, il opposait la description des actes, la recension des comportements. Paradoxalement, ce behaviorisme paraissait plus soucieux des véritables déterminations des hommes et plus respectueux de leur liberté que l’attitude des romanciers traditionnels. On se souvient de la vigoureuse analyse de Sartre dénonçant l’illusoire point de vue divin des romans de Mauriac : « Dieu n’est pas poète » concluait-il… L’Amérique au contraire, avec sa nouvelle éthique romanesque, s’en tenait à un monde concret, ouvert aux significations infinies.
En Italie, ce parti-pris esthétique et philosophique avait presque atteint, dans l’avant-garde littéraire, la dimension d’un mythe. C’est qu’il se doublait d’une importance politique considérable. Durant toute la période du fascisme, la référence à la littérature américaine avait constitué un recours polémique, une véritable résistance idéologique. Ces rebelles, ces vagabond, ces homme frustes, souffrant à fond leur passion, qu’offrait le roman d’Outre-Atlantique, paraissaient plus réels et plus familiers que les surhommes chimériques dont le régime entretenait la fiction. Vitorini le sicilien, Pavese le piémontais, avec des motivations personnelles différentes, se rejoignaient dans cette exaltation critique. Elio Vitorini écrivait : « La littérature américaine est la seule qui coincide, depuis sa naissance, avec l’époque moderne et se puisse appeler complètement moderne. Toutes les autres littératures conservent, même dans leurs aspects contemporains, un caractère humaniste et médiéval ».Ainsi s’explique la faveur qu’a pu connaître, entre autre œuvres, le roman de James Cain. Mais il avait largement de quoi séduire par ses qualités propres.
Doubles coupes
Sur la base romanesque la plus conventionnelle qui soit – un trio conjugal emporté vers le crime et la mort – Cain a construit une œuvre brève mais forte. Les trois personnages, remarquablement typés dans leur médiocrité commune, sont prélevés sur une Amérique coutumière, authentique et aisément reconnaissable. Le jeune homme, Frank Chambers, est un familier de la « route » : il a connu trains et camions où l’on voyage clandestin, rencontres incertaines et travaux éphémères, bagarres aussi. Cora est une petite bourgeoise, non sans charme, que sa beauté et quelques succès ont fait rêver d’Hollywood ; une parmi tant d’autres à qui la vie s’est chargée de faire perdre ses illusions ; son salut et son ennui, ce fut le Grec. Lui a réussi : immigrant, il a pu quitter la puanteur de Los Angeles, et ouvrir une auberge au bord d’une route ; son bonheur, l’argent et sa petite femme, l’éblouissent : l’âge venant, il boit mais joue toujours de la guitare et chante… Tous ces éléments de description sont à peine esquissés ou indiqués, selon la forme du récit, mais d’une admirable précision.
Toutefois, le grand attrait du livre de James Cain réside principalement dans son habileté dramatique. Faisant pressentir à peu près comme inéluctable le meurtre du mari, et cela très rapidement, Cain a imaginé une série alternée d’échecs et de réussites, de doubles coupes dont le titre du livre figure le principe. La linéarité de l’action est comme pervertie par cette structure duelle et répétée ; ainsi il y a deux tentatives de meurtre ; au terme de la première, Frank disparaît et ne sera ramené que plus tard, par le Grec lui-même ; il y aussi deux procès, dont le second sera également fatal. Enfin cette double série d’événements majeurs qui structure le livre est elle-même compliquée par d’autres éléments dont le caractère répétitif est aussi insistant.
Ainsi après la première tentative, le couple s’enfuit sur la route mais Cora n’y tient plus, refuse cette vie de hasard et abandonne Frank. Plus tard, après la mort du Grec, et en l’absence de Cora, Frank n’hésite pas à suivre une aventureuse dresseuse de pumas… Quant à l’essai de chantage de l’ex-flic Kennedy, il est lui aussi traité et neutralisé en deux épisodes… C’est finalement cette incertitude du sort, aux multiples péripéties, qui affecte ce qui apparaît à la fois comme un destin inévitable et une passion mortelle. Et cela n’est pas sans donner de l’extérieur, aux personnages, sinon une véritable complexité, du moins une certaine ambiguïté. De caractères relativement élémentaires, ils acquièrent progressivement au fil des circonstances, une existence plus tourmentée où leur liberté oscille entre une conscience inquiète (« Suis-je vraiment une garce·? » s’interroge parfois Cora) et leurs pulsions violentes ·et immédiates. Il n’est pas jusqu’à Nick, le Grec, qui ne finisse par présenter – il est certes la victime – une figure pathétique ; son euphorie permanente, sa naïveté semblent masquer quelque chose : ce goût du bonheur simple, qui le pousse vers la musique, n’a-t-il pas son envers, la hantise de l’âge, qui le fait basculer dans l’alcool ? Deux réalisateurs surtout, Tay Garnett et Pierre Chenal, ont senti cette virtualité du roman : Garnett suggère même parfois comme une complicité presque suicidaire… Et dans Le Dernier tournant, Michel Simon donne une figure douloureuse et amère à son personnage.
La raison fondamentale de cette progressivité tient à la structure narrative du roman de James Cain. Le Facteur sonne toujours deux fois est en effet un récit, mené à la première personne. Les dernières pages du livre donnent la clef de l’énigme : il s’agit de la confession, en prison, de Frank Chambers écrite après la mort de Cora dans l’attente d’une grâce improbable. Puis de l’exécution acceptée comme un châtiment rédempteur. Il y avait là de quoi favoriser au plus haut point une adaptation cinématographique. Outre le recours possible à l’ultime voix off pour assurer une continuité dramatique, le récit offre par de rapport à e la richesse embarrassante du roman un point de vue qui a le mérite de justifier le choix d’un décor, l’apparition d’un personnage ou d’imposer la présence du dialogue. Tout se prouve à la fois subjectif et évéré. Par extrême condensation, le livre de Cain est une réussite exemplaire ; il fourmille d’indications à la fois précises et ouvertes.
L’intensité érotique culmine lors du meurtre, où la conscience de l’irréparable scelle les amants dans un corps-à-corps furieux. Mais partout dans le livre, l’écriture de James Cain atteint a une brutalité charnelle qui a pour elle la soudaineté de l’évidence. Violence, visualisation, subtilité dramatique, pulsions frustes et caractères complexes, allure narrative, autant de qualités qui se sont révélées comme d’une forme presque cinématographique. Mais chaque adaptation se devait d’avoir un style où fondre tous ces éléments et dans le cas des œuvres française et italienne, transcender ce qu’ils pouvaient avoir de spécifiquement américain, ce typage enraciné dans des mythes tels que la fièvre de la route et la femme fatale.
Visconti a choisi dans Ossessione, de transposer les données américaines dans la plaine de Ferrare et la rive du Pô. Son héros à l’allure d’un disocupato un peu énigmatique, dont la vérité psychologique est assez proche de celle de Frank Chambers. En revanche le motif, étranger, de la route apparaît, comme un rappel insistant, transformé grâce au personnage du vagabond Spagnolo ; cette création de Visconti, sorte de phantasme homosexuel, accentue l’érotisme général du film en même temps que sa dimension sociale. L’amie épisodique elle, est une petite prostituée d’Ancône.
C’est cette vision d’une réalité provinciale dans un climat passionnel qui fait l’unité de l’œuvre, et qui a permis à Visconti d’élaguer fortement la construction dramatique. Pierre Chenal s’était montré scrupuleux à l’extrême dans Le Dernier tournant, mais son adaptation est moins convaincante par perte, justement, de réalité sociale. La « route » en France, c’est Giono et ses moutons, le bagne que l’on fuit, tout Juste une transhumance. Et un retour vers des lieux électifs. Ou alors un cosmopolitisme, une manière de parcourir l’espace avec luxe et rapidité, à la façon de Morand ou Larbaud.
Le Frank de Chenal. n’incarnait aucun mythe. Michel Simon, dans le rôle de Nick, imposait un personnage d’une plus forte densité, tendresse et méfiance mêlées. Tentative intéressante pour aérer le film noir français, L’œuvre de Chenal reste encore prisonnière d’un genre convenu. A la différence d’Ossessione, il était moins porteur d’avenir et demeure davantage comme le témoin d’une époque. Signe d’un temps où le roman américain était à l’avant-garde de notre monde intellectuel. On en retrouvera la fureur ingénue et sagace en relisant Le Facteur sonne toujours deux fois.